Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Dix-huitième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 237-272).


LA POÉSIE


(DIX-HUITIÈME LEÇON )




Messieurs,


En commençant l’étude des lettres chrétiennes par la prose, en mettant l’éloquence et l’histoire avant l’épopée, nous avons renversé, pour ainsi dire, l’ordre communément établi. S’il s’agissait, en effet, d’étudier une littérature antique, celle des Grecs, par exemple, nous verrions, pendant de longs siècles, la poésie se produire seule ; et, peu à peu, de ces nuages dorés se dégagerait la prose. C’est qu’en effet les civilisations païennes ont leur berceau dans les fables ; ces peuples enfants n’entendaient pas d’autre langage que celui de l’imagination, et il avait fallu les sept cents ans écoulés depuis Homère jusqu’à Hérodote, pour que la raison se hasardât à parler aux hommes dans sa langue naturelle.

Le christianisme, au contraire, ne pouvait souffrir que ses origines fussent enveloppées de fictions. Il proposait des faits et des dogmes, c’est-à-dire des vérités définies, non pas à l’imagination, mais à la raison des peuples ; c’est pourquoi il leur parla en prose, et en prose seulement, pendant trois siècles. C’est au bout de ce temps que commence la poésie chrétienne, et ses commencements sont très-faibles. Cependant il semble que rien n’a manqué pour l’inspirer, ni la grandeur des spectacles, en présence de ce changement qui remue la surface du monde, ni l’émotion des âmes, et ce travail intérieur qui a ébranlé, retourné jusqu’aux derniers fondements de la conscience. Mais le spectacle même était trop près, et, comme l’a dit excellemment M. Saint-Marc Girardin, dans un morceau de critique, la vérité était trop forte pour faire des poëtes à cette époque ; elle ne pouvait faire encore que des martyrs. Entre l’émotion et l’inspiration poétique, il faut un intervalle, et vous verrez que ce n’est pas trop de ces siècles silencieux pour mûrir la fécondité de l’art chrétien.

J’écarte le petit nombre de poëtes inconnus qui écrivirent dans le temps des persécutions ; j’écarte plusieurs compositions attribuées tantôt à Tertullien, tantôt à saint Cyprien, mais assurément contemporaines de ces grands hommes. La paix de l’Église est comme une aurore qui, de toutes parts, réveille les chants. Au moment où le christianisme prend, avec Constantin, la couronne des Césars, il semble qu’il va prendre aussi le laurier de Virgile, si nombreux sont les auteurs chrétiens qui écrivent en vers. Ce nombre est tel, que déjà il les faut diviser, et, adoptant la grande classification des anciens, nous distinguerons deux genres : l’épique et le lyrique. Le christianisme, vous le comprenez, n’avait pas encore ouvert le théâtre.

Ainsi deux genres existent déjà : et d’abord le genre épique, dans lequel je comprends, comme faisaient les anciens, la poésie didactique, par exemple les instructions contre le paganisme, données par le poëte Commodianus, ou encore le poëme contre les semi-Pélagiens de Prosper d’Aquitaine, devenu célèbre depuis par l’imitation qu’en a faite Louis Racine. Mais la direction principale, la tendance, l’effort général de la poésie chrétienne dès cette époque, c’est de réduire sous ses lois les récits du christianisme, de s’attacher à ces traditions bibliques qui sont le fondement même de la foi, de leur prêter l’éclat de la versification latine et les ornements dérobés aux auteurs païens : c’est là la pensée qui domine. En effet, nous voyons. des poëtes, comme Dracontius, saint Hilaire d’Arles, Marius Victor, s’attacher aux premiers souvenirs bibliques, aux scènes de la Genèse et à cette aimable simplicité du monde naissant. D’autres, comme Juvencus et Sédulius, se renferment dans l’histoire évangélique, et toute leur tentative est de reproduire, avec harmonie et fidélité, avec un certain ornement poétique, le texte même des Évangiles. Le caractère commun de tous ces poëtes, de tous ces traducteurs en vers de l’Écriture sainte, c’est une scrupuleuse et exacte fidélité. Il s’ensuit, d’une part, une gravité et une sobriété remarquables, c’est-à-dire qu’ils s’interdisent tout ce luxe d’épithètes et d’hyperboles auxquelles on s’attendrait d’abord, et les souffrances du Sauveur, l’ingratitude des Juifs, la froideur des disciples, ne leur arracheront pas plus une épithète amère, qu’elles ne l’arrachent à l’évangéliste lui-même, à l’écrivain sacré. De là résulte, dans tout l’ensemble de ces poëmes, une certaine solennité, une certaine grandeur. Mais, d’autre part, il faut bien reconnaître aussi que la sobriété est poussée jusqu’à la sécheresse : pas d’épisodes, pas de descriptions, presque pas de paraphrases et de commentaires ; le texte seul plié à la mesure de l’hexamètre imité, autant que possible, de la forme ancienne.

Nous comprenons les motifs de ce travail par l’explication même qu’en donnent les auteurs : car Sédulius, le plus populaire d’entre eux, dans son épître dédicatoire à l’évêque Macédonius, explique ainsi le motif qui a conduit sa plume : il déclare qu’il a voulu mettre au service de la foi des études commencées dans un autre dessein, et consacrer à la vérité les instruments prédestinés de la vanité car, dit-il, je sais que plusieurs esprits n’acceptent la vérité, ne la recueillent, ne la retiennent volontiers qu’autant qu’elle leur est présentée sous les fleurs poétiques, et j’ai cru « qu’il ne fallait pas repousser les gens de cette humeur, mais les traiter d’après leur naturel et leur besoin, afin que chacun selon son génie devienne le captif volontaire de Dieu[1].  » Ceci s’éclaire par ce que nous savons déjà des écoles romaines tout l’enseignement était fondé chez les anciens, comme il l’est resté au moyen âge, et avec une grande sagesse, sur l’exercice de la mémoire —et l’étude des poëtes. En Grèce on commençait par Homère, et, en Occident, par Virgile. Mais, avec Virgile, les chrétiens et les païens du cinquième siècle apprenaient par cœur, gravaient dans leur mémoire toutes les pensées, toutes les doctrines, toutes les images du paganisme. C’est contre ce paganisme que les premiers poëtes chrétiens s’efforcent de lutter ; c’est dans une pensée de-polémique, de controverse, qu’ils écrivent ; il s’agit pour eux de détrôner les faux dieux de ce siége envié qu’on leur a fait dans la mémoire et dans le cœur de jeunes enfants, et d’y faire asseoir un Dieu plus digne de l’enfance. Voilà pourquoi ils s’efforcent de retenir les formes virgiliennes, classiques, pures, tout en jetant dans ce moule antique des idées nouvelles, au risque de voir ces idées, pénétrant, en quelque sorte, la forme dans laquelle elles ont été reçues, finir par la faire éclater et par briser le moule.

Quelques-uns pousseront l’oeuvre jusqu’à réduire l’Évangile en centons et à faire, comme Faltonia Proba, une histoire du Sauveur en trois cents hexamètres, composés chacun de deux ou plusieurs fragments,de Virgile. Mais, sans s’abandonner à ces excès, Sédulius et Juvencus s’attachent à retenir la langue de l’antiquité et à beaucoup d’égards ils y réussissent ; ils ne sont inférieurs, sous ce rapport, à aucun des poëtes païens de leur temps. On reconnaît chez eux, à toute heure, l’imitation de Virgile, d’Ovide ou de Lucrèce. Sans doute l’imitation est souvent inintelligente ; par exemple, le vers où Virgile représente Cassandre élevant ses yeux suppliants au ciel parce que ses mains étaient enchaînées, servira pour exprimer le bon larron sur la croix tournant vers le Christ ses yeux parce que ses deux mains sont clouées au bois du supplice. Plus d’une fois, ce calque de l’antiquité manquera de goût et de justesse, mais enfin les poëtes qui s’y sont appliqués ont atteint leurbut ils ont obtenu deux- résultats, l’un qu’ils cherchaient et l’autre auquel ils n’avaient jamais songé.

Ils sont arrivés à faire pénétrer plus profondément et plus facilement les-vérités chrétiennes, sous ces formes poétiques, dans les classes lettrées du monde romain. Voilà ce qu’ils avaient voulu et ce qu’ils obtinrent. Mais ce qu’ils ne voulaient pas, ce a quoi ils n’avaient jamais songé et à quoi ils réussirent néanmoins d’une façon incomparable, ce fut de s’emparer, plus tard, d’une société qui n’était plus romaine, qui était chrétienne, mais barbare, et, à l’aide des poëmes chrétiens, d’y faire pénétrer le goût, et. jusqu’à un certain point, le génie et les traditions des lettres de l’antiquité. En effet ces deux chrétiens virgiliens pour ainsi dire, Sédulius et Juvencus, deviendront les instituteurs préférés de la jeunesse pendant tous les siècles barbares ce seront leurs poëmes évangéliques qu’on mettra dans toutes les mains, qui commenceront l’éducation de l’enfance. Après avoir trouvé des disciples, ils auront des imitateurs non-seulement en langue latine, mais aussi dans toutes ces langues nouvelles qui commencent à se former sur les modèles latins. C’est ainsi que l’Anglo-Saxon Cœdmon, ce prêtre qui, un jour, par la grâce de Dieu, se trouva inspiré et devint poëte, entreprendra aussi de chanter les origines du monde et la chute le premier homme. Plus tard, le moine franc Ottfried, vers le temps de Charlernagne, n’hésitera pas à écrire le grand poëme de l’Harmonie des Évangiles, s'efforçant le premier de faire retentir, dans la glorieuse langue des Francs, les louanges du christianisme.

Cependant tant d’efforts soutenus si longtemps n’arriveront pas à faire l’épopée chrétienne telle qu’on aurait cru qu’elle allait se dessiner. Ainsi en voyant, dès le cinquième siècle, Juvencus et Sédulius s’attacher à chanter la naissance, la vie et les souffrances du Christ ; en voyant tout l’univers chrétien rempli de cette même pensée ; tous les arts, depuis la peinture jusqu’à l’architecture, occupés à la reproduire sous mille formes ; en voyant enfin l’humanité chrétienne tout entière s’ébranler, au cri des croisades, pour délivrer le tombeau du Christ, ne semble-t-il pas que tout l’effort de la poésie doit tendre à réaliser ce type rêvé, et à faire le récit glorieux et immortel de l’avénement du Christ et de sa mission ?.C’est cependant à quoi la poésie chrétienne ne réussira jamais. C’est qu’en effet la poésie sollicite sans doute l’intervention de la Divinité, mais elle ne veut pas de la Divinité seule, il faut pour elle que l’humanité surtout remplisse le théâtre. Elle s’attache de préférence à ce qui est humain, parce qu’elle y trouve ce qui est passionné, ce qui est mobile, ce qui est pathétique,.ce qui est plein de changements, et par conséquent plein d’émotions diverses et contraires. C’est pourquoi la poésie chrétienne trouvera précisément ses principales ressources dans les événements, dans le développement temporel, guerrier, politique et militaire du christianisme. Les conquêtes de Charlemagne et de la chevalerie symbolisées, sous le mythe de la Table-Ronde, et la conquête des lieux saints, inspireront les romans de la chevalerie et aboutiront à l’épopée du Tasse. La découverte d’un monde infidèle par des chrétiens Inspirera l’admirable auteur des Lusiades. Ainsi c’est toujours dans l’humanité que la poésie, même chrétienne, trouvera son inspiration principale ; non pas qu’elle ne cherche à s’enfoncer dans les profondeurs de la foi, à retourner, s’il est possible, jusqu’à l’épopée divine ; qui, se compose de ces trois points la chute, la rédemption et le jugement. Mais lors même qu’elle retourne à cet éternel sujet qui n’a cessé de tourmenter les hommes, elle ne réussit à le traiter que .par ses deux extrémités qui sont humaines, le milieu qui est divin lui échappe. Je vois bien Milton, après tant de siècles, après que la Bible a commencé à subir quelques échecs par les controverses du protestantisme, arriver, avec l’interprétation la plus hardie, à s’emparer des premières pages de la Genèse pour en faire un poëme oui, mais il prend pour héros de ce ppëme l’homme, l’homme mortel, capable de devenir souverainement misérable, l’homme qui, depuis le commencement jusqu’à la fin, nous inquiète par sa faiblesse et nous rassure, en même temps, par l’élan qui le ramène à Dieu. De même aussi Dante nous fait. parcourir les trois royaumes de l’enfer, du purgatoire et du paradis ; mais il les a peuplés d’hommes semblables à lui, et c’est dans -leur entretien qu’il fera jaillir ces flots de poésie dont son siècle fut inondé. Au contraire, lorsque la poésie chrétienne a voulu toucher au mystère de la rédemption, lorsqu’elle a voulu toucher au nœud de l’épopée divine, elle a hésité, et quel que fût le génie de ceux qui s’y appliquaient, ce génie s’est trouvé arrêté, flottant dans ses conceptions qu’il y portât la piété qui respire dans les œuvres de Hroswitha, célébrant la sainte enfance du Sauveur, ou de Gerson, dans le charmant poëme intitulé Josephina consacré au même sujet ; qu’il y mît toute la forme savante et élégante de la Renaissance, comme Sannazar dans son livre de Partu Virginis, ou Vida dans sa Christiade ; qu’il y portât enfin la témérité de l’esprit moderne, et aussi les charmes d’une imagination rêveuse, d’un esprit admirablement doué, et trop dédaigné depuis, comme Klopstock néanmoins il échoue toujours. C’est qu’il y a encore trop de foi dans le monde chrétien, c’est que la figure auguste du Christ inspire trop de respect pour que les mains puissent s’en approcher sans trembler. Les peintres ont pu la tracer, parce qu’il n’y avait pas d’image authentique, mais les poëtes ne peuvent lui prêter la parole et l’action, parce que la réalité de l’Évangile les écrase. La Providence n’a pas voulu que rien de ce qui ressemblait a la poésie, à la fiction, pût envelopper ce dogme fondamental du christianisme sur lequel repose toute l’économie de la civilisation et de l’univers. Mais à côté de cette épopée chrétienne qui se dégage avec tant d’efforts des difficultés de son origine, il y a la poésie lyrique, libre épanchement de l’âme qui ne s’enchaîne par des vers que pour pouvoir se fixer et se transmettre. Dès les commencements du christianisme, des poëmes lyriques durent s’y produire. En effet, saint Paul lui-même exhorte les fidèles à chanter des cantiques, et on retrouve la. trace de ces chants en lisant la lettre de Pline à Trajan, ou bien celle où saint Justin décrit la liturgie des chrétiens de son temps. Ainsi encore, une antique tradition qui avait cours en Orient rapportait que saint Ignace, évêque d’Antioche, dans une vision, avait contemplé le ciel ouvert, et avait entendu les anges chantant à deux chœurs les louanges de la sainte Trinité. De la, n’avait introduit le chant à deux~ chœurs dans les églises d’Orient. Il y a quelque grâce et quelque majesté à faire descendre du ciel même l’origine du chant ecclésiastique.

Mais si l’Orient, dès le commencement du cinquième siècle, avait adopté le lyrisme chrétien ; il n’en était pas de même en Occident. Ce fut au temps de saint Ambroise, et dans une circonstance mémorable de la vie de ce grand homme, que le chant ecclésiastique s’établit dénnitivement en Italie. Saint Augustin a raconté ce fait de la manière suivante l’impératrice Justine persécutait saint Ambroise (386) : le peuple de Milan veillait, jour et nuit, autour de son évéque pour le dérober aux fureurs de l’impératrice, et lui, touché de leur fidélité, de ces longues nuits passées pour sa garde, et afin de sauver aux fidèles l’ennui de ces veilles interminables imagina à cette époque, d’introduire dans son église le chant des hymnes et des psaumes tel qu’il était en usage dans l’Orient. C’est de là qu’il s’est répandu peu à peu dans tout le reste de l’Eglise. Saint Augustin lui-même ne néglige pas de nous faire connaître l’impression profonde qu’exerçaient sur lui ces chants sacrés, et, parlant du jour de son baptême, il dit « Vos hymnes et vos cantiques, ô mon Dieu et le chant si doux de votre Église me remuaient, et me pénétraient, et ces voix ruisselaient à travers mes oreilles et elles faisaient couler la vérité dans mon cœur ; l’émotion pieuse y bouillonnait, les larmes débordaient enfin, et je me trouvais bien avec elles[2]. Cependant cet homme, qui sentait si profondément la musique, et peut-être parce qu’il la sentait trop profondément, éprouva des doutes, et se si le plaisir du chant ne nuisait pas au recueillement de l’âme, et s’il ne lui arrivait pas d’être trop attentive à la modulation harmonieuse qui venait charmer l’oreille. Par bonheur le scrupule d’Augustin ne subsistera ni dans son esprit, ni dans l’Église, et la cause de la musique religieuse sera gagnée. Saint Ambroise ne s’était pas borne introduire le chant lui-même avait composé les-hymnes qui devaient être chantées dans son église. On en a rassemblé un grand nombre sous son nom, qui sont plutôt l’oeuvre de ses disciples ou des temps postérieurs, mais qui ont été composées conformément a son esprit et aux règles qu’il avait données. On ne peut lui en attribuer avec fondement que douze, mais pleines d’élégance et de beauté, d’un caractère encore tout romain par leur gravité, avec je ne sais quoi de mâle au milieu des tendres effusions de la piété chrétienne ; l’esprit des temps primitifs y existe encore. Je citerai surtout celle qui commence ainsi :

Deus Creator omnium
Polique rector, vestiens
Diem decoro lumine,
Noctem soporis gratia.

Saint Ambroise lui-même nous apprend.qu’il en était l’auteur. La langue est encore antique, cependant la versification a déjà quelque chose de moderne c’est la petite strophe de quatre vers ïambiques de huit syllabes chacun, qui se prête facilement au remplacement de la quantité par l’accent, et ménage ainsi une place à la rime que nous avons vue introduite, de bonne heure, dans la versification chrétienne, que saint Augustin avait lui-même pratiquée dans son psaume contre les donatistes, qui revient pendant vingt-quatre vers, rimés deux à. deux, dans l’hymne consacrée par le pape Damase à sainte Agathe. Ainsi, la séquence du moyen âge est déjà trouvée: presque toutes sont ainsi coupées en strophes de quatre vers de huit syllabes chacun ; seulement le moyen âge remplacera la quantité par la rime, qui donnera à l’oreille cette satisfaction que la prosodie ancienne serait désormais impuissante à lui offrir. Chose étrange ce sera à la condition de rompre un jour et définitivement avec les formes anciennes que la poésie chrétienne arrivera enfin à la liberté sans laquelle il n’y a point d’inspiration et qui lui donnera cette prodigieuse richesse, cette verve, cette abondance du treizième siècle, et enfin cette majesté du Dies irae , et cette grâce inexprimable du Stabat mater.

Voilà les généralités de la poésie chrétienne à ses commencements. Cependant il faudrait nous demander si ce siècle où nous avons trouvé tant d’hommes éloquents n’en a pas produit quelques uns qui fussent véritablement touchés du rayon de la poésie ; s’il ne faut observer en eux que les obscurs commencements d’une chose destinée à devenir illustre, ou si déjà quelque inspiration s’y manifeste. Je réponds en dégageant de cette foule deux hommes qui méritent d’être rapprochés et connus : je veux dire saint Paulin et Prudence. Si la poésie devait se trouver quelque part, c’était assurément dans ces âmes disputées, qui, après une longue résistance de la chair et des passions, venaient, toutes meurtries, se réfugier dans la vie chrétienne. Cet âge est celui des consciences tourmentées : les esprits faibles hésitent, les forts se décident, et, dans ce grand ébranlement, ils trouvent l’inspiration, l’éloquence, la poésie. Ainsi Ambroise, Augustin et tant d’autres que nous avons vus avec eux. Ces grandes âmes avaient eu le courage de rompre, et, dans cette rupture, dans l’effort, elles avaient rencontré ce qui récompense toujours l’effort, c’est-à-dire la force qui vient d’en haut au secours de la volonté. Cette force est pour les uns le courage de l’action, pour les autres le courage de la parole, pour quelques-uns l’éloquence, pour plusieurs la philosophie, pour d’autres enfin elle devait être la poésie.

Paulin, qui portait pour surnoms ceux de Pontius Meropius, était d’une grande famille romaine, sénatoriale même. Il était né aux environs de Bordeaux c’était aux écoles de la Gaule qu’il avait trouvé la première éducation, et la Gaule avait alors les plus illustres maîtres de l’Occident. Le poëte Ausone avait été le premier instituteur de la jeunesse de Paulin et lui avait communiqué cet art des vers qu’il avait pousse jusqu’à une merveilleuse subtilité. Riche de son patrimoine et des domaines de sa femme, Paulin avait été revêtu de tous les honneurs : il était arrivé au consulat enfin, il n’était rien où, à de trente-six ans, il ne pût aspirer. Au milieu de ces changements continuels qui ébranlaient le trône des Césars, qui pouvait prouver que le descendant de tant d’hommes illustres ne serait pas appelé un jour à s’y asseoir ? Cependant, à cette époque, en 598, on apprit à Bordeaux que, clandestinement, à l’insu de toute cette aristocratie romaine, dont il était le parent ou l’allié, Paulin s’était fait initier au christianisme et avait reçu le baptême. Devenu chrétien, il s’était retiré dans ses domaines d’Espagne, où il vivait avec son épouse dans la retraite, mais non dans la pénitence déjà détaché des grandeurs de la vie, mais non de ses douceurs et de son prestige, comme on peut s’en apercevoir à cette prière en vers qu’il adressait dès lors à Dieu : « Maître souverain des choses, exauce mes vœux, s’ils sont justes. Que nul de mes jours ne soit triste, que nulle sollicitude ne trouble le repos de mes nuits ! Que le bien d’autrui ne me séduise pas, que le mien serve à ceux qui m’implorent Que la joie habite ma maison ! Que l’esclave né au foyer jouisse de l’abondance de mes récoltes Que je vive entouré de serviteurs fidèles, d’une épouse chérie, et des enfants qu’elle me donnera[3]. »

Ce sont les vœux d’un chrétien, mais non d’un anachorète. Paulin eut. bientôt après un enfant qu’il perdit au bout de huit jours. Ce lien rompu brisa tous ceux qui retenaient Therasia et lui aux choses de la terre tous deux résolurent ensemble de vendre leurs biens pour en distribuer le prix aux pauvres et vivre ensuite de la vie monastique et, cependant, dans cette fraternité simple que les vieilles et respectable mœurs du christianisme ont autorisée, et qui faisait que tant d’hommes saints, après leur conversion, gardaient auprès d’eux une épouse, qui devenait leur sœur dans une même communauté de prières et d’aumônes. Aussi Therasia sera la compagne de la retraite de Paulin, et, lorsqu’ils écriront aux grands de l’Eglise, ils signeront ensemble, Paulinus et Therasia, peccatores. Ils se retirent donc, non pas en Espagne, mais au fond de l’Italie, à Nôle, en Campanie, auprès du tombeau de saint Félix, martyr, pour lequel Paulin avait conçu une dévotion singulière. C’est là qu’ils vécurent dans la pauvreté et la pénitence. Ce changement avait fait l’étonnement d’abord, puis la colère de l’aristocratie romaine. Par quel égarement, un homme de ce nom,de cette naissance  ; revêtu de.tant d’honneurs, doué de tant de génie, avait-il pu tout à coup abandonner ses espérances et interrompre la succession d’une maison patricienne ? Ses parents ne lui pardonnaient pas, ses frères le reniaient, et ceux de sa famille qui passaient devant lui passaient comme le torrent, sans s’arrêter.

Mais, tandis que la société temporelle le repoussait, la société spirituelle lui ouvrait les bras, et Jérôme, Augustin, Ambroise, se félicitèrent de compter dans leurs rangs un grand docteur de plus. En effet, Paulin devint un théologien considérable ; mais il y avait en lui quelque chose de plus : l’âme d’un poëte s’était formée et s’était révélée dans ces déchirements intérieurs que lui avait coûtés sa conversion. Ausone, en apprenant le changement de son disciple, avait’ été d’abord atteint de désespoir, et lui avait écrit une lettre désolée dans laquelle il le suppliait de ne plus l’affliger ainsi : « Ne dédaigne pas le père de ton esprit. C’est moi qui fus ton premier maître, et le premier guidai tes pas dans la route des honneurs. C’est moi qui’ t’introduisis dans la société des Muses. Ô Muses, divinités de la Grèce entendez ma prière, et rendez un poëte au Latium[4]. »

Saint Paulin répond en vers du fond de sa retraite, et voici en quels termes « Pourquoi, dit-il, « ô mon père ! rappelles-tu en ma faveur les Muses que j’ai répudiées ? Ce cœur, consacré maintenant à Dieu, n’a plus de place pour Apollon ni pour les Muses. Je fus d’accord avec toi jadis pour appeller, non pas avec le même génie, mais avec la a même ardeur, un Apollon sourd dans sa grotte de Delphes, et pour nommer les Muses des divinités, en demandant aux bois et aux montagnes ce don de la parole qui n’est accordé que par Dieu. Maintenant un plus grand Dieu subjugue mon âme....Rien ne t’arrachera de mon souvenir, écrit encore Paulin à son ami pendant toute la durée de cet âge accordé aux mortels, tant que je serai retenu dans ce corps, quelle que soit la distance qui nous sépare, je te porterai dans le fond de mon cœur. Partout présent pour moi, je te verrai par la pensée, je t’embrasserai par l’âme ; et, lorsque, délivré de cette prison du corps, je m’envolerai de la terré, dans quel «  que astre du ciel que me place le Père commun, là je te porterai en esprit, et le. dernier moment qui m’affranchira de la terre ne m’ôtera pas la tendresse que j’ai pour toi ; car cette âme, qui, survivant à nos organes détruits, se soutient par sa céleste origine, il faut bien qu’elle conserve ses affections, comme elle garde son existence. Pleine de vie et de mémoire, elle ne peut oublier, non plus que mourir[5]

Voilà des accents qu’Ausone, avec tout son esprit et toute son érudition, ne trouva jamais;Son esprit, lui avait enseigné les artifices d’une poésie de décadence, d’une poésie qui excellait dans les acrostiches, dans les jeux d’esprit, dans les subtilités de toute espèce, mais jamais il ne lui avait enseigné les secrets de cette poésie du cœur dont Paulin fait jaillir la source ; dépassant son maître de si loin. En effet, il répudie l’inspiration des Muses païennes, mais il en connaît une plus puissante. Il n’abjure pas la poésie au fond de sa solitude de Nole, il se mêle encore a toutes les joies de ses amis, à toutes leurs douleurs, et partout où il y a une larme à essuyer, ou bien un bonheur à partager, les vers de Paulin arriveront. C’est ainsi, par exemple, que nous trouvons dans ses écrits un épithalame pour les noces de Julien et d’Ya, couple chrétien et on ne saurait dire avec quel charme il salue ces deux époux vierges, que le Christ va unir, comme deux colombes pareilles, au joug léger de son char. Il écarte bien loin ces divinités profanatrices des noces, Junon et Vénus, mais il rappelle les justes, les vraies et touchantes maximes du mariage chrétien, l’égalité nécessaire et féconde des époux devant Dieu, l’affranchissement de la femme, jadis esclave, et c’est à ces conditions qu’il promet à leurs noces la présence du Sauveur.

Tali conjugio cessavit servitus Evae.
Aequavitque suum libera Sara virum

Tali lege suis nubentibus adstat lesus
Pronubus, et vini nectare mutat aquam

[6]

Voilà assurément des pensées qui n’ont rien de classique et dans lesquelles respire déjà un esprit tout nouveau.

Vous retrouverez le même caractère dans les consolations qu’il adresse à des parents chrétiens sur la mort d’un enfant. Empruntant les images les plus charmantes de la foi chrétienne, il représente ce même enfant se jouant dans les cieux avec celui qu’il a lui-même perdu et dont la mémoire ne s’efface pas de son cœur, quoique pénitent il soit assis depuis tant d’années au tombeau de Nôle : « Vivez, jeunes frères, vivez dans cet éternel partage ; couple charmant, habitez ces joyeuses demeures ; et tous deux prévalez-vous de votre innocence, enfants, et que vos prières soient plus fortes que les péchés de vos parents. »

Vivite participes,aeternum vivite, fratres,
Et laetos dignum par habitate locos
Innocuisque pares meritis peccata parentum,
infantes, castis vincite suffragiis[7]

.

C’est charmant c’est bien supérieur à toutes tes idylles d’Ausone, à tous les panégyriques de Claudien nulle part encore nous n’avons trouvé ces larmes, cette vie et cette inspiration. Je pourrais parler encore de plusieurs autres compositions religieuses , car les oeuvres de Paulin sont abondantes, mais celles où se retrouve surtout l’inépuisable épanchement de cette âme si tendre, ce sont les dix-huit poëmes composés pour l’aniversaire de la fête de saint Félix. Ce martyr, au service duquel Paulin s’était consacré, avait fini par attacher son âme par ce lien, dont parle l’Ecriture, qui avait attaché l’âme de David à l’âme de Jonathas ; il ne saurait s’épuiser quand il s’agit de raconter la vie, les miracles, la fête, les honneurs de saint Félix, les pèlerinages qui se .font à son tombeau, l’église élevée auprès, les hommages qui lui viennent de toute l’Italie, et surtout, car ceci revient à chaque instant sous sa plume, la description de la fête populaire destinée à célébrer la mémoire de saint Félix : « Le peuple remplit les chemins de ses essaims bigarrés. On voit arriver les pèlerins de la Lucanie, de l’Apulie, de la Calabre, tous ceux du Latium enfermés entre deux mers. Les Samnites mêmes descendent de leurs montagnes. La piété a vaincu l’âpreté des chemins (vicit iter durum pietas ) ils n’ont point de cesse, et, incapables d’attendre le jour, ils cheminent à la lueur des torches. Non-seulement ils portent leurs enfants dans leurs sacs, souvent aussi ils amènent leurs bêtes malades. Cependant les murs de Nôle semblent s’étendre et égaler la cité reine qui garde les tombeaux de Pierre et de Paul.L’église resplendit du feu des lampes et des cierges. Les voiles blancs sont suspendus aux portes dorées, on sème de fleurs le parvis, le portail est couronné de fraîches guirlandes. et le printemps est éclos au milieu de l’hiver. » Puis, revenant sur lui-même, le poëte adresse cette prière au martyr : « Laisse-moi me tenir assis à tes portes, souffre que chaque-matin je balaye tes parvis, que chaque soir.je veille à leur garde. Laisse-moi finir mes jours dans ces emplois que j’aime. Nous nous réfugions dans ton giron sacré. Notre nid est dans ton sein. C’est là que, réchauffés, nous croissons pour une meilleure vie, et, nous dépouillant du fardeau terrestre, nous sentons germer en nous quelque chose de divin, et naitre les ailes qui nous égaleront aux anges. »

Et tuus est nobis nido sinus. Hoc bene foti
Crescimus, inque aliam mutantes corpora formam
Terrona exuimur sorde, et subeuntibus alis
Vertimur in volucres divino semine verbi.[8]

Ce sont encore de beaux vers, mais il y a plus : ils sont comme la chrysalide d’où sortiront ces deux autres vers de Dante, plus admirables encore

Non vaccorgete voi que noi siam vermi
Nati a formar l’angelica Farfalla.
C’est la même pensée ; et cette comparaison de

Dante, si souvent citée, a, comme vous le voyez, sa première ébauche dans un poëte qui le précédait. de bien loin.

Voilà déjà longtemps que, de concert avec vous, j’étudie les poëtes et que je cherche, à travers l’histoire, ce que c’est que la poésie. Après tant d’années, je connais la poésie, mais je ne la définis pas, il m’est impossible d’arriver à saisir, à considérer, pour ainsi dire, face à face, cette inconnue voilée à nos yeux, comparable à l’Amour dans l’histoire de Psyché, qui ne demeure qu’autant qu’il est invisible, dont la présence s’annonce par sa voix, par son accent, par les charmes mêmes dont il est entouré, mais qui s’échappe dès qu’on l’aperçoit. Ainsi la poésie existe pour moi: je reconnais sa présence. Et, quand je rencontre quelque part cette grâce charmante de l’imagination, cette tendresse infinie du cœur, ce charme insaisissable et que l’art ne donne pas, cette alternative d’un divin sourire et de larmes divines, je déclare que la poésie est là, et je n’en doute pas un moment. Voilà donc un poëte chrétien, un poëte incontestable mais il n’est pas seul. A côté de lui nous en trouvons un moins tendre peut-être, dans lequel respire moins cette âme de Pétrarque, mais plus poëte encore par l’abondance et la richesse de ses compositions je veux dire Prudence. En effet, Paulin était surtout évêque, Père de l’Eglise la poésie et la grâce lui étaient données par surcroît, mais le ministère, la fonction principale, l’unique vocation et la gloire de Prudence fut d’être le poëte des chrétiens. Ne en Espagne, à peu près au temps où Paulin naissait en Gaule, c’est à-dire en 548, il avait passé par les écoles, où il avait appris l’art de l’éloquence, l’art, dit-il, détromper en paroles sonores. Après d’éclatants succès de barreau, après avoir gouverné successivement deux villes dans sa patrie, enfin, après avoir été élevé à une dignité supérieure de la hiérarchie impériale qu’il ne définit pas, arrivé ainsi au-comble des honneurs auxquels pouvait aspirer un avocat dans les provinces, Prudence, alors âgé de cinquante-sept, ans, las des dignités et des affaires, résolut de retourner à Dieu ; la neige qui blanchissait déjà sa tête l’avertissait, ainsi qu’il nous le dit dans une sorte de petite préface, qu’il était temps de consacrer à Dieu ce qui lui restait de voix. Des diverses compositions qui devaient sortir de sa plume, les unes appartiennent à la théologie, à la polémique ; les autres appartiennent à l’inspiration lyrique. Cependant, malgré son intention de servir la foi catholique par là discussion, remarquez bien la hardiesse de cette expression, il ne s’exagère pas la puissance de ces armes qu’il va porter au service d’une cause sainte, et il en parle avec une humilité qui a aussi sa grâce : « Il est temps de consacrer à Dieu le reste de sa voix ; que les hymnes accompagnent les heures du jour, et que la nuit ne se taise point ; que les hérésies soient combattues, la foi catholique discutée, l’insulte prodiguée aux idoles, les vers glorieux aux martyrs, la louange aux apôtres. Dans la maison d’un riche on étale partout une opulente vaisselle ; la coupe d’or y étincelle, la chaudiere d’airain n’y manque pas. On y voit le vaisseau d’argile, et le plat d’argent large et lourd ; plusieurs vases y sont d’ivoire, d’autres sont taillés dans l’orme ou le chêne. Pour moi, le Christ m’emploie comme un vase sans valeur à d’humbles usages, et souffre que je reste dans un coin du palais de son Père. »

Me paterno in atrio
Ut obsoletum vasculum caducis
Christus aptat usibus,
Sinitque parte in anguli manere (1).

[9]

Vous voyez que Prudence s’annonce d’abord comme poëte, théologien et controversiste, armé pour le combat. Mais il ne s’y engagera pas, comme saint Prosper et plusieurs autres, pour se borner à mettre en vers les traités théologiques, et pour exprimer, avec une fidélité souvent servile, des pensées qui ne lui appartiendraient pas. Au contraire, Prudence ne cherche qu’en lui-même son inspiration et sa verve, et, dans les accents du poëte, plus d’une fois vous retrouverez les anciennes habitudes de l’orateur, surtout dans les deux livres composés contre Symmaque. Vous vous rappellez comment Symmaque avait adressé a Valentinien une requête pour le rétablissement de l’autel de la Victoire, et comment, après une réponse éloquente de saint Ambroise, il s’était vu refuser par l’empereur. Mais sa requête subsistait néanmoins, et passait de main en main, comme l’éloquente protestation du paganisme contre ceux qui renversaient ses derniers autels. C’est à cause de cette puissance qu’elle avait conservée sur les esprits, que Prudence croit devoir y répondre dans deux livres en vers.

Dans le premier, il s’attache d’abord à combattre par les arguments ordinaires le culte des faux dieux, puis à célébrer, avec des accents de triomphe, la défection de la noblesse èt du peuple de Rome, qui, peu à peu, abandonnaient ces divinités.mensongères pour passer au service du Christ. Il se plaît à compter toutes ces familles, ces descendants des Manlius et des Brutus, qui viennent se ranger un à un, autour du Labarum. Les idoles demeurent dans l’abandon mais ne craignez pas que le poëte demande de les renverser ; au contraire, il demande que, ces dieux ayant disparu, leurs statues soient sauvées et restent debout comme autant de monuments immortels, témoins du passe, et voici en quels termes il s’exprime, termes curieux pour nous montrer quelques-uns des usages du paganisme, et surtout celui-ci, dont l’archéologie n’e s’était jamais rendu parfaitement compte : on trouve très-souvent les statues anciennes couvertes d’un enduit dont on n’a pas toujours pu déterminer la qualité ; cet enduit en change la couleur. Prudence dit, en s’adressant aux sénateurs romains :

Marmora tabenti respergine tincta lavate,
proceres liceat statuas consistere puras,
Artificum magnorum opera ; haec pulcherrima nostra ;
Ornamenta fuant patrie, nec decolor usus
In vitium versae monumenta coinquinet artis[10]

On frottait les statues des dieux avec le sang des victimes : c’était une manière d’abreuver Jupiter du sang dont il avait soif. Ces vers, que je n’ai pas vu citer souvent, sont très-considérables, et j’y remarque surtout, pour moi, chez ce poëte, cette passion de l’art qui fait qu’un esprit, grand ennemi du paganisme, le paganisme une fois renversé, demande la conservation des statues, et leur ouvre, à deux battants, ces asiles que Rome prolongera et bâtira, de siècle en siècle, sous le nom de musées, pour y recevoir tous les trophées du paganisme vaincu.

Dans le second livre, il répond à ceux qui ont trouvé, dans la piété de Rome pour les faux dieux, la cause de ses. victoires. Il la cherche, lui, et la trouve dans ce dessein de la Providence, se servant des Romains pour réconcilier, discipliner, civiliser toutes les nations de l’Occident, préparer enfin les voies au christianisme, dont la tâche devait être plus facile, tout l’univers étant soumis à la même loi. C’est là que son patriotisme éclate, et qu’au nom de la grandeur de Rome il triomphe du refus de Valentinien de relever l’autel de la Victoire, renversée à jamais pour être remplacée par une protection plus haute, et il conclut par cette requête, à jamais mémorable, où il demande à Honorius, au fils de Théodose, l’abolition des combats de gladiateurs. Il vient de peindre l’amphithéâtre retentissant des cris des combattants « Que Rome, la ville d’or, ne connaisse plus ce genre de crimes. C’est toi que j’en conjure, chef très auguste de l’empire d’Ausone, ordonne qu’un si odieux sacrifice disparaisse comme les autres. C’est le mérite que te voulut laisser la tendresse de ton père « Mon fils, a-t-il dit, je te fais ta part ; » et il t’abandonna l’honneur de ce dessein. Empare-toi donc, ô prince d’une gloire-réservée à ton siècle. Ton père défendit que la ville maitresse fût souillée du sang des taureaux ; toi, ne permets plus qu’on y offre en hétacombes les morts des hommes. Que nul ne meure plus pour que son supplice devienne une joie ! Que l’odieuse arène, contente de ses bêtes féroces, ne donne plus l’homicide en spectacle sanglant ! Et que Rome, vouée à Dieu, digne de son prince, puis santé par son courage, le soit aussi par son innocence[11]. » Ceci, c’est la poésie mise au service, non du christianisme, mais de l’humanité qu’elle avait si souvent trahie.

Il serait peut-être plus instructif d’examiner les poëmes théologiques de Prudence, qui pénètrent jusque dans les dernières difficultés du dogme ; de chercher dans son poëme intitulé Hamartigenia,où il discute les objections élevées contre la divinité du Christ ; dans cet autre intitulé Psychomachia, où il s’occupe de l’origine du mal de chercher avec quelle hardiesse cet homme, voué jusque-là aux affaires, aux disputes du barreau, aborde les plus hautes questions de métaphysique, discute l’existence de deux principes, l’un du bien, l’autre du mal ; explique comment l’âme est capable de voir sans le secours des sens, retrace la lutte intérieure de la chair et de l’esprit. Ces vérités sont saisies et rendues avec une force qui paraît empruntée de Lucrèce, et qui rappelle le langage de l’ancien poëte philosophe de Rome ; d’autre part, à cause de la pensée chrétienne qui domine, on se croit déjà transporté dans ce paradis de Dante, où le poëte, enhardi par la présence de Béatrix, osera remuer les plus formidables questions de la théologie.

Mais Prudence est peut-être encore plus grand comme poëte lyrique. C’est dans ses deux recueils, intitulés l’un Cathemerinon, l’autre Peristephanon qu’il faut chercher ces hymnes, dont, douze sont consacrées à célébrer ou les différent.es heures du jour, ou les différentes solennités de l’année chrétienne, et quatorze à célébrer l’anniversaire de martyrs c’est là surtout qu’il montre avec quelle érudition, avec quelle persévérance il avait pénétré dans toutes les formes de la versification des anciens. Ainsi tous les mètres pratiqués par Horace se retrouveront dans ces hymnes, non avec la même pureté, mais avec la même variété, et souvent avec une régularité qui étonne pour un siècle de décadence : des passages entiers pourraient être cités comme des modèles d’une latinité supérieure à celle des poëtes latins de la fin du second siècle et même de la fin du premier. Les deux caractères de sa poésie sont la grâce et la force : la grâce paraît surtout lorsqu’il fait voir la terre prodiguant ses fleurs pour entourer et voiler le berceau du Sauveur ; ou bien quand il décrit les saints Innocents, ces fleurs du martyre que l’épée a moissonnées comme le tourbillon moissonne les roses naissantes, et qui, au ciel, sous l’autel même de Dieu, jouent, comme des enfants, avec leur palme et leur couronne. Et alors arrive une description du ciel qui, avec sa naïveté et son charme, nous fait assister d’avance aux plus admirables tableaux du pinceau de Fra Angelico da Fiesole, et je crois considérer déjà ces peintures angéliques, quand je vois Prudence représenter avec tant de grâce les âmes des bienheureux, qui s’en vont chantant en choeur et foulant à peine les lis de la prairie qui ne plient point sous leurs pieds.

Mais la force du’poëte éclate bien davantage lorsqu’il décrit les combats des martyrs et s’anime, pour. ainsi dire, de tout leur feu lorsqu’il représente saint Fructueux sur le bûcher, saint Hippolyte entrainé par des chevaux indomptés, ou bien saint Laurent sur le gril. Saint Laurent était, une des mémoires les plus chères au peuple romain, parce que cet apôtre, ce martyr de la foi, était aussi martyr de la charité ; et qu’il était mort, non pas seulement pour ne pas livrer le Christ qu’il portait en son cœur, mais ces trésors de l’Église, qui étaient conservés pour la nourriture des pauvres, et Rome lui en sut gré, car encore aujourd’hui, après la Vierge, il n’est pas de saint, pas même saint Pierre, qui ait autant d’églises a Rome que saint Laurent, tant le souvenir.de ce diacre, serviteur des pauvres, est resté populaire ! Prudence l’a chanté, et dans l’enthousiasme que lui inspirait la figure de ce jeune saint, il a voulu, au moment où il va rendre le dernier soupir, mettre dans sa bouche une prière où vous retrouverez l’inspiration des chrétiens, qui voyaient d’un œil assuré la destinée romaine : « Christ, nom unique sous le soleil, splendeur et vertu du Père, auteur du monde et du ciel, et véritable fondateur de ces murs, vous qui plaçâtes Rome souveraine au sommet des choses, voulant que tout l’univers servît le peuple qui porte la toge et le fer, afin de dompter ainsi sous les mêmes lois les coutumes, le génie, les langues et les cultes des nations ennemies. Voici que le genre humain tout entier a passe sous la loi de Rémus : les mœurs contraires se rapprochent en une même parole, en une même pensée. Ô Christ ! accordez à vos Romains que leur cité soit chrétienne, elle par qui vous avez donné une même foi a toutes les cités de la terre. Que tous les membres de l’empire s’unissent dans un même symbole. Le monde a fléchi, que la ville maîtresse fléchisse à son tour ; que Romulus devienne fidèle, et que Numa croie en vous. »

Mansuescit orbis subditus,
Mansuescat et summum caput.
Fiat fidelis Romulus,
Et ipse jam credat Numa[12]

Mais les pensées élevées, les expressions fortes, appartiennent à tous les hommes éloquents. Selon moi, ce qui fait le caractère distinctif et inimitable des poëtes, c’est la grâce, et c’est pourquoi elle marque, d’un premier sceau, toutes les compositions de Prudence : elles finissent toujours par un retour plein de charme sur lui-même, par ces pensées qui laissent une douceur infinie dans l’esprit, soit quand il montre la colombe blanche s’échappant du bûcher de sainte Eulalie, ou quand il invité les jeunes filles à porter au tombeau de la vierge martyre les violettes à pleines corbeilles, se réservant, lui, de tresser des guirlandes de vers pâles et fanés, « mais qui cependant ont un air de fête ; » ou encore lorsque, achevant le récit du martyre de saint Romain, le poëte pense à lui-même et conclut par ce vœu touchant « Je voudrais, rangé comme je le serai, à gauche, parmi les boucs, du moins je voudrais être reconnu de loin et qu’aux prières du martyr le juge miséricordieux se retournât en disant Romain m’a prié, qu’on m’apporte ce bouc, qu’il soit à ma droite, qu’il soit agneau et qu’il en revête la toison »

Velim sinister inter haedorum greges,
Ut sum futurus, eminus dignoscerer,
Atque hoc precante diceret rex optimus
Romanus orat transfer hune hœdum mihi
Sit dexter agnus, induatur vellere[13]

Cet homme, dont j’admire les vers, ne restera jamais sans admirateurs. Le moyen âge lui rendra un culte égal à celui que reçoivent les plus illustres docteurs, Boèce, Bède, saint Boniface. Tous les écrivains du septième siècle se plaisent à emprunter ses vers pour servir d’exemples à côté des plus beaux de l’antiquité. Plus tard, il est cité comme le premier et comme le plus illustre parmi les poëtes chrétiens. On voit enfin saint Brunon, archevêque de Cologne, au onzième siècle, un des hommes les plus savants de cette Germanie savante d’une époque mal connue, l’un des hommes de cette renaissance allemande que nous n’avons pas encore étudiée, et que nous étudierons peut-être un jour ensemble, mettre dans la bibliothèque de son église un exemplaire de Prudence ; et ce livre ne sortait pas de ses mains. Prudence fut en possession de cet honneur jusqu’à la Renaissance. La Renaissance entra dans l’école chrétienne ; elle y trouva des poëtes chrétiens au-dessous des poëtes païens auxquels on avait accordé, comme aux plus éloquents, la première place. Assurément Virgile et Horace y étaient restés dans cet honneur que l’antiquité leur avait fait, mais enfin on y trouvait des chrétiens, et comme leur langage n’avait pas toute la pureté cicéronienne, comme Prudence était convaincu d’avoir employé soixante-quinze mots qui n’avaient pas d’exemple dans les écrivains antérieurs, immédiatement toute cette foule de barbares qui, sous prétexte de christianisme, s’étaient introduits dans l’école, furent balayés, chassés, pour que les païens restassent maîtres du lieu. Il y avait aussi quelques raisons accessoires. Prudence avait quelques inconvénients avec son culte passionné pour les martyrs ; ces hommages sans nombre rendus aux saints, c’était là pour le protestantisme des témoins incommodes qu’il fallait faire disparaître et réduire au silence. Vainement quelques hommes de goût et dé savoir, Louis Vivès, par exemple, un des plus illustres et des plus zélés sectateurs de la Renaissance, réclamèrent courageusement et demandèrent qu’une place fût faite à ces instituteurs de nos pères : il fallut qu’ils disparussent. Soyons plus équitables que notre admiration soit assez large pour pouvoir rendre aux poëtes des premiers siècles chrétiens la justice qui pendant si longtemps ne leur fut pas refusée, et puisque Prudence, tout fervent, tout converti, tout pénitent qu’il était, avait la tolérance de vouloir que les statues mêmes des faux dieux restassent debout sur le forum, demandons, nous, que les images des premiers poëtes chrétiens soient replacées, elles aussi, debout devant l’école. Il n’y aurait là rien de téméraire : cependant, malgré tout ce que je me suis efforcé de vous montrer de poésie dans ces écrivains, dont je viens de vous tracer l’analyse trop longue peut-être, selon moi, la véritable poésie chrétienne, le fond même de cette poésie chrétienne, n’était pas là : il était ailleurs ; où cela ? c’est ce que nous verrons dans notre prochaine leçon.

  1. Sedulius, Epist. dedicat. ad Macedonium.
  2. S. Augustin, Conf. I IX, c. V.
  3. S. Paulin, Poem IV, Precatio
  4. Ausone, Ep. XXIV, ad Paulinum.
  5. S. Paulin, Carm. X, v. 18 et seq
  6. S. Paulin, Carm. XXII. Epithalam Juliani et Iae, v. 150
  7. S. Paulin, Carm. XXXIII, de Obitu Celo pueri , v.613
  8. S Paulin, Natalis III
  9. Prudence, Peristeph. Préface.
  10. Prudence, Contra Symmach., I, 502.
  11. Prudence, Contra Symmachum, II v, 1114 et seq.
  12. Peristeph., II ,412 et seq.
  13. Prudence, Peristeph., X, 1136 et seq.