Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/De la grippe

Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 87--).

DE LA GRIPPE

20 février 1900,

Immobilisé par une grippe soudaine, je ne pus aller voir d’abord le docteur moraliste révolutionnaire. Aussitôt que ma tête redevint un peu saine, je résolus de compléter le recueil que j’avais commencé de documents et de renseignements sur la préparation du Congrès socialiste national. Mais au moment où j’avais en mains les ciseaux pour découper ces derniers documents et ces derniers renseignements dans la Petite République, le citoyen docteur entra dans la cuisine, où je travaillais l’hiver.

— Bonjour, citoyen malade, allez-vous un peu mieux ?

— Je vous remercie, docteur : je vais un peu mieux.

— J’ai su facilement que vous étiez malade ; le neveu du boulanger l’avait dit au garçon boucher ; celui-ci l’avait redit à la nièce de la marchande de volailles : ainsi vont les nouvelles par ce simple pays.

— J’ai eu la grippe. Et je l’ai encore un peu.

— Ainsi vous avez justifié par un nouvel exemple ce que vous m’avez dit à la fin de la quinzaine passée, que vous étiez un homme ordinaire : l’homme ordinaire a eu la grippe ces temps derniers.

— Vous ne l’avez pas eue, citoyen docteur.

— Le moraliste n’a jamais la grippe, — à condition, bien entendu, qu’il règle ponctuellement sa conduite sur les enseignements de sa morale. Je vous dirai pourquoi.

— Je suis bien heureux, citoyen docteur, que vous soyez venu, car il m’a semblé, en y réfléchissant, que nous avions négligé une considération importante en cette question des personnalités : la considération du privé.

— Nous en causerons, mon ami, quand vous aurez la tête un peu plus solide ; aujourd’hui, et si cela ne vous fatigue pas beaucoup, voulez-vous me conter l’histoire de votre maladie.

— Elle est peu intéressante, citoyen. Le vendredi soir j’avais donné le bon à tirer pour les trente-six premières pages du troisième cahier ; les trente-six suivantes étaient pour ainsi dire prêtes ; et les soixante-douze dernières étaient fort avancées ; je me promettais d’avoir fini le samedi 5 midi et que les imprimeurs finiraient le samedi soir ; j’étais content parce que les cahiers, pour la première fois de leur vie, allaient paraître ponctuellement ; je me réjouissais dans mon cœur : insensé qui se réjouit avant l’heure de sa mort ! Au moment que je me flattais d’un espoir insensé, tout un régiment de microbes ennemis m’envahissaient l’organisme, où, selon les lois de la guerre, ils marchaient contre moi de toutes leurs forces : non pas que ces microbes eussent des raisons de m’en vouloir ; mais ils tendaient à persévérer dans leur être. Où avais-je pris ces microbes ennemis ? Les avais-je empruntés au siège de ces cahiers, 19, rue des Fossés-Saint-Jacques, ou à l’imprimerie, ou aux voitures de la compagnie de l’Ouest, ou aux voitures de l’Orléans, ou aux maisons de ce village, où tout le monde est contaminé : je n’avais eu que l’embarras du choix. Le vendredi soir, de retour à la maison, je sentis que ça n’allait pas. Le samedi matin, je me harnachai volontairement. Au moment de partir, le cœur me manqua. Je m’effondrai brusquement. Je me couchai. J’étais malade. Je fis téléphoner aux imprimeurs, qui finirent le cahier à peu près sans moi.

— Il n’en est pas plus mal.

— Il n’en est pas plus mal. Ce sont les imprimeurs qui ont relu en tierces la deuxième tournée. J’eus à peine la force de relire pour le sens la troisième et la quatrième tournée. Ils ont relu pour la correction. Puis je devins incapable de tout travail. J’étais malade.

— Sérieusement ?

— Sérieusement.

— Quels furent vos sentiments ?

— J’étais sérieusement vexé parce que j’avais toujours vécu sur cette idée que je ne serais jamais malade.

— Ainsi. Et sur quoi fondiez-vous cette idée ?

— Je ne la fondais pas ; je croyais vaguement et profondément que j’étais solide.

— Ainsi les sociétés et les partis croient vaguement et profondément qu’ils sont solides.

— J’étais comme les sociétés et comme les partis. Je croyais.

— C’était donc une simple hypothèse ?

— Une simple hypothèse, et que les événements ont démentie.

— Vous avez renoncé à cette hypothèse vaine ?

— J’ai renoncé à cette vanité.

— Vous n’avez point pensé que c’étaient les événements qui avaient tort et l’hypothèse qui avait quand même raison ?

— Je ne l’ai point pensé.

— Vous n’avez point prétendu que vous alliez d’autant mieux que vous étiez plus douloureusement éprouvé ?

— Je ne l’ai point prétendu.

— Voilà qui est fort heureux, et vous avez été bien bon. Ignorez-vous que ce que vous n’avez pas fait se fait communément aujourd’hui ?

— Je m’en doutais bien un peu.

— Quels furent vos ennuis ?

— Je pensais qu’en tombant malade j’avais justifié les prophéties ; mais cette justification ne me donnait aucun orgueil.

— Quelles prophéties ?

— La prophétie qu’il arriverait malheur aux cahiers, parce que l’on ne fondait jamais une entreprise considérable sur un seul homme.

— Ces prophètes étaient de bon conseil.

— Ils oubliaient que je n’étais pas tout à fait seul, et que, si presque tout le travail me revenait, j’avais de solides amitiés pour me donner du courage.

— Qu’arriva-t-il ensuite ? comme on dit dans les livres élémentaires.

— Sur la recommandation de mon ami Jean Tharaud, qui m’en avait dit le plus grand bien, je pris ma petite édition classique des Pensées de Pascal, publiées dans leur texte authentique avec un commentaire suivi par Ernest Havet, ancien élève de l’École Normale, Maître de Conférences à cette École, Agrégé de la Faculté des Lettres de Paris, et dans cette édition, qui me rappelait de bons souvenirs, je lus la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. J’admirai comme on le doit cette passion religieuse et, pour dire le mot, cette foi passionnément géométrique, géométriquement passionnée, si absolument exacte, si absolument propre, si absolument ponctuelle, si parfaite, si infiniment finie, si bien faite, si bien close et régulièrement douloureuse et consolée, enfin si utilement fidèle et si pratiquement confiante, si étrangère à nous.

— Moins étrangère que vous ne le croyez. Mais dites-moi sincèrement pourquoi vous avez lu cette prière au commencement de votre maladie.

— Devenu avare après plusieurs déceptions financières, j’étais heureux d’utiliser le temps de ma maladie à lire un bon texte. J’étais heureux de lire du Pascal, parce que j’ai gardé pour ce chrétien une admiration singulière inquiète. J’étais heureux de lire une prière que mon ami venait d’admirer. Enfin l’appropriation de cette prière à mon nouvel état me plaisait.

— N’y avait-il pas un peu d’amusement dans votre cas ?

— Malade pour la première fois depuis un très long temps, je m’amusais un peu et puérilement de ma situation nouvelle. Ainsi les mauvais révolutionnaires s’amusent de la nouveauté quand les premières agitations des crises troublent la tranquillité provisoirement habitable du présent. Je jouai un peu au malade. Mais cet amusement ne dura pas. Mon corps monta rapidement jusqu’à la température de quarante centigrades. Le reste à l’avenant. Je n’en voulus rien dire. Mais j’eus peur. Et pendant trois quarts de journée, moitié par association, moitié par appropriation d’idées, je considérai l’univers sous l’aspect de la mortalité, sub specie mortalitatis, docteur, si vous permettez.

— Je permets tout à un convalescent.

— Cet aspect de la mortalité est pour nous mortels ce qui ressemble encore le mieux à l’aspect de l’éternité. Pendant seize ou vingt heures je formai des pensers que je n’oublierai de ma vie et que je vous dirai plus tard. Ce sont des pensées à longue échéance. Croyez que j’avais laissé tous les livres de côté. Je délirais, ce qui est d’un malade, et cependant je voyais extraordinairement clair dans certaines idées saines. Un souvenir singulièrement douloureux me hantait : au moment où j’avais formé le dessein de publier ces cahiers, je m’en étais ouvert à plusieurs personnes en qui j’avais confiance ; une de ces personnes me répondit presque aussitôt : « Je vous préviens que je marcherai contre vous et de toutes mes forces. »

— Celui qui vous parlait ainsi était sans doute quelque guesdiste.

— Vous m’entendez mal, citoyen docteur : je n’aurais pas eu confiance en un guesdiste. Il y a plus d’un an que j’ai cessé d’avoir confiance au dernier des guesdistes en qui j’avais confiance, et qui était, vous ne l’ignorez pas, le citoyen Henri ou Henry Nivet. Non, le citoyen dont je vous parle, un citoyen bibliothécaire qui me promit de marcher contre moi de toutes ses forces, et qui tint parole, avait naguère été un excellent dreyfusard. Mais quand l’idée de l’unité catholique est entrée dans l’âme d’un moine, et quand l’idée de l’unité socialiste est entrée dans l’âme d’un citoyen, ces hommes sont méconnaissables.

— C’est une question que de savoir si un bon citoyen doit marcher contre vous de toutes ses forces, et si vous êtes un mauvais citoyen. Mais nous traiterons ces questions quand vous irez mieux. Je ne veux pas vous tuer.

— Pendant que je considérais l’univers sous l’aspect de la mortalité, je me disais précisément que nous pouvons tuer beaucoup de gens sans l’avoir voulu. Dans le plein tissu des événements heureux et surtout des événements malheureux, de faibles efforts peuvent avoir des conséquences incalculables. Souvent toutes nos forces ne déplacent pas un grain de sable, et parfois nous n’avons pas besoin de toutes nos forces pour tuer un homme. Quand un homme se meurt, il ne meurt pas seulement de la maladie qu’il a. Il meurt de toute sa vie. Je ne veux pas, citoyen docteur, attribuer trop d’importance à des idées troubles qui me venaient dans l’ardeur de la fièvre. Mais je me disais qu’avant de déclarer — sincèrement — à un homme isolé que l’on marchera de toutes ses forces contre lui, on doit au moins examiner si vraiment cet homme seul est un grand criminel.

— Je veux seulement vous demander un bref renseignement. Ces bons citoyens qui marchèrent de toutes leurs forces contre vous mauvais citoyen connaissaient-ils ces prophètes qui vous avaient prédit que les cahiers ne réussiraient pas et qui vous avaient en passant donné ce qu’on nomme un bon conseil ?

— Je ne sais s’ils se connaissaient, mais ils étaient identiquement les mêmes hommes.

— Je m’en doutais bien un peu, répondit en souriant le citoyen docteur. Quand certains hommes ont prophétisé du mal à une institution ou à des individus, ils deviennent redoutables à cette institution et à ces individus. Il faudrait que des prophètes fussent extraordinairement forts et justes pour ne prêter pas les mains à l’accomplissement de leurs prophéties. Ne demandons pas aux hommes une force et une justice extraordinaire. Il est si agréable d’avoir prophétisé juste. Nous devons sagement nous estimer heureux quand ces prophéties complaisamment réalisées ne sont pas élevées ensuite à la dignité de lois naturelles.

— Pendant que je considérais l’univers sous l’aspect que je vous ai dit, je formai le ferme propos, si j’en réchappais, de ne marcher de toutes mes forces contre aucune personne comme telle, mais seulement contre l’injustice. Après quoi je demandai le médecin au moment même où ma famille avait la même pensée.

— Voilà qui est extraordinaire, mon ami : comment ! vous étiez gravement malade, et vous avez demandé le médecin ! Nous en usons plus astucieusement pour les maladies sociales. Comment ! Vous n’avez fait procéder à aucun scrutin, soit par les habitants de votre commune de Saint-Clair, soit au moins par un conseil élu, par le conseil municipal, soit enfin par les différentes personnes de votre famille ! Vous n’avez pas tenu quelque assemblée, un bon congrès, un concile, ou un petit conciliabule ! Vous n’avez pas pris l’avis de la majorité ! À quoi pensiez-vous ?

— Je pensais à me guérir. Alors nous avons fait venir le médecin.

— Étrange idée ! et comme vous connaissez peu les avantages du régime parlementaire. Nous, quand un parti est malade, nous nous gardons soigneusement de faire venir les médecins : ils pourraient diagnostiquer les ambitions individuelles aiguës, la boulangite, la parlementarite, la concurrencite, l’autoritarite, l’unitarite, l’électorolâtrie, mieux nommée ainsi : électoroculture ; nous ne voulons pas de cela ; nous réunissons donc dans des congrès les malades, qui sont nombreux, les bien portants, qui sont moins nombreux, et les médecins, qui sont rares. Les malades ont de une à cinq voix, les bien portants de une à cinq voix, les médecins de une à cinq voix. Nous sommes en effet partisans de l’égalité. Puis la majorité décide.

— De quoi décide-t-elle ?

— De tout : du fait et du droit ; de savoir si telle proposition est ou n’est pas dans Jansénius ; et de savoir si cette proposition est ou n’est pas conforme à la justice. Vous n’ignorez pas que la majorité a évidemment raison ; — et ils feront venir tant de cordeliers qu’ils finiront bien par emporter le vote. — Quel homme était-ce, au moins, que ce médecin ?

— Je vous l’avouerai sans détour : c’est un bourgeois. Depuis vingt-sept ans, par toute saison, par les candeurs de l’été, par les candeurs de l’hiver, par les inquiétudes et les incertitudes essoufflées, copieuses du printemps, par les incertitudes automnales, ce bourgeois fait le tour du pays, suivant à peu près l’itinéraire du facteur. Un cocher fidèle, nommé Papillon, conduit sa voiture de campagne. Je crois que c’est un bourgeois. Il prend cinq francs par consultation aux gens qui ont de quoi ou qui sont censés avoir de quoi, deux ou trois francs à ceux qui ont moins, rien à ceux qui n’ont rien, beaucoup aux gens des châteaux. C’est toujours un bourgeois. Quand on a besoin de lui, on prévient quelques voisins ; comme il va toujours quelque part, les voisins l’arrêtent et vous l’envoient. Ce procédé primitif n’a jamais donné de mécompte. Au moment où ce médecin bourgeois pénétra dans ma chambre de malade, j’avais la Petite République et l’Aurore grandes ouvertes et non lues sur mon lit. Si cet homme avait été partisan d’une certaine lutte de classes mal entendue, mon affaire était bonne. Heureusement il n’avait pas lu les auteurs et n’était qu’un médecin de campagne. Il ressemblait assez aux bons médecins de Zola, non pas tant au docteur Pascal, qui est un type et non pas seulement un médecin, qu’à ce bon docteur Boutan, qui donnait de si bons conseils dans Fécondité, qui était plus philosophe et meilleur que les Froment. Il nous demanda la permission de se chauffer à mon bon feu de malade, un feu rouge de coke. Il avait grand froid aux pieds, de faire sa tournée par un temps pareil. Il tombait une neige glacée qui se plaquait par terre. Il n’y avait plus que le facteur et lui qui continuaient de marcher. Encore le facteur traînait-il depuis trois jours une grippe envahissante. Le cantonnier avait depuis longtemps déserté la route nationale de Chartres et s’était réfugié dans quelque abri. Pendant que le médecin se chauffait les pieds, la consultation s’allongeait en conversation.

— Dites-moi d’abord, mon ami, ce qui est de la consultation.

— Vous savez bien ce que c’est que la consultation d’un docteur médecin : examen attentif et sincère de toutes les références, tâter le pouls, frapper dans le dos et ausculter.

— N’accélérons pas, mon ami : pourquoi ce médecin vous examinait-il ainsi ?

— Curieuse question, docteur : pour savoir ce que j’avais.

— Nous en usons plus astucieusement pour savoir ce que c’est que les maladies sociales : nous allons chercher dans nos bons auteurs, dont quelques-uns sont morts depuis dix-sept ou trente-six ans, des renseignements complets sur ce qui nous arrive et quelques renseignements sur ce qui nous arrivera.

— Mon docteur médecin avait lu quand il était étudiant les bons auteurs de la médecine, de l’anatomie et de la physiologie animale et humaine, et de l’art médical. Puis il s’était tenu au courant des progrès médicaux. Il avait lu ce que les bons auteurs avaient écrit de la grippe. Il avait lu même les statistiques. Mais il ne se croyait pas dispensé pour cela d’examiner les cas particuliers et les cas nouveaux. Il examinait les cas nouveaux avec un esprit nouveau. Il n’avait pas des formules toutes faites et dispensatoires. Il m’ausculta moi-même. Il ne me dit pas du seuil de ma chambre : « Parfaitement, monsieur, vous avez la grippe : nous savons ce que c’est ; c’est connu, classé, catalogué, j’ai là une formule imprimée, copiée, dans un bon livre, et qui assure infailliblement la guérison, » Non, il entra posément et se dirigea vers mon lit en me regardant. Puis il regarda les journaux qui étaient sur mon lit. Mais il ne se servit de ses forces médicales que pour me donner remède. Et moi-même, citoyen, j’avais beaucoup de bonnes raisons pour ne marcher pas contre lui de toutes mes faibles forces. Il me demanda tous les renseignements qui lui étaient nécessaires pour établir son diagnostic.

— Vous lui avez répondu la vérité ?

— Naturellement. On répond toujours la vérité aux médecins.

— Vous n’avez pas essayé de jouer au plus fin, de jouer au plus malin, de duper le médecin, de lui donner illusion ?

— Vous plaisantez, docteur : je me serais considéré comme le dernier des imbéciles, et non pas comme l’avant-dernier, si j’avais voulu jouer au plus fin avec le médecin.

— Pourquoi donc, citoyen malade ?

— Parce qu’il est évident que c’est moi que j’aurais dupé ; j’aurais compromis ma future santé.

— Mais cette vérité que vous disiez à ce médecin pouvait porter atteinte à votre amour-propre.

— Je n’avais plus aucune considération, docteur, pour mon ancien amour-propre. N’espérez pas que vous ajouterez jamais, dans vos énumérations, l’honneur du malade à l’honneur du soldat. Le malade est un malheureux sans honneur professionnel.

— Nous en usons plus astucieusement pour les maladies sociales : nous masquons, nous déguisons, nous fardons, nous altérons, nous inclinons la vérité pour ne pas mécontenter, pour ne pas blesser, pour ne pas vexer tous ceux qui sont malades et qui nous contaminent, les ambitieux individuels et collectifs, les autoritaires, les unitaires, les boulangistes, les concurrents, les électroroculteurs, les parlementaires.

— Je sais ce que c’est, docteur, que les individus ambitieux individuels ; je connais moins les ambitieux collectifs.

— C’est une race d’ambitieux considérablement plus redoutable. Ce sont eux qui ont inventé les syndicats et coopératives de production et de consommation d’ambition. Le guesdisme était jadis le culte et la vénération de Guesde : il a commencé naguère à devenir, et il devient de plus en plus un syndicat de jeunes ambitieux.

— Qui nommez-vous les autoritaires ?

— Parmi tous ceux qui se croient révolutionnaires, je nomme autoritaires, ou autoritariens, et je juge en un sens réactionnaires : ceux qui veulent commander par la force à leurs camarades, au lieu d’essayer de les convaincre par la raison. Je nommerais autoritaristes ceux qui font et professent la théorie de l’autoritarisme. Mais ces derniers mots me déplaisent.

— Qui nommez-vous les unitaires ?

— Parmi tous ceux qui se croient socialistes, je nomme unitaires, ou unitariens, et je juge en un sens ecclésiastiques : ceux qui veulent réunir, par la force même, ceux qui ont raison à ceux qui ont tort, au lieu d’agir simplement et petitement avec ceux qui ont raison. Je nommerais unitaristes ceux qui font et professent la théorie de l’unitarisme. Mais ces derniers mots me déplaisent.

— Je crois savoir qui vous nommez les boulangistes.

— Vous ne le saurez jamais assez : le boulangisme a d’abord été une maladie épidémique à rechutes à peu près régulières ; mais il tend à devenir une maladie endémique redoutable.

— Qui nommez-vous au juste les concurrents ?

— Je pourrais distinguer les concurrents et les concurrentistes ; mais ce dernier mot me déplaît. Les concurrents sont ceux qui, nommés socialistes, se livrent cependant aux pires excès de la concurrence individuelle et collective. Les concurrentistes seraient ces bonnes gens comme nous en voyons, qui, animés eux-mêmes des sentiments les plus doux, ont gardé cependant pour la vieille concurrence un respect religieux et la veulent restituer, disposée, adaptée, honorée, au cœur de la cité socialiste. Ces derniers sont de braves gens qui n’ont jamais pu oublier les distributions de prix bourgeoises où ils furent couronnés.

— Je ne connais que trop ce que vous nommez la culture de l’électeur.

— Vous ne la connaissez pas encore assez. Vous ne pensez ici qu’à l’électeur né ou devenu ou censé devenu français, que l’on cultive pour devenir conseiller municipal, ou conseiller d’arrondissement, ou conseiller général, ou député, selon le suffrage universel. Et vous pensez encore à l’électeur devenu ou censé devenu sénatorial, que l’on cultive pour devenir sénateur, selon le suffrage restreint. Vous pensez aux élections académiques, à la cooptation. Mais vous ne pensez pas que nous avons à présent nos élections, à nous, et nos électeurs, à nous, nés ou devenus ou censés devenus socialistes. Nous cultivons à l’intérieur. Nous cultivons pour devenir délégués, selon le suffrage universel, que nous avons adopté. Nous cultivons pour devenir du Comité général, selon les lois du suffrage restreint, que nous avons introduites.

— Je crois savoir qui vous nommez les parlementaires.

— Vous ne le savez pas encore assez. Vous ne pensez qu’aux socialistes parlementaires et aux parlementaires socialistes introduits dans les Parlements bourgeois, peu à peu inclinés aux mœurs parlementaires. Vous ne pensez pas aux socialistes ayant introduit chez eux pour eux les mœurs parlementaires, l’unanime inclinaison devant la majorité, fût-elle factice, et tous les trucs des Parlements bourgeois, le vote par division, le vote par paragraphes et le vote sur l’ensemble, et toutes les motions, et les motions d’ordre, et la question préalable, et le vote en commençant par la motion la plus éloignée, et le vote sur la priorité, et le vote sur la forme, et le vote sur le fond, et le vote par tête, et le vote par ordre, et le vote par mandats, et le vote avec les mains, et le vote avec les pieds, et le vote avec les cannes, et le vote avec les chapeaux, sur les tables, sur les chaises, et le vote en chantant, et les formules heureuses de conciliation. Je nommerais parlementaristes ceux qui font et professent la théorie du parlementarisme.

— Mais ces derniers mots me déplaisent. Parfaitement. Vous donnez à vos malades et à vos maladies des noms bien peu français.

— Les noms sont bien peu français ; les actes que j’ai nommés sont bien peu français et bien peu socialistes.

— Et quand le médecin vous eut bien ausculté ?

— Ce médecin leva les bras au ciel, non pour adorer, car depuis longtemps les médecins sont devenus peu adorateurs, mais pour marquer son étonnement. « Eh madame ! » dit-il à ma femme, — les médecins négligent de s’adresser au malade lui-même, — « quelle maladie extraordinaire ! je n’ai pas encore vu deux cas qui se ressemblaient. » Entendant ces paroles, je me rappelai cette proposition : qu’il n’y a pas de maladies, qu’il n’y a que des malades.

— Proposition qui paraît modeste et même humble, mais qui est présomptueuse et veut réduire les aspects du réel ; pour moi je ne l’ai pas plus reçue en mon entendement que la proposition contraire, qu’il n’y aurait pas de malades, qu’il n’y aurait que des maladies : ce sont là deux propositions qui ne me paraissent pas empiéter moins sur le réel social que sur le réel individuel, qui est lui-même un peu un réel social. J’oserais dire qu’il y a des maladies qui se manifestent chez des malades, et qu’il y a des maladies sociales qui se manifestent chez des malades individuels et collectifs. Il y aurait donc à la fois des maladies et des malades. C’est parce qu’il y a des maladies qu’il faut que l’on travaille dans les documents et dans les renseignements des livres. C’est parce qu’il y a des malades que nous devons les ausculter individuellement ou particulièrement. Des microbes identiques ou à peu près identiques donnent aux différents organismes des lésions différentes, et demandent, s’il est permis de parler ainsi, des traitements différents. Quelles étaient vos lésions ?

— « Vous n’avez jamais eu de pneumonie ? me demanda le médecin.

— Jamais, docteur.

— C’est curieux, vous avez la poitrine assez délabrée. Enfin vous auriez tort d’avoir peur. Vous pourrez vous rétablir avec beaucoup de soins. Vous êtes jeune encore. Quel âge avez-vous, trente et quelques ?

— Non, docteur, j’ai vingt-sept ans seulement.

— Tiens, tiens, voici qui est plus sérieux. Vous avez vraiment la poitrine assez délabrée. »

— Je vous arrête ici, mon ami : pensez-vous que ce médecin vous disait la vérité ?

— Je le pense : les médecins disent toujours la vérité.

— Ne généralisons pas trop. Admettons seulement qu’ils disent naturellement la vérité ; admettons qu’ils disent la vérité quand on veut bien la savoir.

— Si vous le voulez. Je crois que ce médecin me disait la vérité.

— Mais cette vérité n’était pas flatteuse pour vous.

— Ce médecin n’était pas là pour me flatter, mais nous l’avions fait monter pour qu’il me dît la vérité qu’il saurait de la santé de mon corps.

— Nous en usons plus astucieusement pour les maladies sociales : nous nous gardons soigneusement de dire le peu de vérités que nous savons ; nous risquerions de blesser une organisation nationalement ou même régionalement constituée ; nous risquerions de blesser le Directoire, que nous nommons Comité général, ou quelqu’un du Directoire, ou quelqu’un qui tienne à quelqu’un du Directoire ; nous risquerions de blesser la grande Chambre des députés socialistes, que nous nommons Congrès ; nous risquerions de blesser quelqu’un qui ait été, qui soit ou qui devienne un jour délégué à quelque Congrès ; et puis nous devons respecter les Congrès internationaux, et les Congrès simplement régionaux, et les congrès provinciaux, et les congrès départementaux, et les congrès d’arrondissement, et les congrès cantonaux, et les congrès municipaux, et les groupes, et les groupés, et les arrière-petits-cousins et les fournisseurs des citoyens délégués. Nous avons établi des respects indéfinis, un respect universel. Cela gêne un peu la critique. Mais enfin, nous sommes libres comme sous l’ancien régime, et même, étant intervenu le progrès des mœurs, nous le sommes un peu plus, et pourvu que nous ne disions rien de personne qui tienne ou qui touche à quelque chose… Notre plus grand souci, notre unique souci est donc de plaire ; la grande règle de toutes les règles n’est-elle pas encore de plaire ? Nous plaisons ! nous plaisons ! nous plaisons ! nous sommes plaisants ! nous disons des paroles plaisantes et non pas des paroles vraies. Nous plaisons à tout le monde. Nous sommes les amis du genre socialiste, amis nationaux et internationaux. Nous respectons les amours-propres et quelquefois nous les flattons. Nous respectons les passions et souvent nous les flattons. Nous respectons les envies et les haines et rarement nous les flattons. Nous sommes respectueux. Nous disons aux malades qu’ils se portent bien, et nous leur faisons nos compliments de leur santé. Ainsi tout le monde est content et nous sommes unis. Tout le monde est content, excepté quelques hérétiques. Mais on les brûlera, si le gouvernement bourgeois nous le permet. Credo in unam sanctam

— Le médecin me demanda si je ne m’étais pas gravement surmené depuis quelques années.

— Quel homme indiscret ! Quel homme étonnant ! Pourquoi toutes ces demandes ? Et que ne se fiait-il bonnement à l’excellente mine que vous avez toujours eue, que vous avez encore aujourd’hui, que vous avez gardée sans doute au plus fort de la maladie.

— Malheureusement.

— Comment, malheureusement ?

— Ce que vous nommez ma bonne mine a fait plusieurs fois mon malheur : ainsi, au régiment, quand j’étais fatigué, si je le disais, mes meilleurs amis me riaient doucement au nez ; j’ai fini par ne plus le dire jamais, bien que je sois d’un naturel un peu geignant. Et tout récemment encore il m’est arrivé une aventure assez malheureuse.

— Peut-elle m’intéresser ?

— Je ne le crois pas.

— Contez-la moi donc.

— Je travaillais pour un patron collectif.

— Comment cela ?

— J’étais employé pour une Société anonyme à capital et personnel variables ; ce que je nomme un patron collectif était, si vous le voulez bien, le conseil d’administration de cette Société. Un matin je me sentis malade. C’était le commencement de ce qui vient de se consommer. Je fis dire à mon patron que je ne pourrais pas y aller. Puis, par endurance et par vanité, je me levai quand même et je me harnachai. Le harnois soutient la bête. Quand on a des souliers cirés, on marche, à moins d’en être où j’en suis aujourd’hui. Quand j’arrivai à mon bureau, je vis clairement que mes patrons voulaient bien ne pas me faire voir qu’ils ne croyaient pas un mot de ce que je leur avais fait dire.

— Cette histoire en effet m’intéresse peu. Nous la retiendrons cependant pour quand nous causerons du patronat individuel et du patronat collectif. C’est une question considérable. Beaucoup de socialistes s’imaginent que la Révolution sociale consistera sûrement à remplacer le patronat capitaliste par un certain patronat de fonctionnaires socialistes.

— Je m’imagine au contraire que la révolution sociale consistera sans doute à supprimer le patronat : aussi on me nomme anarchiste.

— Ne nous laissons pas effrayer par les mots. Pensez seulement à la misérable situation de tous les ouvriers qui ont l’air d’aller plus ou moins bien et qui sont délabrés par l’exercice du métier.

— J’y pensais, bien avant que je ne fusse tombé malade ; mais il est vrai que j’y pense à présent comme à une réalité propre.

— Pourquoi donc ce médecin ne s’est-il pas fié seulement à votre bonne mine ?

— Sans doute parce qu’il savait que nous ne devons pas nous fier aux apparences. Tel est du moins le sens d’un vieux dicton. Il savait que quelques personnes ont l’air malade et se portent bien, qu’un grand nombre de personnes ont assez bonne mine et sont délabrées.

— Nous en usons plus astucieusement pour les maladies sociales : nous nous gardons soigneusement de critiquer les apparences ; pourvu que les groupes soient nombreux et acclament des résolutions retentissantes, pourvu que les meetings soient vibrants, pourvu que les manifestations fassent pleuvoir les pommes de terre sur la voiture de Rochefort, pourvu que les congrès finissent en chantant l’Internationale, qui est une hymne admirable, pourvu que les délégués s’intitulent socialistes et le soient politiquement à peu près, pourvu que les élections marchent à peu près, pourvu que les suffrages montent, et surtout pourvu que l’on n’abandonne pas le terrain de la lutte de classes, nous nous gardons soigneusement d’examiner ce qu’il y a là-dessous, nous nous gardons soigneusement d’examiner si les âmes jouissent de la santé socialiste ou si elles travaillent du mal bourgeois.

— Pourquoi donc, citoyen, s’il est permis que je vous interroge à mon tour.

— Surtout par habitude, un peu par paresse, et aussi parce que nous avons peur des belles découvertes que nous ne manquerions pas de faire.

— Dans le civil on a peur au contraire que le médecin ne fasse pas toutes les découvertes qui sont à faire.

— Je crois savoir pourquoi vous vous êtes surmené depuis quelques années ; mais puis-je vous demander connaissance des circonstances particulières ?

— Depuis que je me connais, je mène une vie peu intelligente et je me surmène : il fallait que cela cassât. Un peu plus tôt un peu plus tard, il fallait que le délabrement se manifestât. Il s’est manifesté un peu plus tôt, parce que ces dernières années furent exceptionnelles. Il s’est manifesté récemment pour des causes très déterminées.

— Quelles furent ces causes ?

— Elles seraient très longues à dire et fatigantes.

— Je vous demande pardon, j’oubliais que vous étiez malade.

— Naturellement.

— Je vous dirai ces causes tout à loisir quand nous causerons du patronat collectif, ou des autoritaires, ou quand nous traiterons la décomposition du dreyfusisme en France. Revenez me voir demain : vous ayant aujourd’hui conté l’histoire de ma grippe, il convient que demain je vous conte l’histoire de mon remède et celle de ma convalescence et de ma guérison.