Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/024

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 138-141).
XXIV
À M. VELAY.
Paris, 5 février 1834.

Mon cher Velay,

Je réponds bien tard à ta lettre, mais je te fais observer que je suis encore dans la semaine des visites du jour de l’an et qu’ainsi j’arrive à propos pour te présenter mes souhaits affectueux. Je te souhaite donc d’heureux jours à Metz, des jours qui ne soient pas trop encombrés d’études ennuyeuses, qui ne te semblent pas trop longs, qui te laissent quelques loisirs pour penser à les amis les Parisiens. Pour eux, je t’assure qu’ils ne t’oublient point, et si ton pas militaire ne se fait plus entendre à travers l’escalier de l’hôtel des Écoles, si ta glorieuse épée ne retentit plus sur le carreau de nos chambres, si nous n’avons plus, le dimanche, ta visite accoutumée, tu vis dans nos mémoires, tu interviens dans nos conversations on te cite, on te regrette, on se demande quand on te reverra, et lorsqu’une de tes lettres arrive à quelqu’un d’entre nous, on le courtise pour en avoir sa part.

Tu regrettes, dis-tu, les conférences de M. Lacordaire Eh bien, mon ami, console-toi, nous ne l’entendons pas non plus. C’est une grande douleur à nous qui avions besoin du pain de la parole, qui nous étions accoutumés à cette nourriture excellente et forte, d’en être privés tout à coup, sans que rien la remplace.

Ce nous est un chagrin plus grand encore de voir ceux de nos frères égarés, qui, à cette voix puissante, avaient repris le chemin de la vérité, s’en retourner à leurs erreurs, secouant la tête et levant les épaules. Peut-être le Ciel veut-il ce silence, cette humiliation des catholiques comme un sacrifice de plus, peut-être avions-nous trop tôt levé le front. Nous mettions notre orgueil dans la parole d’un homme et Dieu met la main sur la bouche de cet homme afin que nous apprenions à être chrétiens sans lui, afin que nous sachions nous passer de tout, hormis de la foi et de la vertu.[1]

Une légère compensation de ces trésors d’éloquence religieuse que nous prodiguait M. Lacordaire m’a été offerte ces derniers jours : j’ai entendu M. de Lamartine à la Chambre. Qu’il était grand et beau ce jour-là ! que son discours était plein de gravité, d’éclat et d’harmonie ! qu’il était loin de ce vague et de ces théories vaporeuses qu’on lui a reprochées ! Il était simple, il était logicien, il était généreux, il était plus, il était charitable. Lui seul représentait la pensée chrétienne dans cette discussion. Puisses-tu avoir des compagnons qui te rendent agréables tes deux années de Metz ! Tu saurais bien, toi, te les rendre utiles. Tu auras, j’espère, plus de loisirs qu’à l’École polytechnique ; tu pourras revoir de temps à autre tes bons et anciens amis, les livres d’histoire et de littérature. Puis, quand tu auras secoué la dernière poussière des bancs, quand tu n’auras plus d’autre servitude que la servitude brillante de l’uniforme, alors tu seras bien heureux, maître de ton temps, délivré du soin de l’existence matérielle, occupant un rang honorable dans la société, tu n’auras plus à t’occuper que d’œuvres intellectuelles et morales. J’envie bien ton sort sous ce point de vue ; moi pauvre diable qui, en attendant que la fortune vienne, serai attaché à la glèbe judiciaire du matin au soir, sauf à lire de temps à autre le chapitre de Sénèque sur le mépris des richesses. Maintenant j’étudie d’une manière assez sérieuse l’hébreu et le sanscrit ; mais que fera au client, s’il te plaît, que son avocat sache le sanscrit et l’hébreu ; mieux vaudrait moisir sur le code. Voulant t’envoyer cette lettre dans une autre que j’adresse à mes parents, je suis obligé d’en abréger les dimensions mais si le papier manque, l’amitié entre nous ne manquera jamais.


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  1. Cette crainte ne devait pas se réaliser. Monseigneur de Quélen venait d’offrir soudainement la chaire de Notre-Dame à l’abbé Lacordaire, qui devait y monter le 8 mars.