Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/019
Mon cher H.
Vous êtes bien aimable d’avoir songé a moi et de m’avoir écrit en répondant à Lallier. Voilà une correspondance trop bien commencée pour ne pas durer. Ainsi je vous envoie cette fois encore quelques lignes de causerie amicale dont vous voudrez bien-excuser la brièveté, en considération de mes occupations et de ma paresse. La première chose pourtant que j’aie à vous dire est un reproche. Ceci vous étonne, peut-être. Oui. mon ami, un reproche, parce que vous m’avez dérobé un objet qui m’était cher. « De quoi veut-il parler ? pensez-vous ; peut-être de ses Harmonies de Lamartine ! » Eh ! mon Dieu, non, le livre est retrouvé ; c’était un autre qui l’avait, mais vous m’avez dérobé mieux que cela ... c’est-à-dire l’espérance de vous revoir bientôt, espérance que vous nous donniez naguère, et que vous nous ôtez dans votre dernière lettre. Déjà plusieurs de nos amis se réjouissaient d’avance de votre retour, et maintenant il leur faut décompter. Dites-moi donc quel est cet importun malaise qui vous retient de nouveau au gîte paternel ? Avez-vous quelque crainte sérieuse ? Je désire que non j’aime mieux vous savoir prudent que malade.
Il faut, mon cher H. que je vous tire une vingtaine de sous et votre signature, pour l’affaire que voici : vous savez sans doute que les évêques de Belgique ont fondé une université catholique. Cette université est soutenue par des actionnaires. Chaque action est d’un franc, payable pendant cinq ans, ou cinq francs, une fois payés. Comme une telle institution devait trouver un grand succès dans un pays aussi religieux que la Belgique, l’impiété s’est émue, et quelques bandes d’étudiants de l’université ordinaire de Louvain ont vociféré des injures sous les fenêtres de deux évêques, et ont joint à cela des invectives dans un journal. Nous avons cru devoir répondre au nom de la jeunesse catholique de l’Université de France, et nous avons rédigé une protestation[1] qui a été insérée dans la Gazette de France, l’Univers religieux, et trois journaux belges. En un mot, tous nos amis communs ont signé et souscrit, et il y a encore des listes ouvertes pour les adhésions et les
tions futures. Voilà l’objet pour lequel je vous demande la permission de disposer de votre signature et de votre bourse. Soyez sûr que cela ne compromettra ni l' honneur de l’une, ni l’embonpoint de l’autre.
Il n’est bruit autour de nous ..que du nouvel ouvrage de l’abbé de la Mennais. M. Lacordaire le juge très-sévèrement il y voit presque le manifeste d’une guerre contre l’Église, et il s’attend a une rébellion déclarée dans le prochain ouvrage que M. de la Mennais publiera. Du reste, les journaux l’ont jugé très-superficiellement. La Quotidienne en a fait un pompeux éloge, sans savoir ce qu’elle disait. Mais les disciples intimes du grand écrivain, MM. Gerbet, de Coux, Montalembert. qui savent où cela porte, rompent avec lui dès ce jour de sorte que le voilà tout seul. Que Dieu ait pitié de lui, et qu’il pardonne à ceux qui, par de dégoûtantes avanies, ont poussé peu à peu ce génie superbe dans une voie de colère et d’égarement Adieu, mon bon ami, aimons-nous les uns les autres ; voici de grandes fêtes qui approchent, retrouvons-nous au moins devant Dieu, puisque
nous ne pouvons nous retrouver unis devant les hommes puisque nous ne pouvons pas causer en.semble, prions les uns pour les autres, cela vaudra encore mieux.
Il n’est peut-être pas sans intérêt de reproduire ici cette protestation, écrite entièrement par Ozanam elle montre l’esprit qui animait à cette époque ta jeunesse catholique.
«15 avril 1834.
« L’épiscopat belge vient de fonder une université libre et catholique.
« Université catholique cette nouvelle devait être un sujet de joie pour l’Église’, heureuse de voir s’élever dans son sein un témoignage de plus de sa maternelle sollicitude, un monument de plus de l’immortelle alliance de la science et de la foi, un démenti de plus à ceux qui vont annonçant la mort prochaine du christianisme.
« Université libre : ce devait être un sujet d’orgueil pour tous les amis de la nationalité belge, fiers de voir fonder sur un sol si longtemps asservi une institution vierge de toute protection étrangère, vierge de toute intervention gouvernementale, se soutenant pas ses propres forces, digne d’un peuple véritablement ami des lumières et de la liberté. « Cependant quelques jeunes gens de l’Université de Louvain (nous nous plaisons à croire que c’est le plus petit nombre), égarés sans doute par les préjugés d’une éducation irréligieuse, ont accueilli cette institution naissante par des outrages publics et multipliés. Vociférations ignominieuses, injures de carrefour, ils n’ont rien épargné pour étouffer dès le berceau la noble pensée de leurs évêques, pensée féconde pour l’avenir.
« Nous, étudiants catholiques de l’Université de Paris, à cause de la solidarité qui semble unir des hommes de même âge, parlant, une même langue, livrés aux mêmes études, nous protestons contre la conduite de nos condisciples; de Louvain nous renions, au nom de la jeunesse studieuse, les excès commis par quelques-uns de ses membres; nous disons que ceux qui ont agi de la sorte ne sont ni les champions de la liberté, ni ceux de la science enfants arriérés du dix-hui tième siècle, en dehors du progrès de nos jours, la chose qu’ils ont faite n’est digne ni de leur époque ni de leur pays. « Nous protestons encore au nom de ceux même qui ne partagent pas nos croyances, mais qui veulent le développement libre de tous les grands desseins, de toutes les intentions généreuses, de toutes les œuvres utiles. Nous disons que, si les étudiants de Louvain n’avaient pas confiance dans les destinées de l' Université catholique, ils devaient la laisser tomber d’elle-même et l’entourer du moins d’un respectueux silence ; c’était par l’émulation du travail qu’ils devaient chercher à la surpasser, et non pas par de vaines insultes on ne crie que quand on a peur.
« Nous disons, enfin, que, tout en reconnaissant les bienfaits de l’université à laquelle nous appartenons et envers laquelle nous ne serons jamais ingrats, nous envions à nos frères de Belgique le bonheur de pouvoir recevoir le pain de la science d’une main connue, de la même main qui leur distribue le pain de la parole sainte nous leun envions le bonheur de posséder un enseignement fondé sur une base solide, à l’abri de l’incertitude des systèmes de pouvoir entendre parler le langage des lettres humaines sans entendre blasphémer les choses divines de ne pas être obligés, comme nous, d’écouter avec défiance les discours des maîtres et d’en faire deux parts celle de l’erreur et celle de la vérité. « Nous espérons qu’un jour’la France jouira du même bienfait.
« Et en attendant, afin de témoigner de nos sympathies et de nos respects pour l’oeuvre sainte et généreuse des évêques de Belgique, nous nous empressons de prendre des actions pour la soutenir. »
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- ↑ Voy. page 108.