Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/022
Un mois et demi s’est écoulé depuis que vous me conduisîtes amicalement à la voiture qui m’emportait joyeux à Lyon ; un mois et demi s’est écoule depuis que mon père, venu au-devant de moi, m’a serré dans ses bras. Et il me semble que je viens d’arriver. Je n’ai pas encore en le temps de reprendre mes anciennes habitudes domestiques : à peine ai-je eu le temps de me reconnaître. Ayant passé mes dernières vacances en Italie, je suis ici après deux ans d’absence, presque un étranger. Ce sont d’anciennes connaissances qui manquent à l’appel, ce sont de petits cousins et de petites cousines venus au monde pendant mon exil et dont j’ignorais l’existence ; d’autres, que j’ai laissés presque enfants, ont fait leur philosophie et se préparent à partir pour Paris ; ceux-ci se sont mariés, ceux là ont perdu leur femme. Mon vieux confesseur est mort ;on a renouvelé presque tous les prêtres de la paroisse. Le matériel même de la ville a changé. Le canon des journées d’avril a renversé des maisons mais en revanche nos collines sont couronnées de forts tout neufs, avec des glacis bien verts, des murs bien blancs et des canons d’un beau bronze. Le commerce ne va guère et les ouvriers émigrent pour la Suisse mais nous avons une superbe garnison, des revues, des exercices à feu, des patrouilles, des sentinelles à tous les pas l’uniforme tapisse les quais, les grands sabres traînent agréablement sur les pavés des places publiques si quelques manufactures sont désertes, les maisons de débauche et les prisons sont remplies. En beaucoup d’endroits les canonnades et les pétards ont tellement désolé des quartiers entiers, qu’il a fallu refaire à neuf tous les devants de magasins. Nombre de gens ont déménagé, et rien ne me vexe plus que de ne pas retrouver à leur place les marchands chez lesquels j’avais coutume de me servir autrefois, ou les amis chez lesquels j’entrais en passant. En sorte que, dans ce pauvre Lyon, je ne sais plus m’orienter. D’un autre côté j’y ai trouvé de nouvelles jouissances : notre famille de Florence est venue se fixer parmi nous ; mon oncle, ma tante et mes cousines me témoignent la plus douce affection avec cela la tendresse de mon père, de ma mère et de mes deux frères, n’en est-ce pas assez pour me rendre heureux ?
Eh bien, mon cher ami, je crois pouvoir le dire
sans offenser la Providence, non, ce n’est, pas assez. Dieu a mis dans notre âme deux besoins qui se ressemblent, mais qu’on ne doit pas confondre. Il nous faut des parents qui nous chérissent, mais il nous faut aussi des amis qui nous soient attachés. La tendresse qui vient du sang et l’affection qui procède de la sympathie sont deux jouissances dont nous ne saurions nous passer, et dont l’une ne peut remplacer l’autre. La tendresse des parents a cela de plus sacré, qu’elle est établie immédiatement par le Créateur lui-même ; l’amité a cela de plus flatteur qu’elle est plutôt notre propre ouvrage. Les parents pèsent plus dans la balance sans doute, mais il ne faut pas que l’autre plateau reste vide. Souvent à Paris vous m’avez entendu regretter le toit paternel, les embrassements de ma mère, les conseils de mon frère aîné, les caresses de mon petit frère maintenant que j’ai tout cela, je regrette nos camarades de Paris, la bonhomie charitable de M. Bailly, les longues soirées passées ensemble, et vous surtout qui me donniez si souvent de bons avis et de bons exemples, qui me témoigniez un attachement si sincère et si chrétien. Vous le savez bien, de tous les jeunes gens que j’ai connus dans cet exil de la capitale, c’est vous que j’ai préféré, c’est vous que je suis allé chercher quand vous vous cachiez dans votre petite chambre et que vous étiez dans vos jours sombres ; c’est vous, a votre tour, qui tant de fois m’avez inspiré de saintes et salutaires pensées, qui m’avez consolé de mes tristesses, qui m’avez donné du courage. Mais ce sont là des choses que l’on doit sentir et non pas exprimer ; en un mot, vous me manquez bien, vous nous manquez à tous, tant que nous sommes ici à Lyon, de vos anciens condisciples. Deux fois nous avons dîné ensemble, de la Perrière, Chaurand, Biétrix, et tant d’autres, et deux fois nous avons bu à votre santé, aux grandes acclamations de tout le le monde. La dernière fois, c’était chez moi, et mon père et ma mère, désireux de vous connaître, se sont joints de grand cœur au toast que nous vous portions.
De tous mes plaisirs, un des plus grands, c’est le pèlerinage que j’ai fait à Saint-Point, pour voir M. de Lamartine. Dufieux, qui le connaît, avait obtenu de lui la permission de m’amener. Nous partîmes ensemble un dimanche matin pour Mâcon, où nous arrivâmes le soir, après avoir parcouru un pays charmant : là nous apprîmes que M. de Lamartine était à son château de Saint-Point, à cinq lieues de Mâcon, dans les montagnes. Le lundi donc, après déjeuner, nous nous mîmes en route sur un léger char-à-bancs que conduisait un petit phaéton en guenilles, et nous suivîmes le chemin de l’antique et célèbre abbaye de Cluny. Puis, quand nous eûmes de loin aperçu les ruines de cette vieille maison de Dieu, nous détournâmes à gauche, dans la grande et belle vallée où est située la demeure du grand homme. Sur un mamelon, au pied des montagnes, est un hameau que domine une église quasi gothique et un ancien château : c’est Sainte-Point. Ce château appartenait jadis au redouté comte de Saint-Point, rival en cruautés du baron des Adrets. Ce hameau était, il y a vingt années, une réunion de paysans grossiers, ignorants et mauvais. M. de Lamartine a apporté la civilisation dans ces lieux. Il a réparé, embelli, étendu le château. Il a fait reconstruire le clocher de l’église ; il a acheté une maison pour y établir un hôpital et des écoles; il a fait ouvrir des routes pour établir des communications entre le village et le grand chemin : il fait, à l’heure qu’il est, élever un pont magnifique sur un ravin. Ces bienfaits ont attiré de nouveaux et nombreux habitants dans la vallée ; de blanches maisons s’élèvent de toutes parts, tout respire l’aisance et le contentement; les mœurs sont devenues douces et pures, et l’étranger, allant, visiter le poète, rencontre de braves gens qui s’offrent à lui servir de guides officieux. Nous voici donc à la porte du château. Un porche élégant, déforme gothique, en décore l’entrée ; trois tours seigneuriales lui prêtent un assez majestueux aspect. Nous franchissons le seuil du salon : madame de Lamartine nous accueille avec la plus grande bonté ; c'est une dame très-respectable, très-bonne et très pieuse; elle est Anglaise, et convertie à la religion catholique. Ce jour-là, il y avait précisément à Saint-Point beaucoup coup de monde, et entré autres une famille d’Anglais, et nous vîmes, à notre désappointement, que nous ne pourrions pas jouir sans partage de la société de celui que nous venions chercher. Cependant M. de Lamartine arriva. Il témoigna à Dufieux une amitié toute particulière, et me reçut moi-même d’une manière tout à fait affable. Il nous emmena tous deux dans un pavillon où nous causâmes à trois, près de deux heures. Il nous exposa ses grandes et généreuses, idées politiques, ses belles théories littéraires il s’informa beaucoup de la jeunesse des écoles et de l’esprit qui l’animait, et me parut plein d’espérance pour l’avenir. Ses idées s’enchaînent avec une logique très solide son langage est brillant, figuré : il semble philosophe encore plus que poëte par la pensée, et plus poëte que philosophe par la parole. J’ai rarement vu un homme réunir plus de nobles qualités. Agé de quarante trois ans, il porte sur sa figure l’empreinte de la douleur supportée avec dignité, de la gloire acceptée avec modestie. Son front est très-large, ses yeux grands et vifs, l’arc de sa bouche gracieux et sévère à la fois, ses traits maigres, sa taille haute.
A table et au salon, il m’a paru rempli d’amabilité il nous a instamment pressés de passer une huitaine de jours auprès de lui ; et comme nous ne le pouvions pas, il m’a fait promettre de l’aller voir à Paris cet hiver. Nous avons dîné, passé la nuit, et le lendemain il nous a menés visiter ses deux autres maisons de Milly et de Monceaux. Le long du grand chemin, les paysans le saluaient d’un air d’affection ; il les abordait et causait avec eux, leur demandant des nouvelles de leurs vendanges, de leurs intérêts, de leurs familles. Aussi semblaient-ils l’aimer beaucoup, et les petits enfants couraient après lui en criant Bonjour, Monsieur Alphonse! A Monceaux, je trouvai de Pierreclau; nous dînâmes ensemble, et, le soir, nous prîmes congé de notre hôte illustre, et retournâmes dans notre obscurité.
En voilà bien assez, n’est-ce pas ? me voilà bien toujours avec mon fiel qui ne peut couvrir-moins de cent pages ; avec mes admirations immodérées et mes grandes phrases laudatives. Que voulez-vous ? La vie de cet homme m’a vivement frappé, bien qu’avant d’arriver chez M. de Lamartine, j’eusse lu et relu certain chapitre de l’Imitation contre le respect humain, j’étais véritablement fasciné en considérant à quelle hauteur le génie et la vertu peuvent porter une créature comme nous.
Oh ! plus que jamais me sont revenues toutes mes incertitudes, mes ambitions littéraires, le désir de faire du bien confondu avec le désir d’acquérir de la gloire, et cependant la conscience de ma nullité, le sentiment de ma position sociale, et de cette nécessité où— je suis placé de gagner ma vie etde travailler pour de l’argent. Ces incertitudes, elles ne sont point terminées : je les ai soumises à mon frère ; il pense qu’il n’est pas temps encore de trancher le noeud gordien ; il m’engage à poursuivre à la fois les études du droit et celles de l’histoire. J’ai obtenu de mon père de retourner deux ans à Paris. J’y ferai paisiblement mon doctorat, et en même temps j’apprendrai les langues orientales. Du reste, plus d’articles de journaux ; seulement quelques rares travaux pour la conférence, s’il y en a ’une, ou pour, la Revue européenne, si elle n’est pas morte, et dans tous les cas, pour m’exercer. J’abandonne.le reste de mon avenir à la Providence. Volontiers j’accepterai la place qu’il lui plaira de m’assigner ; quelque basse qu’elle soit, elle sera assez belle si elle est bien remplie.
Je suis ici sans aucune nouvelle de Paris point de lettres, point de nos journaux. Si vous en savez quelque chose, écrivez-le-moi : je commence à sentir les ennuis de la vie de province. Nous vous amènerons a Paris une bande de bons Lyonnais, qui grossiront toutes nos réunions, quoique, à vrai dire, je ne tienne plus à la conférence historique que ,comme moyen de recruter la conférence de charité.
Mon pauvre moral ne vaut guère mieux que l’ intellectuel ; j’ai toujours l’imagination malade ; quelquefois j’ai le dessus, plus souvent le dessous ; toujours de bonnes résolutions, des infidélités, des regrets. Je n’ai point d’oeuvres de charité à faire je n’écris rien, je vis comme un fainéant, et je ne repartirai pour Paris qu’à la fin de novembre. J’ai bien besoin que vous priiez pour moi; ne m’oubliez donc point, tout misérable que je suis.
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