Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Huitième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 249-277).


LA TRADITION LITTERAIRE


(HUITIÈME LEÇON)




Messieurs,


Nous avons vu ce que pouvait encore l’inspiration poétique au cinquième siècle, nous savons comment la majesté de l’épopée se soutint, par un dernier effort, dans les poëmes de Claudien ; comment le théâtre resta populaire et fit revivre la comédie de Plaute dans les scènes joyeuses du Querolus. Ces récits, qui avaient charmé les imaginations polies des anciens, ne lassèrent pas le monde devenu barbare, et longtemps encore les fables mythologiques, chassées du sanctuaire, se réfugieront, se défendront avec une incroyable opiniâtreté dans les mœurs, dans les arts, dans la poésie des nations chrétiennes. Cependant il faut bien reconnaître que l’inspiration antique va s’éteignant de jour en jour.

À vrai dire, la poésie des anciens était toute religieuse dans son principe et à ses plus lointaines origines ; la poésie était la prédication du paganisme, qui n’en connaissait pas d’autre ; c’était le cortège inévitable des mystères ; c’était pour le service des dieux que s’étaient racontées, pour la première fois, ces longues histoires destinées à se résumer un jour en poëmes épiques où furent célébrés les exploits des héros, fils des dieux. Les premiers chants avaient été des hymnes aux immortels. Quant à la tragédie, vous savez que le théâtre ne s’ouvrait pour elle qu’aux fêtes de Bacchus et qu’elle n’était qu’une partie du culte public. Aussi, quand je vois la poésie sortir des temples et se produire au dehors, se livrer aux profanes par Homère et Hésiode, avec Virgile pénétrer dans la familiarité d’Auguste et s’asseoir ensuite parmi les courtisans et jusqu’aux pieds du trône de Néron, alors je commence à m’inquiéter de sa destinée, et toutes mes craintes se justifient lorsque Claudien la fait entrer dans la domesticité de Stilicon et des autres ministres d’Honorius. L’inspiration n’est plus là ; mais ce qui vit dans les lettres antiques, ce qui est encore plein de durée, c’est la tradition : après le génie, c’est la science. Le génie n’a qu’un éclair, mais cet éclair agit sur l’esprit humain à ce point qu’il voudrait pour tout au monde le fixer, le retenir, et, s’il se pouvait, l’éterniser. La science s’en empare, et, par un effort prodigieux, concentré sur cette parole qui passe, qui a des ailes, elle la retient, la médite et en dégage l’idéal d’une éternelle beauté. Ainsi se perpétue la tradition du beau par les chefs-d’œuvre des grands hommes qui deviennent l’entretien, l’éducation des intelligences. En sorte qu’il n’y aura pas de siècle si malheureux qui ne trouve, pour ainsi dire, ses plaisirs d’esprit dans ces productions de l’âge d’or des littératures qui sont la consolation des époques les plus déshéritées. Nous avons donc à énumérer les services de la tradition, à montrer son rôle conservateur et bienfaisant, et son mode d’action ; aujourd’hui nous rechercherons comment la tradition littéraire se perpétua chez les anciens et par quel travail tout cet ensemble de science païenne passa dans le sein du christianisme.

Les traditions littéraires se perpétuent dans l’antiquité, comme dans tous les temps, surtout par les écoles, par l’enseignement. Quelle était donc la constitution de l’enseignement chez les Romains ? Nous rencontrons encore ici une de ces questions éternelles comme toutes les grandes questions : l’enseignement a-t-il été constitué sous l’empire du principe d’autorité ou du principe de liberté ?

Dans la première période de l’antiquité romaine, l’enseignement paraît libre, ou plutôt il fait partie de cette autorité, de cette toute-puissance domestique sur laquelle le législateur n’avait pas osé porter la main. Le père de famille à son foyer, au milieu de ses lares et de ses pénates, représente Jupiter ; et l’empire domestique qu’il s’est fait est aux yeux des Romains le type, le modèle, la secrète puissance de cet empire universel qu’ils porteront aux extrémités du monde. Aussi, longtemps encore la loi ne s’inquiétera pas de savoir quels maîtres il fait asseoir à ses côtés, à quelles écoles il envoie ses fils, et quand Cratès de Mallos viendra ouvrir la première école de grammaire, Carnéade la première école de rhétorique, les pères achèteront au marché quelques-uns de ces philosophes qui se vendaient si cher, qui coûtaient jusqu’à quatre cent mille sesterces par an, et bientôt l’enseignement se répandra tellement, qu’on ne comptera pas, au temps de César, moins de vingt écoles publiques. Cependant les excès des rhéteurs, la facilité dangereuse de cet art qui se chargeait de prouver le pour et le contre, le vrai et le faux, ne tardèrent pas à alarmer la vieille gravité romaine, et alors les censeurs Cnéus Domitius et Licinius Crassus rendirent le décret suivant : « Nous avons appris que certains maîtres introduisaient un nouveau genre de discipline, qu’ils se nommaient rhéteurs latins. Nos ancêtres ont réglé ce qu’il leur convenait de faire apprendre à leurs enfants, et quelles écoles ils voulaient leur faire fréquenter. Ces nouveautés, contraires aux coutumes de nos aïeux, ne nous plaisent point et ne nous paraissent point justes. C’est pourquoi à ceux qui tiennent ces écoles et à ceux qui les fréquentent nous avons cru nécessaire de faire connaître notre décision, savoir que leurs écoles nous déplaisent. »

On voit ici la sévérité censoriale de la vieille Rome, en même temps il faut reconnaître son impuissance, car bientôt cette censure expira et les écoles des rhéteurs se rouvrirent de toutes parts. Ce ne fut que plus tard que la politique romaine comprit que l’enseignement privé pouvait être, non pas étouffé, mais seulement guidé, et recevoir un concours utile en même temps qu’une direction lumineuse, par la fondation d’un enseignement public.

César paraît être le premier qui attache à l’enseignement des priviléges, et qui en l’honorant le modère et le contient ; Vespasien fixe la dotation des professeurs publics à cent mille sesterces, et au Capitole s’ouvrent ces écoles impériales que devait hanter la jeunesse de tout l’univers ; Adrien bâtit l’Athénée, honore l’enseignement auquel il accorde des priviléges, qu’Antonin étend aux provinces ; Alexandre Sévère fonde des secours (stipendia) pour les écoliers pauvres et de familles honorables. L’enseignement impérial se constitue, le professorat devient une magistrature, les traditions littéraires entrent au nombre des institutions publiques de Rome, et, en même temps, la liberté prospère à leur ombre ; car cette époque est aussi celle où nous trouvons dans les lettres de Pline le Jeune un admirable document qui nous montre des familles associées dans une cité, sous l’inspiration d’un homme de bien, pour y fonder le premier refuge littéraire ouvert aux enfants d’une ville. Un jour, à Côme, le jeune fils de l’un des habitants vient avec son père saluer Pline dans sa bibliothèque : «  Étudiez-vous ? demande Pline au jeune homme. — Oui. — En quel lieu ? — À Milan. — Pourquoi pas ici ? — Le père : Nous n’avons pas de maîtres. — Et pourquoi ? Il était pourtant de votre intérêt, pères de famille, de retenir vos enfants près de vous. Quoi de plus consolant, de plus économique, de plus rassurant pour les mœurs ? Est-il donc si difficile de réunir des fonds pour engager des maîtres ? Moi qui n’ai pas d’enfants, je suis prêt, pour l’amour de cette cité que je regarde comme une fille ou comme une mère, à prendre à ma charge le tiers de la somme. Je promettrais tout, si je ne craignais que ce présent ne fût dangereux comme il arrive en plusieurs endroits où les professeurs sont payés sur les fonds publics. Ceux qui usent négligemment des deniers d’autrui veilleront aux leurs, et prendront soin que l’argent s’il vient d’eux, ne tombe pas en des mains indignes. Que vos enfants, élevés au lieu où ils naquirent, apprennent de bonne heure à aimer le sol natal, et puissiez-vous attirer des professeurs si célèbres, qu’un jour les villes voisines envoient leurs fils à vos écoles[1] ! »

Il ne se peut rien de plus moderne, de plus judicieux, de plus bienveillant ; on se croirait transporté à des époques bien plus voisines de nous ; on ne voit pas cependant que l’antiquité ait ouvert des écoles d’esclaves et que cette pensée d’universalité de bienfaits littéraires soit entrée dans son esprit.

Arrivons aux empereurs chrétiens. Constantin, loin de vouloir éteindre la lumière antique, se fait le protecteur des lettres et le bienfaiteur de l’enseignement public ; il écrit au poëte Optatianus : « Je veux que dans mon siècle un accès facile soit ouvert à la parole, et qu’un témoignage bienveillant soit rendu aux études sérieuses. »

Trois lois du même prince, datées des années 321, 326 et 333, rappellent et remettent en vigueur les anciennes constitutions impériales et accordent aux professeurs publics, c’est-à-dire aux médecins, aux grammairiens et à tous ceux qui enseignaient les lettres, l’immunité des charges municipales, l’exemption du service militaire, de toute prestation en nature et en logement qu’exigeait le fisc impérial, et étendent ces prérogatives à leurs femmes et à leurs enfants, afin que beaucoup puissent être appelés aux études libérales : quo facilius liberalibus studiis multos instituant[2]. En même temps, la loi les garantit contre toutes injures personnelles, punissant d’une amende de cent mille pièces d’or quiconque les aurait publiquement insultés ; si c’est un esclave, il sera châtié, battu de verges en présence de la personne insultée, afin qu’elle jouisse du châtiment[3]. Une loi de Valentinien et Gratien, de 376, prend une mesure plus bienfaisante en fixant la dotation des professeurs publics dans les cités de la Gaule ; elle veut que, dans toutes les métropoles, un traitement annuel soit assuré aux rhéteurs et grammairiens grecs et latins ; on donnera aux rhéteurs vingt-quatre annones, c’est-à-dire vingt-quatre fois la solde militaire, et aux grammairiens grecs et latins douze. À Trêves, les rhéteurs recevront trente annones, les grammairiens latins vingt, et les grammairiens grecs, s’il s’en trouve de capables, douze seulement[4]. Vous voyez qu’en Occident l’enseignement grec était sacrifié à la tradition latine. C’était le contraire en Orient.

Ainsi s’établissaient les priviléges, la dotation, les prérogatives de l’enseignement public. Mais c’était peu de s’occuper des maîtres, il fallait songer aux élèves, établir la police des écoles, et c’est ce que fait Valentinien dans un règlement daté de 370 : « Ceux qui viennent à Rome pour le besoin de leurs études doivent être munis du consentement des magistrats provinciaux. Ils déclarent en arrivant à quelle étude ils se destinent ; leur demeure doit être connue au bureau du cens. Les fonctionnaires du cens les avertissent sévèrement de se comporter en gens de bien, craignant la mauvaise renommée, évitant ces associations qui sont le premier pas du crime, consociationes quas proximas esse putamus criminibus. Ils les inviteront à ne pas fréquenter trop ardemment les spectacles publics, à ne pas se mêler aux banquets désordonnés. Ils auront la faculté de punir par les verges les contrevenants, de les renvoyer de Rome, et de les embarquer pour leur province. Ceux qui n’encourent pas de censures peuvent poursuivre leurs études jusqu’à l’âge de vingt ans, après quoi le magistrat s’assurera de leur départ, on y pourvoira malgré eux. Un rapport des bureaux de Rome sera envoyé chaque mois aux magistrats provinciaux : chaque année on adressera un mémoire à l’empereur pour lui désigner les sujets les plus dignes d’emplois[5]. »

À mesure que l’arbre avait grandi et que son feuillage était devenu plus épais, il y avait moins de place au soleil autour de lui, et l’enseignement privé trouvait moins de liberté. Une loi de Julien, de 362, considérant que les maîtres doivent exceller par les mœurs et par l’éloquence, décide que celui qui prétendra aux honneurs de l’enseignement devra se soumettre à l’examen de la commission municipale, de la curie, dont le jugement devra être sanctionné par l’approbation du prince. Cette décision est prise contre les chrétiens, pour écarter de la chaire ceux qu’il abhorre, ceux qu’il honore du nom de Galiléens ; mais ce décret se retournera un jour contre ses auteurs.

En 425, Théodose le Jeune et Valentinien III rendent un décret qui permet aux professeurs privés l’enseignement chez les pères de famille, mais leur défend de tenir des écoles publiques, afin de leur fermer cette voie qui mène à la fortune et peut-être aux honneurs ; en même temps on interdit l’enseignement domestique aux professeurs publics, sous peine de perdre leurs priviléges[6].

Ainsi, comme M. Naudet l’a résumé dans un excellent mémoire, il y a à considérer trois périodes dans l’enseignement romain : au commencement, liberté absolue de l’enseignement privé, pas d’enseignement officiel ; à la fin, plus d’enseignement privé, mais l’enseignement public tout-puissant ; pendant l’âge d’or de l’empire romain, pendant la plus longue et la plus belle période, présence simultanée d’un enseignement officiel honoré, soutenu des encouragements de l’État, et cependant liberté générale qui permet à tout homme capable, instruit, de venir faire preuve de son savoir en entreprenant l’éducation de ses jeunes concitoyens.

Il ne faut pas croire que les mesures prises recevront leur entier accomplissement, pas plus celles de Julien que celles de Théodose le Jeune, et de toutes parts s’ouvrent ces écoles privées qui alarment la timidité et provoquent l’inquiétude du législateur : c’est que l’année 425 touchait de bien près à ces formidables invasions qui arrachèrent la Gaule, qui avaient déjà arraché l’Espagne, qui enlevaient successivement toutes les provinces de l’empire à Rome et à ses Césars. Ces lois n’y devaient jamais être en vigueur, car bientôt sous les menaces continuelles des invasions et les progrès de la barbarie, les cités ruinées se trouvèrent hors d’état de soutenir ces dotations considérables imposées par Antonin et renouvelées par Gratien ; alors l’enseignement public disparut et n’eut plus de refuge que dans les écoles privées. À Toulouse, à la fin du sixième siècle, il n’y a pas moins de trente grammairiens, auxquels on laisse une si grande liberté, qu’ils s’assembleront et délibéreront entre eux, mais non pas, il est vrai, de manière à exciter les ombrages de la politique mérovingienne ; car ils se rassemblent pour savoir si l’adjectif doit toujours se rapporter à son substantif et si le verbe a toujours un fréquentatif, si on pourra dire lego, legito comme on dit moneo, monito.

Ainsi constitué, l’enseignement pourra s’étendre, pénétrer jusqu’aux extrémités de l’empire : nous l’avons vu s’établir à Trêves, et sur les bords du Rhin, à Xanten, on trouvera un autel attestant la restauration d’une école, à cette extrémité du Nord, par Marc-Aurèle et Lucius Verus. À Autun, à Clermont, à Bordeaux, à Poitiers, à Auch, à Toulouse, à Narbonne, partout fleuriront ces écoles innombrables dont Ausone a porté aux nues les professeurs, les grammairiens grecs et latins, Homère a même trouvé dans une de ces villes un critique, un nouvel Aristarque, qui éclaircira les passages obscurs et contestés de ses œuvres.

L’île de Bretagne offre le même spectacle ; là de bonne heure Agricola, l’un des conquérants, s’était appliqué à faire vivre l’éloquence avec les mœurs romaines, persuadé qu’en jetant la toge sur leurs épaules il finirait par amollir le courage de ces fiers Bretons et désarmer leurs bras.

Quand la Bretagne cesse de faire partie de l’empire, la culture romaine y demeure à ce point, que les traditions de l’Énéide se confondent avec les traditions fabuleuses du pays de Galles ; les mêmes chants qui célèbrent Merlin l’enchanteur célèbrent encore Brutus comme premier fondateur de l’empire des Bretons, et enfin, dans leurs légendes populaires, ils vantent aussi l’ancienne ville latine de Caërléon, où s’élevaient tant de thermes, de palais, d’écoles, et où l’on ne comptait pas moins de quarante philosophes.

En Espagne, le même mouvement intellectuel se fait remarquer. Dès le temps de la république, Sertorius avait fondé à Huesca une école où s’enseignaient les arts libéraux ; plus tard vous savez quelle légion de beaux esprits sort d’Espagne pour venir à Rome : Quintilien, Sénèque, Lucain et bien d’autres.

Au temps de Théodose on voit fleurir tant de poëtes, d’orateurs de cette nation, qu’ils ne gagnent pas leur vie au milieu de la grande multitude des rhéteurs de leur pays, et qu’ils passent les Pyrénées pour aller chercher fortune au delà des montagnes.

Aussi, désormais, toute correspondance pourra être interceptée entre le centre de l’empire et les provinces, et cependant la tradition se maintenir à travers les temps les plus défavorables ; elle percera la profonde obscurité des âges où toute lumière semble éteinte. Les écoles impériales subsisteront jusqu’à la fin du septième siècle, non-seulement dans les Gaules, mais en Italie, mais en Espagne et sur tous les points de l’ancien monde romain. En Italie, jusqu’au onzième siècle, les maîtres laïques poursuivront leur enseignement à côté des écoles ecclésiastiques, comme pour rattacher la fin des anciennes écoles impériales à l’origine même des universités, et particulièrement de l’université de Bologne. Malgré les différences qui les distinguent entre elles et qui les séparent des anciennes écoles impériales, ces universités continuent l’enseignement public de l’antiquité par un professorat privilégié et une instruction accessible à tous.

De même qu’Alexandre-Sévère a fondé des bourses pour les écoliers pauvres, ainsi s’ouvriront dans Paris, dans Bologne, ces innombrables colléges qui recevront les pauvres étudiants du moyen âge venant s’asseoir sur la paille aux pieds des maîtres et recueillir leur parole. L’esprit des universités tient à l’antiquité par un côté, et cependant ce nouvel esprit qui naissait, du temps des empereurs, dans les écoles et les lois, était déjà tout moderne et tout empreint du christianisme présent dans le monde et qui faisait effort pour pénétrer dans les institutions. L’antiquité aima la science ; mais, comme l’avare aime son trésor, elle aima la science plus que l’homme, et elle craignit de la déshonorer si elle la répandait. Le christianisme a aimé la science, mais il a aimé l’homme encore plus, il disait : Venite ad me omnes. Il honorait la parole publique et l’encourageait par les canons de ses conciles, parce que la parole était son arme favorite, parce que la parole lui avait subjugué et ramené le monde, et il la répandait avec profusion.

Voilà pourquoi, dès le temps de Charlemagne, chaque province ouvrait des écoles aux fils des paysans et des serfs, et que l’évêque tenait une école supérieure gratuite, entretenue des deniers des riches bénéfices de son église et où les grades étaient accessibles à tous ; auprès se multipliaient les colléges et les hospices destinés à recevoir les étudiants nécessiteux et les pèlerins venus de loin ; les legs pieux faits dans ce but étaient encouragés, et nous avons dix ou douze dispositions de saint Louis relatives à la fondation de bourses et de colléges. Les hommes les plus considérables de la chrétienté, des gens comme Albert le Grand et saint Bonaventure, consument leurs veilles et ne croient pas les perdre, en multipliant les abrégés de l’Écriture sainte pour les étudiants pauvres, biblia pauperum ; ils ne craignent pas d’ouvrir trop larges les portes du savoir et de provoquer par une éducation trop libre des vocations impuissantes et dangereuses pour la société. Jamais le christianisme ne connut ces craintes, il fit luire la science, comme Dieu fait luire le soleil sur les bons comme sur les mauvais, laissant toute responsabilité à ceux qui usent mal de la lumière, et ne songeant pas à l’éteindre.

Il s’agit maintenant de savoir quel était l’enseignement donné dans ces écoles dont nous venons de voir l’origine, le nombre et la durée.

Nous trouvons d’abord qu’au cinquième siècle, à l’époque qui nous occupe, l’esprit de l’enseignement est encore profondément païen. Nous en avons la preuve dans l’écrit d’un savant dont j’ai déjà fait connaître un ouvrage : le Commentaire sur le songe de Scipion. Macrobe a écrit aussi, sous le titre de Saturnales une sorte d’encyclopédie du savoir antique, tel qu’il était conservé par les traditions littéraires. Pour donner à cette étude aride et effrayante le prestige de ces dialogues dont Cicéron avait introduit l’usage dans la littérature latine, il suppose que le jour des Saturnales se rassemblent chez Prétextât un certain nombre d’hommes de lettres et de nobles : Symmaque, Flavianus, Cæcina Albinus, Avienus, le rhéteur Eusèbe, le grammairien Servius, et tous ensemble passent le jour en fêtes, en festins et en conversations philosophiques. Le matin ont lieu les discussions sérieuses, et le soir on porte à table une humeur plus joyeuse et des propos enjoués. Ces sages, réunis de la sorte et jouissant du repos, bonheur si rare dans une ville d’affaires, agitée de grandes préoccupations politiques, comme l’était Rome sous Théodose, chercheront leurs délassements naturels dans ces sciences dont ils ont reçu les éléments dès leur jeunesse, et tout ce qui va revenir dans leurs discours nous montre ce qui constituait l’éducation d’un savant, d’un lettré, à la fin du quatrième siècle. La conversation s’engage d’abord sur la fête des Saturnales. Prétextât, qui connaît mieux que tout autre la science des choses sacrées, est interpellé sur l’origine de ces observances. « Il n’ira pas en chercher la source dans la nature secrète de la divinité, mais il empruntera ses explications aux récits mêlés de fables, ou aux commentaires que les philosophes en ont faits. Car les raisons occultes, et qui dérivent de la source pure de la vérité, ne peuvent être révélées même dans les mystères, et celui qui s’élève jusqu’à elles les doit tenir ensevelies dans le secret de son intelligence[7]. » — Vous reconnaissez ici ce vieux caractère jaloux du paganisme, cette résolution de faire deux théologies, comme il y a deux sciences, deux politiques, la théologie du savant et la théologie de l’ignorant, la théologie des patriciens et la théologie des plébéiens.

Prétextât ne donnera que la moitié de sa pensée, de peur de trahir, de propager le secret des mystères ; cependant il va bien loin dans ses aveux, il finit par dire que les divers noms des dieux ne constituent qu’une seule divinité qui est le soleil ; à lui doivent se rapporter par des interprétations physiques, allégoriques, tout ce qui a été dit de ces dieux dont on a encombré le vieil Olympe et le vieux Parnasse[8]. Il croit avoir par là sauvé le paganisme, et c’est par là qu’il le tue ; en donnant refuge à ses dieux dans le soleil, il ne prend pas garde que les chrétiens ont déjà reconnu dans cet astre divinisé par lui le premier serviteur de Dieu. Prétextât eût été bien étonné s’il eût vu s’asseoir à sa table un autre écrivain de ce temps qui, dans une thèse admirable et trop peu connue, donnant la parole à cet astre adoré par les anciens, lui prêtait d’énergiques accents pour réprouver ce culte dont on l’insultait en faisant le rival, l’ennemi de Dieu de celui qui en est l’immortel serviteur. La théologie de Prétextât, qui fait le fond de cet enseignement, est profondément imprégnée de paganisme, et toute la sagesse d’Alexandrie n’est pas arrivée à la transformer et à la purifier.

Comme dans son discours Prétextât a nommé Virgile, le rhéteur Evangèle, qui était présent et qui jouait le rôle de critique, de provocateur, se jette sur ce nom de Virgile en disant qu’on a prêté au poëte beaucoup d’intentions qu’il n’eut jamais[9] ; — Symmaque répond au rhéteur en faisant l’éloge de Virgile. — Prétextât prend aussi sa défense et le regarde comme le plus versé des anciens dans le droit pontifical et la science des antiquités religieuses ; il se plaît à montrer comment Virgile a distingué tout ce qui tient à la liturgie sacrée, comme il se garde bien de confondre les différentes espèces de dieux et de victimes, sachant le culte particulier qu’il faut rendre non-seulement aux dieux indigènes, mais encore aux dieux étrangers[10]. — Flavianus, renchérissant sur ce discours, loue Virgile d’avoir, mieux qu’un autre, possédé la science comme le droit augural des auspices et des présages. Les commentateurs littéraires se chargent ensuite de faire voir comment Virgile a répandu des théories philosophiques dans son poëme, tout ce qu’il y a chez lui de savoir astronomique, quels emprunts il a faits aux Grecs, avec quel art prodigieux il sait enlever à Homère un or que tantôt il montre et tantôt il cache, et comment il a su profiter des trésors d’Ennius[11]. Ils le mettent enfin au-dessus de Cicéron lui-même, pour avoir connu toutes les sources du pathétique, fait agir tous les ressorts de l’éloquence, aussi grand orateur que grand poëte. Voilà les entretiens sérieux des matinées de ces jours si savamment remplis.

Quant aux soirées, elles reproduisent encore une partie de l’enseignement qui se donnait chez les grammairiens et les rhéteurs. Je n’en veux d’autre preuve que ces jeux d’esprit, que ces gageures que se proposent les convives et que nous trouvons indiqués chez Sénèque le rhéteur. Dans les écoles du temps de Sénèque, où il n’était plus permis de discuter sur la loi agraire ni d’agiter au forum les intérêts de l’empire, entre autres questions propres à exercer l’éloquence des jeunes Romains et à remplir les loisirs de ces patriciens désœuvrés, nous rencontrons celle-ci : Quel est le premier de l’œuf ou de la poule ? Il s’agit de savoir si le monde est l’ouvrage du hasard ou d’une souveraine sagesse ; s’il est l’ouvrage d’une souveraine sagesse, elle a dû commencer par le bon commencement ; le commencement logique, naturel, est-il la poule ou bien ne serait-il pas l’œuf ? Je vous laisse sur ce point, comme le fait le dialogue des Saturnales[12]. Il nous suffit d’avoir une idée des futilités de cet enseignement qui se prétendait si grave, si savant, et qui voulait réunir tout ce qui restait de l’antiquité.

Macrobe cependant passera à la postérité : nous le retrouverons dans un écrit d’Alard de Cambray, intitulé : Livres extraits de philosophie et de moralité ; il y est mentionné, après Salomon, Cicéron, Virgile ; ainsi il était devenu assez populaire pour être cité, non pas en latin seulement, mais en langue vulgaire par un poëte.

Voilà l’esprit de l’enseignement romain ; voyons maintenant en détail quelles étaient les sciences qui s’exprimaient par la voix de ces maîtres.

L’enseignement supérieur à Rome comprenait trois degrés : la grammaire, l’éloquence et le droit. La grammaire et l’éloquence étaient enseignées dans toutes les villes de la Gaule, comment n’auraient-elles pas été enseignées à Rome ? Le droit avait ses chaires spéciales ; aucun enseignement juridique officiel n’existait dans les villes des provinces, et Justinien ne connaît que trois villes où il y ait des écoles de droit : Rome, Constantinople et Béryte. On étudiait donc le droit à Rome ; quant aux autres connaissances qui formaient l’accessoire indispensable d’une grande éducation littéraire, on ne peut pas douter qu’elles n’y fussent professées, puisque Cicéron, comme Platon, demandait des musiciens et des géomètres pour en faire des orateurs, pensant que, sans ces connaissances, le discours serait obligé de se réfugier dans les vaines déclamations, les jeux d’esprit, les tirades sonores, au lieu d’être puisé dans une instruction bien faite et dans les entrailles même du sujet. La géométrie, la dialectique, l’astronomie, la musique, devaient donc entrer dans cet ensemble de sciences enseignées à la jeunesse romaine.

Pour ne parler que de la grammaire qui semble résumer tout, ce qui a donné lieu à plus d’une méprise, elle ne se borne pas à l’art élémentaire de parler et d’écrire correctement. Suétone et tous ceux qui se sont occupés de grammaire déclarent expressément que, bien loin de se borner à l’étude de la langue, elle s’étend à l’explication et à la critique de tous les grands ouvrages de l’antiquité, à la lecture et à l’interprétation des poëtes ; son devoir n’est pas seulement de lire, mais de comparer et de juger. Elle comprenait deux parties : la philologie et la critique ; en France elle s’étendait dans le cercle des anciennes études jusqu’à la rhétorique exclusivement ; elle comprenait les humanités et la lecture de tous les grands orateurs et poëtes anciens.

La philologie n’était pas chez les anciens une science aussi rudimentaire que vous pouvez le croire ; à entendre Varron et les anciens jurisconsultes faire dériver lucus a non lucendo et testamentum de testatio mentis, le sourire vient sur nos lèvres ; mais nous n’imaginons pas ce qui se cachait de savoir et de travail dans le débrouillement du chaos des anciennes langues ; les uns tiraient tous ces éléments divers et confus, dont se composait le vieux latin, de la langue grecque ; les autres, du vieil idiome national ; de là deux écoles contraires : les romanistes et les hellénistes, qui se disputèrent durant des siècles.

Un autre problème diversement résolu était celui-ci : quel est le plus ancien et quel est le maître en ce monde de l’autorité ou de la liberté, du fini ou de l’infini ? Ceux qui faisaient tout résider dans la mobilité accordaient tout à l’usage, qui change les mots, à l’irrégularité, à l’anomalie. Ceux qui s’attachaient à l’infini, à l’immuable, à l’éternel, les idéalistes en un mot, ceux-là faisaient profession de mettre par-dessus tout la loi, la règle qui doit subjuguer l’usage par la raison et faire prévaloir l’analogie. De là deux autres sectes : les anomalistes et les analogistes.

Toutes les disputes sont donc transportées sur le terrain de la grammaire, et c’est là que tous les trésors de la science antique viennent se réunir. N’était-ce pas, en effet, dans une décomposition laborieuse de la langue latine que l’on pouvait retrouver les origines d’institutions dont tant de traces avaient disparu ? N’est-ce pas là, dans cette étude aride et ingrate des étymologies latines, que nous allons les chercher nous mêmes ? et puis-je oublier que c’est ainsi que M. Ballanche a trouvé, avec une divination merveilleuse, les secrets de ces institutions qui étaient restées un livre scellé sous la main des jurisconsultes ?

Voilà pour la philologie.

Quant à la critique, nous voyons de bonne heure les grammairiens s’attacher aux vieux poëtes Nævius, Ennius, Pacuvius ; tous ceux-là ont été commentés, critiqués de mille manières avant que de ces écoles soient sortis Lucrèce et Virgile ; mais quand ces admirables modèles eurent paru, ils effacèrent tous les autres. La statue de Virgile fut bien quelque temps entourée de nuages ; mais ces nuages se fondirent, et la radieuse image du poëte parut si lumineuse et si belle, que la postérité la prit pour celle d’un dieu : Virgile était honoré dans le laraire d’Alexandre Sévère comme une divinité ; son nom, déjà à cette époque, était inscrit dans les fastes ; le jour de sa naissance, la veille des ides d’octobre, était marqué et honoré comme le jour de la naissance d’un empereur ; en même temps, les femmes de Mantoue se racontaient le songe merveilleux de sa mère, le laurier qu’elle avait vu pousser, et, lorsqu’elles étaient près d’enfanter, elles allaient en pèlerinage à l’oratoire du poëte et y portaient des offrandes votives. Aussi son nom grandissait de jour en jour, et c’est autour de lui que désormais vont se concentrer les efforts des scoliastes romains. Je pourrais nommer Donatus, Servius, Charisius, Diomède et bien d’autres ; mais celui que le moyen âge conservera, qui arrivera jusqu’à nous, ce sera Servius, Servius qui comme Macrobe, voit dans Virgile non-seulement un poëte, mais un orateur, un philosophe, un théologien, et qui trouve le sixième livre de l’Énéide si rempli d’enseignements divers, qu’il ne s’étonne pas que des écrivains aient déjà composé sur ce livre des traités entiers.

Il faut néanmoins que tout cet enseignement des anciens, que tout ce travail grammatical se concentre et aboutisse ; jamais, en effet, une activité grammaticale plus prodigieuse ne s’est montrée à Rome qu’en ce siècle ; et c’est ce qui annonçait sa fin prochaine : il semblait qu’on eût hâte de sauver les débris de ce beau langage vers par vers, fragment par fragment, de sauver quelques restes de tant d’auteurs qui allaient se perdre, et dont on ne devait recueillir que des lambeaux conservés par les grammairiens.

Les deux grammairiens éminents de cette époque sont Donatus et Priscien : Priscien, si honoré en Orient, que Théodose le Jeune copiait de sa main les dix-huit livres de ses Institutions grammaticales ; Donatus, qui eut pour disciple saint Jérôme, Donatus commenté avec tant de persévérance à toutes les époques et dont le nom devint synonyme de grammaire. La grammaire de Donat, que nous avons entre les mains, est devenue le cadre, le type de toutes les grammaires modernes ; par sa clarté et sa brièveté elle a subjugué tout le moyen âge ; seulement elle fut pour les différents idiomes qui l’adoptèrent un lit de Procuste, trop court pour quelques-uns, trop long pour d’autres. Ainsi, le Donatus provincialis dit qu’il n’y a que huit parties dans le discours, et il oublie l’article, qui cependant existait dans le provençal. Il y eut de même un Donat français et, comme nous n’avons point de déclinaisons, il fut très-difficile à l’auteur d’y faire rentrer les noms français ; tout cela atteste les services rendus à nos pères et à notre langue par ce vieux maître, que vous lisez peu.

Tout ce prodigieux travail de critique et de grammaire devait se résumer dans un livre qui en contînt les éléments essentiels, les resserrât et les présentât sous une forme saisissante. Ces trésors de l’antiquité allaient ainsi traverser, sans trop de pertes, un temps orageux, où l’on jetterait beaucoup de choses inutiles hors du navire. Le livre fut fait par Martianus Capella, qui écrivait à Rome vers 470. C’était un vieux rhéteur africain, tout plongé dans les disputes du barreau et qui, comme il le dit lui-même, ne s’était point enrichi à plaider devant le proconsul. Il composa, pour l’instruction de la jeunesse, un livre intitulé : De Nuptiis Mercurii et Philologiæ, des noces de Mercure, dieu de l’éloquence, avec la Philologie, qui était la déesse de la parole ; c’est déjà un titre bien vicieux que celui qui a besoin d’être commenté. Les deux premiers livres racontent, en prose mêlée de vers, et de vers souvent élégants, comment Mercure, voyant que les dieux avaient tous cédé aux lois de l’amour, pensa à faire comme eux. Le dieu va consulter Apollon, qui, aussitôt, rend un oracle et lui désigne pour épouse une vierge dont le regard lisait dans les astres, et qui, malgré les foudres de Jupiter, lui dérobait ses secrets. Jupiter, ayant été averti, rassemble le conseil des dieux, leur annonce qu’une mortelle va être appelée à prendre rang au milieu d’eux et leur demande de rendre un sénatus-consulte pour naturaliser dans le ciel la vierge de la terre. Cependant la vierge Philologie, qui, au fond de sa retraite, ne perd rien de ce qui se passe, a su quelle noble alliance était projetée pour elle, et elle s’exerce, au moyen de procédés et de calculs pythagoriques, à combiner la valeur numérique des lettres de son nom avec celle des lettres du nom de Mercure : elle découvre qu’ils forment entre eux une harmonie parfaite, et c’est ce qui la décide. Sa mère Phronésis et ses servantes Périagia et Épimélia se mettent à l’œuvre et achèvent sa parure. Elles ont à peine fini, que les Muses viennent chanter à sa porte, et Athanasia accourt la féliciter ; mais, avant de devenir immortelle, il faut qu’elle se défasse de tout ce qu’il y a en elle de périssable ; la déesse de l’immortalité lui met alors la main sur la poitrine, et la vierge vomit un nombre effroyable de livres, de parchemins, de lettres, d’hiéroglyphes, de figures géométriques, et même de notes musicales. Le poëte déclare qu’on ne peut dire quel chaos s’échappa des lèvres entr’ouvertes de Philologie ; alors, rien ne gênant plus son essor, elle est enlevée au ciel. Sa mère demande à Jupiter de faire lire publiquement la loi Papia-Poppæa de maritandis ordinibus. La dot est déclarée, Apollon paraît et présente les sept vierges que Mercure veut donner pour compagnes à son épouse ; ces sept compagnes sont : la Grammaire, la Rhétorique, la Dialectique, l’Arithmétique, la Géométrie, l’Astronomie et la Musique, c’est-à-dire les sept arts libéraux des anciens. Tous ces personnages allégoriques viennent avec de certains attributs, avec un certain cortége, raconter ce qu’ils savent et résumer brièvement, tantôt en vers, tantôt en prose, tout l’ensemble des connaissances qu’ils étaient chargés de recueillir. Le nom de la géométrie n’est pas pris dans le sens moderne : il embrasse la géographie, la science de la terre ; la musique ne se borne pas à la théorie musicale, elle ne sépare point l’art du chant de l’art de la parole, et réunit les secrets de l’harmonie avec les règles de la versification.

Ce livre est l’encyclopédie de l’antiquité ; elle avait cherché à réduire les sciences à un certain nombre, et ce nombre de sept lui avait plu. Longtemps le monde ancien n’avait pas songé à rassembler ses richesses dans un étroit espace ; il fallait que la société, poussée dans des voies menaçantes par tous les périls des temps, fît comme le voyageur qui resserre son trésor, afin de ne rien perdre en chemin. Tout cet appareil mythologique dont la science est enveloppée la sauvera et la popularisera. J’ai déjà dit, en effet, cette passion des barbares pour la mythologie, et on comprend combien ces peuples devaient naturellement ouvrir des oreilles curieuses aux récits nouveaux, aux fables nouvelles que leur contaient les Romains, aux mythes gracieux des grammairiens et des littérateurs. Les Noces de Mercure et de la Philologie feront les délices des Gaulois et des Germains ; ils voudront les avoir brodées sur leurs ornements d’église et sur les selles de leurs chevaux. Et ceci laisse à penser comme ils eussent été gagnés facilement au culte des faux dieux si la Providence ne les eût poussés vers d’autres temples et vers d’autres prêtres. Rien donc n’était plus propre à les charmer que cet ensemble mythologique dont Martianus avait enveloppé le sujet ingrat de son poëme, et, d’autre part, ces vers formaient comme une mnémonique naturelle qui gravait plus profondément dans les esprits ce qu’il avait voulu y fixer à jamais. Aussi ce livre sera le texte et la base de l’enseignement élémentaire pendant les sixième et septième siècles ; au onzième siècle il sera traduit en langue allemande ; aux neuvième, treizième et quatorzième, il sera commenté par Scot-Érigène, Remy d’Auxerre et Alexandre-Nicaise. En un mot, nous le trouvons faisant la loi à toute l’éducation chrétienne du moyen âge et parquant les générations des esprits dans ces limites du trivium et du quadrivium jusqu’à ce que la renaissance vienne faire éclater ces barrières et donner un champ plus large au génie qui ne veut plus être renfermé et qui aspire à l’infini. Si vous parcourez les catalogues des bibliothèques monastiques de ces temps, et trois surtout, ceux de Bobbio, d’York au temps d’Alcuin, de Saint-Gall à la même époque, vous serez surpris d’y rencontrer, après les premiers poëtes latins Virgile, Horace, Lucain, ces grammairiens et commentateurs qui seraient peut-être bien les derniers des anciens que vous eussiez été tentés de sauver : vous auriez eu tort et nos ancêtres avaient raison.

Ce n’était qu’à cette condition et à force de faire retomber sur leur nature de fer le marteau pesant des grammairiens anciens que des Vandales, des Suèves, des Alains, des Sarmates, pouvaient parvenir à s’assimiler ces connaissances, à se façonner à l’étude d’une langue si peu faite d’abord pour leurs oreilles et leur génie. Ce n’est qu’en répétant sans cesse la même leçon qu’ils l’ont retenue. Sans le travail des commentateurs, qui conservera jusqu’aux derniers vers, jusqu’à la dernière syllabe, jusqu’à la dernière lacune de Virgile, il se serait trouvé des gens qui auraient terminé ces vers inachevés. Ce n’était pas trop de tous ces gardiens vigilants, de ces argus jaloux pour empêcher quelques organes profanes d’y mettre la main et de justifier les soupçons du père Hardouin et de ceux qui lui succéderaient.

Ce travail, repoussant au premier abord, formera vos ancêtres et vous formera vous-mêmes. Poussé ainsi jusqu’aux dernières profondeurs, il deviendra l’effort d’où jaillira le génie ; car, par une admirable loi de Dieu, le génie a été mis au prix de l’effort. Il faut, en effet, de longs siècles et bien des générations se succédant les unes aux autres pour frapper et faire jaillir une fois cette étincelle qui s’éclipsera, pour longtemps ensuite, jusqu’à ce que d’autres générations viennent battre à leur tour ce rocher ingrat du travail et finissent par retrouver une autre pierre qui donnera du feu.

C’est ce qui arrivera : toutes les écoles du moyen âge creuseront dans cette terre où vous croirez les perdre de vue ; mais un jour viendra où sous leurs coups naîtra un jet de lumière vers lequel vous verrez accourir, pour allumer leurs flambeaux, des hommes comme Pétrarque et Dante, qui, quoi qu’on en ait dit, ont précédé et illuminé la renaissance.

Il me resterait à vous montrer comment ce siècle si païen par ses souvenirs, si rempli de traditions mythologiques, devint cependant chrétien, comment et par quels efforts longtemps répétés tout ce paganisme se transforma et vint se jeter dans le grand courant chrétien qui emportait le siècle : ce sera l’objet de notre prochaine leçon.


  1. Plin. Jun., l. IV, ep. XIII.
  2. Cod. Theod., l. XIII, tit. III, l. 3. De Medicis et Professoribus.
  3. Ibid. l. 1
  4. Cod. Theod., ibid., l. 11.
  5. Cod. Theod., l. XIV, tit. IX, l. 1. De Studiis liberalibus urbis Romæ.
  6. Ibid., l. XIV, tit. xi, l. 3. De Professoribus publicis Constantinopolitanis.
  7. Saturnales, l. I, c. XVII.
  8. Saturnales, l. I, c. I, 7.
  9. Macrobe, Saturnales, l. I, c. XXIV.
  10. Ibid., l. III.
  11. Ainsi, Eusèbe au liv. IV, Eustathe au liv. V, Furius Albinus et Servius au liv. VI.
  12. Liv. VII, 1-16.