Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Notice biographique

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome Ip. 1-50).



NOTICE BIOGRAPHIQUE
SUR BUFFON




Les savants et les penseurs des siècles passés nous intéressent beaucoup plus par les œuvres qu’ils ont laissées à la postérité que par les actes ordinairement peu importants qu’ils ont accomplis. Il y a intérêt cependant à connaître le rôle joué par ces privilégiés de la nature dans le milieu où ils ont vécu, l’action qu’ils ont exercée sur lui et celle qu’ils ont subie de sa part. Tout homme, en effet, si grand qu’il soit, n’est qu’une résultante des générations qui l’ont précédé, des idées et des habitudes de ceux qui ont présidé à son éducation, et de ceux parmi lesquels s’écoule son existence ; mais, il faut ajouter que tout homme de la taille de Buffon exerce sur ses contemporains, et souvent aussi sur les générations suivantes, une influence qu’il est à la fois curieux et utile d’étudier. C’est à ce double point de vue que l’histoire des grands hommes doit attirer l’attention de ceux qui entreprennent de l’écrire.

Dans une biographie écrite à ce point de vue, tel gros événement se trouve éclipsé par un petit fait, par un mot échappé dans la conversation, par une ligne écrite sous l’influence d’une émotion qui n’a pas pu être déguisée, par l’acte, en apparence, le plus insignifiant.

La vie de Buffon est peut-être moins favorable que celle de certains autres hommes de son temps à la mise en œuvre de ces principes. Buffon a traversé son siècle entouré de gloire et d’honneurs, mais sans exercer sur lui une de ces influences prépondérantes qui marquent dans l’histoire de l’humanité. Il y a eu en France, pendant le xviiie siècle, un mouvement si énergique de l’esprit humain que les savants, même quand ils joignaient, comme Buffon, à leurs connaissances spéciales, la pompe du style et la hardiesse des idées, ne pouvaient rivaliser d’influence avec les hommes qui, comme Voltaire et Rousseau, se préoccupaient par-dessus tout des sentiments et des besoins des masses, réchauffaient les premiers et promettaient satisfaction aux seconds. L’histoire de Buffon est cependant intéressante parce qu’elle témoigne de la puissance à laquelle l’idée seule, dégagée de toutes les passions humaines, a pu atteindre dans un siècle secoué par les plus violentes passions.

Georges-Louis Leclerc[1] de Buffon naquit à Montbard (Côte-d’Or), le 7 septembre 1707. Son père, Benjamin-François Leclerc, était né le 6 mars 1683 ; il mourut le 23 avril 1775, c’est-à-dire treize ans seulement avant son fils, aux triomphes duquel il put applaudir. Il exerça d’abord l’office de conseiller du roi, président au grenier à sel de Montbard, puis la charge de commissaire général des maréchaussées de France. Le 14 juin 1740, il fut pourvu de l’office de conseiller au Parlement de Bourgogne. Il résigna cette charge le 13 novembre 1742, et obtint, le 12 mai, ses lettres d’honneur.

Leclerc était seigneur de Buffon et de Mairie. Il y jouissait des droits de haute, basse et moyenne justice.

La mère de Buffon, Christine Marlin, a laissé le souvenir d’une femme de cœur et de grande intelligence. Le fils eut, paraît-il, beaucoup du caractère de sa mère. L’un de ses biographes[2] dit à cet égard : « Buffon avait ce principe qu’en général les enfants tenaient de leur mère leurs qualités intellectuelles et morales, et lorsqu’il l’avait développé dans la conversation, il en faisait sur-le-champ l’application à lui-même, en faisant un éloge pompeux de sa mère, qui avait en effet beaucoup d’esprit, des connaissances étendues, une tête très bien organisée, et dont il aimait à parler souvent. »

La seule chose qu’on sait de l’enfance de Buffon, c’est qu’il fut élevé par les jésuites, à Dijon, où son père vint en 1720 après avoir acheté une charge de conseiller au Parlement de Bourgogne. Voltaire, Diderot, vingt autres hommes de lettres et de sciences du xviiie siècle reçurent, comme Buffon, l’instruction et l’éducation dans les maisons de la Compagnie de Jésus, qui se distinguaient à cette époque pour la qualité de leurs méthodes, la valeur scientifique et la distinction des manières de leurs maîtres.

Du temps qu’il passa au collège des godrans, chez les jésuites de Dijon, de la façon dont il fit ses études, on ne sait presque rien. On n’a conservé dans sa famille que le souvenir de son amour des mathématiques, qui étaient alors très en vogue, mais dont le règne ne devait pas tarder à faire place à celui des sciences d’observation[3]. Buffon aimait particulièrement la géométrie ; il portait toujours avec lui les éléments d’Euclide et le Traité analytique des sections coniques, du marquis de l’Hôpital. Il jouait surtout au jeu de paume, qui a toujours été le jeu de prédilection des collèges des jésuites.

Après avoir fait son droit à Dijon avec les présidents de Brosses et Richard de Ruffey, et avoir conquis le titre de licencié en droit, il se rendit en 1729 à Angers, sur le conseil du P. Landreville, de l’Oratoire, pour y suivre les cours de médecine, alors renommés de cette Faculté, et ceux, encore plus en vogue, de son académie d’équitation, qui attiraient à Angers tous les jeunes gens de famille.

Cela s’appelait faire son académie. À Angers, Buffon se lia étroitement avec le botaniste Berthelot du Paty, et il en fût sorti ou médecin ou botaniste, sans un duel qu’il eut, à propos d’une rivalité d’amour, avec un officier au régiment de Royal-Croates qui tenait garnison dans cette ville.

Il tua son adversaire, dut quitter précipitamment Angers, et se rendit à Nantes, puis à Bordeaux, où il fit une rencontre destinée à exercer une influence considérable sur sa vie, celle du duc de Kingston et de son précepteur allemand Hickmann.

Le jeune duc de Kingston était assez dissipé pour séduire Buffon, M. Hickmann était assez instruit et assez enthousiaste des sciences naturelles pour exercer sur son esprit une influence considérable. Trouvant auprès de ces deux hommes la satisfaction des deux penchants de sa nature, il s’attacha rapidement à eux et les accompagna dans le midi de la France et en Italie.

Le voyage dura deux ans. Les voyageurs, après avoir quitté Bordeaux, s’arrêtèrent à Montauban, Toulouse, Carcassonne, Béziers, Narbonne, Montpellier, Livourne, Gênes, Florence et Rome où se fit leur séparation, Buffon ayant été rappelé en France par la mort de sa mère, le 1er août 1731.

À en juger par sa correspondance, Buffon est tout au plaisir de son voyage. Ses lettres sont rares, courtes, presque vides de descriptions des choses qu’il voit et de jugements sur les hommes qu’il rencontre. Les quelques lignes qu’il leur consacre renferment des appréciations rapides, cassantes, des remarques faites de haut, avec une humeur très aristocratique et le scepticisme de mode au xviiie siècle. On y sent cependant un esprit doué d’une grande faculté d’observation et certains fragments figureraient sans désavantage à côté des lettres de Voltaire et de Diderot.

Il dit de la ville de Bordeaux : « Elle peut passer pour une des plus peuplées du royaume ; l’on y fait grand’chère, l’on y boit d’excellent vin ; mais tout est excessivement cher. Paris même, en comparaison, est un lieu de bon marché ; les habitants sont tous marchands, gens grossiers, si méprisés dans notre patrie, mais dont la façon de vivre me paraît la plus raisonnable. Ils ne font point de façons de préférer un ordinaire à une pistole par tête à des habits galonnés ou à un carrosse à six chevaux, et aiment mieux l’abondance dans la bourgeoisie que la disette dans la noblesse. Qu’en pensez-vous ? Pour moi, je ne peux leur donner tort. Il y a ici bonne comédie, concert à dix pistoles par souscription ; tout s’y sent de la richesse que produit le commerce, au lieu qu’à Angers, comme à Dijon tout y est maigre, épargné. L’on y fait plus qu’on ne peut ; orgueil et gueuserie y marchent ensemble, filles légitimes du mépris ridicule que l’on y a pour le négoce. »

Dans une autre lettre, il trousse en termes vifs un portrait charmant des petits maîtres de la capitale de l’Aquitaine. Après avoir raconté que les habitants se sont mis en frais pour indemniser de pauvres diables de comédiens dont le théâtre a brûlé, il ajoute : « C’est là l’action la plus sage que j’ai vu faire en ce pays, où la moitié des gens sont grossiers, et l’autre petits-maîtres, mais petits-maîtres de cent cinquante lieues de Paris, c’est-à-dire bien manqués. Vous ririez de les voir, avec des talons rouges et sans épée, marcher dans les rues, où la boue couvre toujours les pavés de deux pouces, sur la pointe de leurs pieds, et de là, à l’aide d’un décrotteur, passer sur un théâtre où jamais ils ne sont que comtes ou marquis, quand ils ne posséderaient qu’un champ ou une métairie, et qu’ils ne seraient que chevaliers d’industrie. Comme il y en a un grand nombre qui s’empressent auprès des étrangers, nous n’avons pas manqué d’en être assaillis ; mais heureusement ils n’ont pas assez d’esprit pour faire des dupes. Le jeu est ici la seule occupation, le seul plaisir de tous ces gens ; on le joue gros et, en ce temps de carnaval, sous le masque. Le jeu ordinaire est les trois dés ; mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que chaque masque apporte ses dés et son cornet. Il faut être bien bête pour donner dans un pareil panneau. »

Montauban, où il a séjourné un mois, est assez bien traité. « La ville est petite, mais charmante par sa situation, sa bâtisse et l’air pur qu’on y respire. Les habitants y sont tout à fait polis, grands joueurs de piquet et d’hombre, presque ennemis du quadrille, amateurs des promenades, où ils passent une partie de la journée à parler gascon et à admirer les environs de leur ville, qui réellement sont tout à fait agréables. Ils peuvent se flatter de manger les meilleures volailles de France et de faire très bonne chère à très bon marché. »

Toulouse lui paraît « une grande et belle ville ; son étendue est immense. On la croit plus vaste que Lyon ; ce qu’il y a de vrai, c’est qu’elle est au moins six fois aussi grande que Dijon. Le sexe y est tout à fait beau, et, excepté les vieilles, je ne me souviens pas d’y avoir vu une laide femme. Les maisons y sont superbement bâties, quoique un peu à l’antique ; les rues bien percées, le nombre des carrosses immense. »

À Narbonne, rien ne le choque « que les rues sombres et si étroites qu’à peine trois personnes de front y peuvent passer à leur aise. » Un trait de mœurs le frappe : « Je remarquai avec surprise dans tous les cabarets de grands éventails mobiles sur des poulies, qui servent à rafraîchir les hôtes, qui sont obligés d’y dîner en chemise, et qui, malgré ces précautions, ne laissent pas que d’y suer à grosses gouttes. »

Rome est, après les villes dont je viens de parler, la seule dont sa correspondance fasse mention. « Rome est à cette heure dans son brillant ; le carnaval est commencé depuis quinze jours ; quatre opéras magnifiques et autant de comédies, sans compter plusieurs petits théâtres, y font les plaisirs ordinaires, et je vous avoue qu’ils sont extraordinaires pour moi, pour l’excellence de la musique et le ridicule des danses, par la magnificence des décorations et la métamorphose des eunuques qui y jouent tous les rôles des femmes ; car l’on n’en voit pas une sur tous ces théâtres, et cette différence est si peu sensible pour le peuple romain qu’il a coutume de parler de la beauté de ces hongres de la même façon que nous raisonnerions de celle d’une jolie actrice : tant ils ont conservé le goût de leurs ancêtres, dont ils ont si fort dégénéré pour toute autre chose. »

Il se montre volontiers dédaigneux à l’égard des femmes. Il écrit, en 1729, au président Ruffey : « Il fallait que ce fût une déesse, même au-dessus de Vénus, puisqu’il semble dans votre ouvrage que vous en fassiez une divinité différente de cette reine des Grâces ; mais peut-être avez-vous fait comme Phidias : vous aurez, dans vos plaisirs vagabonds, pris une pièce de l’une, une grâce de l’autre, un trait d’une troisième, et du tout ensemble vous aurez formé votre ode ; car elle est belle partout, et en cela différente de presque toutes les beautés d’à présent. Ce qui me ferait soupçonner que j’aurais deviné juste, c’est qu’à Paris un homme de votre humeur se pique rarement de constance et peut, dans la diversité des objets, trouver plus de plaisir que dans un attachement unique. »

Dans une lettre déjà citée plus haut, il écrit à son ami : « L’on m’a dit que Malteste avait pour maîtresse une des plus jolies dames qu’il y ait à Dijon. Ne pensez-vous pas avec moi que les Danaé sont maintenant bien communes, et Cupidon si aveugle qu’il ne peut plus rien distinguer que le brillant de l’or. »

Tout cela est d’un sceptique élégant, dont les passions n’entraveront jamais la marche ambitieuse.

Il conserva pendant toute sa vie cette verve railleuse, souvent triviale, mais il n’en faisait que rarement usage dans sa correspondance.

Il excelle cependant à tracer, en quelques coups de crayon, des esquisses satiriques plaisantes ou cruelles. Le 29 janvier 1733, il écrit de Dijon : « Voici les nouvelles du pays : il y a quelques jours que de jeunes éveillés jouèrent au bal à la cloche fondue et donnèrent le fouet à M. de la Mare le fils ; la mère, qui était présente, se démasqua et voulut faire du bruit ; on lui répondit en se moquant qu’elle avait tort, et que tout cela n’était qu’une foutaise. Au concert de dimanche, le conseiller Malteste rencontra Mme Jolivet sur l’escalier, et lui mit à ce qu’on dit, quoi ? direz-vous, la main dans la gorge jusqu’au nombril. Elle se retourna et justement courroucée, elle donna un soufflet sanglant. Celui-ci répondit par des injures atroces ; l’on ne sait encore comment tout cela tournera. Mme Jolivet a remercié au concert, parce qu’on voulait l’obliger à chanter dans les chœurs. Autre aventure : un jeune trésorier, que bien vous connaissez, eut dimanche un soufflet au bal, qu’on dit qu’il reçut bénignement ; il n’y avait heureusement que deux dames et cinq p...., les deux premières furent obligées d’en sortir, parce qu’on exploitait les autres derrière leur dos. »

De Paris, le 25 janvier 1743. « Toutes les comédiennes ont des rhumes, des fluxions ou des ch... p.... Cela nous prive de la représentation des pièces nouvelles. Piron attend l’hiver prochain pour donner Montézume, à cause de Mlle Gaussin, qui a une ou deux de ces incommodités. »

Dans quelques lettres confidentielles, il ne ménage pas plus les grands hommes de son temps que les grandes actrices. « Il me semble (écrit-il au président de Brosses, le 11 février 1761) que, depuis que Voltaire réside en Bourgogne, il est devenu furieusement babillard. Voyez seulement son épître à Mme Pompadour, sa réponse à M. Déodatie, ses missives au sujet du roman de Rousseau, dans lequel, par parenthèse, je trouve aussi bien du rabâchage, et vous m’avouerez que nos beaux esprits sont plus abondants que jamais, je ne dis pas en idées, mais en paroles. Mes mauvais yeux m’empêchent de lire, et ceci m’en dégoûte. »

Le 7 mars 1768, il écrit au même : « Comme je ne lis aucune des sottises de Voltaire, je n’ai su que par mes amis le mal qu’il a voulu dire de moi ; je lui pardonne comme un mal métaphysique qui ne réside que dans sa tête, et qui vient d’une association d’idées de Needham et Buffon. Il est irrité de ce que Needham m’a prêté ses microscopes et de ce que j’ai dit que c’était un bon observateur. Voilà son motif particulier, qui, joint au motif général et toujours subsistant de ses prétentions à l’universalité et de sa jalousie contre toute célébrité, aigrit sa bile recuite par l’âge, en sorte qu’il semble avoir formé le projet de vouloir enterrer de son vivant tous ses contemporains. Il sera tout aussi fâché contre vous dès qu’il vous verra à l’Académie, et j’espère que nous lui donnerons ce chagrin dans peu, quoique toute notre vieillesse académique ait l’air de tenir bon. »

Il écrit à Mme Necker le 16 juillet 1782 : « Connaissez-vous, ma trop indulgente amie, une assez bonne et plaisante critique du Poème des Jardins, par le comte de Barruel ? Je n’y trouve qu’une méprise, c’est qu’il met Saint-Lambert fort au-dessus de l’abbé Delille et de Roucher, tandis que tous trois me paraissent être de niveau. Je ne suis pas poète ni n’ai voulu l’être, mais j’aime la belle poésie ; j’habite la campagne, j’ai des jardins, je connais les saisons, et j’ai vécu bien des mois ; j’ai donc voulu lire quelques chants de ces poèmes si vantés des Saisons, des Mois et des Jardins. Eh bien, ma discrète amie, ils m’ont ennuyé, même déplu jusqu’au dégoût, et j’ai dit dans ma mauvaise humeur : « Saint-Lambert, au Parnasse, n’est qu’une froide grenouille, Delille un hanneton, et Roucher un oiseau de nuit. » Aucun d’eux n’a su, je ne dis pas peindre la nature, mais même présenter un seul trait bien caractérise de ses beautés les plus frappantes. « Quel blasphème ! » dirait l’ami Chabanon ; je me recommande néanmoins à Mlle Necker, pour lui faire passer ce doux jugement. Il sera furieux et cela l’amusera, et, s’il se fâchait tout de bon, et pour toujours, nous pourrions aussi habiller sa muse d’une forme voisine au-dessous de celle de la Grenouille. »

Il écrit encore à Mme Necker, le 2 janvier 1777 : « Il faut bien qu’il y ait plus de grands écrivains que de penseurs profonds, puisque tous les jours on écrit excellemment sur des choses superficielles. Fénelon, Voltaire et Jean-Jacques ne feraient pas un sillon d’une ligne de profondeur sur la tête massive des pensées des Bacon, des Newton, des Montesquieu. »

Il est manifeste que Buffon ne destinait pas ses lettres à la postérité, différant en cela de la plupart des littérateurs de son temps, qui prenaient grand souci de leur correspondance et apportaient à sa rédaction autant de soin qu’à celle de leurs œuvres les plus considérables.

Il ne parle que rarement à ses amis des événements qui se passent autour de lui et des personnes qu’il fréquente. La plupart de ses lettres appartiennent à la catégorie de celles qu’on peut appeler nécessaires. C’est une commission dont il charge un ami, une réponse à une demande qui lui a été faite, un remerciement pour l’envoi d’un livre ou d’un objet, toujours remis avec un noble désintéressement au Cabinet du Roi, des félicitations à un poète, des instructions à ses collaborateurs, etc. Le style de cette correspondance est bref, sec, quoique souvent empreint de préciosité. Ce défaut est particulièrement saillant dans les seules lettres qui sentent l’application, celles qu’il adresse à Mme Daubenton et à Mme Necker. Quand il écrit à un étranger, il est d’une politesse un peu exagérée ; avec ses amis, il n’est pas beaucoup plus familier, mais la sincérité de son affection éclate dans les moindres mots.

S’il s’occupe des choses du jour, c’est rapidement, en quelques mots, comme un homme qui porte un médiocre intérêt à tout ce qui ne le touche pas directement. Il n’est que rarement question dans sa correspondance des événements politiques ; quand il en parle, c’est avec le ton d’un homme très dégagé de ces sortes de choses. « On représente à l’Opéra le ballet des Sens avec un nouvel acte aussi mauvais que les autres. Il fait une chaleur excessive. Le parlement se rebrouille et avec la cour et avec lui-même. Les princesses vont voir les jeunes gens nager à la porte Saint-Bernard, et la loterie ou la friponnerie de Saint-Sulpice va toujours son train. C’est à peu près là tout ce que je sais de nouvelles, excepté celles du café ; mais on y en débite tant de fausses qu’il y aurait conscience à les écrire ; et, après cela, je les crois moins intéressantes que celles que l’on débite à Dijon dans vos cercles. »

Le 22 octobre 1750 : « Les affaires du clergé font aujourd’hui grand bruit. Tous les honnêtes gens admirent la bonté du Roi et crient contre l’orgueil et la désobéissance des prêtres, qui ont refusé nettement de donner la déclaration des biens qu’ils possèdent. Heureusement on tient ferme, et on leur a déjà fait sentir qu’on les y forcerait. Ils sont tous renvoyés et retenus dans leurs diocèses, et comme le Roi est à Fontainebleau, diocèse de Sens, l’archevêque a cru qu’il lui serait permis d’aller comme à l’ordinaire faire sa cour ; mais il a reçu ordre de rester à son archevêché. Je tiens cette nouvelle de son neveu, dont je suis voisin. »

Le 25 juin 1743 : « M. le cardinal est toujours très mal, et tout le monde croit que nous sommes à la veille de le perdre. On parle d’une trêve et de quelques arrangements pour une future paix ; il est à souhaiter que cet avenir ne se fasse pas attendre. »

Le 24 avril 1751 : « On est ici fort occupé du jubilé. L’affaire du clergé pour le vingtième n’est point encore finie ; l’archevêque de Sens et l’évêque d’Auxerre se sont traités comme des fiacres dans leurs mandements. »

En réalité, Buffon ne s’occupe que fort peu, pendant sa longue carrière, des choses étrangères à la science. Le Jardin et le Cabinet du roi, la rédaction de l’Histoire naturelle, ses affaires privées, conduites avec un soin minutieux, ne laissaient aux autres préoccupations qu’une place minime. « L’usage des livres, la solitude, la contemplation des œuvres de la nature, l’indifférence sur le mouvement du tourbillon des hommes sont les seuls éléments de la vie du philosophe, » a-t-il dit dans un de ses discours[4].

Revenons à sa jeunesse : quoiqu’elle fût quelque peu dissipée, il ne paraît pas que, même pendant cette période de sa vie, il attachât aux plaisirs d’autre valeur que celle qu’ils peuvent avoir aux yeux d’un homme jeune, riche et bien portant. En 1732, à vingt-cinq ans, après avoir passé quatre mois à Paris, il écrit à un ami : « Je suis de ces gens un peu extraordinaires pour le goût dans les plaisirs ; je n’en ai par exemple point trouvé aux spectacles, qui me paraissent languir de froideur. La tragédie de Zaïre, de Voltaire, a pourtant eu cinq ou six chaudes représentations ; mais j’aimais mieux en sortir que d’y être étouffé. »

Mme Necker dit de lui[5] : « M. de Buffon a mené dans sa jeunesse toutes les sciences de front ; il n’avait jamais été à Paris à vingt-quatre ans et il écrivait très bien en français ; la curiosité et la vanité ont développé ses talents ; il ne voulait pas qu’un homme pût entendre ce qu’il n’entendait pas lui-même ; il ne voulait rien ignorer de ce qu’il pouvait savoir dans quelque genre que ce fût. »

L’opinion de Mme Necker est confirmée par la rapide fortune scientifique du jeune Buffon. À vingt-six ans, le 3 juin 1733, il est élu membre adjoint de l’Académie des sciences dans la section de mécanique, après avoir publié divers mémoires de géométrie et d’arithmétique.

Il manifesta, d’ailleurs, pendant toute sa vie un très vif amour pour le travail.

Encore très jeune, il prit l’habitude de se lever de grand matin, sans tenir compte de l’heure de son coucher. Son domestique avait l’ordre de le réveiller à six heures et de le contraindre à se lever. M. Humbert Bazile, un de ses secrétaires, dont M. Nadault de Buffon a recueilli et publié les mémoires, nous a conservé le récit qu’il faisait lui-même du procédé qu’il mit en œuvre pour atteindre ce résultat. « Dans ma première jeunesse, disait-il, j’aimais le sommeil avec excès ; il m’enlevait la meilleure partie de mon temps ; mon fidèle Joseph — (son valet de chambre, qui fut à son service pendant soixante-cinq ans) — me devint d’un grand secours pour vaincre cette funeste habitude. Un jour, mécontent de moi-même, je le fis venir et je lui promis de lui donner un écu chaque fois qu’il m’aurait fait lever avant six heures. Le lendemain, il ne manqua pas de venir m’éveiller à l’heure convenue ; je lui répondis par des injures ; il vint le jour d’après : je le menaçai. « Tu n’as rien gagné, mon pauvre Joseph, lui dis-je, lorsqu’il vint me servir mon déjeuner, et moi j’ai perdu mon temps. Tu ne sais pas t’y prendre ; ne pense désormais qu’à la récompense et ne te préoccupe ni de ma colère ni de mes menaces. » Le lendemain, il vint à l’heure convenue, m’engagea à me lever, insista ; je le suppliai, je lui dis que je le chassais, qu’il n’était plus à mon service. Sans se laisser intimider par ma colère, il employa la force et me contraignit enfin à me lever. Pendant longtemps il en fut de même ; mais mon écu, qu’il recevait avec exactitude, le dédommageait chaque jour de mon humeur irascible au moment du réveil. » — « Un matin, continue M. Humbert, et ceci me fut raconté par Joseph lui-même, le valet eut beau faire, le maître ne voulut pas se lever. À bout de ressources et ne sachant plus quel moyen employer, il découvrit de force le lit de M. de Buffon, lança sur sa poitrine une cuvette d’eau glacée et sortit précipitamment. Un instant après, la sonnette de son maître le rappela ; il obéit en tremblant. « Donne-moi du linge, lui dit M. de Buffon sans colère, mais à l’avenir tâchons de ne plus nous brouiller, nous y gagnerons tous deux ; voici tes trois francs qui, ce matin, te sont bien dus ! » Il disait souvent en parlant de son valet de chambre : « Je dois au pauvre Joseph trois ou quatre volumes de l’Histoire naturelle. » M. de Buffon se plaisait à raconter cette anecdote de sa jeunesse, pour guérir de leur paresse les personnes qui s’y laissaient trop facilement aller. »

Il est bien permis de penser que ses habitudes matinales ne tardèrent pas à agir puissamment sur le reste de sa conduite. Il se plaint de Paris, où l’on se couche trop tard et où les devoirs du monde absorbent la meilleure partie du temps, et il ne tarde pas à renoncer d’une façon presque absolue au séjour de la capitale pour vivre dans sa retraite de Montbard.

À Montbard, sa journée était distribuée avec un ordre et une méthode dont il ne se départit jamais. M. H. Nadault de Buffon, son arrière-petit-neveu et son principal biographe, en a tracé le tableau d’après des renseignements recueillis auprès des vieux serviteurs : « Chaque matin, il se levait à cinq heures. Enveloppé dans une robe de chambre, il quittait sa maison et se dirigeait seul, à l’extrémité de ses jardins, vers la plate-forme de l’ancien château ; la distance était de près d’un demi kilomètre, plusieurs terrasses munies de grilles y conduisaient ; Buffon refermait soigneusement les grilles derrière lui. Un secrétaire l’attendait ; on se mettait aussitôt au travail. Sur une petite table, près de la cheminée, le secrétaire écrivait. Buffon dictait, sans livres, sans notes, sans papiers ; il dictait souvent des pages entières d’un seul trait. Pendant l’été, la porte restait ouverte et Buffon, la tête haute, les bras croisés derrière le dos, se promenait dans les allées, rentrant par instants pour dicter. À neuf heures arrivaient un valet de chambre et un barbier. Le valet de chambre apportait sur un plateau le déjeuner de son maître, un carafon d’eau et un petit pain. Buffon déjeunait, et se faisait coiffer et habiller parfois. Une demi-heure tout au plus était consacrée à la toilette et au déjeuner. Le valet de chambre et le barbier se retiraient en fermant les grilles, et Buffon reprenait son travail, qu’il ne quittait qu’à deux heures pour dîner. »

M. Humbert Bazile raconte de la façon suivante la matinée de Buffon : « Les jours où M. de Buffon ne montait pas à son cabinet de travail, une heure après son lever, Brocard, un de ses valets de chambre, spécialement attaché à mon service, entrait chez moi. Je me levais et je descendais de suite dans la chambre de M. de Buffon. Je le trouvais assis devant son secrétaire placé près de la cheminée, et occupé à parcourir un grand nombre de petites feuilles de papier de toute dimension, qu’il me remettait pour les transcrire suivant leur numéro d’ordre. Puis on passait à la correspondance qu’il me dictait, ou dont il me donnait seulement le sujet ; le tout lui était lu par moi et souvent corrigé, puis recommencé. S’il n’y avait point de correspondance, après avoir écrit les lettres d’invitation à dîner, pendant que M. de Buffon méditait et prenait des notes, assis à mon bureau, voisin du sien, je copiais ses manuscrits. A huit heures entrait Mlle Blesseau, qui venait rendre ses comptes, puis Limer, le premier valet de chambre, qui du service de M. de Voltaire avait passé à celui de M. de Vilette, son neveu, et qui avait quitté ce dernier pour entrer au service de M. de Buffon. M. de Buffon se faisait raser tous les jours. Drouard, à Montbard, et Pierrelet, à Paris, étaient chargés de ce soin. Tel fut, durant tout le temps que je restai près de lui, l’emploi invariable de sa matinée. »

« À Montbard, dit M. H. Nadault de Buffon, on dînait à deux heures ; c’était l’heure où Buffon quittait son cabinet de travail. Avant deux heures, personne ne pouvait le voir, quelque élevé que fût le rang du visiteur ; il y avait au château, en permanence, une table de vingt-cinq couverts. Le personnage le plus important de la maison et le mieux payé était le cuisinier. Buffon y mettait de l’amour-propre ; c’était son seul luxe. Au reste, lui-même mangeait beaucoup, surtout des fruits. Son dîner était son seul repas ; c’était le seul instant de la journée où il fût entièrement à ses hôtes et aux visiteurs. On restait longtemps à table ; la sœur de Buffon, Mme Nadault, faisait les honneurs de sa maison. En dehors de ses heures de travail, Buffon n’aimait pas à s’occuper de choses profondes ; il laissait son esprit au repos. Sachant mettre chacun à son aise, il était chez lui accueillant et affable. Aimant à causer et parfois un peu à rire, il ne cherchait l’effet en rien. « La conversation de M. de Buffon, dit Mme Necker, a un attrait tout particulier. Il s’est occupé toute sa vie d’idées étrangères aux autres hommes ; en sorte que tout ce qu’il dit a le piquant de la nouveauté. » Pour lui, une question de littérature ou de science devait se discuter sérieusement. Aussi évitait-il avec soin, lorsqu’à table la discussion s’élevait sur des sujets de cette nature, d’y prendre part. Il se taisait et laissait dire. Mais que la discussion s’animât, qu’elle prît une tournure capable de l’intéresser, on voyait se réveiller le savant et l’homme de génie ; c’était alors, pour me servir d’une expression qui lui était familière, une autre paire de manches ! On se taisait et on l’écoutait parler. Lorsqu’il s’apercevait de l’attention qu’on lui prêtait, il s’arrêtait mécontent de lui : Pardieu ! disait-il, nous ne sommes pas à l’Académie ! Et la conversation reprenait le ton dont il n’aimait pas à la voir s’écarter. Après le dîner, chacun se dispersait. Buffon rentrait chez lui et s’occupait jusqu’au soir de ses affaires domestiques et de l’administration du Jardin du Roi, dictant à son secrétaire des lettres d’affaires ou des réponses à ses correspondants, au nombre desquels furent Catherine II et le roi de Prusse. Le soir, on se retrouvait au salon, grande pièce tendue en soie verte, décorée dans toute sa hauteur par les peintures des oiseaux décrits dans l’Histoire naturelle. Un secrétaire apportait le manuscrit auquel Buffon travaillait. »

Il ne se laissait détourner de ses travaux par aucune préoccupation étrangère. Presque indifférent, ainsi que je l’ai montré plus haut, à tous les événements qui ne l’intéressaient pas d’une façon directe, il ne prêtait pas grande attention aux critiques et aux attaques dont son caractère, sa conduite ou ses œuvres pouvaient être l’objet. Sur ce point, il avait fait du silence un système.

Le 6 août 1779, Guéneau de Montbelliard l’informe que la gazette de l’abbé Grosier, Journal de la littérature, des sciences et des arts, vient de publier une lettre dans laquelle un certain Gobet assure que les Époques de la nature ne sont que la réédition d’un manuscrit confié à Buffon par Boulanger. Buffon lui répond : « Grand merci, mon cher bon ami, tant à vous qu’à l’abbé Berthier, de cette gazette qui m’a fait quelque plaisir à lire et dont j’ai gardé copie en cas de besoin, quoique je sois encore plus déterminé que jamais à garder un silence absolu ; car je suis informé par les lettres d’aujourd’hui que c’est un piège que le journaliste, d’accord avec Gobet et quelques autres, voulait me tendre, et que ledit journaliste n’avait pas d’autres vues que de donner de la vogue à son journal. En m’engageant à y mettre une réponse, il comptait en augmenter le débit, et il a grand besoin de cette ressource, puisqu’il ne s’en vend pas trois cents. »

Quelques jours plus tard, il écrit à l’abbé Bexon à propos de cette même affaire : « Je suis maintenant très décidé à ne faire aucune réponse au sujet du manuscrit Boulanger. Je n’ai jamais lu moi-même le manuscrit : c’est Trécourt qui m’en a lu quelques endroits et qui m’a fait l’extrait de ce qui regardait le cours de la Marne, dont je vous ai remis à vous-même la petite carte. Voilà tout ce que j’ai tiré de ce manuscrit, que je connaissais d’avance par la lettre que Boulanger m’avait écrite en 1750 ; en sorte qu’ayant alors jeté cette lettre, j’ai de même jeté le manuscrit comme papier très inutile. Mais je vois qu’il n’est pas nécessaire d’en convenir aujourd’hui ; il vaut mieux laisser ces mauvaises gens dans l’incertitude, et, comme je garderai un silence absolu, nous aurons le plaisir de voir leurs manœuvres à découvert. Je viens de lire l’extrait de mon ouvrage dans le numéro 18 du même journal Grosier. Il est clair que c’est un guet-apens et un piège qu’on a voulu me tendre, en voulant me forcer à répondre à la lettre de Gobet, parce que le journaliste, dont l’extrait est pitoyable et de mauvaise foi, s’est bien douté que je ne répondrais pas à sa critique, mais que je serais obligé de paraître pour me défendre de la calomnie. Le seul fait d’avoir lu publiquement à l’Académie de Dijon, en 1772, le premier discours des Époques, qui en renferme tout le plan, suffit pour confondre les calomniateurs, puisque le manuscrit Boulanger ne m’a été remis que trois ans après. Et voilà ce que peuvent dire mes amis avec d’autant plus d’assurance qu’il en a été fait mention, lors de la lecture, dans les feuilles hebdomadaires de Bourgogne imprimées à Dijon. Il faut donc laisser la calomnie retomber sur elle-même, et je suis très aise que vous en pensiez ainsi. »

Dès le début de sa carrière scientifique, il avait manifesté le même dédain pour les attaques. Le 21 mars 1750, les premiers volumes de son Histoire naturelle ayant été l’objet de très vives critiques de la part des jansénistes, il écrit à l’abbé Leblanc : « J’aimerais mieux combattre pour cette cause que pour la mienne contre les jansénistes, dont le gazetier m’a attaqué aussi vivement, mais un peu moins malhonnêtement qu’il n’a fait le président Montesquieu. Il a répondu par une brochure assez épaisse et du meilleur ton. Sa réponse a parfaitement réussi ; malgré cet exemple, je crois que j’agirai différemment et que je ne répondrai pas un seul mot. Chacun a sa délicatesse d’amour-propre ; la mienne va jusqu’à croire que certaines gens ne peuvent pas même m’offenser. »

Il n’était pas cependant insensible aux attaques et gardait une vigoureuse rancune à ceux dont il avait éprouvé la méchanceté ; je n’en veux d’autre preuve que la façon dont il parle de Réaumur et les citations que j’ai faites plus haut de sa correspondance relativement au jugement porté par Voltaire sur son système de la génération.

Mais il considérait avec raison que les penseurs et les savants de sa taille honorent beaucoup trop leurs détracteurs en se donnant la peine de discuter avec eux. Il y a trouvé cet avantage que tous les libelles et les livres écrits contre son œuvre par des contemporains, même célèbres, sont aujourd’hui ignorés de tout le monde. Combien y a-t-il de savants ou de littérateurs qui connaissent ou qui même aient entendu parler des pamphlets de l’abbé Royou[6] ?

Les Lettres à un Américain, elles-mêmes, sont tombées dans l’oubli, malgré la célébrité et la compétence de leur auteur[7].

Qui donc aujourd’hui connaîtrait le nom du jésuite Fréron, si les flagellations de Voltaire ne l’avaient pas transmis à la postérité ?

Si Buffon était porté par la nature de son caractère, par la tournure de son esprit, et par son éducation essentiellement aristocratique à se placer au-dessus des attaques ; s’il avait assez de confiance en son génie pour n’attacher qu’une médiocre importance aux critiques passionnées dirigées contre ses œuvres, la confiance qu’il avait en lui-même augmenta par les flatteries dont il était l’objet, par le succès immense qu’obtenaient, les uns après les autres, les nombreux volumes de son Histoire naturelle.

Cela ne l’empêchait pas de tenir le plus grand compte des critiques qui lui étaient faites par ses amis. Il aimait à lire ou à faire lire les pages de son œuvre devant ses invités ; et il avait soin de noter les impressions qui se manifestaient. « Il ne cherchait pas des éloges, dit son secrétaire[8], il voulait des critiques. Parfois, il arrêtait la lecture et demandait quel sens on avait attaché à telle phrase, ce que l’on pensait de telle tournure, de telle période. Si sa pensée était mal comprise, sans songer à suspecter l’intelligence ou l’oreille de ses auditeurs, il s’accusait lui-même, soulignait le passage, rentrait dans son cabinet et le refaisait. »

Ce n’était pas par modestie qu’il agissait de la sorte. Ni son allure générale, ni la solennité et la gravité de sa tenue, ni la façon dont il aimait à parler de lui[9] ne permettent de croire qu’il fut riche en cette qualité ou, si l’on préfère, en ce défaut, car il me paraît difficile de décider si la modestie n’est pas simplement une façon habile de se faire valoir. La façon dont il acceptait critiques et compliments était plutôt le résultat de l’éducation élevée qu’il avait reçue et de la justesse de son jugement.

Il ne cherchait même pas, d’ordinaire, à se faire valoir aux yeux des nombreuses personnes qui, pendant les vingt dernières années de sa vie, se pressaient dans les salons de Montbard et du Jardin du roi. « Parmi les visiteurs que la renommée de M. de Buffon attirait, écrit M. Humbert Bazile[10], quelques-uns le quittaient mécontents. Les uns, le jugeant d’après sa conversation sans apprêt, négligée parfois et qui n’avait rien de l’attrait que donnaient alors au langage les hardiesses de certains beaux esprits, s’en retournaient avec la pensée qu’ils avaient vu un homme ordinaire ; d’autres, s’imaginant que M. de Buffon dédaignait leur entretien, s’en allaient humiliés. M. de Buffon, en effet, ne cherchait pas à frapper l’imagination de ses visiteurs ; son accueil était poli, affable, empressé, généreux ; mais le grand homme ne se laissait voir qu’aux rares esprits qu’il avait jugés dignes de l’entendre. Il se montrait alors tout entier, avec un abandon et une confiance dont on lui a depuis fait reproche en mettant sur le compte de sa vanité ce qui eût dû plus justement être attribué à la grande franchise de son caractère. On peut dire de lui, comme on a dit de Fénelon : qu’il était bien plus que modeste, car il ne songeait pas même à l’être. »

Plus loin[11], Humbert Bazile ajoute : « Il avait un tact exquis pour reconnaître le degré de capacité de ceux avec lesquels il s’entretenait ; et il proportionnait le ton à l’intelligence du visiteur ; il ne parlait que salade et rave aux jardiniers : que de jardiniers sont venus à Montbard pour l’entendre parler des Époques de la nature ! M. de Buffon ne parlait le langage de ses ouvrages que lorsqu’il était vivement ému. Sa parole était alors plus claire qu’élégante et le ton plus simple qu’ingénieux. Il recherchait particulièrement l’entretien des hommes qui pouvaient lui apporter quelques observations ou qui avaient beaucoup étudié et vu. Il les écoutait avec attention, les aidant, sans qu’ils s’en aperçussent, à traduire leur pensée. À personne il ne dit jamais : Vous êtes dans l’erreur, vous vous trompez, mais : Vous pensiez cela, votre intention était de dire telle chose, vous savez que, etc. Il évitait avec soin de blesser l’amour-propre, et il possédait à un haut degré cette délicatesse de l’âme qui consiste à indiquer par la façon dont une question est posée la réponse que l’on doit y faire. Aussi les hommes dont la conversation avait été pour lui la cause de quelque enseignement utile le quittaient satisfaits, et quelques-uns m’ont dit pendant que je les reconduisais : « Ce grand homme a vraiment le don de transmettre la science à ceux qui l’approchent ; nous avons répondu à toutes ses questions et nous avons trouvé en sa présence des idées dont nous ne nous serions pas crus capables ! »

Buffon était, non seulement un « joli garçon » selon l’expression de Mme de Pompadour[12], mais un des plus beaux hommes de son époque. Il est facile d’en juger par le portrait en pied de Drouais. Il était de haute taille, bien proportionné, avec un front large, fortement bombé de chaque côté, mais un peu fuyant, des yeux noirs, grands, des sourcils noirs et épais, mais le regard rendu vague et indécis par une myopie très prononcée. « Il ne fixait point ses regards sur son interlocuteur, mais il les promenait de côté et d’autre sans les arrêter sur rien. On reconnaissait à ses jambes qu’il tenait habituellement droites et tendues que la marche ne lui était pas familière. Son principal, presque son seul exercice, était de se promener de long en large dans sa chambre, d’aller à son cabinet de travail, placé en haut de ses jardins et d’en revenir. Il allait toujours tête nue[13]. » Hume qui le vit en Angleterre vers 1740, pendant un voyage qui dura un an et au cours duquel il fut accueilli avec un vif empressement par l’aristocratie anglaise, disait de lui « qu’il répondait plutôt à l’idée d’un maréchal de France qu’à celle d’un homme de lettres. »

D’après ses biographes, c’est en Angleterre qu’il adopta l’habitude de porter constamment des vêtements riches et cérémonieux[14]. Les manchettes de Buffon sont restées célèbres. L’histoire en fut imaginée, paraît-il, par le prince de Monaco. La vérité est qu’il apportait dans ses vêtements une grande recherche. Humbert Bazile nous a conservé le détail de son costume. « Sa coiffure, dit-il[15], ne varia jamais ; on lui mettait chaque matin des papillotes passées au fer et on partageait sur ses tempes ses cheveux en trois boudins égaux ; M. de Buffon ne portait pas de perruque ; à la fin de sa vie, il avait encore tous ses cheveux que son perruquier accommodait de même ; seulement il y mettait moins de poudre, car c’était une coquetterie du noble vieillard de laisser ses magnifiques cheveux blancs sans une parure étrangère. Pendant qu’on coiffait M. de Buffon, Limer rangeait les meubles, et enlevait à son maître sa robe de chambre, longtemps la même, faite d’une étoffe de damas à larges fleurs ; il lui lavait les pieds dans un bassin d’argent et lui passait ses vêtements.

» J’ai toujours vu M. de Buffon vêtu ainsi : un habit de velours rouge, une veste de soie mordorée, une bourse fort courte, qui renfermait les cheveux, et d’où partait un ruban moiré qui, retombant sur l’épaule, se perdait dans les dentelles de son jabot ; il conserva l’habitude de porter une chancelière, dans le temps même où ce n’était plus de mode. M. de Buffon aimait la parure ; il ne se mettait au travail qu’après s’être fait accommoder et vêtir comme s’il allait paraître en public. »

Il assistait chaque dimanche à la messe, dans l’église de Montbard, y allait en tenue de gala et se montrait mécontent de ce que son fils renonçât aux vieux costumes de la noblesse pour se vêtir à la mode du jour.

Il apportait à l’entretien de son habitation le même soin qu’à celui de sa personne ; mais, s’il fit de grandes dépenses pour accommoder à son goût sa propriété de Montbard, dans laquelle il passa la plus grande partie de sa vie, il ne paraît pas qu’il y sacrifiât beaucoup au luxe. Le château de Montbard avait appartenu aux ducs de Bourgogne. Il était situé dans la ville même, au pied d’un mamelon isolé dans une plaine étroite et resserré entre des coteaux abrupts. Au moment où Buffon s’y établit, il ne restait de la forteresse que « de vieux remparts détruits par le temps et un donjon seul debout au milieu des ruines. Buffon fit raser le château, ne laissant debout que les murs d’enceinte, le donjon et une seule tour. Il fit combler les fossés et exhaussa le sol jusqu’à la hauteur du mur d’enceinte, pour former une terrasse et des jardins qui dominent la campagne. »

Le château rebâti par Buffon n’eut guère d’autre architecte que lui et son beau-frère Benjamin Nadault, artiste, écrivain et magistrat. Son secrétaire, Humbert Bazile[16], en donne la description suivante :

« Il est de la plus simple apparence. Sa façade donne sur le pont qui sépare la ville de ses faubourgs. Une place en dégage les abords ; attenante à l’aile du midi, il existait avant la Révolution une chapelle sous l’invocation de saint Jean.

» Cette chapelle séparait le château de l’hôtel habité par Nadault, conseiller au parlement de Bourgogne et beau-frère de M. de Buffon.

» Chacun d’eux avait dans l’église une tribune qui communiquait avec ses appartements et d’où l’on pouvait entendre la messe, ce que M. de Buffon faisait toujours lorsque ses douleurs de vessie l’empêchaient de marcher et qu’il ne pouvait assister à la messe paroissiale.

» Les cuisines sont voûtées ; elles forment un sous-sol qui comprend les offices et de vastes dégagements. Le rez-de-chaussée est bas et distribué en un grand nombre de petits appartements occupés par les gens de service.

» Le premier étage est d’une belle proportion et d’une noble ordonnance ; les plafonds sont élevés, chaque pièce est meublée avec luxe : on y trouve douze appartements complets. La chambre de M. de Buffon est dans l’aile du nord ; elle est desservie par plusieurs cabinets et communique avec l’orangerie qui ouvre sur les jardins.

» Une antichambre tendue en cuir sépare cette partie du château de la salle à manger ; une galerie mène au salon ; celui-ci n’a d’autre décor que les oiseaux décrits dans l’Histoire naturelle. Ils sont peints sur vélin, et les cadres qui se touchent tiennent lieu de tapisserie ; au-dessus des portes sont des reptiles ; l’ameublement en point d’Aubusson représente divers sujets tirés des fables de La Fontaine. Les autres appartements suivent, aucun ne se surmarche. Du côté des jardins, une terrasse qui règne tout le long de la façade dessert les appartements du premier étage et domine ceux du rez-de-chaussée ; on y voyait autrefois un kiosque d’une construction légère et élégante ; il a été détruit pendant la Révolution ; il avait trois étages, où Mme de Buffon avait placé des pièces de porcelaine, cadeaux de princes et de souverains, dont elle s’occupait seule. À l’intérieur, de chaque côté de la porte, se trouvait une volière haute de plus de dix pieds dans laquelle elle élevait un grand nombre d’oiseaux d’espèces variées. Le parterre était rempli de fleurs ; une grille séparait ce pavillon des remises construites en face de l’entrée principale des jardins.

» M. de Buffon qui aimait en tout l’ordre et la méthode, avait placé son cabinet de travail loin de son château, non seulement pour se défendre des importuns, mais surtout parce qu’il voulait séparer ses travaux de ses affaires. Obligé de consulter un grand nombre d’ouvrages, se servant beaucoup des extraits qu’il faisait prendre par ses secrétaires, il n’avait cependant près de lui, lorsqu’il écrivait, que son seul manuscrit. À Montbard, l’ameublement de la chambre de M. de Buffon, quoique luxueux, témoignait cependant, par le petit nombre d’objets dont il se composait, à quel point il était l’ennemi des choses inutiles. On y voyait un lit à la duchesse tendu d’une étoffe semblable à celle de la tapisserie et couronné, suivant la mode du temps, d’une sorte de dais à franges, posé sur quatre colonnes dorées ; un bureau de Boule placé près de la cheminée, sur lequel se trouvait un seul volume, probablement le livre de ses pensées ; près de ce meuble, qui restait toujours ouvert, était un fauteuil en canne, et plus loin, dans l’embrasure d’une croisée, une petite table de bois noir pour le secrétaire. Le seul meuble de luxe qui décorât l’appartement était une glace fort belle et fort haute, posée sur une console dont le marbre blanc à veines d’or était d’un grand prix. Après la mort tragique du jeune comte de Buffon, ce meuble précieux, dont le district s’était emparé, fut brisé pendant le trajet de Montbard à Semur. Dans cette chambre, presque nue, ou dans son cabinet de travail, d’un arrangement plus simple encore, M. de Buffon a passé sa vie à travailler. »

Le lecteur n’a certainement pas laissé passer sans en être frappé ce détail significatif : le salon tapissé par les figures d’oiseaux peintes pour l’Histoire naturelle. C’est là un des traits du caractère de Buffon : il se pare pour écrire son œuvre, et celle-ci sert à l’ornementation de la partie la plus fréquentée de sa demeure.

Indépendamment de ses propriétés de Buffon et de Montbard, remarquables par de superbes forêts, Buffon possédait des forges importantes, dans lesquelles il fit lui-même et fit faire un grand nombre d’expériences destinées à servir à l’histoire des minéraux. Des recherches y furent faites sur la fabrication des canons, par ordre du ministre de la marine. Buffon faisait pour l’amélioration de ses forges et pour ses expériences des sacrifices de toutes sortes. Aussi ses aciers et ses fers ne tardèrent-ils pas à jouir d’une certaine renommée. C’est dans ses forges que furent fabriquées les grilles qui entourent encore aujourd’hui le Jardin des Plantes. Il faut, sans doute, attribuer à la préoccupation de développer en France la fabrication du fer et de l’acier les idées nettement protectionnistes de Buffon. Dans sa correspondance, il ne manque jamais de décocher un trait aux économistes partisans du libre échange.

Il préférait la solitude et la tranquillité de Montbard à la vie trop agitée de Paris ; il s’était retiré peu à peu de la plupart des cercles dans lesquels il s’était d’abord fait admettre et qu’il fréquentait assidûment pendant sa jeunesse, comme ceux de Mme Geoffrin, de Mme Dupin, du baron d’Holbach, de La Pouplinière, de Mme d’Épinay, etc. ; il avait même fini par abandonner le commerce des savants dont il disait qu’il les avait d’abord recherchés, « croyant avoir beaucoup à gagner dans leur entretien, mais qu’il n’avait pas tardé à reconnaître que, pour quelques idées utiles, il avait le plus souvent perdu sa soirée tout entière[17]. » Il aimait cependant la société.

À Paris, ses réceptions du dimanche attiraient au Jardin du Roi[18] les notabilités de la littérature et de la science, et ses dîners réunissaient les personnes les plus distinguées de la cour et de la ville. À Montbard, il y avait toujours à sa table des étrangers attirés par sa renommée, des voisins et des amis heureux de jouir de sa douce cordialité, ou des collaborateurs empressés à recueillir les pensées du maître.

Il donnait volontiers au peuple des fêtes somptueuses, dans ses magnifiques jardins de Montbard.

Daubenton a fait le récit de celle qui fut célébrée à l’occasion de la naissance du fils du prince de Condé. Il écrit à un ami, le 16 août 1736 : « M. de Buffon vous attend avec la plus grande impatience, et vous sait mauvais gré de ne vous être pas pressé davantage. Vous auriez été témoin des réjouissances qu’il a faites au sujet de la naissance du prince de Condé. Il en reçut la nouvelle dimanche dernier, 12 août, à sept heures du matin. L’attachement qu’il a pour la maison de Condé le porta aussitôt à marquer sa joie par tout ce qu’on pouvait imaginer de réjouissant dans une petite ville. Son premier mouvement fut d’abord de rendre l’heureux événement public ; il fit transporter les canons de la ville dans les jardins du château, et l’on en fit trois décharges, au bruit de plusieurs tambours et d’une grande mousqueterie qu’on avait assemblée, ce qui fut répété jusqu’à dix-huit fois dans toute la matinée. Ces salves parurent si extraordinaires dans tous les villages des environs, que la plupart des paysans vinrent à la ville, croyant que ce fût l’arrivée du prince ou la publication de la paix.

» Sur le midi, il fit rassembler tous les instruments de la ville et des environs, qui dans ce pays, où le goût de la musique ne prévaudra jamais sur celui du vin, ne laissèrent pas que de former trois troupes de plusieurs instruments chacune. On en plaça une partie au château, et le reste devant son habitation, qui est, comme vous le savez, monsieur, dans l’endroit le plus apparent et le plus fréquenté de la ville ; tout le peuple s’y assembla pour danser en très grand nombre.

» À cinq heures, on disposa par une fenêtre, au haut de la grande porte, une fontaine de vin, et cet article ne fut pas le moins plaisant de la fête. Elle coula abondamment et sans discontinuer jusqu’à près de minuit, et le bon jus attira mainte fois les acclamations de : Vive le Roi, Leurs Altesses Sérénissimes et le Prince nouveau-né ! Grand souper ensuite, où se trouva ce qu’il y avait de mieux à la ville. La compagnie était nombreuse ; aussi fallut-il plus d’une table. On y a bu en vrais Bourguignons.

» À l’entrée de la nuit, la maison fut illuminée sur toute sa façade avec tout ce qu’on put rassembler de torches, flambeaux, lampions, pots de goudron ; on employa jusqu’aux creusets du laboratoire.

» Après le souper, on fit devant la maison un essai du feu d’artifice ; sur le perron que vous connaissez et autour de la porte était une illumination singulière, composée de soleils et de lances à feu ; on tira ensuite des grenades et quelques fusées, et en même temps on jeta par les fenêtres partie des desserts au peuple, quantité de fruits qu’on avait rassemblés pour cet objet, et, entre autres, une fournée entière d’échaudés. Alors les acclamations redoublèrent ; jugez aussi si l’on s’y battit !

» Sur les dix heures, la compagnie monta au château. Elle était précédée de tous les instruments, et suivie de toute la ville en si grand nombre, qu’on eut grande peine à garantir les jardins de l’affluence.

» Le feu était disposé sur un belvédère que vous n’avez pas encore vu, mais que vous pouvez juger propre à la chose, puisqu’il est en vue de la ville et des beaux vallons dont vous avez paru si charmé. Là s’élevait encore une estrade qui soutenait en son milieu une grande pyramide, autour de laquelle était rangé tout l’artifice, que l’on avait préparé plusieurs semaines auparavant, dans l’attente de l’heureuse nouvelle. Il réussit si bien, que j’aurais grande envie de vous le décrire. Imaginez-vous grand nombre de longues et belles fusées, étoiles, aigrettes, grenades, soleils, lances et pots à feu, en un mot tout l’art que vous nous connaissez sur cet article. Il dura plus d’une heure, au bruit des canons et de la mousqueterie, au son de tous les instruments et d’un plus grand nombre d’échos ; après quoi le bal et la collation terminèrent la fête, que l’on célébra encore le lendemain d’aussi bon cœur, mais un peu plus tranquillement. »

M. Humbert-Bazile[19] nous a conservé le récit d’une fête populaire offerte par Buffon à sa belle-fille.

« Les invitations furent nombreuses et envoyées au loin. La noblesse des villes et des campagnes environnantes y répondit avec empressement.

» La fête se célébra dans les jardins ; le peuple de Montbard y fut convié. Les arbres, les boulingrins, les nombreuses terrasses, ce modeste cabinet où M. de Buffon écrivit ses immortels ouvrages, étaient éclairés par mille verres de couleur et des pots enflammés ; la montagne était en feu. Des salles de danse, des distributions de vin et de comestibles, des jeux de mâts de cocagne et d’équilibre donnaient au parc l’aspect le plus pittoresque. Dans les salles des tours, et à l’abri de tentes dressées sous les grands arbres, des musiciens exécutaient des mélodies. Mme de Buffon parut tard ; elle était mise avec richesse et coiffée à la Titus. La fête était pour elle ; elle parut à peine s’en apercevoir, passa dédaigneuse et ennuyée dans le groupe de paysans accourus pour lui rendre hommage, et rentra au château. Elle donnait le bras à Mme de Damas de Cormaillon, qui, du même âge qu’elle, était pour la beauté digne de lui être comparée. La grâce et les heureux à-propos de la seconde firent davantage ressortir la maussade froideur de la première. »

On remarque avec quelle solennité seigneuriale mêlée de bonhomie ces fêtes sont organisées.

Le moindre événement de famille était entouré, dans la maison de Buffon, d’une grande pompe. Pendant le voyage que fit son fils en Russie, au courant de l’année 1787, dès qu’une lettre du jeune homme arrivait à Montbard, on prévenait les amis et les voisins ; on les réunissait au salon, et on faisait solennellement l’ouverture et la lecture de la dépêche[20].

Buffon se montrait grand seigneur, non seulement par tous les détails de sa conduite, mais encore par l’attachement qu’il portait aux privilèges de sa classe. Le 20 mai 1785, quatre ans avant qu’éclatât la Révolution qui devait abroger les droits seigneuriaux et créer un nouvel état de choses, il écrit à Dupleix de Bacquencourt, conseiller du roi : « Je crois, monsieur, que votre bonne volonté aura influé sur celle de M. de Saule, et qu’on me débarrassera, de manière ou d’autre, de cinquante paysans qui seraient chacun autant de petits seigneurs, possesseurs en franc fief de quelques perches de terrain dans ma terre de Buffon, ce qui serait absurde et ne peut pas exister. »

Malgré l’éloignement de la chose publique dans lequel il s’était toujours tenu, les périls qui menaçaient les institutions du passé ne lui avaient pas échappé ; il voyait venir l’orage et il en redoutait les conséquences. Il blâma la guerre en faveur de l’indépendance des États-Unis, et, le jour où il apprit la convocation des notables, il s’écria : « Je vois venir un mouvement terrible et personne pour le diriger. »

Quoiqu’il se montrât très soucieux de ses titres et de ses droits seigneuriaux, quoiqu’il apportât dans tous ses actes une solennité un peu puérile, quoiqu’il fût aussi très amoureux de la renommée et de la gloire, Buffon n’était, cependant, pas assez vain pour mériter le surnom de « comte de Tuffières » que lui avaient donné les encyclopédistes. Enchaîné par les traditions de sa famille, héritier des préjugés de sa race, élevé dans le culte de la religion, de la monarchie et de l’aristocratie, naturellement intéressé à la conservation des privilèges de sa caste, il était fatalement condamné à commettre plus d’une faiblesse ; mais la générosité de son cœur, la hauteur de son caractère et la puissance de son génie le préservaient des excès de la vanité. La tendre sollicitude dont il entoura constamment son fils, l’attachement profond que lui témoignèrent pendant toute sa vie les amis de sa première jeunesse, l’affection qu’il sut faire naître plus tard chez ses collaborateurs, l’abbé Bexon, Guéneau de Montbéliard, etc., et chez la plupart des hommes qui le fréquentaient d’une façon un peu assidue, les regrets touchants qu’il laissa chez ses serviteurs et la fidélité avec laquelle ils restèrent à son service pendant de nombreuses années, les marques de sympathique respect que lui prodiguaient, à Montbard et à Buffon, ses voisins, tenanciers et ouvriers, sont un suffisant témoignage de la bonté de son cœur et de la douceur de ses procédés. Ses biographes nous ont conservé des preuves irréfutables de ces qualités.

Mlle Blesseau, qui fut attachée à son service pendant plus de quarante ans, nous a laissé le tableau des bienfaits qu’il répandait autour de lui et du plaisir qu’il éprouvait à rendre service à ceux qui en avaient besoin.

« Le grand plaisir dont il jouit à sa campagne était d’employer deux à trois cents pauvres manouvriers à travailler dans son château à des ouvrages de pur agrément, et de faire ainsi du bien à de pauvres gens qui, sans lui, eussent été très malheureux. Fort souvent, les après-midi, il se distrayait à les voir travailler et prenait plaisir à se faire rendre compte de la situation des plus misérables, disant que c’était une manière de faire l’aumône sans nourrir les paresseux, et que c’était une grande satisfaction pour lui de soulager tant de pauvres qui autrement seraient dans la misère. Il n’y a presque pas une famille honnête dans cette ville à laquelle il n’ait rendu des services importants ; l’intérêt des pauvres ne lui a pas été moins cher : il leur en a donné des preuves dans les temps de disette qu’on a éprouvée bien des années, et surtout l’année 1767. Le 8 décembre, à la suite d’une révolte causée par la cherté des grains, M. de Buffon fit acheter une grande quantité de blé à quatre livres le boisseau, et le fit distribuer à tous ceux qui en avaient besoin, au prix de cinquante sous. »

Il se plaisait à embellir Montbard, non seulement à cause de l’agrément qu’il éprouvait à travailler au milieu de la belle nature qu’il y avait artificiellement créée, mais encore parce qu’il y voyait un moyen de faire du bien aux malheureux. « On couvrirait mes jardins de pièces de six francs, disait-il un jour à sa sœur, Mme Nadault, que ce ne serait rien encore au prix de ce qu’ils m’ont coûté. » Son beau-frère, Benjamin Nadault, lui ayant écrit que les ouvriers perdaient beaucoup de temps, Buffon lui répond : « Laissez-les faire et n’oubliez jamais que mes jardins sont un prétexte pour faire l’aumône. » Il recherchait pour ses travaux les ouvriers les plus pauvres, sans se préoccuper de savoir s’ils étaient les plus forts et les plus laborieux. Lorsqu’il fit combler les anciens fossés du château, il avait donné ordre de faire transporter la terre à dos d’homme et recommandait « que les hottes fussent petites » ; le travail durerait ainsi plus longtemps et il nourrirait un plus grand nombre d’ouvriers.

Sa bonté allait souvent jusqu’à la faiblesse. Je n’en veux d’autres preuves que les mauvais tours qu’il se laissait jouer par le père Ignace, capucin qui s’était attaché à son service et qui, s’il lui portait une vive affection, abusait souvent du naturaliste[21].

Mme Necker, qui fut son amie des dernières années, a dit de lui : « Avant de connaître M. de Buffon, je n’avais encore connu qu’une portion de ce monde ; à présent, ce grand homme n’est plus et ma curiosité est éteinte. » Elle a tracé le tableau de l’admirable dévouement qu’il avait su inspirer à Mlle Blesseau, cette femme de charge qui « a servi M. de Buffon mieux qu’il n’aurait pu l’être s’il eût été sur un trône dont il était digne ; car la puissance a des bornes et l’affection n’en admet aucune. » — « Je pouvais bien m’attacher, dit-elle, à cette aimable fille comme à une personne au-dessus de son état, puisqu’elle m’a paru même au-dessus de l’humanité : elle a tout surmonté, jusqu’à sa douleur, quand M. de Buffon pouvait l’apercevoir ; et jamais je n’oublierai l’image touchante qu’elle m’a présentée sans cesse, lorsque, dans le silence, assise nuit et jour à la même place, les yeux fixés sur le même objet, elle n’avait de mouvement que celui qu’il lui imprimait, de sensibilité que pour ses souffrances, et de pensée que pour aller au-devant de tout ce qui pouvait lui être utile, et prévoir ce qui pouvait lui déplaire. Ce qu’elle a supporté, souffert et adouci, ménagé, concilié, ne pourra jamais se rendre par la parole ; elle m’a paru un phénomène moral et sensible : comme si tous les phénomènes devaient être connus de M. de Buffon ou lui appartenir. »

Grimm nous a conservé un mot d’un valet originaire de Montbard, qui peut donner une idée de l’affection dont Buffon était entouré dans sa ville natale. « Je ne puis m’empêcher, écrit-il[22], de rapporter un trait que M. le comte de Fitz-James m’a conté l’autre jour, et qui ne fait pas moins honneur à M. de Buffon qu’à ses ouvrages. Dans le temps que les premiers volumes de l’Histoire naturelle parurent. M. de Fitz-James remarqua qu’en lisant cet ouvrage chez lui, il était curieusement observé par un de ses laquais. Au bout de quelques jours, voyant toujours la même chose, il lui en demanda la raison ; ce valet lui demanda à son tour s’il était bien content de M. de Buffon et si son ouvrage avait du succès dans le public. M. de Fitz-James lui dit qu’il avait le plus grand succès. « Me voilà bien content, dit le valet ; car je vous avoue, monsieur, que M. de Buffon nous fait tant de bien à nous autres habitants de Montbard, que nous ne pouvons pas rester indifférents au succès de ses ouvrages. »

Le 6 mai 1771, à la suite d’une maladie qui avait mis les jours de Buffon en danger, le maire et les échevins de la ville de Montbard, informés de la prochaine arrivée de leur illustre compatriote, se réunirent et prirent la délibération suivante, dont le texte est conservé dans les archives de la ville : « La Chambre, ayant appris que M. de Buffon, intendant du Jardin du Roi, devait être de retour ici le 8 de ce mois, et mettant en considération que le vœu des habitants de cette ville est de lui témoigner l’intérêt qu’ils ont pris au danger qu’il a couru dans la maladie fâcheuse qu’il vient d’essuyer et de lui donner des marques publiques de leur attachement à l’occasion du rétablissement de sa santé, il a été délibéré que, pour rendre à M. de Buffon les honneurs de cette ville, l’on fera tirer le canon à son arrivée, que l’on mettra sous les armes une compagnie de milice bourgeoise, composée de jeunes gens, qui se trouvera à son entrée à la ville, et que la Chambre ira en corps lui faire compliment. »

Ces honneurs quasi-royaux témoignent de l’affection et de l’estime que Buffon avait su inspirer à ses compatriotes et de l’immense popularité que ses ouvrages lui avaient procurée.

L’admiration que lui témoignait la foule, il la trouvait, à un degré plus élevé encore, dans son entourage le plus immédiat. Sur la dernière page de l’Histoire de la terre, son père, avec lequel il avait eu cependant quelques démêlés à propos de son second mariage avec Antoinette Nadault, fille d’un maire de Montbard élu aux états généraux de la province, écrivait, d’une main rendue tremblante par ses quatre-vingts ans : Sancte clarissime, ora pro nobis, l’appelait le « nouveau saint de la légende » et tombait à ses genoux en lui entendant lire l’invocation à l’Être suprême qui termine la seconde Vue de la nature.

Séduite par les grâces de sa personne, par sa tournure majestueuse, par le charme de sa conversation et la puissance de son esprit, une jeune fille de grande maison et d’une rare beauté, Mlle de Saint-Belin-Mâlain, mettait ses dix-huit ans aux pieds de son génie et lui vouait une affection admirative qui ne se démentit jamais.

Buffon avait quarante-trois ans quand il contracta cette union. « L’âge, dit Condorcet, dans son éloge académique, avait fait perdre à M. de Buffon une partie des agréments de la jeunesse ; mais il lui restait une taille avantageuse, un air noble, une figure imposante, une physionomie à la fois douce et majestueuse. L’enthousiasme pour le talent fit disparaître aux yeux de Mme de Buffon l’inégalité d’âge ; et, dans cette époque de la vie où la félicité semble se borner à remplacer par l’amitié et les souvenirs mêlés de regrets un bonheur plus doux qui nous échappe, il eut celui d’inspirer une passion tendre, constante, sans distraction comme sans nuage : jamais une admiration plus profonde ne s’unit à une tendresse plus vraie. Ces sentiments se montraient dans les regards, dans les manières, dans les discours de Mme de Buffon, et remplissaient son cœur et sa vie. Chaque nouvel ouvrage de son mari, chaque nouvelle palme ajoutée à sa gloire, étaient pour elle une source de jouissances d’autant plus douces, qu’elles étaient sans retour sur elle-même, sans aucun mélange de l’orgueil que pouvait lui inspirer l’honneur de partager la considération et le nom de M. de Buffon ; heureuse du seul plaisir d’aimer et d’admirer ce qu’elle aimait, son âme était fermée à toute vanité personnelle comme à tout sentiment étranger. »

Les amis de Buffon avaient essayé de le détourner de cette union ; ils lui représentaient la différence considérable d’âges qui existait entre lui et Mlle de Saint-Belin ; ils lui rappelaient sa volonté fréquemment exprimée de toujours conserver son indépendance. Rien n’y fit. Le 18 septembre 1752, il écrit à Guéneau de Montbéliard : « Vendredi matin la cérémonie sera faite ; nous reviendrons à Montbard le même jour et vous verrez que je me soucierai encore moins des critiques de mon mariage que de celles de mon livre. »

Le 23 novembre 1753, il écrit à l’abbé Leblanc : « J’ai reçu, mon cher ami, votre compliment avec d’autant plus de sensibilité que vous êtes plus en droit de penser que j’avais tort avec vous de ne vous avoir point parlé de mon mariage. Je vous remercie donc très sincèrement de cette marque de votre amitié, et je ne puis mieux y répondre qu’en vous avouant tout bonnement le motif de mon silence. Il en était de cette affaire comme de quelques autres, sur lesquelles nous ne pensons pas tout à fait l’un comme l’autre ; vous m’eussiez contredit ou blâmé, et je voulais l’éviter, parce que j’étais décidé et que, quelque cas que je fasse de mes amis, il y a des choses qu’on ne doit pas leur dire ; et de ce nombre sont celles qu’ils désapprouvent et auxquelles cependant on est déterminé. Au reste, je ne doute nullement, mon cher ami, de la part que vous voulez bien prendre à ma satisfaction, et je serais très fâché que vous eussiez vous-même quelque soupçon sur ma manière de penser. Les mauvais propos ne me feront jamais d’impression, parce que les mauvais propos ne viennent jamais que de mauvaises gens. »

Un témoin que j’ai plusieurs fois cité, Humbert Bazile, a retracé un tableau de l’affection de Buffon pour sa femme qu’il n’est pas inutile de reproduire, parce qu’il met en relief la sensibilité de ce naturaliste que quelques-uns de ses biographes ont dépeint comme un homme aussi égoïste que vain. « J’avais douze ans à la mort de la comtesse de Buffon. Depuis ses dernières couches elle était très souffrante, et ne se remit jamais entièrement. Mon père habitait Saint-Remy, sur la route de Montbard à Buffon ; je me souviens de l’avoir vue avec M. de Buffon venir rendre visite à mon père. Les soins de M. de Buffon étaient touchants, ses attentions délicates et constantes. Il avait fait entièrement sabler la route de Montbard à ses forges pour lui éviter les cahots (la route a plus d’une lieue). Je tiens de personnes estimables, qui fréquentaient journellement le château, que jamais la bonne harmonie du ménage ne fut un seul instant troublée ; il existait entre les époux un parfait accord de sentiments et de pensées. Lors de la dernière maladie de sa femme, M. de Buffon fut pour elle d’une bonté qui frappa tous ceux qui en furent les témoins. Il s’efforçait de ne point laisser paraître ses inquiétudes, passait auprès d’elle tous les instants que lui laissaient ses travaux, et, lorsqu’il était empêché de le faire, il envoyait d’heure en heure son valet de chambre prendre des nouvelles…. »

Buffon n’eut qu’à se louer d’avoir suivi son penchant. Malheureusement, Mme de Buffon mourut très jeune, à trente-sept ans, lui laissant un fils sur lequel se reporta toute son affection. L’attachement de Buffon pour cet enfant se montre dans un grand nombre de lettres de la correspondance recueillie avec tant de zèle par la piété filiale de M. H. de Buffon. Le naturaliste avait toujours songé à laisser à son fils la survivance de l’intendance du jardin royal et il avait dirigé son éducation dans ce sens ; mais, pendant la grave maladie qu’il fit en 1777, le comte d’Angeviller trouva le moyen de se faire promettre cette place par le comte de Maurepas. La douleur qu’en éprouva Buffon ne s’éteignit qu’avec sa vie. Tout ce que l’on put faire pour l’apaiser fut inutile. L’érection en comté de sa terre de Buffon, sa statue dressée, par ordre du roi, dans le Jardin des Plantes, pour ainsi dire à son insu, l’inscription si flatteuse qu’on y mit : Naturæ majestati par ingenium, ne furent que des palliatifs à sa douleur et à ses regrets. Sur ce jeune homme s’était reporté l’amour qu’il avait pour sa femme. Cependant il n’en garda pas rancune au comte d’Angeviller, qu’il continua à appeler son ami et qu’il nomme dans une lettre à Mme Necker son grand successeur.

Les lettres des amis et des collaborateurs de Buffon qui ont été publiées indiquent de leur part un attachement mêlé d’admiration dont peu de grands hommes ont été l’objet. Le président de Ruffey, le président de Brosses, l’abbé Leblanc, Jacques Varennes, ses amis d’enfance, Guéneau de Montbéliard et sa femme, Mme Daubenton et sa famille, l’abbé Bexon et sa sœur, Benjamin Nadault, Mme Nadault sa sœur, le père Ignace son aumônier, Trécourt son intendant, M. Laude précepteur de son fils, Humbert-Bazile son jeune secrétaire, le petit Buffon et sa jeune mère, puis Mme Necker, son amie des vieux ans, forment à Buffon une cour d’affection et de dévouement qui ne l’abandonna à aucune heure de sa vie, prenant sa part de la gloire du savant et se partageant la douce et inébranlable affection de l’homme.

Tandis que Mme Necker célèbre, à toutes les pages de ses Mémoires, les louanges du grand homme dont elle recueillera pieusement le dernier soupir, Guéneau de Montbéliard marque d’un couplet spirituel chacun de ses triomphes, et le jeune Buffon, voulant, comme le roi, dresser un monument à son père, érige, près de la tour superbe où fut écrite l’Histoire naturelle, une modeste colonne avec cette touchante inscription :

Excelsae turri, humilis columna
Parenti suo filius Buffon
(1785).

Buffon ne s’était montré que flatté de l’hommage de Louis XV ; il fut ému jusqu’aux larmes à la vue du monument plus humble, témoignage de l’amour qu’il avait su inspirer à son fils.

Près de soixante ans après la mort de Buffon, son ancien secrétaire, Humbert Bazile, écrivait, à la suite d’une visite à Montbard, une page touchante, que je veux transcrire ici comme la suprême expression des dévouements et des affections que sut inspirer Buffon à ceux qu’ils l’entouraient et au milieu desquels s’écoula sa longue et laborieuse vie[23].

« J’ai voulu revoir avant de mourir les beaux lieux vers lesquels se reporte constamment ma pensée ; j’ai voulu parcourir une fois encore ces jardins célèbres. Le 15 juin 1842, je me suis rendu à Montbard avec ma famille, et j’ai fait demander l’autorisation de visiter le château. Il est habité par Mme Betzy-Daubenton, veuve et héritière du malheureux fils de mon bienfaiteur… Les distributions sont les mêmes… Je me suis senti envahi par l’émotion en pénétrant dans l’aile autrefois habitée par le grand Buffon. Devant la porte de sa chambre, je me suis découvert et j’en ai franchi le seuil avec recueillement. Alors les souvenirs se pressèrent dans mon esprit ; je fermais les yeux et je crus voir apparaître l’hôte de cette opulente demeure ; il se promenait, suivant son habitude, les bras croisés derrière le dos, absorbé par sa méditation. Sur son front se peignaient des sentiments contraires : cette douce satisfaction de l’esprit qui a vaincu une difficulté, et la contrainte de la pensée impuissante à traduire ses conceptions audacieuses. Je retrouvais les meubles à leur place habituelle. La table de bois noir sur laquelle j’écrivais était encore près de la croisée. Entre les fenêtres, il y avait toujours la riche console avec un échantillon rare de marbre de Paros ; puis ce vaste lit à colonnes et à baldaquin avec ses tentures en gros de Naples à fleurs éclatantes ; ces fauteuils, ces glaces, ce bureau en marqueterie, coupé en forme de pupitre. Rien ne manquait ! mon imagination avait prêté pour un instant à mes souvenirs le charme de la réalité. Je m’arrachai enfin à ces émotions, et je m’éloignai avec tristesse de cette chambre actuellement occupée par la comtesse de Buffon. Elle est suivie d’un boudoir et d’une petite galerie dont la porte vitrée donne sur les premières terrasses des jardins. La grande orangerie, où je m’arrêtai quelques instants, est entretenue avec soin. J’ai parcouru les jardins, je suis monté à la plate-forme du château ; j’ai revu le cabinet de travail de Buffon, la tour Saint-Louis, qui lui a servi de bibliothèque, et je suis revenu de cette excursion le cœur gonflé par l’émotion et l’âme remplie d’une amère mélancolie. Je n’ai pas voulu partir sans avoir été revoir la modeste chambre que j’occupais au rez-de-chaussée. J’étais seul et, me laissant aller à un charme involontaire, je m’y reposai un instant. La porte était restée ouverte et je voyais, éclairé par un jour douteux, le grand escalier d’honneur dont les marches maintenant sont silencieuses. Il me restait à faire un pieux pèlerinage ; je suis allé m’agenouiller dans la chapelle où le grand homme repose entre son père, sa femme et sa fille… J’ai quitté Montbard en emportant de ma visite un impérissable souvenir et une relique, Mme la comtesse de Buffon ayant daigné me remettre une mèche de cheveux du grand homme. »

Pour terminer cette « histoire naturelle » du caractère de Buffon, il me reste à dire quelques mots de ses sentiments religieux. Humbert Bazile a écrit au sujet de l’illustre naturaliste : « M. de Buffon fut un génie religieux, et son isolement au milieu du xviiie siècle appliqué à battre en brèche des principes qu’il respecta toute sa vie eut peut-être pour cause unique les répugnances de sa foi[24]. »

Tous les actes de la vie privée de Buffon tendent à appuyer ce jugement. Il assistait tous les dimanches à la messe, soit dans la chapelle de son château de Montbard, soit à l’église paroissiale où il se rendait en tenue de cérémonie. Tous les ans, il faisait publiquement ses pâques, et sa mort fut, sur sa demande, précédée de l’administration des sacrements et d’une sorte de confession publique qui procura le plus grand honneur à l’Église.

À n’en juger que par les signes extérieurs de dévotion, l’Église pouvait revendiquer Buffon comme un de ses plus fidèles en même temps qu’un de ses plus illustres serviteurs. Cependant sa religiosité, si l’on en juge par ses œuvres, n’avait rien de commun avec les croyances des Églises de ce monde. S’il est vrai, comme tend à le montrer l’histoire de l’humanité, que la pensée religieuse tend d’autant plus à s’élever et pour ainsi dire à se sublimiser, que l’intelligence des hommes et leur savoir se développent davantage, on peut dire que Buffon a marqué le terme le plus élevé de cette évolution de la pensée religieuse, terme au delà duquel le rôle de la divinité devient à la fois si vague et si minime qu’il n’est plus nettement perceptible et que la nécessité ne s’en fait plus sentir. Le Dieu de Buffon siège « au sein du repos », sur « le trône immobile de l’empyrée d’où il voit rouler sous ses pieds toutes les sphères célestes, sans choc et sans confusion ; » il ne s’est réservé que ces deux extrêmes du pouvoir : « anéantir et créer », c’est-à-dire les deux seuls phénomènes dont il n’ait jamais été donné à personne de constater la production ; mais il régit « dans une paix profonde» le « nombre infini de cieux et de mondes[25]. »

Nulle part ses idées sur ce sujet ne sont aussi nettement exprimées que dans sa première Vue de la Nature[26] : « La nature est le système des lois établies par le Créateur pour l’existence des choses et pour la succession des êtres. La nature n’est point une chose, car cette chose serait tout ; la nature n’est point un être, car cet être serait Dieu ; mais on peut la considérer comme une puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout, et qui, subordonnée à celle du premier Être, n’a commencé d’agir que par son ordre, et n’agit encore que par son concours ou son consentement. Cette puissance est, de la Puissance divine, la partie qui se manifeste ; c’est en même temps la cause et l’effet, le mode et la substance, le dessein et l’ouvrage : bien différente de l’art humain, dont les productions ne sont que des ouvrages morts, la nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif, qui sait tout employer, qui, travaillant d’après soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de l’épuiser, le rend inépuisable : le temps, l’espace et la matière sont ses moyens, l’univers son objet, le mouvement et la vie son but.

» Les effets de cette puissance sont les phénomènes du monde ; les ressorts qu’elle emploie sont des forces vives que l’espace et le temps ne peuvent que mesurer et limiter sans jamais les détruire ; des forces qui se balancent, qui se confondent, qui s’opposent sans pouvoir s’anéantir : les unes pénètrent et transportent les corps, les autres les échauffent et les animent ; l’attraction et l’impulsion sont les deux principaux instruments de l’action de cette puissance sur les corps bruts ; la chaleur et les molécules organiques vivantes sont les principes actifs qu’elle met en œuvre pour la formation et le développement des êtres organisés.

» Avec de tels moyens, que ne peut la nature ? Elle pourrait tout si elle pouvait anéantir et créer ; mais Dieu s’est réservé ces deux extrêmes de pouvoir : anéantir et créer sont les attributs de la toute-puissance ; altérer, changer, détruire, développer, renouveler, produire, sont les seuls droits qu’il a voulu céder. Ministre de ses ordres irrévocables, dépositaire de ses immuables décrets, la nature ne s’écarte jamais des lois qui lui ont été prescrites ; elle n’altère rien aux plans qui lui ont été tracés, et dans tous ses ouvrages elle présente le sceau de l’Éternel ; cette empreinte divine, prototype inaltérable des existences, est le modèle sur lequel elle opère, modèle dont tous les traits sont imprimés en caractères ineffaçables et prononcés pour jamais ; modèle toujours neuf, que le nombre des moules ou des copies, quelque infini qu’il soit, ne fait que renouveler.

» Tout a donc été créé, et rien encore ne s’est anéanti ; la nature balance entre ces deux limites sans jamais approcher ni de l’une ni de l’autre : tâchons de la saisir dans quelques points de cet espace immense qu’elle remplit et parcourt depuis l’origine des siècles. »

Quelque profondément religieuses que fussent ses idées, elles n’en subirent pas moins les menaces des théologiens. Après la publication de l’Histoire de la terre, la Sorbonne menaça le naturaliste de prononcer la censure contre son livre, s’il ne rétractait pas un certain nombre de propositions contraires au dogme catholique et aux Écritures. Pour donner une juste idée de l’intolérance de la Sorbonne, il suffit de rappeler qu’elle lui reprochait d’avoir dit que les planètes avaient fait partie du soleil, que le soleil s’éteindrait probablement faute de combustible, qu’au sortir du soleil la terre était brûlante, qu’il y a plusieurs espèces de vérités, etc. Buffon se soumit, dans l’intérêt de son œuvre et pour assurer sa tranquillité. En tête du IVe volume de l’Histoire naturelle, il publia les propositions incriminées par la Sorbonne, et les fit suivre de réponses aussi banales que vagues dont les théologiens eurent le bon esprit de se contenter. Le président de Brosses dit à ce sujet, dans sa correspondance : « Buffon sort d’ici ; il m’a donné la clef du quatrième volume, sur la manière dont doivent être entendues les choses dites pour la Sorbonne. » Ce mot indique bien le peu d’importance que Buffon attachait à ses rétractations. Avant tout, il voulait conserver son repos.

Dans les Époques de la nature, il prit ses précautions à l’avance, en s’efforçant de démontrer lui-même que son histoire du globe terrestre n’était pas contradictoire de celle qui est contenue dans la Genèse. Précaution inutile ; un certain abbé Ribalier dénonça le livre à la Sorbonne et des poursuites furent commencées par les docteurs ; « mais, dit Bachaumont dans ses Mémoires, vu la vieillesse de l’auteur, vu la considération dont il jouit, vu la protection de la cour, vu l’espèce d’hommage qu’il a rendu au dogme par des tournures dont ils ne sont point dupes, ils ont cru devoir fermer les yeux sur ce nouvel attentat contre la foi, et regarder le système du philosophe comme un radotage de sa vieillesse ; en conséquence, sans aucune approbation du livre, il ne sera donné aucune suite à la censure. »

Cependant un grand nombre de propositions des Époques de la nature avaient été incriminées par la Sorbonne, et Buffon avait fait préparer une réponse par l’abbé Bexon. Les propositions et la réponse ont été publiées par Flourens dans son excellente étude sur les Manuscrits de Buffon. Je dois avouer que j’ai trouvé les unes et les autres aussi ridicules que possible, et j’ai hâte d’abandonner ce sujet.

Ses croyances religieuses et les concessions qu’il fit à l’Église ne l’empêchèrent pas d’ailleurs d’être l’objet d’attaques violentes de la part de ceux qui lisaient entre les lignes et qui virent dans l’Histoire naturelle des armes redoutables mises au service des encyclopédistes. Le 2 décembre 1749, après la publication de l’Histoire de la terre, le marquis d’Argenson inscrit dans ses Mémoires cette note : « Le sieur Buffon, auteur de l’Histoire naturelle, a la tête tournée du chagrin que lui donne le succès de son livre. Les dévots sont furieux et veulent le faire brûler par la main du bourreau. Véritablement, il contredit la Genèse en tout. »

Les Lettres à un Américain débutent par des attaques violentes contre la prétendue irréligion de Buffon[27]. « M. de Buffon n’est pas dans le cas de ces auteurs dont vous me parlez dans votre dernière lettre. « Ces gens-là, me disiez-vous, sentent fort bien que la raison conduit à la religion chrétienne ; c’est pour cela qu’ils s’efforcent d’ébranler tous les fondements du raisonnement humain, dans l’espérance que l’homme, cessant d’en faire usage, ne trouvera plus de voie qui le mène à la religion. » On ne peut pas prêter les mêmes vues à M. de Buffon, puisqu’il fait hautement profession de reconnaître la divinité des livres de Moïse. Mais on ne peut nier qu’il ne travaille ouvertement à anéantir tous les principes des sciences, aussi bien que les auteurs dont vous me parliez ; même mépris pour les modernes les plus accrédités, même zèle pour le rétablissement de l’ancienne philosophie, même goût pour le paradoxe et pour l’obscurité. Il n’a certainement pas senti toutes les conséquences que les incrédules, ou comme ils s’appellent, les inconvaincus, pourraient tirer de son ouvrage… M. de Buffon serait bien autrement offensé s’il savait que les matérialistes regardent son énorme préface comme l’anti-polignac et comme le rétablissement de l’épicurisme. Ils ont tort assurément : M. de Buffon donne de très bonnes preuves de la distinction de l’âme et du corps, et ceci décide contre leurs soupçons. Mais, disent-ils, sans ces dehors du christianisme, on n’aurait pu obtenir la permission d’imprimer. Cette raison n’est pas trop recevable : M. de Buffon ne me paraît pas homme à garder tant de mesures ; il y va bonnement, on voit bien qu’il s’est cru au-dessus de toute censure. S’il avait craint de ce côté-là, il aurait assurément supprimé bien des choses. On ne peut néanmoins se dissimuler que ces messieurs les inconvaincus n’aient quelques raisons de le préconiser comme un des leurs. Dans son ouvrage, tout s’opère fortuitement ; les animaux mêmes se composent d’éléments qu’il appelle vivants, et également propres à entrer dans la construction des animaux et des végétaux. Il est vrai qu’il met l’efficace de l’attraction à la place du hasard d’Épicure ; mais les matérialistes ne trouvent pas mauvais qu’il ait apporté cette modification au système de leur maître. La merveille de la nature, dans son système, c’est qu’on ne voie pas de grands animaux sortis d’une motte de terre, ou du bouton d’un arbre fruitier. Pour les insectes, rien n’est moins rare que leur formation fortuite. Et quant au reste de l’univers, la construction en est si simple, qu’on dirait qu’il n’est point nécessaire que Dieu y intervienne… Enfin, tandis que d’autres auteurs savent nous élever au Créateur en nous amusant de l’histoire d’un insecte, M. de Buffon nous le laisse à peine apercevoir en nous expliquant la fabrique de l’univers… Il est à craindre que les matérialistes ne prétendent encore tirer de grands avantages du peu de morale que M. de Buffon débite, et surtout des caractères qu’il donne aux vérités que comprend la science des mœurs… Après tout cela, je ne vois pas qu’on doive être surpris que les matérialistes prétendent avoir des droits sur la nouvelle Histoire naturelle. Que pouvons-nous répondre à ces messieurs ? Un seul mot, mais qui me dit tout, ce me semble : c’est qu’un honnête homme est encore moins capable de se déguiser sur ce qui regarde la religion que sur toute autre chose ; que M. de Buffon fait profession de croire la révélation, mais qu’il l’oublie souvent dans ses méditations physiques. C’est à quoi se réduit toute l’apologie que je puis faire en sa faveur, et c’est, suivant toutes les apparences, ce qu’il dirait lui-même pour sa justification. »

Je ne veux pas insister davantage et je m’empresse de revenir à la partie scientifique de la vie de Buffon.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, Buffon fut élu membre adjoint de l’Académie des sciences à l’âge de vingt-six ans, n’ayant encore publié que quelques mémoires sur des questions de mathématiques. Il aurait pu à juste titre s’étonner de la rapidité de ses succès, s’il n’avait pas appartenu à une classe dans laquelle l’Académie était particulièrement heureuse de recruter des sociétaires.

Quelques années plus tard, il fut nommé membre titulaire de l’Académie des sciences ; mais il abandonna la section de mécanique pour passer dans celle de botanique, soit en souvenir de ses études de botanique à Angers avec Berthelot du Paty, soit pour préparer sa candidature à la surintendance du Jardin du Roi. Cette importante charge avait été pendant longtemps attachée au titre de médecin du roi ; mais elle avait été si mal remplie par plusieurs de ces médecins qu’on s’était enfin décidé à la leur retirer pour la confier à un savant. Le premier des surintendants nommés dans ces conditions fut Dufay, savant de mérite, membre de l’Académie des sciences, adonné à la culture de toutes les branches du savoir humain, à la fois chimiste, physicien et naturaliste. M. Nadault de Buffon rapporte de la manière suivante l’histoire de la nomination de Buffon à la surintendance du Jardin du Roi : « Une mort subite vint arrêter l’œuvre réparatrice entreprise par Dufay. Sa survivance était promise à Duhamel-Dumonceau. Pendant la maladie de Dufay, Duhamel était hors de France : il faisait en Angleterre des expériences sur les bois de construction ; mais les deux de Jussieu, fort de ses amis, avaient pris soin de s’assurer près de Dufay qu’il n’avait pas oublié ses engagements envers son confrère absent. En une heure, tout changea. Hellot, de l’Académie des sciences, sachant que Buffon désirait cette place, alla trouver Dufay mourant. Dufay et Buffon avaient eu ensemble des démêlés scientifiques, et il y avait un successeur désigné. Mais Hellot ne se décourage pas, apporte, rédigée d’avance, une lettre par laquelle Dufay, revenant sur sa décision, désigne Buffon pour son successeur : « Lui seul, lui avait dit Hellot, est capable de continuer votre œuvre ; éteignez tout sentiment de rivalité, et demandez cet ancien ami pour votre successeur. » Dufay signa, et, lorsque M. de Denainvillers, frère de Duhamel-Dumonceau, alla rappeler sa parole au ministre, M. de Maurepas lui répondit que son frère aurait une compensation. Buffon fut intendant du Jardin du Roi, et, à son retour d’Angleterre, Duhamel-Dumonceau fut nommé inspecteur général de la marine. »

À partir de ce jour, la vie de Buffon change complètement. Quelque temps auparavant (le 23 juillet 1739), il écrivait à M. Hellot : « Je savais déjà la mort du pauvre Dufay, qui m’avait véritablement affligé. Nous perdons beaucoup à l’Académie ; car, outre l’honneur qu’il faisait au corps par son mérite, il était si fort répandu dans le monde et à la cour qu’il obtenait bien des choses étonnantes pour le Jardin du Roi, et je vous avoue qu’il l’a mis sur un si bon pied, qu’il y aurait grand plaisir à lui succéder dans cette place ; mais je m’imagine qu’elle sera bien convoitée. Quand j’aurais plus de raisons d’y prétendre qu’un autre, je me donnerais bien garde de la demander ; je connais assez M. de Maurepas, et j’en suis assez connu, pour qu’il me la donne sans sollicitations. Je prierai mes amis de parler pour moi, de dire hautement que je conviens à cette place ; c’est tout ce que j’ai de raisonnable à faire quant à présent. À l’égard de ce que vous me dites, que M. de Maurepas est déterminé à conserver le Jardin du Roi dans l’Académie, je n’ai pas de peine à le croire ; mais, quand même il n’aurait pas pris en guignon Maupertuis, je ne crois pas qu’il lui donnât cette place. Mais il y a d’autres gens à l’Académie. Marquez-moi si vous entendez nommer quelqu’un ; en un mot, dites-moi tout ce que vous saurez. Vous pourrez bien lâcher quelques mots des vœux de M. le comte de Caylus à M. de Maurepas. Il y a des choses pour moi ; mais il y en a bien contre, et surtout mon âge ; et cependant, si on faisait réflexion, on sentirait que l’intendance du Jardin du Roi demande un jeune homme actif, qui puisse braver le soleil, qui se connaisse en plantes et qui sache la manière de les multiplier, qui soit un peu connaisseur de tous les genres qu’on y demande, et par-dessus tout qui entende les bâtiments, de sorte qu’en moi-même il me paraît que je suis bien leur fait ; mais je n’ai pas encore grande espérance, et par conséquent je n’aurai pas grand regret de voir cette place remplie par un autre. »

Le président de Brosses, ami de collège de Buffon et son compagnon à l’École de droit de Dijon, écrivait dans le même temps, de Florence, le 8 octobre 1739, à un ami[28] : « Que dites-vous de l’aventure de Buffon ? Je lui ai écris de Venise ; j’attends avec impatience de ses nouvelles. Je ne sache pas d’avoir eu de plus grande joie que celle que m’a causée sa bonne fortune, quand je songe au plaisir que lui fait ce Jardin du Roi. Combien nous en avons parlé ensemble ! Combien il le souhaitait, et combien il était peu probable qu’il l’obtînt jamais à l’âge qu’avait Dufay ! »

Mis en possession du Jardin, il voit le profit qu’il en peut tirer pour sa gloire et pour le progrès de la science. Dans l’intérêt de la science, il s’efforce d’accroître les plantations et les collections ; il n’hésite pour cela devant aucune peine et aucun sacrifice ; il expose sa propre fortune, payant, à l’avance de ses deniers les travaux qu’il fait exécuter, au risque de n’être que difficilement remboursé. Quand il mourut, il lui était dû plus de 225 000 livres qui furent entièrement perdues pour ses héritiers.

Lorsque Buffon prit la direction du Jardin, le « Cabinet du Roi » ne se composait que de trois petites salles mal éclairées, l’une fermée au public, contenant les squelettes, les deux autres ouvertes, renfermant les animaux et les minéraux ; les herbiers étaient placés sous la surveillance des démonstrateurs de botanique. Buffon augmenta rapidement les collections, au point qu’il dut, en 1766, pour leur faire place, abandonner son logement et prendre une maison à loyer rue des Fossés-Saint-Victor. Il remettait généreusement et avec un absolu désintéressement au Cabinet du Roi tous les dons qui lui étaient faits par les explorateurs, les navigateurs, les savants, et qui lui arrivaient de tous les points du globe, sans en excepter les riches présents des rois de Suède et de Danemark, du grand Frédéric, de l’empereur Joseph II et de l’impératrice Catherine.

Buffon fut peut-être le seul naturaliste de ce temps qui n’ait pas possédé de cabinet d’histoire naturelle. Aussi, bientôt quatre galeries purent-elles être ouvertes au public, deux galeries d’animaux, une de minéraux, une de drogues et l’autre de produits d’origine végétale[29].

Tandis qu’il augmentait la surface du Jardin du Roi par des achats de terrain et d’immeubles, abandonnant même son logement pour faire place aux collections, il se mettait en relation avec tous les hommes qu’il jugeait aptes à lui fournir des matériaux pour l’enrichissement des galeries. Ne pouvant pas payer tous les objets qui lui étaient envoyés, il s’ingéniait à récompenser d’une autre façon le zèle des donateurs. Peu de temps après son entrée au Jardin, il fit créer par le comte de Maurepas, ministre de la maison du Roi, un brevet de Correspondant du Jardin du Roi et des collections d’histoire naturelle, que les collectionneurs, les savants et les voyageurs se montrèrent désireux d’obtenir. Il eut soin aussi de citer dans l’Histoire naturelle toutes les personnes qui lui envoyaient des notes ou des objets dignes d’intérêt ; estimant avec raison que le succès de son livre exciterait le désir d’y figurer. Son influence auprès des ministres était, en outre, acquise à tous ceux qui collaboraient à son entreprise, et, comme elle était considérable, il put souvent récompenser par des places et des honneurs les services rendus au Jardin du Roi.

Son autorité sur le jardin, sur les employés, conservateurs et professeurs, était presque absolue. Il faisait lui-même toutes les nominations. C’est lui qui fit entrer au Jardin Antoine-Laurent de Jussieu, Fourcroy, Antoine Petit, Daubenton, Lacépède, Duverney, Mertrud, Lamarck, dont il fit imprimer la Flore française par l’Imprimerie royale et auquel il confia son fils pendant un voyage en Allemagne.

Tandis qu’il transformait en un immense dépôt de « richesses » naturelles l’établissement que les médecins du roi avaient laissé péricliter, il n’oubliait pas le soin de sa propre gloire. Il concevait le plan gigantesque d’un ouvrage dans lequel seraient décrits tous les objets contenus dans les collections du « Cabinet d’histoire naturelle » et où seraient exposées toutes les idées et toutes « les vues » que leur examen ferait surgir. En 1748, le Journal des Savants publia le programme de l’ouvrage conçu par Buffon. Je crois utile de le reproduire, ne serait-ce que pour mettre en relief l’étendue de l’entreprise et la hardiesse de celui qui l’avait conçue :

« On imprime à l’Imprimerie royale, lit-on dans le Journal des Savants, par ordre du Roi, l’Histoire naturelle générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roi. Cet ouvrage, qui a été fait suivant les vues et par les ordres de M. le comte de Maurepas, en partie par M. de Buffon et en partie par M. Daubenton, l’un et l’autre également chers à la république des lettres et membres des plus illustres Académies de l’Europe, sera divisé en quinze volumes in-4o. Les neuf premiers embrassent le règne animal. Le premier volume, qui est déjà imprimé, contient : 1o une préface qui roule sur l’établissement du Jardin royal et sur le Cabinet d’histoire naturelle ; 2o un discours sur la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle ; 3o un second discours qui comprend l’histoire et la théorie de la terre ;

« Le deuxième volume, l’histoire des animaux, des végétaux, des minéraux ; l’histoire naturelle de l’homme considéré comme animal ; les mœurs qui lui sont naturelles, suivant les différentes races et les différents climats, et la description des pièces d’anatomie du Cabinet du Roi ;

« Le troisième et le quatrième volume, l’histoire des animaux quadrupèdes ;

» Le cinquième volume, l’histoire des quadrupèdes amphibies et des poissons cétacés ;

» Le sixième volume, la description et l’histoire de tous les poissons de mer, de lac et de rivière ;

» Le septième volume, l’histoire et la description des coquillages, des crustacés et des insectes de la mer ;

» Le huitième volume, l’histoire des reptiles, des insectes et des animaux microscopiques ;

» Le neuvième volume, l’ornithologie ;

» Les dixième, onzième et douzième volumes, le règne végétal. On verra, dans le dixième, un système de végétation et un traité d’agriculture ;

» Le treizième volume, un discours sur la formation des pierres et des minéraux, qu’on a composé pour servir de suite à l’histoire de la terre, la description et l’histoire des fossiles, des pierres figurées et des pétrifications ;

» Le quatorzième volume, l’histoire des terres, des sables, des pierres communes, des cailloux, des pierres précieuses, avec une méthode simple, naturelle, invariable, pour connaître les pierres précieuses. Cette belle partie de l’histoire naturelle sera traitée avec soin : la collection de ces pierres, soit transparentes, soit opaques, qui est au Jardin du Roi, est extrêmement riche. On tâchera de rendre l’ouvrage digne de la matière ;

» Le quinzième volume, l’histoire des sels, des soufres, des bitumes et de tous les minéraux qu’on tire du sein de la terre. »

Les volumes I à V, le IXe et les volumes XIII à XV de ce programme sont les seuls qui aient été publiés par Buffon. Ils comprennent l’histoire de la formation et de l’évolution de la terre, celle des minéraux, celle des oiseaux et celle des mammifères et de l’homme. Œuvre gigantesque, qui occupa les cinquante dernières années de la vie de Buffon, devant laquelle s’effacèrent toutes ses autres préoccupations, mais dont il retira une gloire et une popularité qu’aucun savant n’avait encore connues dans aucun temps et dans aucun pays.

Le succès qu’obtinrent, au moment de leur apparition, en 1749, les trois premiers volumes de l’Histoire naturelle, surtout la Théorie de la terre, dépassa tout ce qu’il était permis d’attendre. La majesté pompeuse du style étonna plus encore que la hardiesse des pensées. Pour la première fois, un savant s’était mis en tête de parler la langue des littérateurs et de mêler la discussion des plus graves problèmes philosophiques à la description des phénomènes naturels dont le monde est le théâtre. La Sorbonne devint maussade, les petits cercles littéraires s’émurent, les savants compassés renièrent un confrère qui faisait descendre la science des sommets mystérieux où jusqu’alors elle avait trôné, pour la mettre à la portée du vulgaire. Quant aux encyclopédistes, ils ne comprirent pas l’importance de l’aide inattendue que le naturaliste leur apportait dans leur lutte contre les erreurs du passé.

Marmontel a condensé dans une page haineuse tout le fiel que l’œuvre de Buffon fit sécréter par les littérateurs de second ordre : « Buffon, dit-il[30], avec le Cabinet du Roi et son Histoire naturelle, se sentait assez fort pour se donner une existence considérable. Il voyait que l’école encyclopédique était en défaveur à la cour et dans l’esprit du Roi, il craignit d’être enveloppé dans le commun naufrage, et, pour voyager à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul et prudemment parmi les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée. On ne lui en sut pas mauvais gré ; mais sa retraite avait encore une autre cause. Buffon, environné chez lui de complaisants et de flatteurs, et accoutumé à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, était quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de révérence et de docilité. Je le voyais s’en aller mécontent des contrariétés qu’il avait essuyées. Avec un mérite incontestable, il avait un orgueil et une présomption égale au moins à son mérite. Excité par l’adulation et placé par la multitude dans la classe de nos grands hommes, il avait le chagrin de voir que les mathématiciens, les chimistes, les astronomes ne lui accordaient qu’un rang très inférieur parmi eux ; que les naturalistes eux-mêmes étaient peu disposés à le mettre à leur tête, et quelques-uns même lui reprochaient d’avoir fastueusement écrit dans un genre qui ne voulait qu’un style simple et naturel. Je me souviens qu’une de ses amies m’ayant demandé comment je parlerais de lui, s’il m’arrivait d’avoir à faire son éloge funèbre à l’Académie française, je répondis que je lui donnerais une place distinguée parmi les poètes du genre descriptif ; façon de le louer dont elle ne fut pas contente. Buffon, mal à son aise avec ses pairs, s’enferma donc chez lui avec ses commensaux ignorants et serviles, n’allant plus ni à l’une ni à l’autre Académie, et travaillant à faire sa fortune chez les ministres, et sa réputation dans les cours étrangères, d’où, en échange de ses ouvrages, il recevait de beaux présents. »

Si le style superbe de l’Histoire naturelle excita la haine des littérateurs médiocres, il ne fut pas sans nuire à Buffon, même dans l’esprit des hommes de goût. Après la publication du quatrième volume de l’Histoire naturelle, Grimm, dont les jugements avaient une grande portée, prit le parti de Buffon contre ses détracteurs : « Nous avons depuis un mois le quatrième volume de l’Histoire naturelle. Ce livre, qui est du petit nombre de ceux qui iront à la postérité et qui devraient y aller seuls, a réuni dès le commencement tous les suffrages. Il y a quatre ans que M. de Buffon et M. Daubenton nous donnèrent les trois premiers volumes ; ils furent reçus avec un applaudissement universel. Quand je dis universel, j’y compte bien pour quelque chose les Lettres américaines et d’autres mauvaises brochures que la cabale et l’envie ont forgées contre l’ouvrage immortel de M. de Buffon. Grâce à l’imbécillité et à la méchanceté des hommes, ces brochures sont devenues d’une nécessité indispensable pour un grand succès, et il n’y en a point de complet sans elles. Ce sont les productions, comme dit un de nos philosophes dans un ouvrage qui va paraître, de ceux qui usurpent le titre de philosophes ou de beaux esprits, et qui ne rougissent point de ressembler à ces insectes importuns qui passent les instants de leur existence éphémère à troubler l’homme dans ses travaux et dans son repos. Quand les insectes font des piqûres sans venin, quand l’envie se tient aux brochures et aux feuilles, l’homme de génie dédaigne l’un et l’autre, et aurait honte d’écraser un ennemi aussi méprisable ; mais, quand la morsure est envenimée, quand la cabale et la calomnie trouvent le secret de dénigrer le philosophe dans la société, de rendre suspectes les mœurs des hommes les plus respectables, et leur sûreté et leur repos mal assurés, alors l’indignation s’en mêle et doit s’en mêler, et la justice demanderait d’exterminer des êtres aussi nuisibles dans la nature et aussi indignes de leur existence. »

Cependant, en 1756, après l’apparition du sixième volume, Grimm revient sur sa première appréciation. Il exalte Daubenton au détriment de Buffon, sans autre motif, peut-être, que la mauvaise humeur produite parmi ses amis politiques par la peinture des plaisirs de la chasse que le naturaliste avait jointe à la description du cerf. « 1er novembre 1756. — MM. de Buffon et Daubenton viennent de donner le sixième volume de l’Histoire naturelle. Il contient l’histoire et la description du chat, des animaux sauvages en général, du cerf, du daim, du chevreuil, du lièvre et du lapin. Vous savez que M. de Buffon est chargé de l’histoire naturelle, et M. Daubenton de la description et de la partie anatomique. On ne parle point à Paris du travail de ce dernier ; comme c’est un travail de recherche plus utile que brillant, il n’intéresse guère des gens qui ne cherchent qu’à s’amuser et point du tout à s’instruire. Nous ne sommes occupés que des morceaux de M. de Buffon, dont les sujets sont plus de notre goût, et qui les traite avec une pompe, une harmonie et une magnificence de style qui ne peuvent manquer de nous tourner la tête. En effet, c’est une chose fort singulière que le cas qu’on fait à Paris du style ; il n’y a rien qu’on ne soit sûr de faire réussir par ce moyen… Mais je crois que le mérite de M. de Buffon perdra de son éclat chez la postérité autant que chez les étrangers. La beauté de l’harmonie tient à une si grande finesse d’organes, à une manière si déliée d’affecter l’oreille, qu’elle ne se fait sentir qu’à un petit nombre de gens de goût résidant dans la capitale, et formés par un long exercice. Elle est presque perdue pour la province et pour les étrangers ; elle le sera totalement pour la postérité, qui, négligeant la forme, ne pourra juger que les idées et le fond. Au contraire, la réputation de M. Daubenton ne pourra que gagner auprès d’elle. Son mérite est durable et solide ; seulement, il n’appartient pas aux oisifs de Paris de l’apprécier. Tenons-nous-en donc aux morceaux de M. de Buffon, et, pour le juger avec sincérité, soyons perpétuellement en garde contre la majesté et la poésie séduisante de son style. S’il lui arrivait d’abuser de cet instrument dangereux contre les intérêts de la vérité, il serait plus coupable qu’un autre, à proportion que ses talents sont plus grands de ce côté. C’est donc un reproche grave que j’ai à lui faire sur l’éloge pompeux de la chasse qu’il a mis à côté de l’histoire naturelle du cerf. Je ne veux pas le soupçonner d’avoir voulu faire sa cour aux grands, et flatter leur goût dominant au mépris de la vérité et de ses droits sacrés : ce serait une bassesse impardonnable… »

Grimm traite encore moins bien le septième volume de l’Histoire naturelle. « 15 août 1759. — Le septième volume de l’Histoire naturelle paraît depuis plusieurs mois. Cet ouvrage s’avance au milieu de la persécution qu’on a suscitée à la philosophie ; mais ce n’est pas sans faire de fréquents sacrifices de la liberté et de la hardiesse avec laquelle il convient de dire la vérité. L’alarme que le livre de l’Esprit a jetée dans le camp des fidèles a obligé M. de Buffon de mettre à ce nouveau volume de son Histoire, déjà imprimé depuis quelque temps, plusieurs cartons avant que d’oser le faire paraître en public. Quoi qu’il en soit, ce volume contient l’histoire naturelle du loup, du renard, du blaireau, de la loutre, de la fouine, de la martre, du putois, du furet, de la belette, de l’hermine, de l’écureuil, du rat, de la souris, du mulot, du rat d’eau et du campagnol. À la fin de l’histoire de chacun de ces animaux, écrite par M. de Buffon, vous trouverez, conformément au plan de l’ouvrage, la description de ces animaux avec leurs dimensions et leur anatomie, par M. Daubenton ; et cette partie, quoique la moins brillante, ne sera pas la moins estimée dans la suite. Comme tous les animaux de ce volume sont de la classe des carnassiers, M. de Buffon a mis à la tête un discours sur les animaux carnassiers en général, et c’est là le morceau remarquable de son volume. Vous connaissez le style de M. de Buffon. Cet écrivain n’abonde pas en idées ; mais la noblesse de ses images et l’élévation de sa plume le font lire avec un grand plaisir. »

Le reproche de ne pas « abonder en idées » que fait Grimm à Buffon prouve de la façon la plus manifeste ce que j’ai avancé plus haut, que les encyclopédistes n’avaient pas compris la véritable portée de l’œuvre du naturaliste.

L’attitude de Voltaire est encore plus significative. Il ne peut pas supporter que la terre ait été jadis recouverte par la mer et que les coquilles trouvées dans le sol soient les restes d’animaux marins. Il craint, sans doute, que l’opinion de Buffon ne soit invoquée en faveur du déluge et des Écritures et il s’empresse de travailler à la rendre ridicule. Est-ce un motif analogue, ou quelque mécontentement personnel qui faisait dire à d’Alembert en parlant de Buffon, qu’il appelait « le grand phrasier, le roi des phrasiers » : « Ne me parlez pas de votre Buffon, ce comte de Tuffières, qui, au lieu de nommer simplement le cheval, s’écrie : la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal… »

Cependant, après la publication des Xe et XIe volumes, en 1764, Grimm paraît revenir à une appréciation plus saine de l’œuvre de Buffon : « On comptera, écrit-il, parmi les ouvrages qui ont illustré le siècle de Louis XV, l’Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roi, entreprise par MM. de Buffon et Daubenton, de l’Académie royale des sciences, et garde du Jardin du Roi et de son Cabinet d’histoire naturelle. Ces deux hommes célèbres, en réunissant leurs talents et leurs connaissances, ont fourni jusqu’à présent une vaste et belle carrière. M. de Buffon, après avoir exposé dans des discours généraux ses idées sur la formation, la constitution de l’univers, sur la nature et les révolutions de notre globe, sur l’homme, sur les animaux, s’est attaché à l’histoire particulière de chaque espèce ; M. Daubenton y a ajouté la description anatomique et détaillée de chaque animal. Si le travail de M. de Buffon est plus brillant, s’il est reçu avec plus d’empressement de la part du plus grand nombre, qui ne cherche à avoir que des notions générales, il faut convenir que celui de M. Daubenton sera bien précieux à la postérité ; car si jamais la science de la nature peut faire quelque progrès, ce sera par de tels travaux répétés, comparés et transmis de siècle en siècle…

» On a reproché à M. de Buffon une trop grande facilité à créer des systèmes et à s’en engouer ; on a dit qu’il voyait moins la nature dans ses opérations que dans sa tête ; de savants naturalistes des pays étrangers, et surtout d’Allemagne, où cette science est particulièrement cultivée, ont relevé un grand nombre de ses erreurs. Malgré tout cela, M. de Buffon aura toujours la réputation d’un philosophe distingué ; l’élévation de ses idées et de son style lui donnera toujours un droit incontestable à l’emploi difficile et glorieux d’historien de la nature. Si des gens d’un goût sévère lui reprochent un peu trop de poésie dans son style, il faut convenir que ce défaut se pardonne bien plus aisément que la sécheresse et la pauvreté qu’on remarque dans d’autres ouvrages philosophiques de notre temps… En lisant les deux nouveaux volumes que MM. de Buffon et Daubenton viennent de publier, et qui font le dixième et le onzième de leur ouvrage, vous aurez occasion de vous confirmer dans toutes ces idées… L’histoire de l’éléphant et celle du chameau sont les deux morceaux distingués ; mais on admire dans tous les articles de M. de Buffon ce coup d’œil philosophique, cette tête saine et sage, ce style noble, élevé, majestueux, qui enchante et agrandit pour ainsi dire le lecteur… Dans son discours sur les animaux de l’ancien et du nouveau continent, M. de Buffon a exposé une assez belle et grande vue. Il prétend qu’on ne trouve dans l’Amérique que les animaux qui ont pu passer dans ce nouveau continent par le nord de l’ancien. Tous ceux à qui leur tempérament ne permet pas de subsister dans le Nord ne se trouvent pas dans le nouveau monde, parce qu’ils n’ont trouvé aucun passage praticable. Cette conjecture est belle et philosophique ; mais il faut bien se garder de lui assigner un degré de certitude qu’elle ne saurait avoir, à cause de la disette des faits et des observations. »

Montesquieu a laissé un mot plein de réserve, qui met en saillie la mauvaise humeur provoquée chez les savants par la publication des trois premiers volumes de l’Histoire naturelle. Il écrit à cette époque à Mgr Ceruti : « M. de Buffon vient de publier trois volumes qui seront suivis de douze autres : les trois premiers contiennent des idées générales… M. de Buffon a, parmi les savants de ce pays-ci, un très grand nombre d’ennemis, et la voix prépondérante des savants emportera, à ce que je crois, la balance pour bien du temps : pour moi, qui y trouve de belles choses, j’attendrai avec tranquillité et modestie la décision des savants étrangers ; je n’ai pourtant vu personne à qui je n’aie entendu dire qu’il y avait beaucoup d’utilité à le lire… »

Les deux dernières citations que je viens de faire donnent une idée de la façon dont l’Histoire naturelle avait été accueillie par les savants. Ils reprochaient à Buffon la richesse de son style, la large envergure de son imagination, sa tendance à créer des systèmes, en un mot son esprit synthétique. Ils lui en voulaient surtout d’avoir, dès les premières pages, montré son dédain des classifications plus ou moins naturelles imaginées par les botanistes et les zoologistes, et parlé sans un suffisant respect des naturalistes les plus vénérés. Étranger à ce petit monde scientifique qui formait alors en Europe une sorte de franc-maçonnerie tendant à s’isoler du vulgum pecus, par la langue, les usages, le costume et même les noms à désinence latine de ses membres, Buffon avait piétiné sans respect les plates-bandes de M. Linnæus.

Laissant de côté le latin, et dans son style et dans l’orthographe de son nom, refusant de signer Buffonius, et croyant bon, étant Français, d’écrire dans la claire et lumineuse langue de ses concitoyens, il ne pouvait manquer de soulever contre lui les colères de tous les adeptes des vieilles traditions du monde savant.

Les deux ouvrages qui nous ont le mieux transmis l’écho de ces doléances et de ces colères sont ceux de Réaumur et de Malesherbes.

En 1798, c’est-à-dire cinq ans après la mort tragique de Chrétien-Guillaume Lamoignon-Malesherbes, il parut à Paris un ouvrage posthume du savant jurisconsulte sous le titre de : Observations de Lamoignon-Malesherbes sur l’Histoire naturelle générale et particulière de Buffon et Daubenton. Cet ouvrage fut écrit après la publication des trois premiers volumes du livre de Buffon ; il renferme une analyse critique très minutieuse des idées et des observations publiées par le savant naturaliste. Malesherbes ne destinait sans doute pas ses observations à la publicité ; car il en égara le manuscrit et mourut sans s’être jamais donné la peine de le rechercher. La lecture des Observations révèle chez son auteur des connaissances sérieuses dans les diverses branches des sciences naturelles, un esprit critique très délié et une assez grande bienveillance. Il règne cependant dans cet ouvrage une sorte de mauvaise humeur permanente que Malesherbes semble ne pouvoir maîtriser et dont il nous fournit lui-même, dès les premières pages, l’explication : Buffon n’est pas naturaliste, Buffon maltraite les naturalistes. Après avoir montré les difficultés du projet entrepris par Buffon, il dit : « Ce projet me semble d’autant plus hardi, que M. de Buffon n’avait pas encore paru dans le monde savant comme naturaliste[31]… »

Malesherbes se montrait juste pour Buffon quand il louait la profondeur de ses vues et quand il indiquait dans son œuvre des erreurs de détail ; mais il est manifeste qu’il n’avait ouvert l’Histoire naturelle qu’avec une extrême défiance, parce que Buffon n’appartenait pas au petit monde fermé des savants. Cette défiance se transforme en mauvaise humeur après la lecture du premier discours, dans lequel Buffon ne se montre pas suffisamment respectueux à l’égard des naturalistes passés et présents : « Ce qui rendait, ajoute Malesherbes, une critique plus indispensable, c’est que plusieurs hommes illustres sont attaqués avec force et, si j’ose dire, avec trop peu de circonspection. C’est un reproche que je ne puis m’empêcher de faire à M. de Buffon, surtout à l’égard de Linnæus, dont je crois qu’il a trop peu lu les ouvrages et dont il n’a pas saisi l’esprit[32]. »

La suite de cette Introduction montrera que c’est précisément parce que Buffon avait admirablement compris l’esprit des ouvrages de Linnæus et des autres classificateurs, qu’il en avait si vivement critiqué et l’esprit et la méthode. Je ne veux pas insister davantage sur les observations de Malesherbes ; je me borne à en citer un passage. En parlant des articles II, III, IV et V des preuves de la Théorie de la terre, Malesherbes écrit : « Nous n’avons rien à opposer à ces quatre articles, parce que nous ne refusons pas à l’auteur d’être un homme de beaucoup d’esprit, et de bien saisir l’esprit d’un livre quand il l’aura lu avec attention, et de le rendre avec précision. Nous lui refusons seulement d’être naturaliste, et, par conséquent, de parler pertinemment d’histoire naturelle[33]. »

Les critiques de Malesherbes ne sont que maussades ; celles de Réaumur sont âcres et virulentes. C’est que Réaumur lui-même est naturaliste, et du plus grand talent. Observateur d’une grande précision et d’une admirable sagacité, mais esprit essentiellement analytique, il n’entend rien aux généralisations, aux systèmes, aux hypothèses brillantes et grandioses de Buffon.

J’ai déjà dit plus haut que les critiques de Réaumur furent publiées sans nom d’auteur sous le titre de Lettres à un Américain sur l’Histoire naturelle générale et particulière de Buffon, et j’ai mis en relief la passion religieuse qui les anime. Il serait trop long d’en faire l’analyse.

Il me paraît inutile de parler des autres critiques publiées par des savants ou au nom de la science. Elles furent impuissantes à empêcher l’Histoire naturelle d’acquérir rapidement une vogue et une renommée dont n’avait encore joui aucune œuvre scientifique. C’est que Buffon ne s’adressait pas à une petite coterie scientifique, mais à tous les hommes dont l’esprit avait été l’objet de quelque culture. Son Histoire naturelle était véritablement un ouvrage de vulgarisation, écrit dans une langue imagée, pompeuse même et d’une admirable clarté. On ne tarda pas à lui appliquer le mot dont il s’était servi pour caractériser Platon ; c’est, disait-on, un « peintre d’idées. »

En 1746, l’Académie de Berlin l’avait admis parmi ses membres[34]. Il fut successivement reçu dans les Académies de Londres, de Saint-Pétersbourg, de Padoue, de Bologne, des Arcardes de Rome[35], etc.

En 1753, l’Académie française sanctionna le jugement de l’esprit public en lui offrant un de ses fauteuils, sans qu’il eût fait aucune des visites qui, dès cette époque, étaient obligatoires.

Son discours de réception fut accueilli dans l’Assemblée par des applaudissements répétés et eut au dehors un immense retentissement. Mme Necker dit, avec sa préciosité habituelle : « Ce discours de M. de Buffon sur les difficultés et les beautés du style enregistrera pour jamais les titres de l’Académie dans le temple de la Renommée. »

« M. de Buffon ne s’est point borné, écrit Grimm, à nous rappeler que le chancelier Séguier était un grand homme, que le cardinal de Richelieu était un très grand homme, que les rois Louis XIV et Louis XV étaient de très grands hommes aussi ; que M. l’archevêque de Sens était aussi un grand homme, et qu’enfin tous les Quarante étaient de grands hommes. Cet homme célèbre, dédaignant les éloges fades et pesants qui font ordinairement le sujet de ces sortes de discours, a jugé à propos de traiter une matière digne de sa plume et digne de l’Académie. Ce sont des idées sur le style ; et l’on a dit, à ce sujet, que l’Académie avait pris, un maître à écrire. On pourrait ajouter, après avoir lu la réponse de M. de Moncrif, qu’elle a bien fait et qu’elle en avait besoin. Le discours de M. de Buffon, qui vient d’être imprimé, fut interrompu à l’assemblée de l’Académie trois ou quatre fois par les applaudissements publics. »

Il ne m’appartient pas de rechercher si c’est à tort ou à raison que ce discours est resté classique ; je ne veux pas davantage discuter la question résumée dans le mot resté célèbre de Buffon « le style est l’homme même » ; je ne contesterai pas l’exactitude de cet autre mot de lui, bien connu : « Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité » ; je me bornerai à faire remarquer que, s’il est vrai que Buffon soit passé à la postérité à cause du style de ses œuvres, il n’est pas moins exact que son style a nui à sa réputation scientifique. On a recueilli les pages les mieux écrites de son Histoire naturelle, tandis qu’on laissait de côté les nombreuses grandes pensées qu’elle contient.

Cependant, la renommée de Buffon ne fit désormais que grandir, pour le plus grand profit de la science. Les voyageurs se disputaient l’honneur d’enrichir ses collections, les souverains étrangers lui adressaient des objets précieux de toutes sortes ; pendant la guerre d’Amérique, des corsaires qui pillaient sans respect des caisses à l’adresse du roi d’Espagne, envoyaient religieusement à Buffon celles qui lui était destinées ; les ministres s’inclinaient devant ses moindres désirs ; les grands seigneurs ajoutaient des cabinets d’histoire naturelle à leurs galeries de tableaux ; et comme les petits aiment à imiter les grands, le goût de l’histoire naturelle se répandit dans toutes les classes de la société. Parisiens et étrangers se pressaient dans les galeries du Jardin du Roi, rapidement accrues par les soins du directeur. Tout homme riche se faisait un titre de collectionner des animaux, des plantes, des marbres et des pierres. Le roi traitait en ami le grand naturaliste ; il lui envoyait les pièces rares tirées dans les chasses royales et ne dédaignait pas le chevreuil alors très renommé de Montbard, que lui offrait Buffon[36]. Le roi de Prusse recevait le jeune fils du naturaliste avec des honneurs quasi-princiers et l’impératrice de Russie le comblait de mille amitiés[37]. Voltaire,
jadis si dédaigneux à l’égard de Buffon, ménageait un rival devenu puissant.

« Je ne veux pas, disait-il, me brouiller avec M. de Buffon pour des coquilles. » Recevant la visite du fils de Buffon, alors âgé de douze ans, il le faisait asseoir dans son grand fauteuil et se découvrait devant lui, voulant témoigner du respect avec lequel il aurait traité le père. Rousseau s’agenouillait devant le pavillon où avait été écrite l’histoire de la terre et des animaux et le Discours sur le style. Mirabeau écrivait à sa Sophie, qui, paraît-il, après la mort de Mlle de Saint-Belin, avait eu l’idée d’épouser Buffon : « En fait de science, comparer l’opinion et l’autorité de M. de Buffon à la mienne, c’est comparer l’aigle au moineau. M. de Buffon est le plus grand homme de son siècle et de bien d’autres… » Ailleurs, dans une note mise en marge de ses manuscrits, à Vincennes, Mirabeau, parlant de Buffon, dit encore : « On peut justement appliquer à M. de Buffon ce que Quintilien disait d’Homère : Hunc nemo in magnis… Jamais personne ne le surpassera en élévation dans les grands sujets, en justesse et en propriété de termes dans les petits. Il est tout à la fois fécond et serré, plein de gravité et de douceur, admirable par son abondance et par sa brièveté. » Jean-Jacques disait, en parlant de Buffon : « C’est la plus belle plume du siècle. »

Quant à Buffon, il poursuivait patiemment, dans sa retraite de Montbard, l’œuvre commencée, s’entourant de collaborateurs zélés et intelligents : Daubenton d’abord, qui se sépara de lui pour une mesquine question d’amour-propre ; puis l’abbé Bexon et Guéneau de Montbéliard, qui écrivirent la plus grande partie des oiseaux ; M. de Grignon, qui l’aida dans ses recherches sur la fabrication des fers et qui lui fournit des notes pour l’histoire des minéraux ; Faujas de Saint-Fond et Guyton de Morveau, qui lui prêtèrent leur concours pour la rédaction de l’histoire des minéraux ; Jean Nadault, correspondant de l’Académie des sciences, qui rédigea plusieurs parties de cette histoire et des Preuves de la Théorie de la terre ; Emmanuel Baillon qui lui envoya plus d’un renseignement utile sur les mœurs des oiseaux de rivage, etc.

Tandis que, grâce à ces aides dévoués, les volumes de l’Histoire naturelle se succédaient avec une rapidité que la maladie seule fut capable d’interrompre, on faisait des éditions nouvelles et des traductions des parties déjà parues, et la gloire de l’auteur grandissait à ce point qu’on couronnait son buste sur les théâtres et que, en 1777, le roi Louis XV, après avoir érigé la terre de Buffon en comté, sans sollicitations de la part de l’illustre naturaliste, faisait élever à ce dernier, encore vivant, une statue dans le jardin qu’il avait fondé.

Buffon mourut au Jardin du Roi à l’âge de quatre-vingt-un ans, dans la nuit du 15 au 16 avril 1788, au comble de la gloire, sans avoir connu aucune des vicissitudes du sort, ayant été entouré pendant toute sa vie d’amis nombreux et fidèles, d’amies enthousiastes de son talent et amoureuses de sa personne, traité presque en cousin par les rois, les impératrices et les princes, et jouissant d’une popularité telle que plus de vingt mille personnes se pressaient derrière son cortège funèbre et qu’on était monté sur les toits pour le voir passer.

Mort à la veille de la Révolution, il ne l’avait pour ainsi dire pas vue, tant il était absorbé par son œuvre. Fidèle aux traditions de sa race, de sa famille et de sa religion, détesté des encyclopédistes et les haïssant sans s’être jamais douté qu’il était l’un des plus puissants collaborateurs de leur œuvre gigantesque, il n’ignorait pas cependant la force de la science ; il avait coutume de dire que « la meilleure manière de détruire les erreurs en métaphysique et en morale c’est de multiplier les vérités d’observation dans les sciences naturelles ; il pensait qu’au lieu de combattre avec une arme toujours dangereuse — l’arme du ridicule — l’ignorance et la superstition, il est préférable de répandre le goût de l’étude[38]. »

Il pensait que le développement et la diffusion de la science suffiraient à faire disparaître les abus et les misères ; mais il comptait sans la violence des premiers et la grandeur des secondes. Il lui fut épargné d’assister à l’écroulement de ses illusions et à la ruine d’un passé qu’il avait ébranlé, en vulgarisant la science, tandis qu’il croyait le consolider en donnant l’exemple de la fidélité aux principes religieux et sociaux sur lesquels reposait ce passé.



  1. Les Leclerc de la Bourgogne appartenaient à une maison fort ancienne dont le chef fut Robert Étienne Leclerc, né en 1298, anobli par Philippe de Valois en 1349. Mais le père de Buffon et son fils ignoraient cette parenté. C’est seulement en 1774 qu’elle fut révélée à Buffon par la lettre suivante du comte de Larivière, qui nous a été conservée par M. H. Nadault de Buffon, arrière-petit-neveu du naturaliste, aujourd’hui dernier représentant de son nom, éditeur et annotateur de sa correspondance publiée pour la première fois en 1860.
    « Thôtes, le 12 janvier 1774.

    « J’ai eu l’honneur de parler et d’écrire à M. de Buffon, monsieur, depuis que je vous ai vu en ce pays. Quoiqu’une naissance plus ou moins connue, pour un homme de la célébrité de M. de Buffon (célébrité qui rejaillira dans quelque temps que ce soit sur sa postérité), soit peu de chose, il convient que, si on pouvait trouver l’attache de MM. Leclerc du Nivernais avec le premier de ce nom qui fut anobli par Philippe de Valois en 1349, et dont il est démontré, par l’original de la réhabilitation que vous avez, que le chancelier Leclerc sortait, ce serait quelque chose de plus pour M. son fils, qui a d’ailleurs tout ce que l’on peut désirer de mieux pour être au niveau de quelque personne de condition que ce soit ; mais sa santé ne lui permettant pas de faire les recherches nécessaires, je l’ai assuré qu’en vous aidant de tous les alentours qu’il a et de la très grande considération dont il jouit, vous étiez l’homme qu’il lui fallait pour ces recherches, et d’autant plus que cela vous regarde un peu, si vous ou les vôtres vous veniez à une fortune qui vous permît de vous faire réhabiliter comme celui qui se fit réhabiliter sous le règne de Louis XIII, et qui n’était certainement pas d’autre famille que MM. Leclerc d’aujourd’hui, qui, manquant de fortune, ont été confondus ; car la naissance sans bien est souvent plus à charge qu’utile. Enfin, monsieur, je vous invite à aller trouver M. de Buffon à son hôtel, près le Jardin du Roi ; cette lettre vous servira de passe-port ; vous en serez certainement bien reçu. MM. Leclerc de Fleurigny, qui, dans leur généalogie, ne remontent qu’au père du chancelier Leclerc, ne sortent pas d’autre que d’Étienne Leclerc, comme vous en avez la preuve sous les yeux, lequel Étienne, grand-père du chancelier, fut anobli en 1349. L’antiquité était assez grande, puisque c’était le cinquième ou le sixième anoblissement que les rois avaient faits jusque-là ; mais chacun voudrait tirer son origine du ciel, et quoique l’on vive dans un temps où jamais la noblesse française ait été moins considérée, cette folie occupe cependant les hommes plus que jamais ; et des familles oubliées, à force de recherches, ont fini par faire connaître qu’elles sortaient de bon lieu. Je crois que MM. Leclerc du Nivernais y sont non seulement bien fondés, mais qu’un aussi grand homme que M. de Buffon serait reçu à bras ouverts de MM. Leclerc de Fleurigny, en ménageant néanmoins l’anoblissement de l’aïeul du chancelier dont ils ne font pas mention dans leur généalogie, qui commence au père du chancelier et ne remonte pas au grand-père anobli par Philippe de Valois. Adieu, monsieur, soyez toujours bien persuadé de tout l’attachement de cette maison pour vous et de mon estime particulière.

    « Le comte de La Rivière. »

    Buffon portait les armoiries suivantes :

    Écartelés aux I et IV d’argent plein à la bande de gueules, chargée de trois étoiles d’argent (qui est des Leclerc) ; aux II et III d’azur à cinq billettes d’argent posées en sautoir (qui est de Marlin). Son fils y ajouta les armes de sa mère, de la maison de Saint-Belin-Mâlain, qui sont d’azur à trois têtes de béliers d’argent, couronnées d’or et posées III et I.

    Dans les actes officiels, contrats et autres actes publics, il prenait les titres suivants : Comte de Buffon, vicomte de Quincy, vidame de Tonnerre, marquis de Rougemont, seigneur de Montbard, la Mairie, les Harens, les Berges et autres lieux ; intendant du Jardin et du Cabinet du Roi, l’un des Quarante de l’Académie française, trésorier perpétuel de l’Académie des sciences ; des Académies de Londres, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, d’Édimbourg, des Arcades, de celle des sciences, lettres et arts de Padoue, de l’Institut de Bologne et de presque toutes celles de l’Europe.

  2. Hérault de Séchelles, Voyage à Montbard, p. 24.
  3. En 1754, Diderot écrit : « Nous touchons au moment d’une grande révolution dans les sciences. Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux belles-lettres, à l’histoire de la nature et à la physique expérimentale, j’oserais presque assurer qu’avant qu’il soit cent ans, on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe. Cette science s’arrêtera tout court, où l’auront laissée les Bernouilli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine, les D’Alembert et les Lagrange. Ils auront posé les colonnes d’Hercule, on n’ira point au delà. Leurs ouvrages subsisteront dans les siècles à venir, comme les pyramides d’Egypte, dont les masses chargées d’hiéroglyphes réveillent en nous une idée effrayante de la puissance et des ressources des hommes qui les ont élevées. (De l’interprétation de la Nature, Éd. Assézat, t. II, p. 11.)
  4. Réponse à M. le maréchal, duc de Duras, le jour de sa réception à l’Académie française, le 15 mai 1775, t. XI, p. 580.
  5. Mélanges, t. III, p. 81.
  6. Analyse et réfutation des Époques de la nature, 1er décembre 1779. — Le monde de verre de M. de Buffon réduit en poussière, ou réfutation plus complète de sa nouvelle théorie de la terre, développée dans son ouvrage des Époques de la nature.
  7. Cet ouvrage curieux, aujourd’hui très rare, a pour titre : Lettres à un Américain sur l’Histoire naturelle générale et particulière de M. de Buffon. Il parut sans nom d’auteur, en petits volumes in-18. On ne tarda pas à accuser Réaumur d’avoir écrit les lettres ; il s’en défendit et on les mit sur le compte d’un abbé de Lignac, prêtre de l’Oratoire. La vérité est que l’ouvrage fut rédigé par ce dernier en collaboration ou tout au moins sous l’inspiration de Réaumur. Le marquis d’Argenson dit à ce propos, dans ses Mémoires : « Le véritable auteur est M. de Réaumur, de la même Académie des sciences que M. de Buffon, grand ennemi de celui-ci, envieux et jaloux de ses travaux et de ses récompenses. Buffon a été critiqué par les dévots, n’ayant pas assez respecté la physique révélée par la Genèse, et accusé d’avoir donné lieu au système du livre de Telliamed, qui nie le déluge. On y prétend que la terre a été anciennement couverte d’eau ; que les plus anciens animaux sont les poissons ; que tous les coquillages des mers, même de la Chine, que l’on trouve aujourd’hui au milieu de nos terres et de nos montagnes, proviennent de cet ancien séjour des eaux, et non du déluge de Noé, comme le croient les dévots. Cette critique a assez de succès dans le monde. Il faut être bien savant et bien appliqué pour la suivre dans sa physique sublime et calculée. Réaumur s’est adjoint un petit père de l’Oratoire, qui a rédigé l’ouvrage. Il a évité de faire porter tout l’ouvrage sur la dévotion et la religion vengée ; il censure Buffon sur bien des points, des erreurs, des contradictions, de la vanité d’auteur orgueilleux et superficiel. Véritablement Buffon ne s’était chargé que de donner la description du Cabinet de physique du roi, et il part de là pour déduire un système de physique général et hasardé, système nouveau et impossible, quoiqu’il eût lui-même déclamé contre les systèmes généraux. »
  8. Buffon, sa famille, ses collaborateurs et ses familiers. Mémoires par Humbert Bazile, p. 41.
  9. On raconte que, comme on lui demandait combien il comptait de grands hommes, il répondit : « Cinq : Newton, Bacon, Leibniz, Montesquieu et moi. » Flourens, Hist. des travaux et des idées de Buffon, p. 315.
  10. Loc. cit., p. 30.
  11. Loc. cit., p. 35.
  12. Buffon allait peu à la cour, et n’eut que rarement l’occasion de solliciter les faveurs de Mme de Pompadour. Il ne déplaisait pas cependant à la favorite. C’est à lui qu’elle donna, quand elle en fut lasse, son perroquet, son chien et son sapajou. La façon dont il parle de l’amour dans son histoire de l’homme déplut à Mme de Pompadour et on raconte qu’un jour, le rencontrant dans les jardins de Marly, elle le toucha de son éventail en haussant les épaules et lui jetant d’un ton d’humeur : « Vous êtes un joli garçon ; » la marquise avait été choquée de ce que Buffon eût dit qu’en amour le « physique seul est bon. »
  13. Humbert Bazile, loc. cit., p. 14.
  14. Il prétendait qu’un écrivain doit avoir à sa table de travail la dignité qui convient à la postérité pour laquelle il écrit. Il pensait, non sans raison, que le costume fait partie de l’homme. « Nous sommes si fort accoutumés, dit-il dans son Histoire de l’homme (t. XI, p. 50), à ne voir les choses que par l’extérieur, que nous ne pouvons plus reconnaître combien cet extérieur influe sur nos jugements, même les plus graves et les plus réfléchis ; nous prenons l’idée d’un homme et nous la prenons par la physionomie, qui ne dit rien, nous jugeons dès lors qu’il ne pense rien ; il n’y a pas jusqu’aux habits et à la coiffure qui n’influent sur notre jugement ; un homme sensé doit regarder ses vêtements comme faisant partie de lui-même, puisqu’ils en font, en effet, partie aux yeux des autres, et qu’ils entrent pour quelque chose dans l’idée totale qu’on se forme de celui qui les porte. »
  15. Loc. cit., [11].
  16. Loc. cit., p. 23.
  17. Humbert Bazile, Buffon, ses collaborateurs, etc., p. 36.
  18. M. Nadault de Buffon a recueilli quelques échos de ces réunions du Jardin du Roi. « Parmi les femmes qui se rencontraient au Jardin du Roi, dit-il(1), il faut mentionner Mme Necker, qui en fit quelque temps les honneurs ; la comtesse de Genlis, qui y brillait par son grand talent sur la harpe et sa voix harmonieuse autant que par son esprit ; la comtesse Fanny de Beauharnais, qui y lut ses meilleures compositions, la comtesse de Blot de Chauvigny et toute la jeune cour du Palais-Royal introduite dans le salon de Buffon par le mariage de son fils avec la fille de la marquise de Cepoy. »

    La comtesse de Blot, qui parlait beaucoup et sur tous les sujets, aimait à s’abriter derrière le grand nom de Buffon. On pourra en juger par le trait suivant. C’est au Palais-Royal, un jour de réception ; la comtesse de Blot parle, assise au milieu d’un cercle.

    « Je disais l’autre jour à M. de Buffon : « Puisqu’il faut du lait dans la nature, pourquoi les colombes ne nous en fournissent-elles pas ? » — C’était parler comme un ange ! lui dit la maréchale de Luxembourg. Oserais-je vous demander ce que M. de Buffon a répondu ?

    — Il a pris, je ne sais pourquoi, la chose en plaisanterie ; et il m’a conseillé de ne boire que du lait d’amandes. »

    La marquise de Valpaire, qui avait une fille jeune et jolie, consultait Buffon sur le régime qu’elle devait lui faire suivre. Elle ne lui permettait que les boissons rafraîchissantes, ce qui n’empêcha pas la jeune personne de prendre la fuite avec le valet de chambre de sa mère. « Vous verrez, dit Buffon, que ce sera arrivé un jour où sa mère aura négligé de lui faire prendre sa potion rafraîchissante ! »

    Les Mémoires du temps renferment de leur côté quelques anecdotes sur les soirées du Jardin du Roi.

    « Le comte de Buffon, qui m’accordait son amitié, dit la vicomtesse de Fars-Fausselandry dans ses Mémoires, avait invité un jour à dîner une société nombreuse, dont le maréchal de Biron et le chevalier de Mouhi devaient faire partie. Tous les convives étaient arrivés, hors ces deux messieurs : une voiture se fait entendre ; le maître de la maison jette un coup d’œil par la fenêtre : « Voici le maréchal, dit-il, c’est sa voiture, et je reconnais le chevalier de Mouhi sur le devant. » Chacun se lève, le valet de chambre ouvre la porte, mais le chevalier se présente seul. « Où est donc M. le maréchal ? lui demanda le comte de Buffon avec impatience. — Il n’a pu venir, répliqua-t-il. — Vous plaisantez, je vous ai vu assis devant de sa voiture. — C’était par respect, monsieur le comte. » Nous nous regardâmes tous, ne pouvant revenir de cet excès de bassesse. »

    On parlait un jour chez M. de Buffon des mouvements naturels. « Il m’est impossible, dit le cardinal de Bernis, de ne pas baisser la tête lorsque j’entre dans une église. »

    « Il y a comme cela des mouvements matériels et machinaux qu’il est impossible d’analyser et d’expliquer, observa M. Rouelle, présent à l’entretien ; car enfin, Monseigneur, pourquoi les ânes et les canards baissent-ils toujours la tête en passant sous les portes cochères ? »

    Je n’ai rapporté ces quelques anecdotes que pour montrer que les réceptions et les dîners du Jardin du Roi ne réunissaient pas seulement les littérateurs, les savants et les hommes illustres par leur naissance, leurs dignités ou leurs talents, mais qu’on y rencontrait un autre élément et qu’une certaine gaieté n’en était point exclue.

    (1) Correspondance, 1re édition, t. Ier, p. 489.
  19. 'Loc. cit.', p. 206.
  20. Humbert Bazile, loc. cit., p. 197.
  21. « Le père Ignace, dit Humbert Bazile, était capucin ; il en avait la tournure et la physionomie. Petit, gras et sale, avec une grosse tête, des épaules hautes, un cou apoplectique, des lèvres épaisses et tout un extérieur hypocrite et rusé. Son langage était à la fois humble et empressé. » Il avait d’abord été frère servant, puis frère quêteur et gardien du couvent de Semur-en-Auxois ; il venait quelquefois dire la messe à Buffon, dont il finit par se faire donner la cure. M. de Buffon, dont il avait su gagner la faveur, lui avait abandonné la jouissance de la maison seigneuriale, celle des meubles et même de l’argenterie. À partir de ce jour, le père Ignace fut un personnage ; il dînait plusieurs fois par semaine au château et donnait lui-même d’excellents repas. Il était, à Buffon, l’homme d’affaires du seigneur qui finit par l’aimer beaucoup. On l’appelait, dans le pays, le « capucin de M. de Buffon. » On se racontait volontiers les bons tours qu’il jouait à ses fidèles. Étant frère quêteur, il avait trouvé le moyen de remplacer la charpente du couvent aux dépens du seigneur de Montbard. Il avait obtenu un ordre aux gardes forestiers de laisser enlever par le père gardien de Semur autant d’arbres qu’il en pourrait emporter en un jour seulement ; puis il requit et emmena tous les charretiers de la contrée et fit abattre et enlever une grande quantité de pieds d’arbres. Un autre jour, il demanda à la dame de lui remettre quelques étoffes hors de service, disant que les révérends pères manquaient d’ornements pour célébrer l’office. Mme de Buffon donna l’ordre à sa femme de chambre de le conduire à sa garde-robe : « Comme le père Ignace dépliait les étoffes une à une, qu’il les examinait, mais ne se pressait point de faire un choix, la femme de chambre fut obligée de sortir ; lorsqu’elle revint, la garde-robe était vide. » Malgré ces petits défauts, le père Ignace était, paraît-il, un excellent homme et il avait pour M. de Buffon une affection sincère et très vive.
  22. Correspondance littéraire, t. Ier, p. 399.
  23. Le fils de Buffon avait épousé en premières noces, à l’âge de vingt ans, Mlle Marguerite-Françoise de Bouvier de Cepoy, qui faisait partie, avec sa mère, de l’entourage le plus immédiat du duc d’Orléans et qui devint, si elle ne l’était pas déjà, la maîtresse du prince. En 1789, il y eut séparation ; en 1793, divorce. Le jeune comte de Buffon épousa alors, en secondes noces, Mlle Betzy-Daubenton. Il mourut sur l’échafaud de la Révolution quelques jours avant le 9 thermidor.
  24. Loc. cit., p. 49.
  25. Vues de la Nature, t. II, p. 201.
  26. Ibid., t. II, p. 195.
  27. Lettres à un Américain sur l’Histoire naturelle, générale et particulière de M. de Buffon, t. Ier}}, p. 4.
  28. Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740, par Charles de Brosses, Paris, 1858, 2 vol. in-12, t. Ier, p. 313.
  29. « Lorsque, dit M. Nadault de Buffon (Correspondance, 1re édit., I, p. 345), les amis de Buffon lui représentaient qu’il devait songer davantage à sa fortune et à son fils, il répondait en souriant : « Le Jardin du Roi est mon fils aîné. » Le roi, on doit le dire, ne fut point ingrat, et, à différentes reprises, il tint compte à Buffon de son désintéressement en augmentant les revenus de sa charge. Les appointements attachés à la charge d’Intendant du Jardin du Roi étaient de 6 000 livres ; les appointements accordés à Buffon, en y comprenant les différentes pensions qui y furent successivement jointes, montaient à 32 280 livres. On en trouve le détail dans un livre de recettes déjà cité, qui était tenu par Buffon lui-même, écrit en entier de sa main, et dont la régularité parfaite témoigne du soin qu’il apportait dans le règlement de ses affaires et dans l’administration de sa fortune. À la page 6, au chapitre Appointements, se trouvent les articles suivants :

    » Les appointements de ma place d’Intendant du Jardin et Cabinet du Roi sont de six mille livres et se payent par six mois chez M. Matagon, premier commis de MM. les administrateurs des domaines et bois de Paris.

    » Il m’a été accordé par le Roi, après trente-cinq ans de service, une somme de trois mille livres en supplément de mes appointements, par une ordonnance sur le trésor royal, dont il faut tous les ans solliciter l’expédition.

    » Il m’a été accordé par le Roi une pension de six mille livres, dont quatre mille sont réversibles à mon fils, et qui me sont payées au trésor royal.

    » J’ai une pension, en qualité de trésorier de l’Académie des sciences, de trois mille livres par an.

    » Le Roi a eu la bonté de m’accorder sur sa cassette une pension de huit cents livres par an, laquelle se paye d’avance et par quartiers de deux cents livres chacun.

    » Le Roi m’a accordé une gratification annuelle de quatre mille livres sur la caisse du commerce, et qui se paye chez M. de L’Étang, par six mois, sur ma simple quittance.

    » Il m’est dû, sous le nom de mon fils, en qualité de gouverneur de Montbard, une rente viagère de quatre cent quatre-vingts livres par an, qui se payent par trimestre. »

    La fortune particulière de Buffon représentait un revenu annuel de quatre-vingt mille livres, dont, en puisant à la source que j’ai indiquée plus haut, on peut établir ainsi le détail :

    1o Les forges, louées par an, dans les derniers temps de la vie de Buffon, trente-cinq mille livres ;

    2o Les bois de Buffon et de la Mairie, dont le revenu était conservé ; d’autres bois, situés sur la terre de Montbard, servant à l’alimentation des forges, rapportaient vingt mille livres de revenu ;

    3o La seigneurie de Buffon avec ses fonds patrimoniaux et ses droits de cens, sept mille livres ;

    4o La terre de Montbard, dix-huit mille livres.

    À ces revenus, il faut ajouter les produits de l’Histoire naturelle, dont les derniers volumes furent payés par Panckoucke douze mille livres le volume. Quant aux spéculations, Buffon n’en fit jamais. Je me trompe ; une fois, une seule, entraîné par M. de La Chapelle, commissaire général de la maison du Roi, son ami, et dans la prudence duquel il avait toute confiance, il plaça une somme de trente mille livres dans une entreprise industrielle, la Compagnie formée à Paris par M. Leschevin pour l’épurement du charbon de terre, et encouragée par Turgot et Necker ; il les perdit.

    Pour donner une idée de l’attention avec laquelle il notait toute chose et du soin qu’il apportait dans le recouvrement de son revenu, parmi les nombreuses pages du livre que j’ai cité et dont l’original appartient à M. Nadault de Buffon, je prendrai deux articles au hasard. Au chapitre des droits seigneuriaux sur la terre de Buffon se trouve, à la page 7, la mention suivante : « Il m’est dû pour la location de la halle de Buffon ce que le R. P. Ignace Bougot peut en tirer, savoir quatre livres du sieur Tribolet, et plus ou moins des marchands qui viennent y étaler. » À la page 8 : « Il m’est dû pour la permission du jeu de quilles trois livres par an, que le R. P. Ignace reçoit pour moi. »

  30. Mémoires d’un père pour servir à l’éducation de ses enfants, 1804.
  31. Loc. cit., p. 3.
  32. Loc. cit., p. 4.
  33. Loc. cit., t. II, p. 20.
  34. M. Nadault de Buffon a publié la lettre que Samuel Formey adressa à Buffon, le 10 juin 1746, en sa qualité de secrétaire, pour l’informer de sa nomination,
    « Monsieur,

    » L’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, attentive à orner la liste de ses membres de noms propres à lui faire honneur, et surtout à choisir des associés dont les lumières puissent lui être utiles, a appris avec beaucoup de plaisir que vous souhaitiez d’être agrégé à son corps, et votre élection a été accompagnée d’une parfaite unanimité de suffrages. Vous pouvez donc, monsieur, revêtir la qualité de membre de cette Académie, dont vous recevrez le diplôme dès qu’il se présentera une occasion de vous le faire parvenir.

    » Je me félicite en mon particulier, monsieur, d’être chargé de vous notifier votre élection, et, en vous offrant les assurances d’estime et les témoignages de confraternité de tout notre corps, d’être le premier qui ait l’avantage de vous assurer de la considération distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur,

    Formey,
    » Historiographe et secrétaire de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin. »
  35. Nous devons également à M. Nadault de Buffon le curieux brevet qui fut envoyé à Buffon par cette Académie.

    « Acte de la promotion solennelle par acclamation à l’emploi de pasteur arcadien de l’illustre et savant comte de Buffon, lors de l’assemblée générale du 13 février 1777.

    » Nous, honorables Arcades, nous trouvant assemblés ici pour écouter une des si nombreuses productions littéraires du très docte P. François Jacquier, dit Diophante Asmiclée, la réunion du jour nous devient doublement agréable et solennelle en raison de la gracieuse invitation que vous adresse le magnanime prince D. Louis Gonzague de Castiglione (dit Émirène), domicilié actuellement sur les rivages du royal fleuve nommé la Seine, en vous priant de proclamer votre collègue un des plus grands génies de la France, le Pline de notre temps, le très célèbre comte de Buffon ; voulant par là donner à celui-ci un témoignage réciproque de son amitié, et à nous une preuve du généreux zèle que, même éloigné de nous, il conserve pour le plus grand éclat de notre assemblée. Un si grand génie, auteur encore vivant de tant d’œuvres remarquables et utiles à la société, par lesquelles il a mérité l’honneur de se voir élever une statue par l’ordre du Roi très chrétien, mérite bien de nous toute démonstration extraordinaire de profonde estime. En conséquence, très illustres Arcades, répétons avec joie cette invitation si honorable ; que dans ce jour les forêts arcadiennes retentissent du nom immortel du comte de Buffon, et qu’il soit acclamé sous les dénominations pastorales d’Archytas de Thessalie. Donnez donc les témoignages accoutumés d’approbation et de joie, en déclarant à jamais heureux et agréable le présent jour.

    » À cette invitation, les Arcades, réunis en grand nombre dans la salle du Conservatoire, en la présence accidentelle de deux auditeurs du Sacré Conseil de Rote, d’autres membres de la prélature et de la noblesse tant romaine qu’étrangère, de Mme Forester, poète anglais, du marquis de Brasac, premier écuyer de Madame Victoire, princesse de France, de l’abbé de Prades, précepteur de Son Altesse Royale le duc d’Angoulême, du marquis de Gulard, de M. Vien, directeur de l’Académie de France à Rome, de l’abbé Constantin, grand vicaire d’Angers, de l’abbé Deshaises, grand vicaire d’Albi, du chevalier de La Porte du Theil, du comte d’Orcey, et de nombreux professeurs des établissements supérieurs d’instruction publique (archigymnases), ont de la voix et du geste exprimé particulièrement leur vive satisfaction, et confirmé la nomination proposée. Ce dont le gardien, pour l’accomplissement de son ministère, a eu la gloire d’enregistrer l’acte dans les fastes les plus brillants de l’Arcadie.

    » Donné en pleine assemblée par la chaumière du Conservatoire, dans le bois Parrhasius, le troisième jour après le 10 du mois de gamélion, dans le cours de la 11e année de la 638e olympiade, 3e année de la 22e olympiade depuis la restauration de l’Arcadie,

    » Jour proclamé généralement heureux.

    » Niviloo Amarinzio, gardien général.
    » Sous-gardiens
    Alexinde de Latmos,
    Lidinius Thésée. »
  36. M. Nadault de Buffon raconte à ce propos les curieuses anecdotes suivantes : Un jour, à Versailles, Louis XV fut pris de la fantaisie de manger du chevreuil de Montbard ; il en envoya demander à Buffon. Ce dernier ne put offrir que la moitié d’un chevreuil et supplia le Roi de ne voir dans l’envoi de cette pièce, si peu digne d’être offerte à Sa Majesté, que l’empressement que l’on avait au Jardin du Roi de répondre sans retard à son désir. Le Roi, à son tour, envoya au naturaliste la moitié d’un pâté qui avait été servi sur sa table le matin, auquel il avait lui-même travaillé avec le duc d’Aumont et qu’il avait trouvé excellent. « De cette manière, dit-il, M. de Buffon ne regardera plus à m’envoyer une moitié de chevreuil. » Un autre jour, au mois de décembre 1775, ayant tué à la chasse des bécasses d’une espèce rare (des bécasses rousses), il ordonna qu’elles fussent envoyées au Jardin du Roi en ajoutant : « M. de Buffon seul est digne de manger ces oiseaux. »
  37. Buffon envoya d’abord son fils encore très jeune en Suisse, puis en Allemagne et en Autriche, où il le fit accompagner par Lamarck, et enfin en Russie. À Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, le jeune Buffon fut reçu avec une grande bienveillance. En Russie, des honneurs princiers lui furent rendus. Il apportait à Catherine II un buste de son père que l’impératrice avait commandé à Houdon, buste, paraît-il, extrêmement remarquable. Le jeune Buffon était accompagné dans ce voyage par le chevalier de Contréglise : « Lorsque, dit Humbert Bazile (loc. cit., p. 195), les voyageurs approchèrent de Saint-Pétersbourg ils trouvèrent, à quarante lieues de la capitale, une compagnie de gardes du corps venue au-devant d’eux pour les accompagner dans la route qu’il leur restait à faire. Le chef de l’escorte avait reçu ordre de veiller à ce que rien ne leur manquât et de payer les dépenses du voyage. À une lieue de la ville, dès qu’ils furent aperçus des remparts, une double salve d’artillerie annonça leur arrivée ; l’état-major de la place vint à leur rencontre et le gouverneur les invita à monter dans les voitures de la Cour, qui les attendaient depuis plusieurs jours. Ils furent conduits au grand maréchal du palais, qui présenta les deux voyageurs à Sa Majesté impériale. Le premier mot de l’impératrice fut pour s’informer de la santé de l’illustre naturaliste dont elle recevait le fils. Le comte de Buffon et le chevalier de Contréglise accompagnaient l’impératrice, soit aux revues, soit aux spectacles ; et, dans les lieux publics où ils se rendaient avec elle, ils étaient toujours placés à sa droite. Le buste fut déposé à l’Hermitage, dans une salle consacrée aux grands hommes des deux mondes. Après un séjour de six mois, le comte de Buffon et le chevalier de Contréglise quittaient Saint-Pétersbourg. On leur rendit au départ les mêmes honneurs que ceux qu’ils avaient reçus à leur arrivée. L’impératrice remit au jeune comte une lettre pour son père, entièrement écrite de sa main, et dans laquelle elle le complimente sur la conduite distinguée que son fils a tenue à sa cour ; elle lui renouvelle ses regrets de ce que son grand âge l’a privée du plaisir qu’elle aurait eu à le recevoir dans son palais où depuis longtemps, dit-elle, une place était assignée à son buste. »
  38. Humbert Bazile, loc. cit., p. 62.