Œuvres complètes de Démosthène et Eschine (Traduction de Joseph Planche)/Volume III/Harangue sur le Traité d'Alexandre

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HARANGUE


SUR LE TRAITÉ D’ALEXANDRE.


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Athéniens, les orateurs qui nous exhortent à gar der les sermens et les traités, méritent qu’on les écoute, s’ils sont persuadés eux-mêmes de ce qu’ils disent ; car rien, selon moi, ne convient plus aux états démocratiques, que le zèle pour ce qui est juste et honnête. Que doivent donc faire ceux qui vous pressent d’être fidèles à vos engagemens ? il faut que, sans vous fatiguer dé beaux principes eu spéculation, qu’ils contredisent dans la pra tique, ils nous permettent d’examiner à présent leurs discours, afin d’obtenir plus de confiance par la suite ; ou que, du moins, ils laissent parler ceux qui s’expliquent avec plus de vérité sur la foi des sermens. Par là, vous souffrirez tranquille ment l’injustice, par complaisance pour celui qui en est l’auteur ; ou, résolus de préférer à tout, le parti de l’équité, vous vous occuperez aussi de votre intérêt [1], et cela, au plus tôt, sans vous atti rer de reproche. Pour peu qu’on réfléchisse sur les dispositions du traité qui assure la paix gênérale, on voit d’abord quels sont ceux qui l’ont enfreint, et qui ont violé les sermens. Je vais vous instruire, sans me permettre, dans une affaire aussi importante, des détails superflus.


Si on vous demandait, Athéniens, qu’est-ce qui vous indignerait davantage ? c’est, diriez-vous, dans le cas où il resterait des descendans de Pisistrate [2], qu’on vous fît violence, et qu’on vous obligeât de consentir à leur rétablissement. Vous prendriez les armes, vous vous exposeriez à tout plutôt que de les recevoir ; ou, si vous consentiez à ce qu’ils fussent rétablis, vous seriez plus misé rables que des esclaves achetés à prix d’argent, puisque personne ne tue son esclave de gaîté de cœur, et qu’on voit des tyrans faire mourir des citoyens sans aucune forme, outrager leurs femmes et leurs enfans. Mais Alexandre qui, au mépris des sermens et du traité commun, a rétabli les tyrans de Messène, les enfans de Philiade, s’est-il embarrassé de la justice ? N’a-t-il pas suivi son caractère tyrannique, sans nul respect pour vous et pour les conventions communes ? Vous donc qui seriez indignés qu’on vous fît ces violences, vous qui réclameriez les sermens, vous devez en réclamer l’observation lorsqu’il s’agit des autres, et ne point regarder d’un œil indifférent le mépris qu’on en fait dans les villes étrangères.

Vous ne devez pas souffrir qu’on vous exhorte iei à y être fidèles, tandis qu’on accorde une pareille licence à ceux qui les ont violés d’une manière si éclatante. Non, il n’est pas possible que vous agis siez de la sorte, si vous êtes amis de la justice. Le traité porte que quiconque fera ce qu’a fait Alexandre, sera regardé comme ennemi par tous les confédérés, et que, prenant les armes, ils en treront tous dans son pays. Si donc nous gardons les conventions, nous traiterons en ennemi le prince qui a rétabli les tyrans.

Mais, diront peut-être les partisans de la tyran nie, les enfans de Philiade dominaient dans Mes sène avant la conclusion du traité ; et c’est la rai son qui a déterminé Alexandre à les rétablir. Dé fense ridicule ! comme si, après que les tyrans Lesbiens, qui dominaient avant les traités dans les villes d’Antisse et d’Erèse [3], en ont été chas sés, et que la tyrannie a été proscrite, on devait la souffrir dans Messènc où elle a les mêmes iiir convenions. D’ailleurs, on a mis à la tête du traité, que les Grecs seront libres et indépendans. Or, après une telle clause, pourrait-on raisonnablement se persuader qu’un prince, qui réduit des Grecs en servitude, n’enfreint pas les conventions communes ? Si donc, je le répète, nous gardons les sermens eties traités, si nous observons la jus tice, comme on nous y exhorte, il faut nécessai rement prendre les armes, et marcher contre les infracteurs avec ceux qui veulent nous seconder. Ou bien, pensez-vous que l’occasion est quelque fois suffisante pour nous faire suivre notre intérêt aux dépens de la justice ; et, à présent que l’occa sion, l’intérêt et la justice concourent, atlendrez vous une autre circonstance pour recouvrer votre liberté et celle des autres Grecs ?


Je passe à un autre article du traité. Il est mar qué que ceux qui détruiront la forme d’adminis tration qui se trouvait établie dans chaque ville lorsqu’on a prêté les sermens pour la paix, seront regardés comme ennemis par tous les peuples confédérés. Or, vous n’ignorez pas > sans doute, que les Achéens, habitans du Péloponèse, vivaient sous les lois de la démocratie. Le roi de Macé doine s’est permis de détruire dans Pellène (a)[1] le gouvernement démocratique ; il a chassé le plus grand nombre des citoyens, livré leurs possessions à des esclaves, et donné à la ville pour tyran un Chéron, maître d’escrime. Nous qui sommes compris dans le traité de paix, selon lequel on doit regarder comme ennemi quiconque agira de la sorte, suivrons-nous les conventions communes, et traiterons-nous les Macédoniens en ennemis ? ou quelqu’un de ces hommes, qui sont à la solde d’Alexandre, et qui se sont enrichis à votre préjudice, aura-t-il le front de s’y opposer ? Ils s’a perçoivent eux-mêmes des excès du monarque ; mais, fiers de son amitié, escortés, pour ainsi dire, de ses troupes, ils vous exhortent à garder les sermens qu’il viole, comme si ce prince disposait du parjure en maître absolu. Ils vous forcent d’annuler vos lois, en vous forçant d’absoudre des hommes que les tribunaux ont condamnés, et en vous portant, malgré vous, à mille autres démarches illégitimes. Au reste, cela ne doit pas surprendre. Des gens qui se sont vendus contre les intérêts de la patrie, ne peuvent respecter ni les lois ni les sermens ; ils se contentent d’en citer les noms avec lesquels ils en imposent aux citoyens, qui ne s’assemblent ici que pour amuser leur loisir, et non pour juger les affaires, sans penser que les plus violens orages succéderont bientôt au calme trompeur dans lequel ils s’en dorment. Je demande moi-même, comme je l’ai dit en commençant, qu’on se rende à l’avis de ceux qui disent qu’il faut garder les conventions communes ; à moins qu’ils ne s’imaginent que de dire qu’il faut être fidèle aux sermens, ce n’est point dire que personne ne doit être lésé ; ou qu’ils ne croient que personne n’est lésé, quand on détruit les républiques, et qu’on y rétablit la tyrannie.

Mais voici quelque chose de plus choquant en core. Le traité ordonne à ceux qui doivent s’as sembler pour veiller aux intérêts communs, d’empêcher qu’il n’y ait des innovations funestes dans les villes confédérées, que les citoyens ne soient mis à mort ou exilés contre les lois de ces villes. que les biens ne soient confisqués, les terres partagées, les dettes éteintes, les esclaves affranchis : et, au mépris du traité, ceux mêmes qui devraient empêcher ces violences, en secondent les auteurs. Mais ne méritent-ils pas de périr, eux qui causent de pareils maux dans les villes des maux regardés comme d’une telle conséquence, qu’on les a chargés tous en commun d’en garantir les peuples.

Ecoutez encore une autre infraction du traité. Il est dit que les exilés ne pourront prendre les armes, ni partir d’aucune des villes confédérées pour attaquer une ville confédérée ; et, s’ils le font, que la ville dont ils seront partis, sera exclue du traité . Le roi de Macédoine, sans nul égard, ne cesse de faire porter ses armes indifféremment partout ; les Macédoniens, toujours armés, vont dans tous les endroits où ils peuvent aller, et aujourd’hui plus que jamais, puisque, de leur propre autorité, ils ont rétabli des tyrans dans plu sieurs villes, et nommément Pédotriba [5] dans Sicyone. Si donc, suivant les discours de quelques uns, il faut observer les conventions communes, regardons comme exclues du traité les villes qui l’ont enfreint dans cet article. Oui ; s’il faut taire la vérité, évitons de dire que ce sont des villes Macédoniennes : mais si les créatures du roi de Macédoine, qui le servent à votre préjudice, ne cessent de réclamer l’exécution du traité, rendons-nous à ce qu’ils disent, puisqu’ils ne disent rien que de juste ; et, selon ce que prescrit le serment, excluons du traité les Macédoniens, et prenons des mesures pour réprimer des hommes qui affichent une insolence despotique, des hommes que nous voyons perpétuellement intriguer contre les uns, agir contre les autres, se jouer partout de la paix générale. Qu’est-ce que nos traîtres peuvent nous opposer ? Veulent-ils que des articles, peu favorables aux intérêts de notre ville, aient une exécution que n’auront pas des articles stipulés en sa faveur ? y aurait-il de la justice ? Confirmeront-ils toujours ce qui, dans les sermens, est pour les ennemis et contre Athènes ? Ne croiront ils jamais devoir cesser d’attaquer les clauses qui sont pour vous et contre eux, et qui ne sont pas moins justes qu’elles vous sont utiles ?

Mais afin de vous montrer encore plus clairement que les Grecs, loin de vous reprocher d’avoir enfreint quelque article du traité, vous sauront gré d’avoir été les seuls qui ayez fait connaître les infracteurs, je choisirai dans le grand nombre d’articles que le traité renferme, et j’en parcourrai quelques-uns.

Une des clauses porte que les confédérés auront la mer libre, que personne n’arrêtera et n’emmènera leurs vaisseaux, et que quiconque le fera, sera regardé comme ennemi par tous les confédérés. Or, c’est une chose visible, et personne n’ignore que les Macédoniens l’ont fait. Par un excès de leur violence, ils ont enlevé et transporté à Ténédos tous les vaisseaux partis du Pont, et, cherchant de mauvais prétextes pour ne pas les rendre, ils ne les ont rendus que lorsque vous eûtes arrêté qu’on équiperait cent navires, que les navires seraient mis aussitôt en mer, et commandés par Ménesthée. Mais n’est-il pas absurde que, tandis que nos adversaires violent les traités en un si grand nombre de points essentiels, leurs partisans ici, au lieu de les détourner de leurs in fractions, nous conseillent de respecter ce qu’ils méprisent, comme s’il était écrit que les uns pourront s écarter de la justice, et que les autres ne pourront même les réprimer ? Les Macédoniens n’ont-ils pas été aussi aveugles qu’injustes d’avoir violé les sermens d’une façon si criante, que peu s’en est fallu qu’ils ne fussent dépouillés, comme ils le méritaient, de l’empire de la mer ? Ils nous ont même fourni un motif légitime de les attaquer, quand nous voudrons, sans qu’on puisse se plaindre. Quoiqu’ils se soient arrêtés dans leurs excès, ils n’en ont pas moins violé les conventions communes ; mais, par un effet de leur bonheur plutôt que de leur innocence, ils profitent de cette lâcheté qui vous retient, et qui vous empêche de faire valoir vos droits. Et ce qu’il y a de plus outrageant pour vous, c’est que, tandis que les autres Grecs et tous les Barbares redoutent votre inimitié, les partisans du monarque, ces hommes nouvellement enrichis, vous forcent, soit par des discours trompeurs, soit par des violences odieuses, ils vous forcent, dis-je, de vous mépriser vous-mêmes, comme s’ils gouvernaient des Àbdéritains ou des Maronites. Ils dépriment notre puissance, relèvent celle des ennemis, et, en même tems, ils avouent, sans y prendre garde, que notre république est invincible. Oui ; nous exhorter à observer les traités vis-à-vis de ceux qui les violent, c’est reconnaître eux-mêmes que nous pourrions punir les infracteurs, et par conséquent vaincre nos ennemis, si nous voulions rompre les traités par des vues d’intérêt [6]. Et c’est avec raison qu’ils pensent de la sorte. Tant que nous aurons seulement la liberté de la mer, sans qu’on puisse nous la disputer, nous pourrons ajouter d’autres forces à celles dont nous jouissons pour nous défendre sur terre, surtout, puisque la fortune a réprimé l’insolence de ces hommes qui étaient comme escortés des troupes du tyran, puisque les uns ont succombé, et que les autres sont sans crédit.


Voilà au sujet des vaisseaux, les infractions graves du roi de Macédoine, outre celles dont nous avons déjà parlé.


Mais ce qui annonce, dans les Macédoniens, le plus d’orgueil et d’arrogance, c’est ce qu’ils ont fait dernièrement ; c’est d’avoir eu l’audace de pénétrer dans le Pirée, au mépris des conventions mutuelles. Et ne croyez pas que l’infraction fût légère, parce qu’il n’y avait qu’un navire ; pensez plutôt qu’ayant dessein de tenter la même entreprise avec un plus grand nombre de bâtimens, ils voulaient éprouver notre patience, et qu’ils n’ont point fait plus de cas des clauses qui nous regardaient, que des autres articles du traité. Or, qu’ils aient voulu s’introduire peu à peu chez nous, et nous accoutumer insensiblement à ces actes de violence, en voici la preuve : Le capitaine qui aborda au Pirée, et que vous auriez dû faire périr sur-le champ avec son navire, vous demanda la permission de fabriquer, dans vos ports, des vaisseaux peu considérables, et fît voir, par cette demande, que les Macédoniens cherchaient plutôt à se saisir du Pirée qu’à y aborder. Si nous leur avions accordé ce qu’ils demandaient, ils n’auraient pas tardé à construire de grands vaisseaux, peu d’abord, et ensuite beaucoup. Ce n’est pas qu’il y ait une grande abondance de bois de construction à Athènes, qui en fait venir de loin et à grands frais, et qu’on en manque en Macédoine, qui en fournit à tous ceux qui en veulent, et à vil prix ; mais ils voulaient fabriquer et charger des vaisseaux dans le même port, malgré les dispositions du traité commun, par une suite de cette licence qui augmentera tous les jours ; tant ils ont pour nous un souverain mépris, grâce à nos traîtres qui leur donnent des leçons et des conseils ! tant ils sont persuadés de notre faiblesse incroyable, de notre insensibilité étrange, de notre indifférence sur l’avenir, et du peu d’attention que nous donnons au mépris que le despote de la Grèce fait des traités ! Je vous exhorte, Athéniens, à les suivre, ces traités ; et je puis vous assurer, par l’expérience que me donne mon âge, que vous ferez valoir vos droits, sans vous attirer de reproches, et que vous profiterez, sans courir aucun risque, des occasions qui vous pressent de veiller à vos intérêts.

Voici encore une clause du traité : Si nous voulons, y est-il dit, participer à la paix générale. Qu’est-ce à dire : si nous voulons ? Oui, nous le voulons, si nous ne sommes point forcés de rien faire d’indigne de nous : nous ne le voulons pas, s’il nous faut toujours marcher honteusement à la suite et sous les auspices des autres ; s’il nous faut oublier les actions éclatantes par lesquelles le peuple d’Athènes s’est signalé, depuis tant de siècles, plus que tous les peuples de la terre. Si donc vous le permettez, Athéniens, je porterai un décret, d’après les dispositions du traité, pour qu’on poursuive les infracteurs les armes à la main.


  1. (a) Pellène était une ville d’Achaïe.