Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/Entre deux trains

Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 197-242).

ENTRE DEUX TRAINS

5 mai 1900,

Le samedi saint, comme je l’avais annoncé à la troisième page de la couverture du septième cahier, j’administrai, de une heure à quatre heures et demie, au siège de ces cahiers, chez mon ami Tharaud, 19, rue des Fossés-Saint-Jacques, solitaire. Les Parisiens étaient partis pour la province. Et les provinciaux n’étaient pas venus à Paris. Un coup de sonnette. Mon ami René Lardenois.

— Bonjour. Je viens te dire bonjour entre deux trains. Je suis arrivé à onze heures cinquante-neuf en gare d’Orléans, ce matin. Ou du moins je devais arriver à onze heures cinquante-neuf. Mais les trains ont souvent un peu de retard, à cause des vacances.

— Tu es toujours à Bayonne ?

— J’ai tant roulé que je ne regardais plus même l’heure aux cadrans intérieurs des gares. Je confondais le jour et la nuit, ce qui est la dernière des perversités. — Oui, toujours, au Lycée de Bayonne. J’avais demandé le Nord-Est. Mes parents demeurent à Belval. C’est la dernière station avant Mézières. Une simple halte. À défaut du Nord-Est, j’avais au moins demandé le Nord. À défaut du Nord, j’avais au moins demandé l’Est. On m’a nommé à Bayonne. Un bon lycée. Je repars ce soir à huit heures quarante-cinq, par la gare du Nord. Je serai chez moi demain matin à huit heures, dimanche de Pâques. Mais il y aura du retard, à cause des fêtes. Ainsi j’ai un quart d’heure à passer avec toi, montre en main. J’ai un tas de courses à faire dans Paris, et les rues sont toujours aussi impraticables. J’avais un quart d’heure. Il me reste encore dix minutes. Et il posa sa montre sur la table.

— En dix minutes on ne peut rien dire. Ce n’est pas la peine de commencer. Nous parlerons de tes cahiers quand nous aurons le temps.

— Nous parlerons de la province et de ta classe quand nous aurons le temps.

— Aux grandes vacances, au commencement d’août, je passerai plusieurs jours à Paris.

— L’Exposition ?

— Naturellement. Ne suis-je pas provincial ? Et puis vous, les Parisiens, vous raillez, pour avoir l’air spirituels, mais vous y allez tout de même. Seulement, comme vous êtes lâches, vous faites semblant d’y aller pour piloter vos cousins. Vous êtes bien contents, d’avoir des cousins. À peine le tien, le fumiste orléanais, nous avait-il annoncé sa venue éventuelle que déjà M. Serge Basset, du Matin, avait sur le dos, depuis trois jours, son cousin Bernard, notable commerçant de Quimper-Corentin, si nous le voulons, en tout cas un cousin plus sérieux que le tien, et plus rapide.

— Que veux-tu, mon ami, le sien est un cousin quotidien et le mien n’est qu’un modeste cousin bimensuel, à peu près bimensuel.

— Parlons des copains.

— Quand es-tu parti ?

— Les vacances commençaient mercredi soir. Mais j’avais jeudi matin une répétition que je ne pouvais pas, et que je ne voulais pas remettre.

— Tu donnes des leçons ?

— Non, je les vends.

— C’est ce que je voulais dire.

— Parlons proprement.

— Ce mot que tu as dit — et par manière de plaisanterie je faisais le dégoûté en souriant — me paraît peu compatible avec la dignité des professions libérales.

— Mettons que je suis fort obligeant, fort officieux ; et sans que je me connaisse fort bien en lettres françaises, en lettres latines et en lettres grecques, je laisse les parents de mes élèves apporter chez moi de tous côtés ceux qui sont timides en grec, en latin, et en français, et qui cependant, pour des raisons purement désintéressées, désirent, comme on dit, subir heureusement la première partie des épreuves du baccalauréat classique — et j’en donne à mes amis pour de l’argent.

— Tu possèdes bien tes auteurs.

— Ce n’est pas étonnant : je m’en nourris.

— Alors ?

— Alors, j’ai donné ma leçon jeudi matin. Puis j’ai fait le voyage en plusieurs fois. Jeudi je suis allé de Bayonne à Bordeaux, vendredi de Bordeaux à Tours, aujourd’hui samedi de Tours à la rue des Fossés-Saint-Jacques. Cette nuit, en pleine nuit, j’aurai encore plus de trois heures et demie à passer à Laon. Total : quatre jours au moins. Autant pour le retour, le nostos, hélas ! non convoité. Total général : huit à neuf jours. Nous rentrons de mardi matin en huit…

— Le mardi de la Quasimodo ?

— C’est cela. Il faut que je sois rentré de la veille au soir, si je ne veux pas dormir en classe. Il faut donc que dès jeudi soir je pense au départ et que vendredi matin je quitte mes parents, comme le conscrit :

Adieu mon père, adieu ma mère,
J’ons tiré un mauvais numéro.

J’aurai eu cinq jours de vacances. Le gouvernement encourage peu la vie de famille. As-tu vu quelqu’un ?

— Je n’ai vu personne encore et, sans doute, je ne verrai personne. Aucun de nos camarades ne m’est signalé. L’année dernière, il en était venu beaucoup pour les vacances de Pâques.

— Ce n’est nullement que le monde nous abandonne. Jusqu’à l’année dernière le congrès des professeurs de l’enseignement secondaire avait lieu à Pâques. Cette année-ci on le tiendra au mois d’août.

— J’entends : ce sera un des innombrables congrès qui font partie de l’exposition.

— Ils ne sont pas innombrables : il y en avait cent vingt-six d’annoncés avant le commencement de l’exposition.

— Ce n’est rien. De qui tiens-tu, monsieur, ces renseignements officiels ?

— Sache que le citoyen sténographe est mon ami. Aussi m’a-t-il envoyé en province un papier, une piqûre officielle.

— Une piqûre : tu parles comme un brocheur.

— Parlons proprement. Tiens : République française

Liberté, égalité, fraternité

— Non, cela ne se met que sur les monuments publics.

Ministère du commerce, de l’industrie, des postes et des télégraphes

et de l’Exposition.

— Surtout de l’exposition. Mais cela n’est pas officiel.

— Comme tu parles bien. On voit bien que tu es devenu ministériel.

Exposition universelle internationale de 1900. — Liste des congrès internationaux de 1900. — Vraiment j’ai passé là un bon quart d’heure. Il y a le congrès de l’Acétylène avec le congrès des Actuaires, le congrès de l’Alimentation rationnelle du bétail, le congrès d’Aquiculture et de Pêche. Tu connais l’aquiculture ?

— Non seulement je la connais, mais je la pratique : j’ai dans mon bassin deux poissons rouges et un brun vert.

— Il y a le congrès d’Arboriculture et de pomologie, celui des Bibliothécaires. Le papier officiel ne porte pas seulement les noms des congrès, la date et la durée, mais il donne encore les noms des présidents et des secrétaires généraux des commissions d’organisation. Le congrès d’Agriculture a pour président un certain monsieur Méline, rue de Commailles, 4, et le congrès des sciences de l’Écriture a pour secrétaire général un M. Varinard, 8, rue Servandoni.

— Comme on se retrouve.

— Tous les oubliés reparaissent ici. M. Léon Bourgeois, rue Palatine, 5, préside à l’organisation de trois congrès : celui de l’École de l’Exposition, celui de l’Éducation physique, —

— Et celui de l’Éducation morale

— Non : et celui de l’Éducation sociale. —

— Ah ah ! Selon les doux et mesurés élancements de la solidarité radicale —

— M. Casimir-Perier, rue Nitot, 23, a aussi ses trois congrès : le congrès d’Assistance publique et de bienfaisance privée, —

— Utile.

— celui de l’Enseignement agricole, et, vers la fin, celui des Stations agronomiques. Il y a le congrès des méthodes d’Essai des matériaux.

— Très utile.

— Oui. Et le congrès pour l’étude des Fruits à pressoir. Celui des Mathématiciens a pour secrétaire général un M. Laisant, avenue Victor-Hugo, 162. Il y a le congrès du Matériel théâtral, sans date ni durée, non plus que le congrès pour l’unification du Numérotage des fils des textiles. Celui des Associations de Presse n’a ni date, ni durée, ni président, ni secrétaire général, ainsi que celui de la Ramie. Qu’est-ce que la ramie ?

Je sautai sur mon petit Larousse. Le mot n’y était pas.

— La ramie est une espèce d’ortie, urtica utilis, qui pousse en abondance à Java, et dont on fait des fils, des câbles et même des tissus.

— Tu sais tout ?

— La culture générale, aidée d’un vieux dictionnaire que j’ai à la maison. Il y a l’inévitable congrès de la paix, ironique plus douloureusement encore cette année. M. Boutroux, rue Saint-Jacques, 260, préside à l’organisation du congrès de Philosophie. As-tu quelque idée de ce que c’est : un congrès de philosophie.

— Je n’en ai aucune image intéressante.

— Il y a dans Descartes, au discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, à la fin de la troisième partie, un passage où ce philosophe réprouve non seulement le congrès, mais la simple fréquentation mutuelle des philosophes :

— Le voici :

— « Mais ayant le cœur assez bon pour ne vouloir point qu’on me prît pour autre chose que je n’étais, je pensai qu’il fallait que je tâchasse par tous les moyens à me rendre digne de la réputation qu’on me donnait ; et il y a justement huit ans que ce désir me fit résoudre à m’éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances, et à me retirer ici, — en Hollande — en un pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres, que les armées qu’on y entretient ne semblent servir qu’à faire qu’on y jouisse des fruits de la paix avec d’autant plus de sûreté, et où, parmi la foule d’un grand peuple fort actif, et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d’autrui, sans manquer d’aucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, j’ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés. »

— Je lis au cours de la sixième partie :

« Mais je crois être d’autant plus obligé à ménager le temps qui me reste, que j’ai plus d’espérance de le pouvoir bien employer ; et j’aurais sans doute plusieurs occasions de le perdre si je publiais les fondements de ma physique ; car encore qu’ils soient presque tous si évidents qu’il ne faut que les entendre pour les croire, et qu’il n’y en ait aucun dont je ne pense pouvoir donner des démonstrations, toutefois, à cause qu’il est impossible qu’ils soient accordants avec toutes les diverses opinions des autres hommes, je prévois que je serais souvent diverti par les oppositions qu’ils feraient naître. »

— À la suite :

« On peut dire que ces oppositions seraient utiles tant afin de me faire connaître mes fautes, qu’afin que, si j’avais quelque chose de bon, les autres en eussent par ce moyen plus d’intelligence ; et, comme plusieurs peuvent plus voir qu’un homme seul, que, commençant dès maintenant à s’en servir, ils m’aidassent aussi de leurs inventions. »

Cela serait favorable, sinon au congrès, du moins au commerce des philosophes, au travail en commun, à la mutualité.

« Mais encore que je me reconnaisse extrêmement sujet à faillir, et que je ne me fie quasi jamais aux premières pensées qui me viennent, toutefois l’expérience que j’ai des objections qu’on me peut faire m’empêche d’en espérer aucun profit : car j’ai déjà souvent éprouvé les jugements tant de ceux que j’ai tenus pour mes amis que de quelques autres à qui je pensais être indifférent, et même aussi de quelques-uns dont je savais que la malignité et l’envie tâcheraient assez à découvrir ce que l’affection cacherait à mes amis ; mais il est rarement arrivé qu’on m’ait objecté quelque chose que je n’eusse point du tout prévue, si ce n’est qu’elle fût fort éloignée de mon sujet, en sorte que je n’ai quasi jamais rencontré aucun censeur de mes opinions qui ne me semblât ou moins rigoureux ou moins équitable que moi-même. Et je n’ai jamais remarqué non plus —

Ceci va non seulement contre tout congrès et tout commerce de philosophes, mais contre toute académie et contre la vénérable institution des thèses :

— Et je n’ai jamais remarqué non plus, que par le moyen des disputes qui se pratiquent dans les écoles, on ait découvert aucune vérité qu’on ignorât auparavant ; car pendant que chacun tâche de vaincre, on s’exerce bien plus à faire valoir la vraisemblance qu’à peser les raisons de part et d’autre ; et ceux qui ont été longtemps bons avocats ne sont pas pour cela par après meilleurs juges. »

M. Boutroux ne présiderait donc pas à l’organisation d’un congrès de philosophie — car ces raisons doivent lui sembler valoir, non pas seulement parce qu’elles sont de Descartes, mais parce qu’elles ont de la valeur — s’il n’avait sans doute résolu de conduire souvent sa raison et ses actions selon les trois ou quatre maximes de la morale que Descartes s’était formée par provision. Je lis au commencement de la troisième partie :

« La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais toutes remettre à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore qu’il y en ait peut-être d’aussi bien sensés parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels j’aurais à vivre ; et que, pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquaient qu’à ce qu’ils disaient, non seulement à cause qu’en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu’ils croient, mais aussi à cause que plusieurs l’ignorent eux-mêmes ; car l’action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre. Et, entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tout excès ayant coutume d’être mauvais, comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi l’un des extrêmes, c’eût été l’autre qu’il eût fallu suivre. »

Or il est incontestable que les lois, les coutumes et la religion de ce pays, c’est de faire l’exposition universelle, et quand on n’a pas l’honneur de la faire —

— On a du moins l’honneur de l’avoir entreprise.

— Non, mais on a l’honneur d’y aller, et l’honneur de chanter en son honneur un Te Deum laïque d’honneur. Ainsi font nos philosophes. Ils contribuent leur philosophie à la splendeur de l’exposition. Ils exposent en congrès leurs philosophies, ou leur philosophie, ou leurs personnes philosophiques.

— Allons, allons, admettons qu’ils y aillent par provision, qu’ils se gouvernent en ceci suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qu’ils suivent les opinions des mieux sensés ; admettons que ce ne seront pas des philosophes internationaux réunis en congrès, mais que ce seront des congressistes internationaux qui d’ailleurs et de leur métier seront des philosophes ou des professeurs de philosophie.

— Comment, comment ?

— Rien, je distingue et je concilie.

— Ah bien. — Il y a le congrès du Repos du dimanche, le congrès des Sapeurs-pompiers (des officiers et sous-officiers), celui de Sociologie coloniale, celui des Spécialités pharmaceutiques. Je pense que des sténographes sténographieront le congrès de Sténographie : on n’est jamais si bien servi que par soi-même.

— Et l’on n’est jamais trahi que par les siens. Il y a le congrès des Syndicats agricoles, et c’est M. le marquis de Vogüé, rue Fabert, 2, qui préside à son organisation. Il y a le congrès du Tabac (contre l’abus). Je ne vois aucun congrès antialcoolique, et c’est dommage.

— Il n’y a que le congrès Végétarien. Encore n’a-t-il ni Président, ni Secrétaire général.

— En revanche il y a deux congrès pour l’Alcoolisation française.

— Comment deux congrès pour l’Alcoolisation française.

— Mon ami si on les nommait ainsi on ne pourrait pas décemment donner la croix d’honneur aux Présidents et la rosace violette aux Secrétaires généraux. Et alors à quoi servirait le Congrès ? À quoi servirait la grande Exposition ? Mais rassure-toi : le premier sera le congrès du commerce des Vins, Spiritueux et Liqueurs ; le second sera modestement le congrès de Viticulture. Nous devons encourager la viticulture, la sylviculture, l’Horticulture, que préside humblement M. Viger, de Châteauneuf-sur-Loire ou des environs, 55, rue des Saints-Pères, Paris, sans doute avec la finesse épaisse un peu antisémitique et grasse qui lui est habituelle. Toutes les gloires nationales que ces présidents, les gloires modestes et les gloires proprement glorieuses. M. Gaston Boissier, 23, quai Conti, préside à l’organisation de l’Histoire comparée. Les congrès des enseignements sont nombreux : congrès des Associations des anciens élèves des Écoles supérieures de commerce ; de l’Éducation physique et de l’Éducation sociale, déjà nommés, celui de l’Enseignement agricole, déjà nommé, celui de l’Enseignement du dessin, celui de l’Enseignement des langues vivantes, celui des Sociétés laïques d’Enseignement populaire, celui de l’Enseignement primaire, celui de l’Enseignement secondaire, celui de l’Enseignement des sciences sociales, celui de l’Enseignement supérieur, celui de l’Enseignement technique commercial et industriel, celui de l’Épicerie — Non, je suis allé trop loin sur la liste. Rends-moi mon papier, imprimé à l’Imprimerie nationale. Tu n’as vu personne, alors ? Que devient notre ami Gaston Desbois ?

— Il va bien. Il est marié. Il est abonné aux cahiers. Il s’est abonné à vingt francs. Il était riche, quand il s’est abonné. Je viens de lui faire son changement d’adresse.

— Il a déménagé ?

— Oui, on l’a déménagé.

— Comment ça ? il était en rhétorique à Bordeaux ?

— Oui, on lui a donné de l’avancement. On l’a envoyé en troisième au Lycée de Vesoul. Pour le récompenser d’avoir travaillé aux Universités populaires.

— Ah oui, aux petits teigneux ? Il était aussi des petits teigneux ?

— Comment, des petits teigneux ? Quels petits teigneux ?

— Tu n’as donc pas lu l’interview de Guesde, que lui a prise un rédacteur du Temps.

— Ah ! c’est ça tes petits teigneux ! Si, je l’ai lue. Non seulement je l’ai lue dans la Petite République

— Malheureusement la Petite République ne donnait qu’un extrait, comme toujours.

— Non seulement je l’ai lue dans la Petite République, mais le prochain cahier, si les nécessités de la mise en pages nous le permettent, la donnera tout entière d’après le Temps, avec les annexes.

— Alors depuis ce temps-là, en province, on ne s’appelle plus que les petits teigneux : Bonjour, teigneux, bonjour. — Comment va ta teigne ? — Allons, au revoir, teigneux. Ce n’est pas spirituel spirituel. C’est comme toutes les plaisanteries scolaires, militaires, célibataires et régimentaires. Mais il faut nous pardonner cela. — Ainsi ce vieux Desbois est devenu teigneux. Écoute, ça me fait plaisir. Quand il était en Sorbonne, il esthétisait un peu. Mais ça devait se passer, parce que c’était un bon garçon, très sincère. Je suis content qu’il en soit. Quand tu le verras, tu lui donneras le bonjour pour moi. On n’aurait pas dit, dans le temps, qu’il serait des premiers à trinquer.

— Oui, et sérieusement. Il avait un recteur qui n’était pas assez teigneux. Un soir il avait osé dire au peuple que l’hypothèse de Dieu n’était pas plus intéressante que l’hypothèse du droit de propriété. Alors, tu comprends, la circulaire Leygues —

— J’entends bien. C’est vraiment un très brave garçon. Et notre camarade Léon Deschamps ?

— Il a encore été refusé à l’agrégation de grammaire. Alors il enseigne le français et l’allemand au collège de Coulommiers. C’est un bon poste. Il est près de Paris.

— Le français et l’allemand ? Mais il me semble qu’il voulait devenir latiniste. Il travaillait de préférence le latin, à l’école —

— Le français, l’allemand, l’histoire de l’art et un peu de philosophie. Toujours la culture générale.

— Cela me rappelle avantageusement un vieil ami de ma famille, un ancien instituteur, qui était devenu professeur de français et de gymnastique à la pension Vion, à Gien, Mais il y a longtemps.

— Deschamps vient à Paris de loin en loin.

— Il a tout de même plus de deux heures de chemin de fer. Je connais bien Coulommiers. J’y ai fait mes vingt-huit jours.

— Il s’est abonné à huit francs, parce qu’il n’est pas riche. Il est à dix-huit cents.

— Teigneux ?

— Teigneux.

— Bien. Raoul Duchêne ?

— Il vient d’avoir un garçon. J’ai reçu la circulaire. Il était à Brest, en seconde. On l’a récemment envoyé à Chambéry, en troisième. Il avait dit devant plusieurs instituteurs que l’hypothèse du droit de propriété ne s’imposait pas plus dans les relations sociales que l’hypothèse de Dieu ne s’impose dans les enquêtes scientifiques.

— Ça ne m’étonne pas de lui. Toujours il a dit partout ce qu’il pensait et toujours il a pensé cela.

— Toujours.

— Il est abonné ?

— Je lui sers éventuellement les cahiers. Il ne m’a pas répondu encore.

— Il s’abonnera.

— Il s’abonnera.

— Tout de même c’est amusant, que ce soient Desbois et Duchêne ensemble qui aient payé les premiers pour les Universités populaires. Tu te rappelles un peu le léger dédain que Desbois avait pour les manifestations intempestives et un peu ridicules de Duchêne ? Et tu te rappelles tout le mépris que manifestait hautement Duchêne pour les esthétismes de Desbois ? Il est admirable que tout cela ait aussi bien tourné.

— Ils étaient aussi profondément, aussi sincèrement, aussi professionnellement universitaires l’un que l’autre, Desbois avec ses excès de finesse, et Duchêne avec ses excès de simplicité rugueuse. Alors quand ils ont été lâchés dans la vie, invinciblement ils ont fait tous les deux leur métier d’universitaires, qui consiste à enseigner. Ils ont pris leur travail au sérieux. Ils ont pris leur classe au sérieux. Ils ont eu sur leurs élèves, ou du moins sur la plupart de leurs élèves, ou, au pis aller, sur quelques-uns de leurs élèves, une heureuse influence. Et comme ils n’enseignaient pas encore assez à leur gré, ils ont naturellement pensé à enseigner le peuple. Comme ils n’enseignaient pas assez dans la journée, ils ont naturellement pensé à enseigner le soir. Ils ont à plaisir aggravé ce métier d’universitaire, qui est un des plus onéreux, des plus meurtriers. Ils ont enseigné. Ils ont surenseigné. Ils continueront. Et quand un jour, sous le prochain ministère Méline — Ribot — Barthou — Poincaré — Leygues — Charles — Dupuy — Deschanel — Sarrien — Léon — Bourgeois — Mesureur — Lockroy — Peytral — Zévaès — car ce ministère espéré finira bien par nous tomber sur le dos — quand un jour le hasard des persécutions gouvernementales antiteigneuses les aura tous les deux assemblés en quelque trou perdu de province où ils crèveront communément de faim, tous les deux, l’ancien esthète et l’ancien brutal pourront se donner une poignée de mains solide. Et quand sera venu le Jour du Jugement dernier, qui est une hypothèse, quand Dieu, qui est une hypothèse, pèsera dans sa balance hypothétique les actions non hypothétiques des hommes, il se trouvera que ces deux professeurs, l’ancien esthète et l’ancien brutal, auront plus fait pour préparer ce que nous nommons indivisiblement la révolution sociale et la révolution morale que tout le Comité général ensemble.

— Tais-toi, tais-toi, mon vieux, tu t’emballes, et cela t’empêche de parler proprement. Tu voulais dire sans doute que ces deux professeurs, nos anciens camarades, auront plus fait pour préparer la révolution sociale que nos dignitaires du Comité général n’auront fait pour la discréditer et pour l’enrayer.

— C’est cela que je voulais dire.

— Je te demande pardon. C’est une habitude que j’ai, de corriger toujours tout ce qu’on me dit, et tout ce qu’on dit devant moi, comme si c’étaient des devoirs ou des leçons. Ne m’en veuille pas. C’est une habitude professionnelle. Je n’en ai pas honte. Mon père est incapable de marcher vite, parce qu’il est paysan. Et puis, crois-tu que toi-même tu ne sois pas universitaire ?

— Je le sais bien.

— Crois-tu que tes cahiers ne soient pas universitaires ?

— Je le sais bien.

— Crois-tu qu’il n’y ait pas dans ce que tu écris aux cahiers des insistances maladroites qui sentent leur professeur ?

— Je le sais bien.

— À la bonne heure. — Qu’est devenu notre ancien camarade Hubert Plantagenet, qui passa plus d’un an de sa vie aux dialogues de Platon ?

— Il enseigne la philosophie à Coutances. Il a donné récemment une conférence publique et populaire sur l’alcoolisme. J’attends qu’il me l’envoie. Il a laissé supposer à tous ces Normands, m’a-t-on dit, qu’ils n’étaient pas la première et la seule race du monde. Il a laissé supposer qu’il n’est ni beau, ni bon, ni bien — ni patriotique de se soûler. Ces nouveautés pénétraient dans la mémoire des assistants.

— Julien Desnoyers ?

— Il enseigne les sciences naturelles dans une région voisine. Il fait bon ménage avec les instituteurs. Il a donné récemment une conférence publique et populaire sur la géologie. On m’a dit qu’il avait tout simplement déclaré en commençant à ses auditeurs que lorsqu’on veut étudier scientifiquement la création du monde, et toute son histoire, on examine attentivement les pierres et les eaux, les couches de terrains, et la lente action des eaux sur les formations des couches de terrains, mais qu’on ne se guide pas aveuglément sur la sainte Bible. Il ne parla pas de la lutte des classes.

— L’auditoire ?

— L’auditoire fut un peu étonné, mais entendit bien.

— François Desmarais ?

— Toujours agrégé, heureux, prospère. Syndicataire aux cahiers. Il m’envoie ponctuellement dix francs par mois.

— Tiens, cela me fait penser que j’ai un mois de retard. Mars et avril.

— Rassure-toi : je te les aurais demandés directement.

Ici, mon ami René Lardenois, m’ayant demandé si j’avais la monnaie de cinquante francs, que j’avais, me donna dix francs pour ses deux mois.

— Il vaut mieux que je te les donne tout de suite. En rentrant de chez moi, je n’aurai plus un sou. Et puis je n’aurai pas le temps de m’arrêter à Paris.

La vue de la monnaie que je lui rendais sembla déterrer de sa mémoire une réflexion négligemment ensevelie.

— Crois-tu, me dit-il brusquement, que la vie et le budget de tes cahiers ne soient pas une vie et un budget universitaires ?

— Je le sais bien.

— Ta classe et tes leçons payantes, ce sont les abonnements à huit francs, les abonnements à vingt francs, les souscriptions mensuelles régulières et les souscriptions extraordinaires.

— Je le sais bien, mais plus libres.

— Naturellement, tout à fait libres. — Et tes abonnements gratuits, ce sont nos conférences et nos leçons populaires.

— Je le sais bien.

— La preuve en est que ce sont nos salaires de classe et de leçons qui nourrissent tes cahiers.

— Je le sais mieux que toi.

— Mes cinq francs par mois représentent une demi-heure de leçon. Tu ne le sais pas mieux que moi.

— Je voulais dire que je m’en suis aperçu avant toi, puisque c’est l’économie même de ces cahiers.

— Parlons peu, mais parlons bien. Parlons proprement. Et Lucien Deslandes ?

— Pas plus agrégé qu’avant, toujours timide, malade et malheureux. Il est en congé en Sologne chez ses parents, qui sont pauvres. Il m’envoie ponctuellement à la fin de chaque mois une souscription de vingt sous, exactement de vingt-et-un sous, sept timbres de trois sous dans la lettre où il me donne de ses nouvelles. C’est quelqu’un de vraiment rare.

— Il a des sentiments rares et son cœur est muni de tristesse. Dans ton avant-dernier cahier tu as parlé finalement de notre ami Pierre Baudouin. Qu’est-il devenu ?

— Marcel Baudouin est mort. Pierre Baudouin a été sérieusement malade. Je suis allé le voir la semaine passée.

— Il demeure toujours à la campagne ?

— Oui, en Seine-et-Oise, à une heure de Paris-Luxembourg. Je suis allé le voir, sachant que le docteur n’aurait pas le temps de revenir me voir de sitôt.

— Le docteur n’est pas revenu ?

— Non, il m’a fait dire que les commissions qu’il avait à faire à Paris étaient beaucoup plus longues et plus difficiles et plus ingrates qu’on ne pouvait raisonnablement le penser. Il ne pouvait donc venir chez moi et il était inutile que j’allasse le demander chez lui. Je suis allé voir Pierre Baudouin dans la maison de campagne où il demeure. C’était à l’aube du printemps. Les arbres en fleurs avaient des teintes et des lueurs, des nuances claires et neuves et blanches de bonheur insolent semblables aux nuances que les Japonais ont fidèlement vues et qu’ils ont représentées. Les branches des arbres des bois transparaissaient merveilleusement au travers des bourgeons et des feuilles ou des fleurs moins épaisses comme la charpente osseuse d’un vertébré transparaît dans les images radiographées de son corps. Notre ami Pierre Baudouin, qui est un classique, et même, en un sens, un conservateur, me dit qu’il redoutait l’incertitude anxieuse de cette jeunesse et la transparence mystérieuse des arbres. Il attendait impatiemment l’heure prochaine où les arbres auront leur beauté pleine, où le feuillage épais cachera normalement, naturellement, décemment, convenablement, modestement la charpente intérieure. Il admet qu’en hiver les arbres à feuilles caduques soient des squelettes, parce que l’hiver est la saison de la mort. Mais il demande qu’aussitôt que la saison de vie a rayonné du soleil et rejailli de la terre nourrice, les arbres se vêtent rapidement de leur feuillage habituel. Car il convient, me disait-il, que nos regards humains nous donnent humainement les images végétales des végétaux patients. Mais il ne convient pas que nos regards humains nous donnent d’eux sans appareil je ne sais quelle image mystérieuse, animale et radioscopée.

— Je le reconnais bien là. Il est toujours aussi extraordinaire.

— Mais il n’en est pas moins capable d’accepter la beauté de ce printemps. Vois, me disait-il, aucun arbre à fleurs, soigneusement et artificiellement cultivé par des jardiniers décorateurs, n’est aussi beau que les fleurs utiles des arbres à fruits. Quelle fleur de parade, quels catalpas, quels magnolias et quels paulownias sont aussi beaux que ce vieux poirier tout enneigé de ses flocons de fleurs ? Quel enseignement pour qui sait voir.

— Je le reconnais bien là : il déteste le langage figuré, mais il est passionné d’instituer des paraboles. Parfois il est extraordinairement sage, et souvent je me demande s’il n’est pas un peu fou. Croit-il toujours que l’on ne peut parler aux hommes sinon en instituant des dialogues.

— Il veut toujours instituer. Et c’est un spectacle touchant, lamentable et ridicule que celui de ce pauvre garçon qui ne sait pas bien comme il fera pour donner du pain l’année prochaine à sa femme et à ses enfants, mais qui attend comme une bête de somme que la vie ingrate lui laisse l’espace d’instituer des dialogues, des histoires, des poèmes et des drames ainsi que pouvaient le faire les auteurs des âges moins pressés.

— Il a toujours cette incapacité parfaite à sentir le ridicule ?

— Toujours. Aucun homme, autant que j’en connaisse, n’est plus incapable que lui de s’apercevoir comme il est parfois ridicule.

— C’est un garçon extraordinaire. Croit-il toujours que l’on ait le droit de lancer dans la circulation un drame en trois pièces comptant un nombre incalculable d’actes bizarres, avec des indications ridicules, exigeant, tout compte fait, six ou huit heures de représentation, d’une représentation qui ne viendra jamais, exigeant, en attendant, 752 — je dis sept cent cinquante-deux pages d’impression, d’ailleurs non foliotées, ce qui, vraiment, n’est pas commode, pages dont la moitié sont restées tout à fait blanches, ou à peu près, et dont la seconde moitié portent de si rares et de si singulières écritures que, vraiment, ce n’était pas la peine, — un volume, si j’ai bonne mémoire, mesurant vingt-cinq centimètres de long sur presque seize centimètres et demi de large et au moins quatre centimètres et demi d’épaisseur, mesurée au dos, — et pesant, tout sec, entends bien : pesant 1 kilo 520 — un kilogramme cinq cent vingt grammes, c’est-à-dire plus d’un kilo et demi, plus de trois livres.

— Il ne désespère pas de faire un jour des livres dont le poids aille jusqu’à passer deux kilos et qui sans doute serviront à ceux qui les auront de la main de l’auteur, car personne jamais ne les achètera. Ceux qui les auront de la main de l’auteur et qui, n’ayant aucun jardin à labourer, seront forcés de faire de la gymnastique en chambre, seront heureux d’avoir à leur disposition des livres aussi lourds, qui les dispenseront d’acheter des haltères.

— Croit-il toujours qu’il faille aligner à la fin des livres les noms, tous les noms de tous les citoyens qui les ont industriellement faits, compositeurs, metteur en pages, correcteur, imprimeurs, prote et ceux que j’ignore ?

— Toujours. Il cherche le moyen d’y mettre aussi les fondeurs de caractères et les fabricants de papier. Il finira par les chiffonniers qui ont ramassé le chiffon.

— Il finira par avoir l’air d’être payé pour faire de la réclame.

— Il finira suspect : encres Lorilleux, papier Darblay, d’Essonnes.

— Que pense-t-il des cahiers ?

— Je le lui ai demandé : Je suis ton ami, me répondit-il. Quel dommage que tu passes tout ton temps, que tu dépenses tous tes soins à un travail aussi futile. Qu’importent ces quinzaines ? Et qu’importent les événements de ces quinzaines ? Et qu’importent ces attaques et ces accusations quinzenières. Je sais aussi bien que toi, — sans en avoir l’air, car je ne suis pas nouvelliste et je n’en fais pas profession, — je sais aussi bien que toi que M. Vaillant est devenu un redoutable maître d’école et M. Guesde un archevêque dangereux pour la santé sociale. Je sais aussi bien que toi que M. Alexandre Zévaès est un misérable escroc de consciences, en admettant qu’il n’ait jamais été un jeune escroc d’argent. Je sais tout cela. Et j’en sais bien d’autres. Mais qu’importe le passage de ces misérables événements ? Le temps que vous passez, les forces que vous dépensez à ces attaques et à ces accusations est la contribution que vous faites aux méfaits de ces gens. Vous accroissez l’effet nuisible de leurs combinaisons si par vous, et autant qu’il est en vous, elles sont cause efficiente qu’un honnête homme ait sa vie honnête interceptée, ait son travail honnête interrompu. Vous alourdissez inconsidérément — À ce moment je le priai de me reparler à la deuxième personne du singulier, puisque ces cahiers n’engagent que ma responsabilité personnelle, individuelle. — Tu alourdis inconsidérément ta vie et ta pensée, inconsidérément la vie et la pensée de tes amis, camarades, correspondants et lecteurs en les appesantissant sur ces laideurs et sur ces vilenies. Cela est mal sain. Mieux vaut garder son âme sereine et traiter les grandes questions. J’espérai un moment que tes cahiers tourneraient ainsi. L’heureux et providentiel avertissement de la grippe, ainsi que l’auraient nommé nos amis chrétiens, faillit te détourner des contingences vaines. Alors tu revins au Pascal. Mais pour traiter honnêtement cette grande question de l’immortalité de l’âme ou de sa mortalité, je ne dis pas pour l’épuiser, à peine les cahiers entiers d’une année entière, ou plutôt à peine les cahiers entiers de quatre ou cinq ans pouvaient-ils suffire. Mais tu as redouté le ridicule, qui n’existe pas, et qui n’est qu’une imagination sociale ; toi qui n’es pas un peureux, tu as redouté le ridicule, et pourtant le ridicule n’est qu’une imagination des peureux. Et tu as redouté l’autorité des censeurs, toi qui fais profession d’ignorer toutes les autorités. Pressé de toutes ces peurs, tu nous as donné quelques misérables citations du grand Pascal, citations lamentablement mesquines et déplorablement tronquées et inconvenablement brèves : au lieu qu’il était honnête simplement de nous donner des citations quatorze ou quinze fois plus longues, puisque les citations capitales afférentes à la question que tu osais mettre en cause étaient au moins quatorze ou quinze fois plus longues. Tu as négligé tout bonnement, — et cela serait scandaleux s’il y avait quelque scandale, — tu as négligé bonnement cette considération que toute la démonstration de la vérité de la foi chrétienne, et la théorie du miracle, et celle des prophéties, pour m’en tenir aux toutes prochaines, sont liées indissolublement à cette question de la vie et de la mort. Comment en effet examiner utilement la question de l’immortalité de l’âme ou de sa mortalité si l’on n’a pas examiné d’abord la question de savoir si vraiment il y a eu quelque miracle, et, avant tout, ce que c’est qu’un miracle et surtout la question capitale de savoir si en un sens tout n’est pas miracle, ou n’est pas un miracle. J’admets que l’on résolve ces questions par la négative et pour ma part d’homme, après y avoir longtemps pensé, crois bien que je suis disposé à nier qu’il y ait des miracles particuliers ou individuels, tout en réservant pour longtemps encore mon opinion sur la question de savoir s’il n’y a pas miracle ou un miracle universel — car l’universel est d’atteinte un peu plus difficile. Comment examiner un peu la question de l’immortalité de l’âme si l’on n’a pas commencé par étudier la question du salut, qui enveloppe celle de la grâce et de la prédestination. Et qui a commencé à étudier à la question de la grâce et de la prédestination, il sait bien quand il a commencé, mais il ne sait pas bien quand il en finira. Et derechef et inversement, comment aborder une seule des questions qui sont afférentes à cette vie avant d’avoir au moins essayé d’examiner la question de la vie et de la survie et de la mort. Comment procéder à l’action quotidienne, et comment se guider aux incessantes combinaisons inévitables, comment voter aux élections municipales voisines si l’on n’a pas commencé par essayer au moins de commencer d’examiner les grands problèmes. Sinon, et si vous êtes aveugle, qu’importent les spectacles accidentels ; et si vous êtes sourd, qu’importent les auditions accidentelles. Mais tu as été lâche, tu as eu peur de l’opinion ; qui sait ? tu as sans doute eu peur de tes abonnés, de tes souscripteurs, que sais-je ? malgré ce que tu dis au commencement de la deuxième page de ta couverture, que la souscription ne confère aucune autorité sur la rédaction ni sur l’administration : ces fonctions demeurent libres. Ainsi tu as préféré maltraiter les questions, parce que tu t’es imaginé, comme un ignorant que tu es, qu’elles ne se défendent pas. Et tu as préféré maltraiter Pascal, — car c’était le maltraiter, que de le citer aussi brièvement, — parce qu’il est mort, et que tu crois qu’il ne peut plus rien dire, — au lieu de te représenter, comme tu le devais selon les conseils de ta cupidité naturelle, qu’étant mort il ne pouvait te réclamer aucun droit d’auteur et qu’ainsi tu pouvais en citer tant que tu voulais sans alourdir ce que tu nommes l’établissement de tes cahiers. Mais non, tu préfères t’attaquer au citoyen Lafargue, un homme qui n’existe pas, que pas un de tes lecteurs ne connaît, qui n’est ni un orateur, ni un savant, ni un écrivain, ni un homme d’action, ni un auteur, ni un homme, et en qui je soupçonne à présent que tu introduis arbitrairement quelque apparence d’existence pour avoir ensuite le facile plaisir de le combattre. Vanité littéraire de ce facile plaisir. Comment n’as-tu pas vu, si tu es sincère, que tu fais le jeu de ces gens-là quand tu imprimes leurs discours et quand tu les critiques. N’as-tu pas vu que tu fais le jeu de ces joueurs-là, que tu leur donnes une importance artificielle, et qu’ainsi que je te l’ai dit, le méfait le plus redoutable qu’ils pourraient commettre serait de s’imposer à l’attention de braves gens, comme le sont sans doute la plupart de tes lecteurs, de distraire les honnêtes gens de leur vie et les travailleurs de leur travail et les ouvriers de leur œuvre.

Là est le vice capital de tes cahiers : ils sont intéressants. Je ne te reproche pas, comme on l’a fait, qu’ils sont trop personnels, trop individuels, et qu’on t’y voit trop. D’abord cela n’est pas rigoureusement exact. Et ensuite j’aime encore mieux qu’on parle et qu’on écrive à la première personne du singulier, et même à la troisième, comme César, mais en se nommant, que de se manifester sous le nom de critique objective ou de méthode proprement sociologique. Votre ami Pascal me semble avoir été injustement sévère à l’égard des écrivains et en général des auteurs. Ce mot d’écrivains, et surtout ce beau mot d’auteurs, pour qui l’entend au sens originel, a un sens professionnel très honorable et tout ce que l’on peut dire c’est qu’il y a beaucoup moins de bons auteurs que de bons charpentiers. Mais ce n’est pas de la faute aux bons auteurs s’il y avait et surtout s’il y a plus de mauvais auteurs que de mauvais charpentiers. Ou plutôt c’est un peu de la faute aux bons auteurs, qui sont trop faciles aux camaraderies littéraires ; mais ce n’est pas beaucoup de leur faute ; et si l’on avait le temps d’essayer d’en faire le calcul, on s’apercevrait aisément que la faute en est aux mauvais auteurs eux-mêmes, et surtout au public et aux snobs, qui est beaucoup trop indulgent pour cette espèce d’exercices. Croyez bien que si le public avait reçu comme il convenait ce Cyrano de Bergerac, dont les journaux ont dit tant de bien, M. Edmond Rostand n’aurait jamais osé lui proposer ce jeune Aiglon, dont les journaux ont dit tant de bien. « Quand on voit le style naturel », dit Pascal, « on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur. Plus poetice quam humane locutus es. Ceux-là honorent bien la nature, qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de théologie. » Passage auquel M. Havet a mis les notes suivantes : après style naturel : « C’est-à-dire, quand on voit que le style est naturel. » Après : et on trouve un homme, il nous renvoie à Méré, Discours de la Conversation, page 76 : « Je disais à quelqu’un fort savant qu’il parlait en auteur. Eh quoi ! me répondit cet homme, ne le suis-je pas ? — Vous ne l’êtes que trop, repris-je en riant, et vous feriez beaucoup mieux de parler en galant homme. » À quoi M. Havet ajoute : « C’est plutôt encore Montaigne que Méré qui a dû inspirer à Pascal cette pensée : et à qui s’applique-t-elle mieux ? » Après la citation latine, au mot poetice, M. Havet nous apprend que cette phrase est de Pétrone, au chapitre 90, où elle n’a pas le même sens que dans Pascal. Mais il pense que Pascal emprunte sans doute à quelqu’un cette citation. Enfin, après ces mots, et même de théologie, M. Havet se demande si c’est là un retour sur les Provinciales. Je suis d’accord avec Pascal sur ce que l’on est tout étonné et ravi quand on s’attendait de voir un auteur et qu’on trouve un homme. Seulement cela suppose que l’on n’est ni étonné ni ravi quand on s’attend de voir un auteur et qu’on ne trouve personne. Et je ne suis pas si difficile que Pascal. Je ne demande pas toujours l’étonnement et le ravissement. Ainsi quand je crois trouver un homme et que je trouve un auteur, sans doute je suis surpris, mais je me dis qu’après tout c’est encore cela, que c’est un homme qui fait son métier, et que si cet homme fait son métier honnêtement et consciencieusement, je n’ai pas à me trouver malheureux, mais seulement moins heureux, ce qui est tout à fait différent. Je suis un peu comme ce quelqu’un de Méré, non pas que je sois fort savant. Mais si l’on me reprochait de parler en auteur, je répondrais comme ce quelqu’un : « Après tout, ne le suis-je pas ? » Et je ne vois pas bien ce que l’on pourrait m’opposer. Je ne vous reproche donc pas, en méthode générale, que l’on ne voie que vous dans vos cahiers. Je ne vous reproche pas non plus, dans l’espèce, que je ne voie que vous dans vos cahiers. J’admets très bien que ceux qui vous ont assez vu n’aillent pas vous voir encore dans vos cahiers. Mais moi je ne vous ai pas vu bien souvent, surtout depuis que je suis malheureux. La question ne se pose pas pour moi.

— Je le laissais ainsi aller, à la deuxième personne du pluriel, parce que j’entendais bien qu’il ne s’adressait qu’à moi seul ; mais je constatais que ce pluriel convenait à ce que ses phrases fussent bien pleines.

Il continua :

— Mais ce que je vous reproche, mon ami, c’est l’effort visible, — trop souvent et trop visible, — que vous faites pour que vos cahiers soient intéressants. Cela est insupportable. On sent que vous faites vos cahiers intéressants. Vous voulez qu’ils soient intéressants, qu’ils intéressent monsieur le lecteur, qu’ils intéressent monsieur le provincial. Et vous y réussissez trop souvent. Vous présentez les demandes et les réponses, les problèmes et les solutions comme elles seraient si elles étaient intéressantes, comme elles seraient intéressantes, ou parfois comme elles sont intéressantes, mais non pas comme elles sont. Écoutez, je suis votre ami : je me demande certains jours si vous ne cherchez pas à plaire. Je te préviens qu’à ce jeu-là tu ne risques rien moins que la probité native.

Je ne fais aucune réserve sur ta sincérité ; mais je ne me fais aucune illusion sur ton intelligence : elle est moyenne, et peu perspicace. Tu as une aversion sincère de la démagogie, et tu tends à exercer une espèce particulière de la démagogie, une agogie de quelques-uns, une aristagogie, qui est la plus dangereuse agogie, parce qu’elle est la moins grossière. Tout homme qui veut plaire est à sa manière un démagogue. Tu lis beaucoup de journaux, trop de journaux, pour ta santé, beaucoup trop de quotidiens, et nous savons combien est vaine l’action du journaliste, et toi-même, si je te pressais, tu en conviendrais. Alors ? pourquoi t’es-tu fait journaliste ? Car tu es journaliste. Au lieu que tu pourrais employer ta jeunesse finissante à lire les bons auteurs, qui sont nombreux, que l’on connaît mal, et que tu ne connais pas. Puis tu emploierais ta maturité commençante à quelque travail épais, honnêtement ennuyeux. Les travaux épais font plus pour l’action que les fantaisies plus ou moins réussies, que vous croyez légères. Descartes et Kant ont plus fait pour préparer ce qu’il y a de bon dans ce que vous nommez la Révolution Sociale que toutes les boutades et tous les calembours des journalistes. Faisons des livres épais.

— Très lourds.

C’était mon ami René Lardenois qui se réveillait.

— Non, mon ami, je n’interrompais pas notre ami Pierre Baudouin. Le malheureux continuait comme il voulait. Et je me serais fait un scrupule de le troubler. D’abord je connais à peu près bien tous ses sentiments, et je ne m’en moque jamais, surtout devant lui. Puis rien de sa part ne saurait m’étonner. Enfin le pauvre malheureux, s’il est parfaitement décidé à n’écrire que des dialogues, poèmes, histoires, drames, et autres grandiloquences, a été si longtemps privé d’écrire ce qu’il voulait et de parler comme il voulait, qu’il se laisse inattentivement aller à laisser déborder sa parole non écrite, sous n’importe quelle forme, et qu’il y aurait eu quelque cruauté à vouloir endiguer ce débordement.

— Alors il consent à parler en prose ?

— Il parle comme il peut.

Je lui demandai seulement si, après cette vive critique, il avait encore l’intention de s’abonner aux cahiers, que je lui servais éventuellement.

— Oui, me répondit-il, comme si cette réponse allait de soi. Car j’ai beau vous désapprouver hautement, je sais trop comme il est difficile de faire le commencement de n’importe quoi, loin qu’on puisse faire n’importe quoi, pour me donner le désavantage de contribuer à vous tuer, vos cahiers et vous. Je suis occupé à vendre une terre que ma femme avait en Bourgogne ; cette vente me rapportera quelques centaines de francs. Elle me rapporterait beaucoup plus si ma terre demeurait sur la place de la Concorde. Mais on fait ce qu’on peut. Aussitôt que je les aurai touchés, je vous donnerai une cinquantaine de francs. Moyennant quoi vous me compterez comme abonné ferme. Ce sont mes réserves dernières ; mais je suis trop pauvre pour ménager mes réserves. Je ne sais même pas si nous avons le droit de nous ménager des réserves. Je préfère vous donner d’une seule fois tout ce que je pourrai pour le moment, car si je vous promettais de vous verser des souscriptions mensuelles régulières, je ne le pourrais pas, et même si je le pouvais je ne tiendrais pas ma promesse, pourtant sincère ; je ne m’aperçois pas quand les mois passent. Il faut me le pardonner. Si le facteur ne m’apportait pas un nouveau calendrier pour avoir ses étrennes je ne saurais pas qu’un an s’est passé, je ne saurais pas que je vieillis. Vous pouvez donc me compter parmi vos abonnés fermes.

— Je te compterai quand tu auras versé.

— Tu feras comme il te plaira.

— S’il en est ainsi, tu trouveras aux cahiers, aussitôt que j’aurai le temps d’en exposer l’institution, une réponse non négligeable aux reproches que tu m’as faits.

— Oui, dit Lardenois : c’est un des nombreux articles que tu as promis et que tu ne feras jamais.

— Nous verrons.

— Nous verrons.

— Puis je lui demandai ce qu’étaient devenus les exemplaires de ce drame en trois pièces dont j’ai un exemplaire et dont j’ai gardé la mémoire.

L’œuvre avait à peine atteint son milieu quand Marcel Baudouin cessa d’y travailler. Il est mort en effet le samedi 21 juillet 1896. Pierre Baudouin la continua et finit d’écrire à Paris en juin 1897. Puis, comme il avait quelque argent, et qu’il ne prévoyait pas les disettes futures, il fit imprimer. On tira mille exemplaires et on clicha, car ce Pierre Baudouin n’avait alors aucune idée de ce que c’est qu’une opération de librairie. Sur ces mille exemplaires, l’auteur en donna au moins deux cents à ses amis, à ses camarades, aux amis de ses amis et aux camarades et amis de ses camarades et amis. Ceux qui avaient quelque argent et qui savaient que l’auteur n’en avait pas beaucoup achetaient le volume au prix marqué : dix francs. Ceux qui n’avaient pas d’argent, et ils étaient nombreux, l’acceptaient bien amicalement. On ne fit aucun service de presse, l’auteur déclarant que la véritable publication n’aurait lieu que plus tard. Les exemplaires qui demeuraient dormirent un long sommeil dans les maisons de plusieurs amis et pour la plupart dans la librairie de la Revue Socialiste, alors autonome et domiciliée passage Choiseul, 78. Un seul exemplaire fut vendu commercialement, et encore l’auteur est-il autorisé à considérer cet achat comme un témoignage de cordialité personnelle. Un bon nombre d’exemplaires furent perdus, parce que le brocheur inattentif, dépourvu de tout foliotage, ahuri de l’aspect inaccoutumé des pages, avait effectué des interpolations extraordinaires. La publication n’eut jamais lieu. C’est une opération qui déplait invinciblement à ce Pierre Baudouin. Et si elle avait lieu elle ne réussirait pas. Il fit transporter plus tard les exemplaires inpubliés chez Georges Reliais, libraire, 17, rue Cujas. Ils sont échus aujourd’hui à la Société Nouvelle de librairie et d’édition, dont ils doivent encombrer le magasin extérieur. Un recensement récent a permis de savoir qu’il en restait 670 exemplaires.

Ici mon ami René Lardenois prit sur ma table un vieux petit crayon et un morceau de papier blanc déchiré, marmonna quelques mots incompréhensibles : sept fois deux quatorze et je retiens un ; sept fois cinq trente-cinq et un trente-six, et je retiens trois ; sept et trois dix ;

Six fois deux douze et je retiens un ; cinq fois six trente, et un, trente-et-un, et je retiens trois ; six et trois neuf ;

Quatre ; six et deux huit ; un ; neuf et un dix. Un chiffre à droite. Il mit une virgule.

Et s’écria brusquement : mille dix-huit kilos, quatre cents grammes : il n’est pas étonnant qu’il soit encombré, le magasin.

J’entendis alors qu’il avait calculé le poids total de ces six cents ou six cent soixante-dix volumes. Je lui répondis :

— Je ne sais ni par expérience ni par témoignage que le magasin soit encombré. C’est sur le calcul aussi que je fondais cette supposition.

Notre ami Pierre Baudouin me conta qu’il avait alors de grandes ignorances et qu’il avait eu soin de signer les exemplaires qu’il vendait et donnait à ses amis et camarades ; et même, ayant un respect superstitieux de sa signature et de toute écriture sienne, il avait eu soin d’éviter que les mots qu’il soussignait fussent de simples formules vaines et menteuses. Mais, depuis, il advint cette histoire incroyable : que pendant une certaine affaire dont le nom m’échappe et qui, m’a dit Baudouin, passionna la France et le monde au cours des deux dernières années, pendant cette certaine affaire dont Baudouin m’a cependant livré le nom —

— N’est-ce pas de l’affaire Dreyfus qu’il t’a voulu parler ?

— Je crois me rappeler que tel fut bien le nom qui frappa mon tympan.

— À Bayonne il y a quelques personnes encore, plusieurs historiens, qui n’ont pas oublié ce nom.

— Pendant l’affaire Dreyfus donc, si tel est bien le nom que nous devons lui donner, il advint cette histoire incroyable : que plusieurs de ceux qui avaient accepté les exemplaires les plus amicalement et sincèrement signés s’imaginèrent que l’auteur, leur ami, était affilié à un mystérieux syndicat formé à seule fin de livrer aux bourgeois étrangers, en particulier aux Anglais, la France entière, de Calais à Perpignan, de Brest à Nice, de Domremy à Orléans, passant par Jargeau, Reims et Rouen, sans compter les colonies. Ceux qui voulaient pourtant lui garder leur estime ancienne imaginèrent que, sans être affilié, il contribuait sottement ou naïvement à faire les affaires de ce syndicat. Il saisit rapidement cette occasion qu’il avait de faire quelque démarche ridicule. Un jour que la menace d’un coup de force définitif était plus imminente, il écrivit à un de ses anciens amis que ces soupçons lui devenaient insupportables, et que l’ami eût à y renoncer, ou à lui renvoyer la Jeanne d’Arc. L’ami lui renvoya la Jeanne d’Arc. Pierre Baudouin était à peine remis de cet émoi que déjà l’affaire dont le nom m’échappe était oubliée. Alors il advint à ce malheureux une histoire encore plus incroyable : parmi les destinataires qui étaient censés affiliés au même syndicat de livraison que lui, une respectable minorité, peu nombreuse, mais compacte, se déclara, qui pensa tout haut et sincèrement que par sa conduite individuelle, et sans qu’il y eût syndicat, mais seulement anarchie et personnalisme, à présent l’auteur trahissait le socialisme révolutionnaire, à qui, en particulier, le poème est dédié. Pierre Baudouin n’est pas remis encore de cette inculpation ou de ce malentendu ; il n’y comprend rien, et de cette incompréhension lui vient cet air stupide que nous lui voyons quelquefois.

Quand je vis que Pierre Baudouin me confiait ainsi le résumé, au moins partiel, de l’histoire extérieure et de l’histoire morale de son livre, je m’enhardis jusqu’à lui demander quelques explications sympathiques sur la disposition intérieure du poème. Résolument, mais posément, il m’arrêta aux premiers mots : Non, mon ami, je ne puis vous donner les quelques explications que vous me demandez bienveillamment. Car les quelques renseignements que vous me demandez sont liés indissolublement aux idées, ou, si vous le voulez, aux opinions que j’ai sur l’art, en particulier sur l’art dramatique. Et pour exposer mes opinions sur l’art dramatique, il est indispensable que l’on fasse au moins un dialogue —

— Naturellement, interrompit mon ami Lardenois.

— un dialogue, assez long, et que je préfère écrire moi-même, aussitôt que j’en aurai le temps, ce qui ne saurait tarder.

Ne voulant pas lui faire de peine en contrariant sa manie habituelle, je me gardai bien de sourire et je n’insistai pas. Je me permis alors de lui demander ce qu’il pensait faire des six cents exemplaires inemployés.

— Vraiment, mon ami, me répondit-il, je n’y pensais pas. Mais puisque vous me le demandez, je serais heureux que ces exemplaires fussent lus. Seulement je ne sais pas du tout comment je les pourrais faire lire. Jamais le public ne les achètera. Ils sont trop cher, trop lourds, trop singuliers. Je ne veux rien devoir à aucun journaliste. Je ne veux faire aucune sollicitation. Et s’il est tout à fait impossible de vendre, il est à peu près impossible de donner. Le temps n’est plus où il me restait quelque argent. Après avoir été assez riche pour faire imprimer ces gros volumes, je suis devenu assez malheureux pour ne pouvoir plus payer les frais, qui sans doute seraient considérables, de l’envoi que j’en ferais aux hommes libres à qui je les enverrais.

Voyant que ce malheureux auteur était accablé d’un vain désir, je ne pus lui dissimuler plus longtemps que ces cahiers étaient devenus récemment une puissance d’argent formidable et qu’il ne s’en fallait plus que de quelques lieues terrestres qu’ils atteignissent aux confins enchantés des régions où règne l’opinion publique. Il en parut un peu mécontent, et inquiet pour moi. Mais sans lui laisser le temps de s’abandonner à son malheureux naturel : s’il en est ainsi, lui dis-je, permettez moi d’organiser la distribution de ces exemplaires.

À ce mot d’organiser, son visage douteux se rasséréna soudain : Oui, me dit-il, je sais que vous êtes le grand organisateur, et ce qui me plaît en vous, c’est que ce que vous organisez se porte assez volontiers mal. Je suis écœuré des gens qui réussissent. Vous, au moins, vous n’organisez pas pour la réussite. Et cela se voit. Je vous permets donc d’organiser la dispersion des volumes. Agissez comme il vous semblera bon. Mais, conclut-il en riant, je ne veux rien savoir de toute cette cuisine.

— Je veux croire, lui répondis-je très sévèrement, que tu n’es pas de ceux qui mangent la cuisine et qui méprisent le cuisinier. J’exige que tu m’entendes. Voici mon plan :

Je vais demander à la Société Nouvelle de librairie et d’édition de vouloir bien mettre à ma disposition gratuitement et sans condition les six cent soixante-dix exemplaires dont elle a reçu le domaine et l’administration. Autant que je connaisse le conseil d’administration de cette Société, il se fera un plaisir cordial de me les accorder.

Aussitôt que j’aurai sa réponse favorable, je ferai transporter une centaine environ de ces exemplaires au siège des cahiers, mais non pas tous à la fois, pour ne pas écraser les porteurs. Et à tous les abonnés fermes et gratuits, mais non pas, bien entendu, aux éventuels, qui viennent le lundi et le jeudi me donner le bonjour, je leur en donnerai à chacun au moins un exemplaire. Ainsi nous serons débarrassés de quelques-uns, sans frais.

Ici commenceront les difficultés financières. J’ai reconnu, après une longue expérience et de nombreux déboires, que la seule manière d’en venir à bout est d’ouvrir un compte. On n’est pas forcé de savoir ce que l’on y mettra. Mais on ouvre un compte. Un doit et avoir. Doit M. Pierre Baudouin, auteur peu solvable, auteur dramatique à peine solvable, tant d’envois de la Jeanne d’Arc à nos abonnés fermes et gratuits de Paris, de la province, et de l’extérieur, mais non pas à nos abonnés éventuels, bien entendu, et encore seulement à ceux de nos abonnés fermes et gratuits qui n’auraient pas reçu le volume à la première expédition ou distribution. À M. Pierre Baudouin. Sais-tu ce que tu as ?

— Je sais que je n’ai rien.

— Tu ne te doutes pas de ce que tu as : homme ignorant et inhabile. Tu as le produit d’une souscription que j’ouvre aux cahiers et que nos camarades ne manqueront pas d’accueillir aux Journaux pour tous. Qu’adviendra-t-il de cette souscription, c’est ce que tu sauras en lisant de quinzaine en quinzaine, ou de mois en mois, c’est selon, la couverture des cahiers.

— Je lis toujours attentivement la couverture, me répondit-il naïvement, parce que c’est le plus intéressant.

— Pour ménager les finances qui te reviennent, je commencerai par expédier aux Parisiens. Autant que je me rappelle mon ancien métier de libraire.

— C’est vrai, tu fus libraire.

— Autant que je me rappelle mon ancien métier, les colis postaux de Paris pour Paris, jusqu’à cinq kilos, ne coûtent que cinq sous. Cent exemplaires pour vingt-cinq francs : c’est pour rien. Il est même ennuyeux que l’on ne puisse pas envoyer trois exemplaires à la même personne. Cela ne reviendrait pas plus cher. Les difficultés financières commenceront à devenir sérieuses pour la province, où réside la banlieue, et pour l’extérieur. Envoyé par la poste, un imprimé ordinaire, sous bande, ou un imprimé expédié sous forme de lettre ou de carte postale ou sous enveloppe ouverte peut avoir jusqu’à quarante-cinq centimètres sur toutes les faces : nous sommes donc au-dessous du maximum accordé, nous résidons à l’intérieur des limites instituées. Le poids maximum est de trois kilos : ici encore nous sommes au-dessous ; et ici, du moins, n’aurions-nous pas le désavantage et le remords de ne pas épuiser nos avantages, ou plutôt nous aurions le désavantage de ne pouvoir envoyer un livre avoisinant trois kilos, mais nous n’aurions pas le remords de n’avoir pas à envoyer deux ou plusieurs volumes à la même adresse, car deux volumes ensemble passeraient les trois kilos. Malheureusement l’administration des postes exige alors qu’on affranchisse l’envoi à cinq centimes par cinquante grammes. Ainsi est fixée la taxe d’affranchissement. À ce taux et selon ce tarif, chacun des exemplaires nous reviendrait, avec l’emballage, à trente-et-un et trente-deux sous. Nous serions donc obérés, si la vile complaisance des prédécesseurs de M. Mougeot et de M. Millerand n’avait institué les colis postaux. L’affranchissement des colis postaux est obligatoire au départ. Ils ne doivent contenir ni matières explosibles, inflammables ou dangereuses, ni articles prohibés par les lois ou règlements de douane ou autres, ni lettres, ni notes ayant le caractère de correspondance. Toutefois, l’envoi peut contenir la facture ouverte réduite aux énonciations constitutives de la facture. Tout cela nous convient. Poids : trois, cinq ou dix kilos : nous allons bien. Pour les raisons dessus dites, nous choisissons le colis postal de trois kilos. À domicile ou poste restante 0 franc 85, dix-sept sous : nous serons moins obérés. Aucune condition de volume ni de dimension n’est exigée pour les colis de 0 à 5 kilos circulant à l’intérieur de la France, de l’Algérie, de la Corse, ou entre la Corse et la France. Bien. Nous passons. Mais l’administration ne nous dit rien des colis de 0 à 5 kilos circulant de l’Algérie à la Corse ou de l’Algérie à la France. Pourrons-nous passer ? Enfin nous verrons. D’ailleurs les conditions de dimensions et de volume exigées des colis de cinq à dix kilos transportés à l’intérieur de la France continentale ou à l’intérieur de la Corse et de l’Algérie sont si larges que je suis moralement rassuré : ces colis ne peuvent excéder la dimension de un mètre cinquante sur une face quelconque. De plus, les colis de cinq à dix kilos échangés entre la France, la Corse, l’Algérie et la Tunisie peuvent atteindre la longueur de un mètre cinquante, à la condition de ne pas excéder le volume de cinquante-cinq décimètres cubes. En tout ceci nous sommes loin de compte, et nous pouvons hardiment passer. Où passerons-nous ? Jusqu’à dix kilos les colis peuvent circuler à l’intérieur de la France, de la Corse et de l’Algérie et dans les relations entre la France, la Corse, l’Algérie, la Tunisie, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse. Au delà commencent les régions mystérieuses hérissées de tarifs bizarres. Maison ne saurait quitter son pays sans risquer la male aventure. Enfin, je prends tout sur moi : cent exemplaires demandés à domicile, environ zéro franc ; cent exemplaires envoyés dans Paris, environ vingt-cinq francs ; moins de cinq cents exemplaires envoyés en province et ailleurs, allons, cinq cents francs nous suffiront largement pour le tout. Il est bien entendu que je commencerai par envoyer à ceux de nos abonnés qui me feraient la commande ferme et qui m’enverraient le montant des frais d’envoi. Je suis, par ailleurs, curieux de voir que les cahiers puissent ramasser pour cinq cents francs de souscriptions à cette fin.

Que ce fût par devoir ou par politesse que notre ami Pierre Baudouin écoutât mes calculs, je soupçonne à la fin qu’il écoutait fort distraitement, car j’avais à peine achevé qu’il me dit un petit oui de complaisance et qu’il donna passage à une réflexion malencontreusement retardée : Mon ami, dit-il en me reconduisant par delà le vieux poirier non moins blanc, pour plaire à vos beaux esprits, vous parlez un peu légèrement de votre première philosophie. Je plains tout jeune homme qui ne s’est pas encore passionné pour ou contre la liberté, pour ou contre le déterminisme, pour ou contre l’idéalisme, pour ou contre la morale de Kant, pour ou contre l’existence de Dieu, pour ou contre Dieu, comme s’il existait. Je plains tout jeune homme qui, peu après qu’il se fut assis, lui douzième, aux bancs en escalier devant les tables noires étroites, ne s’est pas violemment passionné pour ou contre les enseignements de son professeur de philosophie. Et je plains tout homme qui n’en est pas resté à sa première philosophie, j’entends pour la nouveauté, la fraîcheur, la sincérité, le bienheureux appétit. Ne plus s’occuper des grandes questions, mon ami, c’est comme de fumer la pipe, une habitude que l’on prend quand l’âge vous gagne, où l’on croit que l’on devient homme, alors que c’est que l’on est devenu vieux. Heureux qui a gardé la jeunesse de son appétit métaphysique.

Ainsi conclut provisoirement notre ami Pierre Baudouin. Mon pauvre ami, continua-t-il en me quittant, méfiez-vous du bel air. Il est toujours dangereux. Mais il est plus particulièrement désagréable quand on y tâche laborieusement. Soyez comme un de vos jeunes abonnés de province. On m’a dit qu’un très jeune ami à vous, tout récemment sorti du lycée, à ce que je pense, naturellement simple ou gardé du faux orgueil par la convenance de sa vie ordinaire, soldat ou récemment libéré, employé modestement quelque part, vous avait écrit que vous aviez traité la question de l’immortalité de l’âme d’une manière qui lui plaisait, et vous demandait de traiter ainsi la question de Dieu. J’admire la simplicité de ce jeune homme, s’il s’est imaginé que vous aviez traité la première question. Mais j’aime le soin qu’il a eu de vous demander ce qu’il vous a demandé.

Ainsi finit Pierre Baudouin. Je le quittai, sans plus.

— Il est temps, que tu l’aies quitté. Car je te quittais avant. Et je l’eusse déjà fait, si je n’avais oublié de corriger un point de ce que tu as dit. Quelqu’un qui t’aurait tout à l’heure entendu, se serait imaginé que tu pensais que le prochain Congrès de l’Enseignement Secondaire entrait en série avec les congrès précédents.

— Non, ami : si peu que je sois perspicace, et de si moyenne intelligence que je sois, quand j’ai vu que la commission d’organisation du prochain congrès était présidée par l’honorable M. Croiset, rue Madame, 54, et quand j’ai vu que le secrétaire général en était l’honorable M. H. Bérenger, 8, rue Froideveaux, j’ai bien pensé qu’il y avait quelque cérémonie de changée. On n’était pas habitué à voir de tels noms aux congrès de l’enseignement. Il me reste quelque souvenir encore des anciens congrès. J’ai en mains : Université française : Second Congrès des Professeurs de l’Enseignement Secondaire Public — 1898 — Rapport général par Émile Chauvelon, alors Professeur au lycée Saint-Louis, édité chez Armand Colin. Le premier congrès, tenu en 1897, avait été rapporté généralement par M. Gaston Rabaud, alors et encore professeur au lycée Charlemagne, si j’en crois l’annuaire. J’avais, à tout hasard, fait demander quelques renseignements à quelqu’un de particulièrement bien situé pour savoir : Il y aura un congrès d’enseignement secondaire officiel — administratif par son esprit, sa direction et tout le reste — international. Ce n’est pas sans peine que le congrès de Pâques 1899 avait renoncé à en conserver l’initiative, — car M. Bourgeois avait autorisé les Professeurs à tenir un congrès international en 1900. Mais le congrès de 1899 y renonça parce que tout le monde sentait bien que l’on ne pourrait faire autrement, parce que tous étaient fatigués de lutter contre les petites querelles et les tracasseries qu’on nous suscitait. C’est ce congrès officiel qui se tiendra du 31 juillet au 6 août. Aura-t-on un congrès des Professeurs de l’Enseignement, national « mais largement ouvert aux étrangers » — comme l’avait décidé ce même congrès de 1899 ? D’après ce que m’a dit ce soir un de mes collègues, la question est encore pendante, malgré plusieurs démarches faites auprès du ministre. Mon impression est qu’il n’aura pas lieu, que personne n’y tient, — et mon opinion est que, dans les circonstances actuelles, il n’est guère à désirer qu’il ait lieu, car toute action d’ensemble me paraît impossible.

Tels furent les renseignements que me donna quelqu’un de particulièrement bien situé pour savoir.

— Bien. Qui t’aurait tout à l’heure entendu pouvait s’imaginer que je pensais que nos honorables collègues de l’Enseignement secondaire public venaient aux congrès à seul fin de participer à je ne sais quels banquets somptueux ou, comme on dit, à des agapes fraternelles, ou pour se faire décorer gouvernementalement.

— Je sais qu’il n’en était rien. Les compagnies de chemins de fer n’accordaient pas même une réduction. Je lis dans le Rapport général que j’ai, au discours de M. Rabaud :

En avril 1897, cent neuf établissements étaient représentés ; nous avons aujourd’hui — en 1898 — l’adhésion de cent cinquante-trois lycées ou collèges, et beaucoup de professeurs assisteront, à titre personnel, à nos réunions.

Tous, délégués ou non délégués, ont d’autant plus de mérite à avoir fait le voyage que, malgré nos efforts, nous n’avons pu le leur faciliter. À notre demande de réduction de tarif, les Compagnies de chemins de fer, même celle de l’État, ont répondu avec ensemble par un refus bref, net et sec.

Nous avons prié M. le ministre de l’instruction publique d’intervenir et il a saisi aussitôt de la question M. le ministre des travaux publics. Celui-ci a répondu :

Sollicitées déjà l’an dernier[1] d’accorder cette faveur aux mêmes congressistes, les Compagnies ont répondu par un refus basé sur la prolongation de la validité des billets d’aller et retour qui est exceptionnellement consentie à l’occasion des vacances de Pâques. La situation étant exactement semblable cette année, une nouvelle démarche aboutirait vraisemblablement à un nouvel échec ; vous reconnaîtrez avec moi qu’il est préférable de ne pas s’y exposer.

Pour le ministre, le conseiller d’État,
directeur des chemins de fer,
Signé : Lethier

Hein : est-il bon, ce conseiller des chemins de fer, qui ne veut pas vous exposer. Je ne sais pas ce qui advint l’année suivante.

— À présent, messieurs, que nous avons fini mes corrections, au revoir, je me sauve.

Il était déjà au premier passé, quand je le rappelai :

— Tu oublies ta montre.

Elle reposait sous le Descartes.

— Prends-la : il ne faut jamais exagérer l’exactitude.

— Je devais rester un quart d’heure. Je suis resté cinquante-six minutes. Je vais manquer la moitié de mes commissions.

— Tu prendras le Montrouge-Gare de l’Est pour aller plus vite. Il est à moitié à traction mécanique.

— Ah ! On attelle un cheval et un moteur ?

— Non je veux dire qu’il y a encore des voitures où on attelle trois chevaux, et qu’il y en a déjà, d’affreusement peintes, où on attelle un moteur.

— Au revoir. C’est le progrès. Au revoir. Adieu.

  1. Ni le ministre de l’instruction publique, ni celui des travaux publics n’avaient fait l’an dernier de démarches en notre faveur.