Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/Lettre du provincial

Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 29-47).

LETTRE DU PROVINCIAL

De la Province,
jeudi 21 décembre 1899,
Mon cher Péguy,

Aussi longtemps que l’affaire Dreyfus a duré, je me suis efforcé, à mes risques et périls, et surtout à mes frais, de rester à Paris. Nous sentions que cette crise était redoutable, nous savions qu’elle était en un sens décisive, et, autant que nous le pouvions, nous étions présents. Nous achetions sept ou huit journaux le matin, même des grands journaux, même des journaux cher, comme le Figaro bien renseigné. Puis nous achetions des journaux à midi, quand il y en avait. Puis nous achetions des journaux à quatre heures, les Droits de l’Homme ou le Petit Bleu. Puis nous achetions des journaux le soir. Nous dévorions les nouvelles. Nous passions des heures et des jours à lire les documents, les pièces des procès. La passion de la vérité, la passion de la justice, l’indignation, l’impatience du faux, l’intolérance du mensonge et de l’injustice occupaient toutes nos heures, obtenaient toutes nos forces. Parfois nous descendions en Sorbonne ; il fallait repousser l’envahissement nationaliste et antisémitique loin des cours troublés, loin de la salle des Pas-Perdus. Nous nous donnâmes enfin, dans les voies et carrefours, des coups de canne qui n’étaient pas tragiques, mais qui furent sérieux. Ceux qui avaient alors des métiers faisaient comme ils pouvaient pour les exercer tout de même. J’avoue que plus d’un métier fut assez mal exercé, que plus d’un travail fut un peu négligé. Ceux qui n’avaient pas encore de métier ne se hâtaient nullement d’en choisir un. Plus d’un homme de métier fut affreusement surmené. Cela ne pouvait pas durer. Cela ne dura pas. Ces temps sont passés.

Aujourd’hui je suis professeur de l’enseignement secondaire dans une bonne ville de province. Rien n’est aussi dur dans le monde, rien n’est aussi mauvais que ces bonnes villes bourgeoises. Des amis à nous sont partis pour ces provinces internationales plus lointaines encore situées aux pays que les bourgeois nomment les pays étrangers, en Hongrie, en Roumanie. Nous recevons les journaux de Paris avec un, deux ou quatre jours de retard. J’ai 20 heures de service par semaine, environ 200 devoirs à corriger par semaine, 7 compositions par trimestre, sans compter les notes trimestrielles chères aux parents des élèves. Il me reste quelques heures de loin en loin pour savoir ce qui se passe dans le monde habité. Cependant je suis homme, ainsi que l’a dit cet ancien. Il me reste quelques heures pour savoir ce qui se passe dans la France républicaine et socialiste. Cependant je suis camarade et citoyen. L’État bourgeois, moyennant le travail que je lui fournis, me sert le traitement ordinaire des agrégés, moins la retenue ordinaire qu’il me fait pour préparer ma retraite. La vie étant un peu moins chère qu’à Paris, je réussis à nourrir ma récente famille. Mais je réussis tout juste. Il me reste quelques sous pour acheter les nouvelles de ce qui se passe. Les marchands ne vendent que le Petit Journal. Je me suis abonné à la Petite République, parce qu’elle est un journal ami et parce qu’elle représente assez bien pour moi le socialisme officiel révolutionnaire ; je me suis abonné à l’Aurore parce qu’elle est un journal ami et parce qu’elle représente assez bien pour moi le dreyfusisme opiniâtre et révolutionnaire. Je me suis abonné au Matin, parce qu’il n’est pas malveillant et donne assez bien les nouvelles intéressantes. Surtout je me suis abonné au Mouvement Socialiste pour toutes les bonnes raisons que tu connais. Cela fait déjà 75 francs par an. C’est presque tout ce que je puis. Si j’étais un partisan déchaîné de la glorieuse Luttedeclasse, il y aurait un moyen : je me dirais que, sauf quelques boursiers miséreux, tous ces enfants assis sur leurs bancs à leurs tables devant moi sont des bourgeois, fils et petits-fils de bourgeois, que je dois donc les abrutir et non pas les enseigner, pour précipiter la ruine et pour avancer la corruption intérieure de cette infâme société bourgeoise, qui, à ce que nous ont assuré les orateurs des réunions publiques, travaille de ses propres mains à sa propre destruction. Ce serait un sabotage d’un nouveau genre. Je ne préparerais pas mes leçons. Je ne corrigerais pas ou je corrigerais mal mes devoirs. J’aurais ainsi beaucoup de temps de reste. Je pourrais, quand mes élèves seraient ainsi devenus trop faibles pour suivre ma classe, leur donner, comme on dit agréablement, des leçons particulières. J’aurais ainsi quelque argent de reste. Mais j’ai la cruauté d’abandonner quelquefois le terrain de la lutte de classe. Il me semble que ces enfants seront un jour des hommes et des citoyens. Je tâche de faire tout ce que je peux pour qu’ils soient plus tard des hommes humains et de bons citoyens. Outre le respect que l’on se doit et que l’on doit à son métier, je ne suis pas immoral. Même j’espère que quelques-uns de ces enfants pourront devenir des camarades. N’avons-nous pas été nous-mêmes au Lycée ? N’avons-nous pas trouvé dans l’enseignement que nous avons reçu au Lycée au moins quelques raisons profondes pour lesquelles nous sommes devenus socialistes ? Oh ! je ne dis pas que nos maîtres et professeurs l’aient fait exprès. Ils n’étaient pas socialistes, en ce temps-là. Mais c’étaient de braves gens et des hommes honnêtes, ils disaient la vérité qu’ils pouvaient. Sans le savoir ces hommes de métier ont beaucoup fait pour nous introduire au socialisme. Et combien ne connaissons-nous pas, n’avons-nous pas connu de bons socialistes élevés au Lycée ou dans les écoles, fils de père et mère bourgeois. Quand un fils de bourgeois devient socialiste, avec ou sans les siens, ou malgré les siens, je dis et je crois que c’est un morceau de la Révolution sociale qui se fait, sans qu’intervienne la dictature impersonnelle du prolétariat. C’est nous qui sommes les révolutionnaires. — Pour toutes ces raisons, je me réserve assez peu de loisirs. Et sur ces loisirs j’emploie un certain temps à préparer et à faire des conférences publiques dans les écoles primaires. Je parlerai ce soir sur le prince de Bismarck. Je me suis servi du livre de Charles Andler pour préparer ma conférence. Aux enfants de l’école, aux adultes anciens élèves, aux parents, je conterai comment le chancelier de fer s’est ébréché sur la social-démocratie allemande. Mes loisirs seront diminués d’autant. Je crois qu’un très grand nombre d’hommes ont aussi peu de loisir que moi. Je crois qu’à Paris même il y a beaucoup d’hommes au moins aussi occupés que moi. Je crois que les instituteurs, les laboureurs, les maçons, les boulangers, les maréchaux-ferrants, les charrons et les forgerons de Paris et de la province ont beaucoup moins de loisir que moi.

Cependant nous ne sommes pas négligeables. Nous sommes les maçons de la cité prochaine, les tailleurs de pierre et les gâcheurs de mortier. Attachés à la glèbe ainsi qu’au temps passé, attachés au travail, à l’atelier, à la classe, nous ne serons pas plus délégués socialistes aux Parlements socialistes que nous n’avons été députés socialistes aux Parlements bourgeois. Nous préparons la matière dont sont faites les renommées et les gloires publiques. Nous aimons ce que nous faisons, nous sommes heureux de ce que nous faisons, mais nous voulons savoir ce que l’on en fait après nous.

Or nous ne le savons pas, nous n’avons pas le temps de le savoir. Sans être aussi affairés que ce guesdiste qui n’avait le temps de rien lire du tout, parce qu’il fondait des groupes, il est certain que nous n’avons pas le temps de lire tous les journaux et toutes les revues qui nous intéresseraient ; il est certain que nous n’avons pas même le temps de chercher ce qui serait à lire dans les journaux et dans les revues que nous ne recevons pas régulièrement et personnellement.

Enfin, dans les journaux que nous lisons régulièrement, nous ne recevons pas la vérité même. Cela devient évident. Tu sais quel respect, quelle amitié, quelle estime j’ai pour la robustesse et la droiture de Jaurès ; tu sais quel assentiment cordial et profond je donnais aux lumineuses démonstrations qu’il nous a produites au cours de l’affaire. Ce n’est pas sans étonnement et sans tristesse que je lis sous sa signature dans la Petite République du jeudi 16 novembre des phrases comme celles-ci : « Zévaès a eu raison de rappeler les principes essentiels de notre Parti. Il a eu raison d’opposer à l’ensemble de la classe capitaliste, que divisent des rivalités secondaires, mais qui est unie par un même intérêt essentiel, la revendication du prolétariat. »… « Et d’autre part ni Zévaès, ni ses amis, ne sont prêts à faire le jeu des nationalistes et de la réaction. »… « Et Zévaès, si élevé que soit son point de vue,… » Je ne veux pas me donner le ridicule de poursuivre M. Zévaès ; mais enfin nous l’avons connu, et quand on nous parle de son point de vue élevé, si élevé, nous sentons venir la vérité d’État. Or nous avons passé vingt mois et plus à distinguer et à faire distinguer la vérité d’État de la vérité. — Vous avez célébré à Paris le Triomphe de la République. Dans la Petite République du lendemain je trouve une manchette vraiment grandiose : Une Journée Historique.Paris au peuple. — Manifestation triomphale. — 500,000 travailleurs acclament le socialisme. Et dans l’Aurore je trouve une manchette plus modeste : Le Triomphe de la République. — Une Grande Journée. — Défilé de 250,000 Citoyens. Cela fait mauvais effet sur les simples d’esprit. Ne pourrons-nous pas, victorieux, imiter au moins la véracité des généraux anglais battus ? Allons-nous avoir une vérité officielle, une vérité d’État, une vérité de parti. Je le crains quand je relis une résolution du récent Congrès :

« Le Congrès déclare qu’aucun des journaux socialistes n’est, dans l’état actuel des choses, l’organe officiel du Parti.

» Mais tous les journaux qui se réclament du socialisme ont des obligations définies qui grandissent avec l’importance du journal et le concours que lui ont prêté dans tout le pays les militants.

» La liberté de discussion est entière pour toutes les questions de doctrine et de méthode ; mais, pour l’action, les journaux devront se conformer strictement aux décisions du Congrès, interprétées par le Comité général.

» De plus, les journaux s’abstiendront de toute polémique et de toute communication de nature à blesser une des organisations. »

J’admets le premier de ces quatre paragraphes. Quand je dis que je l’admets, je ne veux pas dire que je m’arroge un droit de contrôle, une autorité sur les décisions du Congrès : je veux dire, en gros, qu’il me paraît conforme à la raison et à la vérité.

Le second paragraphe présente quelque difficulté. Les obligations définies dont on parle ici, et qui grandissent ou diminuent, me semblent des obligations d’intérêt. Avant ces obligations ou ces reconnaissances d’intérêts, je place une obligation de droit, perpétuelle, qui ne subit aucune exception, qui ne peut pas grandir ou diminuer, parce qu’elle est toujours totale, qui s’impose aux petites revues comme aux grands journaux, qui ne peut varier avec le tirage, ni avec le concours ou les utilités : l’obligation de dire la vérité.

Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste : voilà ce que nous nous sommes proposé depuis plus de vingt mois, et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l’action. Nous y avons à peu près réussi. Faut-il que nous y renoncions ? Qui distinguera de l’action la doctrine et la méthode ? Qu’est-ce que la doctrine, sinon l’intelligence de l’action ? Qu’est-ce que la méthode, sinon la pragmatique de l’action ? Comment la doctrine et comment la méthode peuvent-elles demeurer libres, si l’action doit se conformer strictement aux décisions du Congrès, interprétées par un Comité général. Qui travaille pour un serf n’est pas libre. Et même, à y regarder de près, ce n’est pas la doctrine et la méthode qui sont libres : c’est la discussion qui est entièrement libre pour toutes les questions de doctrine et de méthode. Qu’est-ce qu’une liberté de discussion qui n’emporte pas avec elle une liberté de décision ?

Et le paragraphe quatrième nous présente justement un exemplaire de ces décisions de Congrès devant lesquelles, avant toute interprétation de Comité général, je suis forcé de refuser résolument d’incliner ma raison. C’est en effet une question que de savoir si le Congrès ainsi constitué avait le droit de départager les intérêts. Mais il est certain que le Congrès n’avait aucune qualité pour faire passer la satisfaction à donner à ces intérêts avant le droit de la vérité.

Les journaux ont pour fonction de donner à leurs lecteurs les nouvelles du jour, comme on dit. Les journaux doivent donner les nouvelles vraies, toutes les nouvelles vraies qu’ils peuvent, rien que des nouvelles vraies. La délimitation de ce que les journaux doivent donner à leurs lecteurs et de ce qu’ils ne doivent pas leur donner, de ce qu’ils doivent même refuser, doit coïncider exactement avec la délimitation réelle de ce qui est vrai d’avec ce qui est faux, nullement avec la délimitation artificielle de ce qui est ou n’est pas de nature à blesser une organisation nationalement ou régionalement constituée. Cette blessure n’est pas un criterium. Certains hommes, comme Zola, sont blessés par le mensonge ; mais certains hommes, comme le général Mercier, sont blessés par la vérité. Sans parler de ces cas extrêmes, si la vérité blesse une organisation, taira-t-on la vérité ? Si le mensonge favorise une organisation, dira-t-on le mensonge ? Vraiment à la vérité blessante on fera l’honneur de ne pas la traiter plus mal que le mensonge blessant ? Mais, taire la vérité, n’est-ce pas déjà mentir ? Combien de fois n’avons-nous pas produit cette simple proposition au cours de la récente campagne. Aux bons bourgeois, et aussi aux camarades qui voulaient se réfugier commodément dans le silence n’avons-nous pas coupé bien souvent la retraite en leur disant brutalement. — car en ce temps-là nous finissions tous par avoir un langage brutal, — : « Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires ! » Voilà ce que nous proclamions alors. Voilà ce que nous proclamions au commencement de cet hiver. Cette proposition est-elle annuelle, ou bisannuelle ? Fond-elle avec la gelée ? Et voilà ce que nous déclarons encore aujourd’hui contre les antisémites. Cette proposition est-elle, aussi, locale ? Non. Elle est universelle et éternelle, disons-le sans fausse honte. Nous demandons simplement qu’on dise la vérité.

Cela peut mener loin, ces blessures faites ou censées faites aux organisations. Il est évident que cette résolution a été proposée au Congrès par sa commission plus particulièrement pour protéger contre la critique certaines organisations. Ces organisations sont justement celles qui ont des chefs et de jeunes ambitieux : seront-elles blessées quand on blessera quelqu’un de leurs chefs ? Alors la sanction sera terrible, et vague, et presque religieuse :

« Si le Comité général estime que tel journal viole les décisions du Parti et cause un préjudice au prolétariat, il appelle devant lui les rédacteurs responsables. Ceux-ci étant entendus, le Comité général leur signifie, s’il y a lieu, par un avertissement public, qu’il demandera contre eux ou un blâme ou l’exclusion du Parti ou la mise en interdit du journal lui-même. »

Irons-nous souffler sur des flammes de cierge au seuil des interdits ?

La sérénité parfaite avec laquelle ce Congrès a, pour le service intérieur du Parti socialiste, supprimé la liberté de la presse, m’a laissé stupide. Je sais bien que le Congrès était souverain. Mais aucun souverain, quand même il serait l’Internationale humaine, le genre humain, n’a ce droit, n’a le droit de se prononcer contre la vérité. On ne dispose pas de soi contre la vérité. Avons-nous assez répété qu’un homme, un individu n’a pas le droit de s’engager contre la vérité. Cette proposition était naguère un axiome. À moins que les partis n’aient des droits surhumains, allons-nous marcher contre les axiomes ? Cela porte malheur à la raison.

Quel chef d’accusation vague : un préjudice causé au prolétariat, et quelle tentation présentée aux avocats généraux de la démagogie ! Mais plus que le vague religieux de l’inculpation, des poursuites et du procès, la précision économique de la sanction m’épouvante. C’est le journaliste jeté à la misère, c’est le journal acculé à la faillite pour avoir blessé une des organisations. Les journalistes, cependant, sont aussi des ouvriers. Le Parti qu’ils servent sera-t-il pour eux un patron impitoyable ?

Ainsi le Congrès a piétiné sur un de nos plus chers espoirs. Combien de fois n’avons-nous pas déploré que nos journaux socialistes et révolutionnaires eussent, pour la plupart, des mœurs bourgeoises. Mais il faut bien que le journal vive. Il faut que le même papier porte au peuple un article qui le libère et une annonce qui, en un sens, l’asservit. Je n’ai jamais, depuis le commencement de l’affaire, senti une impression de défaite aussi lourde que le jour où Vaughan nous annonça dans l’Aurore que le journal publierait, comme tout le monde, un bulletin financier, une chronique financière. Le journal s’envole donc, emportant la parole d’affranchissement et l’annonce d’asservissement, le génie ou le talent révolutionnaire avec l’absinthe réactionnaire, les tuyaux des courses, les théâtres immondes. Le journal emporte le mal et le bien. Le hasard fera la balance, bonne ou mauvaise. Quelle angoisse pour l’écrivain, pour l’homme d’action, pour l’orateur génial, de savoir et de voir que sa prose couche avec ces prospectus indicateurs ! Cette angoisse n’a-t-elle pas une résonance profonde au cœur même de son œuvre, n’y introduit-elle pas des empêchements, des impuissances ? Comme le talent des uns et comme le génie du grand orateur se déploierait joyeusement, clairement, purement dans la santé d’un journal enfin libre ! Or, en admettant que le génie et le talent soient moralement négligeables en eux-mêmes, ils sont considérables quand ils servent à préparer la Révolution sociale. Nous espérions donc passionnément que le Congrès essaierait au moins d’affranchir la quatrième page. Voici au contraire qu’il a commencé l’asservissement de la première.

Le Congrès a entendu, semble-t-il au second paragraphe, régir tous les journaux qui se réclament du socialisme. J’espère que la langue lui a fourché. Au paragraphe des sanctions il semble que le Congrès n’a entendu régir que les journaux qui se réclament du Parti socialiste ainsi constitué. Car on doit distinguer désormais entre le socialisme et le Parti socialiste ainsi qu’on distingue entre les Églises et le christianisme ou la chrétienté, ainsi qu’on distingue entre la République et les différents partis républicains. Il ne s’agit pas de les opposer toujours, mais il y a lieu de les distinguer, et c’est un symptôme inquiétant que le Congrès n’ait pas de lui-même introduit cette distinction.

Nous avons fait l’avant-dernière et la dernière année un virement redoutable et qui ne peut se justifier que par la conséquence. Nous nous sommes servis de la vérité. Cela n’a l’air de rien. Nous nous sommes servis de la vérité. Nous l’avons utilisée. Nous avons détourné la vérité, qui est de la connaissance, aux fins de l’action. Il s’agit à présent de savoir si nous avons commis une malversation. Car la vérité que nous avons utilisée n’était pas la facile vérité des partis et des polémiques ; elle était la vérité scientifique, historique, la vérité même, la vérité. Nous l’avons assez dit. Et c’était vrai. Nous avons prétendu, — et c’était vrai, — que nous opposions aux scélératesses et aux imbécillités antisémitiques exactement l’histoire authentique et scientifique du présent et d’un récent passé. Nous nous faisions gloire, — ceux du moins qui étaient accessibles à la gloire, — de nous conduire, dans cette affaire qui nous étreignait vivants, comme de parfaits historiens. Cette gloire était fondée en vérité. Nous fûmes les chercheurs et les serviteurs de la vérité. Telle était en nous la force de la vérité que nous l’aurions proclamée envers et contre nous. Telle fut hors de nous la force de la vérité qu’elle nous donna la victoire.

Car ce fut la force révolutionnaire de la vérité qui nous donna la victoire. Nous n’étions pas un parti un. Je ne sais pas si nous avions parmi nous des tacticiens. Cela se peut, car c’est une race qui sévit partout. Mais Zola, qui n’était pas un tacticien, prononça la vérité.

À présent que la vérité nous a sauvés, si nous la lâchons comme un bagage embarrassant, nous déjustifions notre conduite récente, nous démentons nos paroles récentes, nous démoralisons notre action récente. Nous prévariquons en arrière. Nous abusons de confiance.

On aurait tort de s’imaginer que ces paragraphes sont insignifiants et peu dangereux. On aurait tort de s’imaginer qu’on peut distinguer entre les vérités, respecter aux moments de crise les grandes vérités, les vérités explosives, glorieuses, et dans la vie ordinaire négliger les petites vérités familières et fréquentes. C’est justement parce que l’on néglige pendant dix ans la lente infiltration des mensonges familiers et des politesses que brusquement il faut qu’un révolutionnaire crève l’abcès. Pourrons-nous trouver toujours un révolutionnaire comme Zola ? Il y a beaucoup de chances pour qu’un Comité général commette moins délibérément qu’un homme une de ces terribles imprudences qu’on nomme révolutions salutaires quand elles ont réussi. — Nous ne devons pas avoir une préférence, un goût malsain pour la vérité chirurgicale, nous devons au contraire tâcher d’y échapper modestement par la pratique régulière de la vérité hygiénique.

Tu sais combien nous avons donné, abandonné à la cause de la vérité. Je ne parle plus du temps ni de nos forces, du travail ni des sentiments. Nous avons donné à la vérité ce qui ne se remplace pas, des amitiés d’enfance, des amitiés de quinze et de dix-huit ans, qui devenaient complaisamment plus vieilles, qui seraient devenues des amitiés de cinquante ans. Nombreux sont les dreyfusards qui ont perdu quelques relations mondaines ou quelques amitiés politiques. Cela n’est rien. Mais j’ai traité comme des forbans, comme des bandits, comme des voyous, des jeunes gens honnêtes, perdus dans leur province, qui s’étaient laissé fourvoyer par les infamies plus menues d’Alphonse Humbert ou par les infamies bestialement laides de Drumont. Cette amputation était nécessaire alors. Cette violence était juste, car ces honnêtes jeunes gens contribuaient à maintenir la plus grande infamie du siècle. Ce fut notre force, que cette facilité douloureuse au retranchement, à la solitude, à l’exil intérieur. Ayant subi cela pour la vérité, nous n’accepterons pas qu’on nous force à la lâcher pour ménager les susceptibilités, les amours-propres, les épidermes de quelques individus. — Car au fond c’est cela.

Pour ces raisons je te prie de m’envoyer toutes les quinzaines un cahier de renseignements.

Tu demeures auprès de Paris ; tu peux assister à certaines cérémonies, scènes et solennités ; tu m’en feras le compte rendu fidèle. Tu peux assister à certains actes. Tu me diras ce que tu verras et ce que tu sauras des hommes et des événements, en particulier ce qui ne sera pas dans les journaux. Non pas que je veuille avoir les derniers tuyaux ; non pas que j’attache une importance qu’elles n’ont pas aux grandes nouvelles, vraies et fausses, qui cheminent aux salles de rédaction. Je ne veux pas t’envoyer en ces endroits, où tu n’es pas accoutumé d’aller. Je ne veux pas savoir les secrets des cours. Je consens à ne savoir jamais pourquoi ni comment M. Clemenceau a quitté l’Aurore. Je ne te prie pas de m’envoyer les nouvelles privées, mais les nouvelles publiques non communiquées ou mal communiquées par la presse au public. Elles sont nombreuses, importantes, quelquefois capitales.

Tu me diras ce que tu penses des hommes et des événements. Non pas que je m’engage à penser comme toi, ni à penser avec toi. Mais tu me diras ce que tu penses. Tu iras voir les docteurs que tu connais, et tu leur demanderas pour moi des consultations sur les cas difficiles.

Tu me signaleras les articles de journaux et de revues et même les livres que je puisse lire utilement dans le temps dont je dispose. Tu sais que je m’intéresse de près ou de loin à tout ce qui touche la Révolution sociale. Je me réabonnerai à mes trois journaux. Je me réabonnerai surtout au Mouvement Socialiste. La Revue Socialiste est une grande revue : elle a sa place marquée dans tous les groupes et cercles d’études et de propagande. Le Mouvement, plus court, plus portatif, nourri, amical, très largement international, ne quitte guère la poche de ma veste. Pour avoir les autres journaux et revues et les livres, nous avons fondé un cercle d’études et de lecture. Mais il ne suffit pas d’avoir tout cela. Il faut encore s’y retrouver. Tu m’aideras à m’y retrouver.

Tu me transcriras tous les documents ou tous les renseignements qui sont à conserver. On ne peut garder indéfiniment les coupures des journaux que l’on a ou que l’on n’a pas. Un cahier est plus commode. Quand un document est donné au public, tout le monde en parle, on le trouve un peu partout. Trois mois plus tard on ne sait où s’adresser pour l’avoir. Je suis assuré que tu me donneras impartialement les pièces pour et contre. Ce fut notre honneur, au temps de cette affaire sur laquelle je n’ai pas peur de radoter, d’aller chercher dans les témoignages, dans les journaux ennemis les meilleures de nos preuves, les plus invincibles de nos arguments. Renoncerons-nous à ces bonnes habitudes ? L’ouvrage dreyfusard le plus efficace ne fut-il pas une Histoire des Variations de l’État-Major fournie par lui-même ?

Je te prie de me donner tous les documents et tous les renseignements que tu pourras, même longs, même ennuyeux. Nous devons à la même affaire la publication exacte, historique, de procès-verbaux, de comptes rendus sténographiques, de documents, de papiers, de pièces. Nous avons eu le Procès Zola, la Révision de l’Affaire Dreyfus, Enquête et Débats de la Cour de Cassation, les publications du Figaro. L’Éclair donne le compte rendu sténographique des débats qui se poursuivent si ennuyeusement devant la Haute Cour. Ici reconnaissons l’hommage que le vice rend à la vertu. J’ai lu avec plaisir sur la quatrième page de la couverture du Mouvement que la Société nouvelle de librairie et d’édition allait nous donner le « Compte rendu sténographique officiel du Congrès général des Organisations Socialistes Françaises tenu à Paris en Décembre 1899 ». C’est là de bon style officiel. Voilà de bonne publication. Nous aurons là même les paroles inutiles prononcées dans le grand gymnase pendant que la commission travaillait. Nous aurons les basses démagogies de Ebers aussi bien que l’austère démonstration historique de Lagardelle. Qu’importe ? Mieux vaut publier tel que. Il est même intéressant que le Congrès, dans sa deuxième journée, ait résolu que l’on procéderait à cette publication. Il donnait ainsi le bon exemple. On va publier, sur l’invitation formelle du Congrès, sous le contrôle d’une commission spéciale, des discours blessants pour telle ou telle organisation. C’était d’une large liberté. Pourquoi le Congrès n’a-t-il pas continué ? — Il y aura dans tes cahiers beaucoup plus d’édité que d’inédit. Mais il y a tant d’inédit que tout le monde connaît d’avance, il y a tant d’édité que tout le monde ignore.

Si enfin quelqu’un te met en mains de la copie, joins-la aux cahiers. J’aurai cette copie en communication, je la lirai ou ne la lirai pas selon le temps que j’aurai. Il peut arriver que de la bonne copie ne soit reçue en aucune revue par aucun éditeur. Tu m’enverras de la bonne copie. Tu m’enverras même des vers si tu en reçois. Le vers n’est pas forcément déshonorant.

Ce sera une partie facultative des cahiers, facultative pour toi, facultative surtout pour nous.

Je ne te demande nullement de m’envoyer une histoire du monde par quinzaine, ou une géographie du monde par quinzaine, ou une chronologie du monde par quinzaine. Je te prie de m’envoyer des cahiers de renseignement, sans esprit de parti, sur ce qui m’intéresse.

LE PROVINCIAL.

RÉPONSE

Paris, lundi 25 décembre 1899,
Mon cher ami,

Pendant un an, et à titre d’essai, je ferai tout ce que je pourrai pour t’envoyer ces cahiers de renseignement.

Le premier cahier partira le 5 janvier prochain. Je t’enverrai le 20 de chaque mois le cahier de la première quinzaine et le 5 le cahier de la seconde quinzaine du mois précédent.

Je tiens dès à présent à te rassurer sur ce Triomphe de la République. Autant que l’on peut nombrer une aussi grandiose manifestation, deux cent cinquante mille citoyens au moins défilèrent. On peut évaluer à un nombre égal au moins les citoyens qui acclamèrent le défilé, qui acclamèrent le socialisme. Ainsi la Petite République et l’Aurore avaient également raison. Toujours faut-il que l’on s’entende.

De cette fête j’avais préparé un compte rendu, non pas pour toi, mais pour une revue amie. Je t’enverrai, par exception, ce compte rendu dans mon premier cahier. J’y ajouterai les principaux documents de l’affaire Liebknecht, et quelques notes sur les derniers événements de décembre 1899.