Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Vingt et unième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 333-371).


COMMENCEMENT DES NATIONS
NÉO-LATINES


(VINGT ET UNIÈME LEÇON)




Messieurs,


Jusqu’ici nous n’avons étudié que cette civilisation uniforme qui, au cinquième siècle, s’étendait d’un bout à l’autre de l’empire d’Occident. Deux principes s’y combattaient : le paganisme et le christianisme, mais sans distinction de lieux, sous l’empire des mêmes lois et dans la même langue. Pendant qu’on lisait solennellement Virgile à Rome, au forum de Trajan, les grammairiens le commentaient avec une grande ardeur dans les écoles d’York, de Toulouse et de Cordoue. Si saint Augustin, au fond de sa solitude d’Hippone, dictait un traité nouveau contre les hérésies de son temps, -toutes les églises d’Italie, des Gaules, d’Espagne, étaient, attentives. Ainsi on ne découvre, au premier abord, qu’une seule littérature latine commençant, pour-ainsi dire, l’éducation commune de tous les peuples occidentaux, cette éducation qu’elle doit continuer à travers les temps barbares, bien avant dans le moyen âge et jusqu’à ce que l’unité de la société chrétienne soit fondée. Mais, sous l’apparente communauté des traditions littéraires, nous voyons percer peu à peu des génies différents. Parmi tant de peuples soumis à la domination romaine n’en est-il pas qui aient conservé quelque reste de leur caractère originel ? Dans leurs lois, dans leurs mœurs, dans leurs dialectes et jusque dans les œuvres de leurs écrivains, ne peut-on pas surprendre quelques traits distinctifs, quelques instincts opiniâtres, une vocation irrésistible au rôle que la Providence leur destine plus tard et qui devra constituer leur nationalité ? Voilà la question qu’il nous reste à débattre aujourd’hui. On a coutume de faire dater les nationalités modernes de l’invasion des barbares et de l’établissement des chefs germains dans les différentes provinces de l’Occident. Ainsi l’histoire des Francs commence à Clovis, l’histoire d’Espagne à Wamba, et celle d’Italie à Odoacre. On traite l’histoire des langues comme celle des nations, et c’est à la confusion des idiomes germaniques avec la langue latine, idiomes qui présentaient, dit-on, des formes analytiques, avaient des articles et employaient des prépositions, qu’on attribue l’origine des langues destinées à devenir celles de l’Europe moderne. Nous écarterons d’abord les contrées dans lesquelles le flot germanique submergea, tout, comme, par exemple, l’Angleterre, où la population bretonne refoulée dut faire place à une race nouvelle, les Anglo-Saxons, qui, maîtres du pays, lui imprimèrent pour toujours le sceau caractéristique de la langue ; il en fut de même pour la Germanie méridionale, pour la Rhétie et le Norique, qui, autrefois soumis à la civilisation romaine, disparaîtront presque entièrement sous l’inondation des peuples hérules, vandales et lombards, qui les remplissent et y laisseront leurs descendants.

Mais il en sera tout autrement si nous nous arrêtons aux trois grandes contrées dans lesquelles les barbares ne passèrent que comme les flots du Nil, pour féconder la terre : je veux dire l’Italie, la France et l’Espagne. Là nous allons nous attacher à surprendre les premiers traits du génie national, même avant l’invasion des barbares, avant le mélange de ces idiomes à l’intervention desquels on a longtemps, mais à tort, attribué exclusivement la naissance des langues modernes.

Il faut d’abord considérer les causes générales qui conservèrent un esprit national dans chacune des grandes provinces romaines. Ces causes sont au nombre de trois : il y a une cause politique, il y a, en quelque sorte, une cause littéraire ; enfin il y a une cause religieuse.

Rome ne professa jamais un grand respect pour les nationalités vaincues. Elle les violenta souvent ; mais, avec cette sagesse de la politique romaine, elle ne les violenta jamais plus qu’il ne le fallait pour les intérêts de sa domination. Elle laissa une ombré d’autonomie aux cités italiennes, aux grandes cités de l’Orient et de la Grèce ; elle souffrit qu’une sorte de lien se conservât entre les populations de la Gaule et de l’Espagne. Dans cette organisation de l’empire d’Occident qui résulte des décrets de Dioclétien et de Maximien, chacun de ces trois grands diocèses, l’Italie, la Gaule et l’Espagne, avait à-sa tête un vicaire chargé de le gouverner et de l’administrer. Ce vicaire était entouré ordinairement d’un conseil formé des notables habitants de la province. Il s’ensuivait que chaque province avait, pour ainsi dire, sa représentation défendant ses intérêts, exposant ses besoins ; et de cette diversité d’intérêts, de besoins, de ressources, résultait la richesse même de l’empire, chacune des provinces suppléant à ce qui manquait aux autres et devenant par là l’ornement de cette grande société romaine du temps des Césars. Il est si vrai que le monde romain tirait quelque beauté et quelque grandeur de la variété même qui se produisait au milieu de cette uniformité, que Claudien, ce poëte de décadence, dans une composition à la louange de Stilicon, représente les diverses provinces de,. l’empire se rassemblant autour de Rome, la déesse, et venant lui demander son secours. Elles sont personnifiées avec leurs attributs, expression de leur génie ; ainsi l’Espagne, alors si pacifique, se présente couronnée d’oliviers et —portant l’or du Tagé sur ses vêtements l’Afrique, embrasée des feux du soleil, a le-front ceint des épis nourriciers qu’elle prodigue à Rome, puisqu’elle était la nourrice de l’empire romain ; un diadème d’ivoire est sur sa tête, ; la Gaule, toujours guerrière relevé fièrement sa chevelure et balance à sa main deux javelots ; enfin la Bretagne s’avance la dernière : elle a les joues tatouées ; sa tête est couverte de la dépouille d’un monstre marin et ses épaules d’un grand manteau d’azur dont les plis flottants imitent les vagues de l’Océan, comme si le poëte avait vu de loin que cette Bretagne, alors si barbare, était destinée à avoir un jour l’empire des mers. Ainsi la diversité même était dans l’ordre établi par Rome pour le gouvernement de ses provinces. Mais cette diversité était bien plus prononcée encore dans les résistances que les provinces opposaient opiniâtrement à l’administration romaine. En effet, la puissance de Rome ne s’était pas établie et maintenue sans rencontrer bien des résistances, bien des colères, bien des révoltes. Après les horreurs de la conquête étaient venues toute la perversité-de l’exaction, toutes les persécutions du fisc.

Dans chaque. province, à côté du président qui était à la tête de l’administration civile, se trouvait le procureur de César, chargé de l’administration financière. Au seul aspect de ses licteurs, les populations -des campagnes prenaient la fuite et les maisons des villes se fermaient, car le fisc romain avait des exigences insatiables. Il demandait d’abord la capitation, c’est-à-dire l’impôt sur la personne ensuite l’indiction, l’impôt sur les biens ; puis, dans les cas extraordinaires, la superindiction ou l’impôt imprévu puis le chrysargyre ou impôt sur l’industrie ; enfin, à l’avénement de l’empereur, l’or coronaire, don gratuit auquel on ne pouvait se soustraire impunément. Mais ces impôts, ainsi multipliés, étaient perçus avec une sévérité, avec une cruauté dont les historiens contemporains ont rendu témoignage. Les exacteurs, les contrôleurs du fisc, répandus dans les campagnes, pour prouver leur zèle et pour accroître leurs profits, péné-traient dans les habitations, vieillissaient les enfants, rajeunissaient les vieillards, afin de les porter sur leurs listes dans la catégorie des hommes de quinze à soixante ans qui devaient payer l’impôt. Là où la valeur des fortunes était difficile à connaître et à apprécier, ils mettaient à la torture les esclaves, les femmes et les enfants, pour connaître le chiffre réel de la fortune du père de famille. On ne peut pas s’attendre avoir les provinces supporter de bonne grâce des persécutions aussi inouïes.

Et vainement Constantin rend-il des décrets pour arrêter les cruautés des agents du fisc, déjà poussées à un tel degré, qu’après lui les habitants de certaines provinces émigraient pour passer chez tes barbares et allaient chercher, sous l’abri des tentes des Germains, une vie moins misérable que celle que Rome leur faisait ai l’ombre des toits de leurs pères.

Ces haines, ces rancunes profondes, unissaient par éclater dans les paroles, dans les écrits des hommes éminents de chaque province. Nous avons déjà reconnu en Afrique l’existence d’un parti africain, nous y avons vu le réveil du vieil esprit carthaginois. Ce parti avait élevé à Annibal un tombeau en marbre, et de ces cendres devaient naître des vengeurs qui iraient à leur tour punir Rome, lorsque Genséric lèverait l’ancre.et sortirait des ports de Carthagepour aller rançonner cette orgueilleuse capitale alors déchue. En attendant, l’esprit africain aimait à reproduire ses griefs et il avait trouvé un éloquent interprète dans saint Augustin. Malgré la charité profonde de ce grand homme, et cet amour qu’il étendait à Rome comme au reste.de l’univers, cependant le vieux patriotisme africain se manifeste chez lui plusieurs fois, par exemple lorsque, s’adressant à Maxime de Madaure, il lui reproche de faire ainsi un sujet de risée de ces noms africains qui après tout, sont ceux de sa langue maternelle : « Tu ne peux, dit-il, oublier à ce point ton origine, que, né en Afrique, écrivant pour des Africains, au mépris de la terre natale où nous avons été élevés tous deux, tu proscrives les noms puniques. » Nous avons trouvé le même esprit dans ce chapitre hardi de la Cité de Dieu, où saint Augustin a osé reprocher à Rome sa gloire tachée de sang, de crimes, entremêlée de tant de faiblesses et d’ignominies et nous avons entendu ces murmures qui s’élevaient autour de la chaire de saint Augustin, lorsqu’il y montait pour parler de la chute de Rome et de sa prise par Alaric « Surtout, disaient plusieurs de ceux qui devaient l’entendre, qu’il ne parle pas de Rome, qu’il n’en dise rien » Et saint Augustin était obligé de se défendre et de se justifier, ce qui lui était facile. Tant il est vrai qu’il y avait alors, en Afrique, deux partis un parti romain et un parti africain vers lequel saint Augustin était poussé par l’ardeur de son patriotisme ! Je crois avoir établi le premier ce point, que personne, depuis, n’est encore venu démentir.

En Espagne, un esprit semblable se manifeste dans les écrits du prêtre Paul Orose. Après avoir montré les conquêtes de Rome et sa grandeur, il se demande combien de larmes et de sang elles ont coûté. Et, dans ces jours de félicité suprême pour le peuple romain, où les triomphateurs montaient au Capitole, suivis de nombreux captifs de toutes nations, enchaînés les uns aux autres, « combien alors, dit-il, combien de provinces pleuraient leur défaite, leur humiliation et leur servitude Que l’Espagne dise ce qu’elle en pense, elle qui pendant deux siècles inonda ses campagnes de son sang, incapable à la fois de repousser et de supporter cet opiniâtre ennemi. Alors, traquésde ville en ville, épuisés par la faim, décimés par le fer, le dernier et misérable effort de ses guerriers était d’égorger leurs femmes et leurs enfants, et de s’entre-tuer ensuite[1]. »

Le ressentiment de Sagonte, abandonnée par les Romains et contrainte de s’ensevelir sous ses ruines, revit encore dans ces paroles amères et dans ces implacables reproches de l’écrivain ecclésiastique. Si les liens de l’empire tendaient ainsi à se rompre par la violence même avec laquelle ils avaient été tendus, si les causes politiques travaillaient déjà à faire naître et à entretenir un esprit d’opposition et d’isolement dans les différentes provinces, il faut bien reconnaître que la diversité des langues y contribuait aussi.

Rien ne semble plus faible qu’une langue, rien ne semble moins redoutable pour un conquérant qu’un certain nombre de mots obscurs, qu’un dialecte inintelligible conservé par un peuple vaincu : cependant il y a dans ces mots une force que les conquérants habites et les tyrans intelligents comprennent, et à laquelle ils ne se laissent pas tromper. Je n’en veux pour preuve que ceux qui, de nos jours, supprimaient l’idiome national, et imposaient le russe comme langue obligatoire là où ils avaient rencontré des résistances invincibles. De même, les Romains avaient aussi rencontré des dialectes qui résistaient au fer et sur lesquels ni le président de la province, ni le procureur du fisc n’avaient puissance. Sans doute, le latin s’était propagé de bonne heure dans beaucoup de contrées envahies par la conquête par exemple, dans la Narbonnaise,.dans l’Espagne méridionale. Mais le latin qui s’y établissait, c’était un latin populaire, celui que parlaient les soldats, les vétérans envoyés dans les colonies ; bientôt il se corrompait par la fusion des races, par son mélange avec les dialectes locaux, et formait autant de dialectes particuliers autre était le latin populaire de la Gaule ; autre celui qui se parlait au delà des Pyrénées. Outre cela, les anciennes langues ne lâchaient pas pied ; en Italie, le grec devait se perpétuer dans les provinces méridionales jusqu’au milieu du moyen âge. Dans le royaume de Naples, au quinzième siècle, existaient encore plusieurs contrées toutes grecques. Dans l’Italie septentrionale, on voit la langue des Ligures, des habitants des montagnes de Gênes, se conserver jusqu’à la fin de l’empire l’étrusque subsistait encore au temps d’Aulu-Gelle, et n’était pas sans action sur le latin qui se parlait dans les villes voisines. Aussi les anciennes inscriptions des villes italiques sont souvent marquées de cette corruption d’où doit sortir un jour la langue italienne. C’est déjà dans des inscriptions anciennes qu’on trouve, par exemple, ces formes toutes modernes : cinque,nove, sedici mese ; ou ces mots nouveaux : bramosus pour cupidus, testa pour caput, brodium pour jus. De même aussi, la déclinaison des mots disparaît entièrement, et ce n’est qu’à l’aide des particules qu’on détermine leurs fonctions.

Dans la Gaule, la langue celtique figure jusqu’au cinquième siècle, et saint Jérôme l’entend encore parler à Trêves.

En Espagne, la vieille langue des Ibères se défend pied à pied ; elle recule vers les montagnes ; elle finira par y être continée, non sans avoir laissé des traces derrière elle : c’était la langue basque, encore parlée aujourd’hui, et qui n’a pas laissé moins de dix-neuf cents mots dans l’espagnol moderne. Vous voyez quelles résistances une langue est capable d’opposer. Qu’est-ce donc qui donne tant de puissance à ces syllabes qui, tout à l’heure, nous semblaient si peu faites pour arrêter les efforts d’un conquérant ? Ce sont les pensées, les souvenirs, l’émotion qu’elles réveillent dans l’homme ; c’est qu’elles renferment pour lui les sentiments les plus enracinés dans son cœur; c’est qu’elles rappellent tous les usages au milieu desquels il est né, les affections dans lesquelles il a grandi et il a vécu. Une langue bien faite, et toutes les langues se font bien quand elles se développent seules et sans l’influence de l’étranger, une langue n’est autre chose que le produit naturel de la terre, qui l’a vue sortir, et du ciel, qui a éclairé sa naissance elle contient, en quelque sorte, l’image même de la patrie. Voilà pourquoi, tant qu’une langue subsiste, le moment n’est pas encore venu où il faille désespérer de la patrie. En troisième lieu, la religion elle-même, cette puissance qui semblait destinée à mettre l’unité partout, contribua cependant à entretenir la variété, la diversité de l’esprit provincial. En effet, quand l’Église romaine se fonde, il semble ; au premier coup d’œil, qu’une nouvelle force ait été donnée à Rome, pour enchaîner désormais à ses destinées toutes les provinces de l’Occident. Il n’en est pas moins vrai que cette unité, que cette force de l’autorité romaine ne se maintiendra qu’en respectant, dans une certaine mesure l’individualité, l’originalité des Églises nationales. La sagesse et le bon sens de l’Église romaine dépassant en ceci la sagesse et le bon sens du gouvernement romain elle a su respecter les droits, les priviléges, les institutions, la— liturgie, propres aux différentes provinces de l’empire. Aussi, dès les commencements , on voit partout se former des conciles qui sont la représentation religieuse de toute une province. L’Afrique en donna l’exemple la première après l’Italie, et ces conciles nationaux y étaient si fréquents, que de 397 à 419, Carthage vit à elle seule quinze conciles.

Cette activité fut imitée par les autres Eglises dans la Gaule, les conciles se succèdent à partir de celui d’Arles, en 314, où fut proclamé si hautement le droit du saint-siége à intervenir dans le gouvernement de toute la chrétienté. Nous trouvons en Espagne, dès l’année 305, le concile d’Illibéris,où fut réglé si sévèrement le célibat ecclésiastique ; puis le concile de Saragosse, et, en 400, le premier de ces conciles de Tolède destinés à fonder un jour le droit civil et public de la nation. À côté des conciles, chaque province a ses écoles de théologie : Marmoutiers, Lérins, en Gaulé Hippone, en Afrique. Chacune de ces écoles a ses docteurs à la mémoire desquels elle s’attache, enfin chacune a ses hérésies, qui lui sont propres, qui réfléchissent, en quelque sorte, le caractère de chaque nation. Ainsi l’Espagne du quatrième siècle a les Priscillianistes ; la Grande-Bretagne produira Pélage ; la Gaule aura les semi-Pélagiens ; l’Italie seule n’eut pas d’hérétiques nous verrons tout à l’heure pourquoi.

Chaque Église a ses saints, ses gloires nationales qui la représentent au ciel. C’est ainsi que le poëte Prudence décrit les nations chrétiennes venant au devant du Christ juge, lorsqu’il descendra au dernier jour, et lui apportant chacune dans une châsse les restes des martyrs dont la protection doit la couvrir et l’abriter contre la sévérité divine..

Quum Deus dextram quatiens coruscam
Nube subnixos veniet rubente,
Gentibus justam positurus aequo
Pondere libram.

Orbe de magno caput excitata,
Obviam Christo properatiter ibit
Civitas quaeque pretiosa portans
Dona canistris[2].

Ainsi commençait de bonne heure ce qu’on pourrait appeler le patriotisme religieux. La nationalité chrétienne était bien différente de la nationalité des anciens, de celle qui consistait à déclarer ennemi tout ce qui était étranger : hospes, /hostis . Au contraire, dans l’économie du monde moderne, chaque nationalité n’est autre chose qu’une fonction, que la Providence assigne a un peuple donné, pour laquelle elle le développe, pour laquelle elle le fortifie et le glorifie, mais une fonction qu’il ne peut accomplir qu’en harmonie avec d’autres peuples, qu’en société avec d’autres, nations c’est là le propre des nationalités modernes. Chacune d’elles a une mission sociale au milieu de cette grande société qu’on appelle le genre humain. C’est ce que nous verrons à mesure que nous passerons en revue les siècles du moyen âge, lorsque l’Italie remplira si glorieusement cette fonction d’enseignement qui est la sienne aux onzième et douzième siècles, à l’époque de ses grands docteurs quand la France sera le bras droit de la chrétienté et portera l’épée levée pour la défendre contre tous ; quand l’Espagne et le Portugal, avec leurs flottes, iront au-devant de ces nations attardées qui n’ont pas encore vu luire la lumière de là civilisation chrétienne. Voilà la destinée, le caractère de ces nationalités transformées comme elles devaient l’être par le travail intérieur du christianisme.

Vous le voyez donc, tout contribue déjà à produire, à développer le génie individuel, le génie original de chacune des grandes provinces de l’empire romain.

Mais il me reste maintenant à insister en particulier sur chacune de ces trois grandes provinces qui devaient être un jour l’Italie, la France et l’Espagne, et qui, déjà, à quelques égards, en portaient les marques.

L’Italie était, de toutes, celle qui devait le mieux conserver son caractère historique : elle était leur aînée de beaucoup elle vécut plus longtemps sous la même discipline, et les résistances de la Guerre sociale avaient eu le temps de s’assoupir. Elle garda donc l’empreinte de ces deux grands caractères qui s’étaient montrés chez elle dès les commencements de sa civilisation, le caractère étrusque et le caractère romain, le génie de la religion et le génie du gouvernement.

-Les Étrusques, qui étaient par-dessus tout un peuple religieux, communiquèrent aux Romains leurs traditions,’ leurs cérémonies, l’usage des auspices, et tout ce qui imprima au gouvernement de la ville éternelle ce caractère théocratique dont il ne se dépouilla jamais. Rome a apporté dans les affaires ce bon sens qui devait la rendre maîtresse du monde, elle a tout marqué au sceau de cette politique éternelle dont le puissant souvenir n’est pas encore effacé.

Ainsi il ne faudra pas s’étonner de voir ces deux caractères, le génie théologique et le génie du gouvernement, persister dans le caractère italien des temps modernes. Nous avons déjà remarqué que l’Italie ne produisit pas d’hérésies : c’est là un des signes de ce bon sens dont elle était profondément pénétrée et qui l’a préservée des subtilités de la Grèce et des rêves de l’Orient. Aussi toutes les erreurs venaient-elles, les unes après les autres, chercher à Rome la vie et la popularité, et n’y trouvaient que l’obscurité, l’impuissance et la mort. Rome-intèrvient dans le grand débat de l’arianisme, et c’est alors elle qui sauve la foi du monde : d’un bout à l’autre de la péninsule des théologiens illustres se lèvent pour défendre l’ orthodoxie, Ambroise de Milan, Eusèbe de Verceil, Gaudence et Philastre de Brescia, Maxime de Turin, Pierre Chrysologue de Ravenne, et plusieurs autres qu’il serait trop long de rappeler. Au-dessus de tout ce mouvement théologique plane la papauté : la papauté héritière de l’esprit politique des anciens Romains, c’est-à-dire de leur persévérance, de leur bon sens, de leur puissance, de leur manière d’entendre ce qui est grand, de e leur connaissance de l’art de triompher dans les choses d’ici-bas. Seulement, elle a cela de plus que les anciens Romains, qu’elle est désarmée, qu’elle n’a ni louve ni aigle sur ses étendards, et qu’elle manie une puissance autrement grande que celle de l’épée, celle de la parole.

Au moment où le gouvernement du monde échappe aux mains débiles des Césars, au temps de Valentinien III et de Théodose II, ce gouvernement qui tombe est relevé par le plus grand des anciens papes, c’est-à-dire par saint Léon. Nous avons vu comment cet homme illustre prit avec une vigueur nouvelle la direction de toutes les affaires spirituelles et temporelles de l’Occident, de l’empire et de la chrétienté. D’une part, il intervenait en Orient, à Chalcédoine, pour mettre fin aux éternelles disputes des Grecs et fixer le dogme de l’incarnation ; d’autre part, en Occident, il arrêtait Attila au milieu du Mincio et sauvait la civilisation dans un jour que la reconnaissance de la postérité n’oubliera jamais. Le patriotisme des anciens Romains vit encore dans cette âme fortement trempée et éclate dans les homélies qu’il prononçait le jour de la fête de saint Pierre et de saint Paul, où, célébrant la destinée de la Rome nouvelle, il aime à montrer la Providence elle-même présidant aux grandeurs temporelles de cette cité maîtresse dont les conquêtes devaient préparer la conversion de l’univers.

Ainsi, dès le cinquième siècle, Rome et l’Italie, devenues chrétiennes, conservent, vous le voyez, les deux grands caractères de l’Italie antique : elles les garderont pendant tous les siècles du moyen âge. et vous en avez la preuve ; dès le commencement de cette période, dès que les temps carlovingiens sont finis, éclate, d’une part, le génie théologique avec cette succession d’hommes célèbres les deux saint Anselme, Pierre Lombard, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure ; d’autre part, le génie politique remue la péninsule de telle sorte, que les derniers artisans des villes forment des corporations pour prendre part au gouvernement de la chose publique ; et l’esprit des affaires s’y développe à ce point qu’il produira un jour un des plus grands écrivains politiques du monde, Machiavel.

Ces deux esprits, qui constituent le caractère du moyen âge italien, se réuniront dans les grands papes, comme saint Grégoire le Grand, Grégoire

VII, Innocent III. Ils se réuniront aussi pour inspirer la Divine Comédie qui ne serait rien, si elle n’était, par-dessus tout, le poëme de la théologie et de la politique italiennes telles que le moyen âge les avait conçues et produites.

Il faut distinguer avec soin deux périodes dans la destinée de l’Italie : il ne faut pas confondre le génie italien du moyen âge avec celui de la Renaissance; il ne faut pas faire porter à cette vieille Italie, si mâle, si forte ; si capable de souffrir et de résister, la responsabilité de ce que fit plus tard cette autre Italie qui, livrée à autant de tyrans qu’elle contenait de seigneurs, finit par s’abâtardir dans sa langueur, s'oùblie à genoux aux pieds des femmes, et perd son temps dans les misérables exercices d’une poésie impuissante ou dans les plaisirs des sens, portant une couronne de fleurs, mais voyant toutes les autres foulées aux pieds et toutes ses gloires compromises dans les dangers d’un obscur avenir. Ainsi l’Italie du moyen âge conservera profondément le caractère qui se manifeste chez elle dès les premiers temps de l’empire d’Occident.

Quant à l’Espagne, cette persistance du caractère primitif est encore plus frappante. Au moment où les Romains pénétrèrent dans ce pays, ils y trouvèrent le vieux peuple des Ibères, mêlé de Celtes, et remarquèrent dans ce peuple une, singulière gravité, offrant ceci de particulier, qu’il ne marchait jamais que pour combattre ; demeurant assis d’une sobriété égale à son opiniâtreté ; se battant toujours, mais par groupes isolés ; les femmes portant des voiles noirs. Tous ces traits sont ceux de l’Espagne moderne. La culture romaine y fit de rapides progrès. Sertorius fonda une école à Osca, au cœur de l’Espagne, et y établit des mahres grecs et latins. Q. Métellus vanta les poëtes de l’Espagne, dont les louanges ne lui déplaisaient pas. Toujours quelque chose d’étranger se remarquera dans cette école hispano-latine destinée à tant d’éclat, et qui doit produire successivement Portius Latro le e déclamateur, les deux Sénèque, Lucain, Quintilien, Columelle, Martial, Florus, c’est-à-dire les deux tiers des grands écrivains du second âge de la littérature romaine. Mais, à l’exception de l’inattaquable Quintilien, tous ne présentent-ils pas précisément cette enflure, cette recherche, ce goût des faux brillants, cette exagération de sentiments et d’idées, cette prodigalité d’images qui constituent les défauts de l’école espagnole ? Tous ne sontils pas, jusqu’à un certain point, représentés par ce rhéteur dont parle Sénèque, qui désirait toujours dire de grandes choses, qui aimait tellement la grandeur qu’il avait de grands valets, de grands meubles et une grande femme ? d’où vient que ses contemporains l’appelaient Senecio grando . Voyez comme l’enflure et l’exagération castillane se caractérisent de bonne heure !

La littérature sacrée de l’Espagne ne semblait pas devoir modifier beaucoup ce caractère car elle était restée bien pauvre jusqu’au siècle qui nous occupe. Sans doute un évêque d’Espagne, Osius-de Cordoue, avait présidé à Nicée ; cependant on ne voit pas qu’il ait beaucoup écrit ni que l’Espagne ait produit beaucoup de docteurs. Mais une autre province travaillait- pour elle c’est ce qui arrive souvent dans l’histoire des littératures un pays semble travailler pour périr, pour disparaître ensuite, et on se demande à quoi bon tant d’efforts, tant de productions ingénieuses dans une contrée qui bientôt doit être subjuguée par les barbares ; et il se trouve que le génie de ce pays perdu, de cette nation étouffée, s’est réfugié dans un pays voisin. C’est ainsi que l’Espagne profita de tous les travaux de l’Afrique : l’esprit de Tertullien, de saint Cyprien, de saint Augustin, devait passer un jour le détroit et aller embraser l’Église espagnole. En effet, où dirons-nous que saint Augustin a trouvé des héritiers, si ce n’est dans le pays de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix ? Avec cette littérature mystique si féconde, l’Espagne moderne devait avoir une littérature poétique la.plus abondante qui fut jamais. En effet, nous avons vu que si les lettres chrétiennes, au cinquième siècle, produisent quelque chose en Espagne, c’est surtout, avec une abondance extraordinaire, la poésie Juvencus, Damase, Dracontius, l’intarissable Prudence, tous ces poëtes chrétiens sont Espagnols. Prudence est d’abord le poëte du dogme, il s’attache au dogme avec une énergie singulière, le développe avec toute l’ardeur d’un controversiste et avec toute l’exubérance qu’aura plus tard la poésie de Lopede Vega et de Caldéron. Mais je vais plus loin ; je pénètre dans l’esprit de cette poésie : il ne suffit pas à Prudence de mettre le dogme en vers, il le met en scène, il personnifie les affections humaines, les passions ; il compose un poëme intitulé Psychomachia , dans lequel il mettra aux prises la foi et l’idolâtrie, la chasteté, et la volupté, l’orgueil et l’humilité, la charité et l’avarice. Assurément rien, au premier, abord, ne paraît, devoir être plus fastidieux qu’une semblable composition. Etait-ce donc la peine de déserter cette littérature païenne alors toute chargée de lourdes allégories, qui personnifiait les passions, la patrie, la guerre : tantôt l’Afrique, tantôt l’Espagne ? Pourquoi venir encore créer d’autres allégories et peupler le champ de la poésie chrétienne. de personnages sans réalité ? Et cependant prenons-y garde le moyen âge aussi s’éprendra de ces allégories ; lui aussi, dans les sculptures de ses cathédrales, se plaira à multiplier à l’infini la personnification de toutes les affections humaines sans qu’il y ait là le moindre vestige d’idolâtrie, et à Chartres, par exemple, sur cet admirable portail de la cathédrale, vous verrez représentés par des figures humaines, avec des attributs heureusement choisis, les sens humains, les vertus, les passions, en un mot l’encyclopédie morale de l’homme, le Speculum morale de Vincent de Beauvais. Chez toutes les nations occidentales on retrouve ces personnifications, ces allégories sculptées en pierre. Le théâtre espagnol a fait plus il les a mises en scène, en action il leur a donné la parole. Caldéron devait reprendre les sujets de Prudence il personnifie, dans ses Autos sacramentales, la grâce, la nature, les cinq sens, , les sept péchés capitaux, la synagogue et la gentilité, et, par un art merveilleux, arrive à donner la parole à tout ce peuple de statues que le moyen âge avait produites ; il les fait descendre de leurs niches, les montre aux spectateurs assemblés, de telle sorte qu’on y prend intérêt comme à des personnages réels il les mêle à des personnages historiques, et l’on supporte dans les pièces de Caldéron le dialogue d’Adam avec le Péché, et toutes ces autres personnifications qui n’ont pu vivre ainsi qu’à force de génie, de verve et de cet esprit intarissable dont les poëtes espagnols sont remplis. Tout cela se passe, non pas devant des auditeurs choisis, lettrés, non devant un petit nombre de courtisans de la cour de Philippe III et de Philippe IV, rassemblés pour jouir délicatement d’un plaisir d’académiciens, mais devant la foule immense qui encombre la place de Madrid, se presse de toutes parts pour voir d’un bout à l’autre l’allégorie, suivre le drame jusqu’à la fin, jusqu’à ce que, le dénoûment arrivant à propos, le fond du théâtre s’entr’ouvre et laisse apercevoir le prêtre à l’autel avec le pain et le vin.

Il est moins facile peut-être de saisir, avec la même précision, le caractère du génie français dans l’esprit des Gallo-Romains du cinquième siècle. En effet, l’empreinte germanique est ici plus forte ; nous ne devons pas oublier ce que les Francs ont mis de leur sang dans notre sang, comment leur épée a passé dans les mains de nos pères, ce que leurs traditions ont apporté dans nos traditions, leur langue dans notre langue. Il est certain que si l’on passe les Alpes ou les Pyrénées, si l’on franchit les fleuves de la Gaule méridionale, et la Loire surtout, à mesure qu’on s’avance vers le Nord, l’empreinte germanique est plus forte. Néanmoins nous sommes, par-dessus tout, un peuple néo-latin ; le fond de notre civilisation est encore venu de la conquête romaine, mais non pas d’une conquête subie sans résistance ; car nulle part peut-être ne se montrent à un degré aussi remarquable et l’attrait de la civilisation romaine et la résistance qu’elle devait rencontrer,

La conquête de César avait été bien rapide et elle fut en peu de temps achevée par ses successeurs ; mais, combien vite aussi se manifesta l’impatience du joug étranger ! Dès le temps de Vespasien, Classicus et Tutor se faisaient proclamer empereurs , gaulois et forçaient les légions vaincues à venir prêter serment aux aigles de la Gaule. Au troisième siècle, sous le règne de. Gallien, la Gaule forme, avec l’Espagne et la Bretagne, un empire transalpin à la tête duquel se succèdent des Césars dignes d’un meilleur sort : Posthume, Victorinus et Tetricus, hommes d’épée, hommes d’État, d’un grand caractère et capables assurément de fonder un empire durable si les temps marqués par la Providence fussent venus. Enfin, au cinquième siècle, lorsque la Gaule envahie par les Vandales est oubliée par la cour de Ravenne, elle reconnaît pour empereur un soldat appelé Constantin que les milices de Bretagne avaient déjà choisi en se rangeant sous son commandement. Il reste pendant cinq ans maître des Gaules, prend possession de plusieurs villes, repousse les généraux de l’empereur, contraint Honorius à lui envoyer la pourpre, et ne périt qu’en 411, la suite des trahisons multipliées de ceux qu’il avait autour de lui. Il ne faut pas se tromper cependant sur les motifs qui poussaient les Gaulois, qui les faisaient s’insurger contre Rome et proclamer jusqu’à trois fois un empire gallo-romain ; il ne faut pas croire que ce fût la haine de la civilisation romaine ; non, ils détestaient la tyrannie de Rome, mais ils en aimaient les lumières. En effet, c’étaient toujours les Insignes romains qu’ils choisissaient, la pourpre qu’ils donnaient à leurs généraux couronnés. C’étaient bien les traditions de l’empire, moins les exactions du fisc et cet égoïsme qui faisait sacrifier toutes choses aux besoins de la plèbe de Rome pour lui donner du pain et les jeux du cirque, panem et circenses; c’étaient bien les lettres romaines qu’on voulait sauver dans ce pays où les écoles étaient si florissnntes, où, dès les premiers siècles, les rhéteurs gaulois formaient des orateurs pour le barreau des cités naissantes de la Bretagne

Gallia causidicos docuit facunda Britannos[3]
.

Ces écoles arrivèrent à un degré de splendeur tel, que Gratien rendit ce célèbre décret qui porte si haut la dignité des écoles de Trèves. Ausone atteste quelle était la popularité de tous ces grammairiens et de tous ces rhéteurs qui enseignaient à Autun, à Lyon, à Narbonne, à Toulouse, à Bordeaux. Partout, en effet, renaissait la passion de la parole, le goût de l’art oratoire, et, tandis qu’à Rome on voit peu à peu s’éteindre les dernières étincelles de cet art qui avait produit Cicéron, quelques restes en subsistent dans la Gaule, s’entretiennent et se retrouvent sous une forme assurément bien misérable., mais sous une forme reconnaissable encore dans les panégyristes des empereurs. Déjà j’ai flétri en passant l’usage, l’ignominie de ces éloges adressés souvent à des hommes souillés de sang par d’autres hommes avides d’or, de dignités et de faveur. Mais il n’est pas permis de méconnaître que, dans cette humiliation et, cette bassesse, se conservaient les dernières traditions de l’art oratoire, et que ces hommes dégénères, ces Eumène, ces Pacatus, ces Mamertin, témoignent, au moins, du goût, de là passion des Gaulois de leur époque pour la parole, pour l’art de bien dire, pour l’art de finement parler. C’est bien. toujours ce que Caton avait dit du peuple gaulois, lorsqu’il le caractérisait d’avance avec son laconisme admirable., par ces mots : Rem militarem et argute loqui.[4] Aucun personnage ne représente mieux, à cet égard, le génie gallo-romain que Sidoine Apollinaire, l’un des premiers écrivains du cinquième siècle. Sidoine Apollinaire était né a Lyon vers 450, mais, probablement, d’une famille arverne, d’une de ces riches familles gauloises chez lesquelles se conservaient les traditions littéraires des Romains et se perpétuaient, en même temps, des rancunes héréditaires contre la. domination romaine. Il avait été instruit par des maîtres habiles, dont-il a conservé le souvenir. Celui dont il avait reçu des leçons de poésie s’appelait Ennius : c’était déjà, vous le voyez, l’époque de ces usurpations de noms célèbres, qui, plus tard, peuplèrent les écoles d’Ovides, d’Horaces, de Virgiles. Son maître de philosophie s’appelait Eusèbe. Tout à coup ce Gaulois, exercé ainsi à l’art de la parole et à la science des philosophes, se trouva appelé aux premiers honneurs par l’avénement de son beau-père Avitus à l’empire. Un riche personnage gaulois, du nom d’Avitus, venait, en effet, d’être imposé à l’empire romain par le roi des Goths, Théodoric, et proclamé pour tomber bientôt après sous les coups d’un meurtrier obscur. Sidoine Apollinaire fut appelé à Rome pour prononcer-publiquement, devant le sénat, le panégyrique de son beau-père. Quelque temps après, Avitus ayant été assassiné, Sidoine prononça à Lyon le panégyrique de son successeur Majorien. Un peu après, quand Majorien eut disparu à son tour, il prononça le panégyrique d’Anthémius à Rome. Il était trop fécond en éloges ! Lui-même cependant ne devait pas en juger ainsi car les faveurs se multipliaient pour lui avec la même-rapidité que ses vers. Il avait obtenu les premiers honneurs politiques et littéraires il avait à Rome sa statue au forum de Trajan, parmi les plus grands poëtes de l’empire ; il avait été élevé au rang de patrice et à la dignité de préfet de Rome ; en un mot, il avait épuisé la coupe des douceurs humaines, lorsque, tout à coup, la lassitude des biens temporels, cette lassitude qui s’empare des grandes âmes, se saisit de lui, et, au bout de peu de temps, on le trouve converti, revenu à une vie plus austère, et porté par l’acclamation publique sur le siège épiscopal de Clermont. Sidoine Apollinaire, renonçant alors a la poésie profane, renonçant, à toutes les distractions, à tous les égarements de la vie mondaine, revêtit l’esprit d’un saint et pieux évêque. Mais comment renoncer aux lettres, à ce premier charme de sa jeunesse Comment ne pas porter dans tout ce qu’il écrivait la trace de cet esprit des écoles gallo-romaines où. il avait été nourri ? Aussi, en parcourant le recueil de ses œuvres, quelle que soit l’époque sur laquelle nous tombions, que nous ayons affaire au préfet de Rome ou à l’évêque chrétien, c’est toujours, avec des sentiments différents, un langage semblable. En effet, avant toutes choses, Sidoine Apollinaire avait voulu être et avait été habile dans l’art de bien dire. Au rapport de Grégoire de Tours, telle était son éloquence, qu’il était capable d’improviser sans délai sur un sujet donné. Lui-même prend la peine de nous dire que, chargé de donner un évêque au peuple de Bourges, qui était divisé, il n’eut que deux veilles de la nuit, c’est-à-dire six heures, pour dicter le discours qu’il avait à prononcer dans cette circonstance devant le clergé et le peuple assemblés. Il s’excuse donc si l’on n’y trouve pas « la partition oratoire, les autorités historiques, les images poétiques, les figures de grammaire, les éclairs que les rhéteurs faisaient jaillir de leurs controverses. » En un mot, son discours est simple et clair, et c’est ce qui l’humilie[5]. (1)

Mais il prend sa revanche dans les lettres où il veut imiter Pline et Symmaque. A l’en croire, il y réussit, et on l’engage à les recueillir et à les publier. Toutes, ces lettres portent, en effet, la trace de cette lime qui a passé sur elles avant de les livrer aux hasards de la publicité. Mais, ce qui met par-dessus tout Sidoine Apollinaire à l’aise, c’est de pouvoir, dans cet échange de correspondance, rivaliser avec ses-amis, d’esprit, de recherche, de raffinement et d’obscurité même. Il se plaît à lutter contre les difficultés, à s’engager dans des descriptions périlleuses, à faire connaître jusqu’aux derniers détails de la vie des Romains ou des barbares de son temps, détails utiles pour l’histoire, mais empreints de tous les vices de la décadence. Il met le comble à son œuvre, il se croit arrivé au faîte de la gloire littéraire quand il peut entremêler à ces lettres familières des vers qu’il a improvisés, les quelques distiques, qui se sont présentés d’eux-mêmes à son esprit en face d’une circonstances à laquelle, d’avance, il n’eût jamais songé. C’est la surtout qu’il met son amour-propre, dans ces petites poésies composées sur l’heure, à la volonté de l’empereur ou de quelque autre personnage. Ainsi, un jour, ayant à passer un torrent, il s’arrête pour chercher un gué ; mais, comme il trouve difficilement un passage commode, alors, en attendant- que l’eau soit un peu écoutée, il compose un distique rétrograde , qui peut se lire à volonté par un bout ou par l’autre :

Praecipiti modo quod decurrit tramite flumen,
Tempore consumptum jam cito deficiet.

Ces vers sont infiniment supérieurs à tous ceux de Virgile et d’Ovide, en ce sens qu’on peut les retourner de la sorte en disant

 Deficiet cito jam consumptum tempore flumen,
Tramite decurrit quod modo preacipiti .[6]

. D’autres fois, il y met plus de grâce et d’amabilité, et vous croirez avoir affaire a un bel esprit français du dix-septième siècle, lorsque vous verrez les vers composés par Sidoine Apollinaire pour être gravés sur la coupe qu’Évodius voulait offrir à la reine Ragnahilde, femme d’Euric. Assurément la princesse était bien barbare, mais les vers étaient bien polis. La coupe qu’on voulait lui offrir était en forme de conque marine, et, faisant allusion à cette figure et aux souvenirs que l’antiquité y attachait, Sidoine disait : « La conque sur laquelle le monstrueux triton promène Vénus ne soutiendra pas la comparaison avec celle-ci. Inclinez, c’est notre prière, inclinez un peu votre majesté souveraine, et, patronne puissante, recevez un humble don. Heureuses les eaux qui, enfermées dans le resplendissant métal, toucheront la face plus resplendissante d’une belle reine. Car, lorsqu’elle daignera y plonger ses lèvres, c’est le reflet de son visage qui blanchira l’argent de la coupe[7]. »

On ne peut être plus aimable et il est impossible que les madrigaux les mieux travaillés l’emportent sur la galanterie exquise de Sidoine Apollinaire. Rien n’indique si dès cette époque il était engagé dans les ordres ecclésiastiques : c’est peut-être encore le poëte mondain qui apparaît.

S’il n’avait pas d’autre titre aux yeux de la postérité, Sidoine Apollinaire se présenterait comme un bel esprit, il remplirait la seconde condition du caractère gaulois.tracé par Caton, argutie  ; mais il serait loin de la première, et rien ne trahirait chez lui l’ardeur des grandes choses, rem militarem. Cependant il n’en est pas ainsi. Devenu évêque, Sidoine en avait pris tous les sentiments et par conséquent il était le -défenseur de la cité. Vous savez comment les grands évêques du cinquième siècle, au milieu de la désorganisation universelle, des invasions continuelles des barbares, devinrent en même temps les magistrats civils et, volontaires de la cité ; vous savez comment leur autorité morale suffit souvent a soutenir le courage des citoyens, à effrayer et à écarter les barbares. Sidoine Apollinaire, à Clermont, était aux avantpostes de l’empire, de la province romaine restée attachée à l’empire, et sur les frontières du royaume que les empereurs avaient été —contraints d’accorder aux Visigoths. Mais les Visigoths, mécontents de leurs frontières, revenaient chaque jour se heurter contre les murailles de Clermont ; de là les efforts de Sidoine pour obtenir l’intervention impériale à l’effet d’arrêter les progrès de la conquête barbare et d’épargner à sa ville épiscopale les horreurs de l’invasion. Longtemps il avait espéré longtemps il avait excité l’intrépidité de ses concitoyens à défendre les murs de la ville, malgré toutes les horreurs de la famine et de ta contagion. Enfin, une députation impériale était venue trouver le roi des Visigoths et lui avait proposé une capitulation moyennant laquelle la ville de Clermont lui serait abandonnée ; à ce prix, le prince barbare devait respecter l’intégrité des autres parties de l’empire. Sidoine apprend tout à coup ce traité. Tandis qu’il défendait avec tant d’énergie les murs de sa ville épiscopale, les hommes dans lesquels il avait mis son espérance l’avaient trahi. Alors il écrit à l’un d’eux la lettre suivante ; vous ne retrouverez plus ici le bel esprit de tout à l’heure, mais vous y trouverez une âme, une chaleur, une verve qui trahissent le caractère de son peuple : « Telle est maintenant la condition de ce « malheureux coin de terre, qu’il a moins souffert « de la guerre que de la paix. Notre servitude est devenue le prix de la sécurité d’autrui ; ô douleur! la servitude des Arvernes qui, si l’on remonte leurs antiquités, ont osé se dire les frères des Romains, et se compter entre les peuples issus du sang d’Ilion. Si l’on s’arrête à leur gloire moderne, ce sont eux qui avec leurs seules forces ont arrêté les armes de l’ennemi public : ce sont eux qui, derrière leurs murailles, n’ont pas redouté les assauts des Goths, et ont renvoyé la terreur dans le camp des barbares. Voilà donc ce que nous ont mérité la disette, la flamme, le fer, la contagion, les glaives engraissés de sang, les guerriers amaigris de privations Voilà cette paix glorieuse pour laquelle nous avons vécu des herbes que nous arrachions des fentes de nos murs. Usez donc de toute votre sagesse pour rompre un accord si honteux. Oui, s’il le faut, ce sera pour nous une joie de nous voir encore assiégés, de souffrir encore la faim, mais de combattre encore[8].

Ainsi, voilà le génie français avec son urbanité, avec cette légèreté qu’on lui a beaucoup reprochée, mais aussi avec ce sentiment passionné de l’honneur qui ne s’effacera~ jamais. Ce caractère se conserve durant les longs siècles de barbarie dans lesquels nous allons nous engager. Vous y reconnaîtrez ce fait curieux, que pendant tous les temps mérovingiens on voit un certain nombre de personnages illustres, qui furent plus tard évêques et canonisés ensuite,’appelés à la cour des rois et élevés aux premières dignités du royaume, à cause de leur habileté dans l’art de bien dire, quia facundus erat, parce qu’ils avaient le pouvoir qui dès lors subjuguait les esprits. Et, d’autre part, si vous poursuivez plus loin, si vous arrivez en plein moyen âge, au moment où déjà la langue française s’écoute parler, vous remarquerez que le premier caractère de cette littérature, naissante est d’être une littérature militaire, chevaleresque, destinée à faire le tour de l’Europe mais toute l’Europe lui rendra ce témoignage, qu’elle est originaire de France, qu’elle est née sur cette terre où on aime à dire finement, mais par-dessus tout à faire de grandes choses : rem militarem.

Ainsi nous avons constaté l’origine des trois grandes nationalités néo-latines, en Espagne, en Italie et en Gaule. En arrivant ainsi au terme de l’étude que nous nous étions proposée cette année, nous trouvons deux points établis : le premier, que le monde romain, que la civilisation antique. périt moins complètement, beaucoup moins vite qu’on ne pense, qu’elle résista longtemps à la barbarie, que ses institutions, bonnes ou mauvaises, ses vices comme ses bienfaits, se prolongèrent longtemps dans le moyen âge et en expliquent les erreurs, dont la cause et la source étaient mal connues. Ainsi l’astrologie, ainsi toutes les exagérations du despotisme royal ; ainsi tout pédantisme et tous les souvenirs de l’art païen qu’on peut surprendre aux onzième, douzième et treizième siècle tout cela remonte à une origine antique, et constitue autant de liens que le moyen âge n’a pas voulu briser, et par lesquels il tient encore à l’antiquité.

D’autre part, nous avons établi que la civilisation chrétienne contient déjà, plus complétement qu’on ne croit, les développements qu’on a coutume d’attribuer aux temps barbares. Ainsi l’Église a déjà la papauté et le monachisme dans les mœurs, nous avons signalé l’indépendance individuelle, le sentiment de la liberté chez le peuple et la dignité de la femme. Dans les lettres, nous avons vu la philosophie de saint Augustin renfermer en germe tout le travail de la scolastique du moyen âge. Nous avons vu la Cité de Dieutracer les plus grandes vues de l’histoire, et enfin l’art chrétien des Catacombes contenir tous les éléments qui se développeront dans les basiliques modernes.

Voilà comme la Providence a mis un art singulier et une préparation prodigieuse à lier entre eux des temps qui semblaient devoir être entièrement séparés par le génie différent qui les animait. Vous voyez que lorsque Dieu veut faire un monde nouveau, il ne brise que lentement et pièce à pièce l’édifice ancien qui doit, tomber, —et qu’il s’y prend de loin pour élever le monument moderne qui lui succédera. Comme dans une ville assiégée, derrière les murs assaillis par l’ennemi, longtemps d’avance on commence à construire le retranchement qui les remplacera et devant lequel viendront expirer tous les efforts des assaillants ; de même, pendant que le vieux mur de la civilisation romaine tombe pierre à pierre, de bonne heure s’est construit le rempart chrétien derrière lequel la société pourra se retrancher encore. Ce spectacle doit nous servir d’exemple et de leçon assurément l’invasion barbare est la plus grande et la plus formidable révolution qui fut jamais ; cependant nous voyons quel soin infini Dieu prit d’en adoucir, en quelque sorte, le coup, et de ménager la~chute du vieux monde croyons donc que notre temps ne sera pas plus malheureux, que pour nous aussi, si le vieux mur doit tomber, des murs nouveaux et solides seront édifiés pour nous couvrir, et qu’enfin la civilisation, qui a tant coûté à Dieu et aux hommes, ne périra jamais.

C’est avec ces pensées d’espérance que je vous quitte, et j’aime à croire que, plus heureux l’année prochaine, je. pourrai vous donner un rendez-vous plus exact. Je ne sais, Messieurs, si j’achèverai avec vous cette course, ou si, comme à bien d’autres, il me sera refusé d’entrer dans la terre promise de ma pensée. Mais du moins je l’aurai saluée de loin. Et quelle que soit la durée de mon enseignement, de mes forces, de ma vie, du moins je n’aurai pas perdu mon temps si j’ai contribué à vous faire croire au progrès par le christianisme si, dans des temps difficiles où, désespérant de la lumière spirituelle, beaucoup, se retournent vers les biens terrestres, j’ai ranimé dans vos jeunes âmes ce sentiment, qui est le principe du beau, des littératures saines, l’espérance. Il n’est pas seulement le principe du beau, il l’est aussi de ce qui est bon ; il n’est pas seulement nécessaire aux littérateurs, il est aussi le soutien indispensable de la vie il ne nous fait pas produire seulement de belles œuvres, il nous fait aussi accomplir de grands devoirs : car si l’espérance est nécessaire à l’artiste pour guider ses pinceaux ou soutenir sa plume dans ses heures de défaillance, elle n’est pas moins nécessaire au jeune père qui fonde une famille ou au laboureur qui jette son blé dans le sillon sur la parole de Dieu et sur la promesse de celui qui a dit « Semez ! »

On a placé un essai sur les écoles et l’instruction publique en Italie aux temps barbares à la suite du cours sur la civilisation au cinquième siècle. L’époque à laquelle se rapporte ce travail est celle qui vient après le cinquième siècle, et le sujet qui y est traité forme comme une continuation de quelques-unes des leçons qu’on vient de lire.

  1. Paul Orose, 1 V cap 1.
  2. Prudence, Peristeph. IV, V, 13 et 59.
  3. Juvénal,sat.XV.v.111.
  4. Gallia in duas res industriosissime persequitur :
    Rem militarem et argutie loqui.

  5. Sidoine Apoll., Ep.,I VII,9.
  6. Sid.Apo.,Ep. I, IX, 14
  7. Sid.Apol.,Ep.,I IV, 8, Ad Evodium.
  8. Sid. Apol., Ep.,1 VII, 7, ad Greacum.