Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/002

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 12-16).

II
À M. HIPPOLYTE FORTOUL ET À M. H...
Lyon, 21 février 1831.

Mes bons amis,

A mon tour la gronderie. Vous aviez promis à ma prochaine lettre une prompte réponse ; j’ai écrit, plus d’un mois s’est écoulé et je n’ai pas encore reçu de vos nouvelles. Pourtant les mois sont aujourd’hui des siècles, les semaines sont des époques tous ces vastes spectacles doivent remuer les jeunes âmes, tout cela doit faire bouillonner les jeunes cœurs et leur donner besoin de s’épancher au dehors par de douces et familières causeries. Pourquoi donc laisser ainsi vos pauvres amis de province dans un complet dénûment d’idées et de documents ? Quant à moi, bien des choses se passent dans mon âme, et certes, si j’avais le loisir de réfléchir, j’aurais en moi-même de quoi faire un bon cours de psychologie. Lorsque mes yeux se tournent sur la société, la variété prodigieuse des événements fait naître en moi les sentiments les plus divers tour à tour mon cœur est inondé de joie ou abreuvé d’amertume ; mon intelligence rêve un avenir de gloire et de honneur ou croit apercevoir dans le lointain la barbarie et la désolation approchant à grands pas. Les derniers faits surtout m’ont frappé de la consternation la plus profonde et m’ont rempli de l’indignation la plus vive. Néanmoins, ces considérations mêmes m’animent et me pénètrent d’une —sorte d’enthousiasme. Je me dis qu’il est grand, le spectacle auquel nous sommes appelés ; qu’il est beau d’assister à une époque aussi solennelle ; que la mission d’un jeune homme dans la société est aujourd’hui bien grave et bien importante. Loin de moi les pensées de découragement ! Les dangers sont un aliment pour une âme qui sent en elle-même un besoin immense et indéfini que rien ne saurait satisfaire. Je me réjouis d’être né a une époque où peut-être j’aurai à faire beaucoup de bien, et, alors je ressens une nouvelle ardeur pour le travail..

Je poursuis autant que possible mes recherches, je me prépare à mon œuvre ; car, dénué comme je le suis de ressources scientifiques, tout ce que je puis faire, c’est de me livrer à des études préliminaires. Je m’efforce d’embrasser d’un coup d’œil général le sujet où doivent un jour s’exercer toutes mes facultés je mesure la carrière, et plus je l’envisage, plus j’éprouve de satisfaction, parce que mes pressentiments sur l’issue de mes recherches prennent plus de force et de consistance, et que j’entrevois plus clairement pour dernier résultat le. grand principe qui m’avait d’abord apparu à travers tant de nuages la perpétuité, le catholicisme des idées religieuses, la vérité, l’excellence, la beauté du christianisme.

J’avais besoin, mes bons amis ; de m’épancher un peu, séparé que je suis presque continuel lement de mon cher M. et de mes autres anciens’camarades.. J’ai vu M. Noirot. Il est mieux; son mal a diminué ; mais sa bonté est toujours la même. Il nous accueille très-bien, il nous a expliqué tes deux lettres, mon cher Fortoul ; il n’approuve guère que tu te livres exclusivement aux spéculations métaphysiques. Il t’aime toujours beaucoup et te prie bien de lui écrire, de lui ouvrir tous tes desseins philosophiques. Quel ami que ce bon M. Noirot ! A lui reconnaissance éternelle, à vous l’attachement inviolable et le souvenir constant de votre ami et compagnon d’armes.

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Il est un nom que le lecteur retrouvera jusqu’à la fin dans ces lettres, toujours accompagné de la plus tendre reconnaissance c’est celui de é M. l’abbé Noirot. Dans son dernier ouvrage Ozanam le désignait ainsi : « Un prêtre philosophe qui me sauva et mit dans mes pensées l’ordre et la lumière. » Nous ne pouvons faire connaître ici ce que fut M. l’abbé Noirot pour Ozanam.et la nombreuse jeunesse qui reçut son enseignement, et ce qu’il est pour celle qui le reçoit encore aujourd’hui ; qu’il nous suffise de citer ce qu’en ont écrit les deux plus illustres biographes d’Ozanam. M. Ampère s’exprime ainsi : « Tous ceux qui ont étudie sous M. l’abbé Noirot s’accordent à reconnaître dans ce maitre chéri un don particulier pour diriger et développer chacun dans sa vocation. M. Noirot procédait avec les jeunes gens par la méthode socratique. Lorsqu’il voyait arriver dans sa classe de philosophie un rhétoricien bouffi de ses succès, et aussi plein de son importance que pouvait l’être Eutydome ou Gorgias, le Socrate chrétien commençait par amener, lui aussi, son jeune rhéteur à convenir qu’il ne savait rien puis, quand il l’avait, pour son bien, écrasé sous sa faiblesse, il le relevait en cherchant avec lui et en lui montrant ce qu’il pouvait faire. L’influence que ce maître habile exerça sur le jeune Ozanam décida de toute la direction de ses pensées. »[1]

« Son professeur de philosophie, dit le R. P. Lacordaire, aimait à le prendre pour compagnon de ses promenades dans les sentiers solitaires et escarpés qui entourent Lyon de toutes parts, et rendent cette ville si chère aux esprits touchés d’un peu de mélancolie méditative. Pourquoi ne nommerais-je pas le maître qui conviait ainsi à sa familiarité un obscur adolescent ? Pourquoi ne rappellerais-je pas ces amitiés et ces conversations fameuses qui, au temps de Socrate, rassemblaient à une école volontaire l'élite de la société athénienne ? Il est vrai, tant de gloire n’a pas consacré le souvenir qui me préoccupe mais, si la gloire n’y était pas, la vérité s’y trouvait, telle que Socrate et Platon ne la connurent jamais. Pendant vingt ans, à une époque où la philosophie chrétienne avait si peu d’organes, un homme modeste et qui n’a rien écrit, M. l’abbé Noirot, conduisait dans les chemins sérieux de la raison une foule de jeunes esprits dont Ozanam a été le plus grand, mais dont plusieurs ont atteint comme lui la célébrité, et qui tous à des points divers de la vie, rapportent à leur maître commun l’inébranlable lucidité de leur foi. (1)[2]

  1. J.-J : Ampère, Notice biographique, Journal des Débats, 9 et 12 octobre 1853.
  2. Oeuvres du R. P. Lacordaire, Frédéric Ozanam, t. V, p. 381.