Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction/6

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome Ip. 367-452).



VI

DE LA FORMATION DES ESPÈCES ANIMALES ET VÉGÉTALES.
IDÉES DE BUFFON. — IDÉES MODERNES.


Il n’y a pas de problème qui ait soulevé plus de discussions ardentes que celui de l’origine des espèces. La politique et la religion s’étant mises de la partie, la science s’est trouvée gênée, pendant longtemps, dans l’expression des solutions qu’elle trouvait, et l’on peut dire que c’est à peine si à l’heure actuelle elle est, dans ce domaine, entièrement libre de ses mouvements.

Dans l’exposé rapide qui va suivre des efforts tentés par les savants pour atteindre la vérité, j’aurai soin de me dégager non seulement de toute préoccupation étrangère à la science, mais encore de tout préjugé d’école scientifique. En cela je ne ferai que suivre l’exemple de Buffon.

À l’époque où parurent les premiers volumes de l’Histoire naturelle, l’idée la plus répandue parmi les naturalistes, était celle de la fixité des espèces. On définissait alors l’espèce, avec Linné : l’ensemble des individus capables de se reproduire entre eux en donnant des descendants indéfiniment féconds, et l’on ajoutait que l’espèce était immuable, c’est-à-dire que chaque espèce avait toujours été et serait toujours ce qu’elle est actuellement.

Linné admet l’espèce immuable. L’un des botanistes les plus illustres du xviiie siècle, Adanson, dont nous aurons à reparler plus bas, résume admirablement cette doctrine dans les lignes suivantes, écrites en 1763 : « Suivant Linnæus[1], les espèces de plantes sont naturelles et constantes, parce que leur propagation soit par graines, soit par bourgeons n’est qu’une continuation de la même espèce de plante : car qu’une graine ou un bourgeon soient mis en terre, ils produisent chacun une plante semblable à la mère dont ils ne sont qu’une continuation. De là on a conclu que les individus meurent, mais que l’espèce ne meurt pas. »

Buffon admet la variabilité des espèces. Buffon peut être considéré comme le premier naturaliste qui ait protesté contre la prétendue immutabilité ou fixité des espèces. Il faut dire, il estvrai, qu’avant Linné, on n’avait eu que fort peu l’idée de l’espèce. On admettait bien des familles, des genres, mais on avait à peine précisé le sens attaché à ces mots ; on n’avait même pas de nom pour les genres ; Tournefort, le premier, créa les noms génériques, et détermina le sens qu’îl attachait à ce mot « le genre », mais il ne descendit pas plus bas. Linné, le premier, imagina les noms spécifiques, noms formés de deux mots : le premier désignant le genre et le second l’espèce, exemple : Felis Leo, indiquant que le lion appartient au genre Felis et à l’espèce Leo ; Felis Catus indiquant que notre chat domestique appartient comme le lion au genre Felis, mais à une espèce distincte désignée par le mot Catus. Linné donna de l’espèce une définition précise, et il affirma son immutabilité, ainsi que nous l’avons vu plus haut.

La plupart des naturalistes anciens avaient cru à une gradation des êtres, à une sorte de lien les unissant les uns aux autres. Aristote admettait la génération spontanée des animaux inférieurs ; il croyait que la teigne naît dans la laine, le ciron dans le bois ; les poètes, brodant sur cela, admirent, comme Virgile, la naissance des abeilles dans les entrailles des chevaux ; Lucrèce croit également à une chaîne des êtres et à la génération spontanée des plus inférieurs. Le judaïsme et le catholicisme enrayèrent le mouvement de ces idées en imposant la croyance à la création, mais la tradition ancienne persistait dans quelques esprits, et nous voyons au commencement du xviiie siècle, de Maillet, dont j’ai eu déjà l’occasion de parler, admettre une transformation de tous les animaux qui auraient d’abord vécu dans la mer avant de devenir terrestres.

L’établissement des espèces par Linné, la rareté des produits féconds entre individus appartenant à des espèces différentes et aussi l’influence des idées religieuses poussèrent la science dans une voie nouvelle, en établissant toutes les classifications et toutes les doctrines naturelles sur l’idée de l’immutabilité des espèces. Buffon lui-même, tout en combattant cette idée, semble l’adopter dans quelques passages de ses œuvres. On peut cependant, à juste titre, le considérer comme le véritable fondateur d’une doctrine diamétralement opposée, celle de la transformation des espèces.

Dans le discours qui sert pour ainsi dire de préface à son Histoire naturelle, il affirme nettement l’idée que toutes les classifications adoptées par les naturalistes sont artificielles, ne répondent à rien de ce qui existe dans l’univers et ne doivent être envisagées que comme des moyens de mettre en ordre nos connaissances ; il nie l’existence des espèces, des genres, des familles, il affirme que l’individu seul, répond à une réalité, et il montre tous les êtres vivants reliés les uns aux autres par des traits communs, de même que plus tard il devait admettre des liens rattachant la matière vivante à la matière inorganique. Je lui laisse la parole :

Buffon et les méthodes de classification. Il dit des méthodes[2] : « Mais revenons à l’homme qui veut s’appliquer sérieusement à l’étude de la nature, et reprenons-le au point où nous l’avons laissé, à ce point où il commence à généraliser ses idées, et à former une méthode d’arrangement et des systèmes d’explication : c’est alors qu’il doit consulter les gens instruits, lire les bons auteurs, examiner leurs différentes méthodes, et emprunter des lumières de tous côtés. Mais comme il arrive ordinairement qu’on se prend alors d’affection et de goût pour certains auteurs, pour une certaine méthode, et que souvent, sans un examen assez mûr, on se livre à un système quelquefois mal fondé, il est bon que nous donnions ici quelques notions préliminaires sur les méthodes qu’on a imaginées pour faciliter l’intelligence de l’histoire naturelle : ces méthodes sont très utiles, lorsqu’on ne les emploie qu’avec les restrictions convenables ; elles abrègent le travail, elles aident la mémoire, et elles offrent à l’esprit une suite d’idées, à la vérité composée d’objets différents entre eux, mais qui ne laissent pas d’avoir des rapports communs, et ces rapports forment des impressions plus fortes que ne pourraient faire des objets détachés qui n’auraient aucune relation. Voilà la principale utilité des méthodes, mais l’inconvénient est de vouloir trop allonger ou trop resserrer la chaîne, de vouloir soumettre à des lois arbitraires les lois de la nature, de vouloir la diviser dans des points où elle est indivisible, et de vouloir mesurer ses forces par notre faible imagination. Un autre inconvénient qui n’est pas moins grand, et qui est le contraire du premier, c’est de s’assujettir à des méthodes trop particulières, de vouloir juger du tout par une seule partie, de réduire la nature à de petits systèmes qui lui sont étrangers, et de ses ouvrages immenses en former arbitrairement autant d’assemblages détachés ; enfin, de rendre, en multipliant les noms et les représentations, la langue de la science plus difficile que la science elle-même. »

Un peu plus loin, il ajoute[3] : « La première vérité qui sort de cet examen sérieux de la nature est une vérité peut-être humiliante pour l’homme ; c’est qu’il doit se ranger lui-même dans la classe des animaux, auxquels il ressemble par tout ce qu’il a de matériel, et même leur instinct lui paraîtra peut-être plus sûr que sa raison, et leur industrie plus admirable que ses arts. Parcourant ensuite successivement et par ordre les différents objets qui composent l’univers, et se mettant à la tête de tous les êtres créés, il verra avec étonnement qu’on peut descendre par des degrés presque insensibles de la créature la plus parfaite jusqu’à la matière la plus informe, de l’animal le mieux organisé jusqu’au minéral le plus brut ; il reconnaîtra que ces nuances imperceptibles sont le grand œuvre de la nature ; il les trouvera ces nuances, non seulement dans les grandeurs et dans les formes, mais dans les mouvements, dans les générations, dans les successions de toute espèce. »

Après avoir ainsi affirmé la continuité de tous les êtres vivants, il revient aux méthodes de classification et il insiste sur la fausseté des idées qui ont présidé à leur édification.

« En approfondissant cette idée, dit-il[4], on voit clairement qu’il est impossible de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour l’histoire naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches ; car pour faire un système, un arrangement, en un mot une méthode générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en différentes classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre nécessairement de l’arbitraire. Mais la nature marche par des gradations inconnues, et par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu’elle passe d’une espèce à une autre espèce, et souvent d’un genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles ; de sorte qu’il se trouve un grand nombre d’espèces moyennes et d’objets mi-partis qu’on ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement le projet du système général : cette vérité est trop importante pour que je ne l’appuie pas de tout ce qui peut la rendre claire et évidente.

» Prenons pour exemple la botanique, cette belle partie de l’histoire naturelle qui par son utilité a mérité de tout temps d’être la plus cultivée, et rappelons à l’examen les principes de toutes les méthodes que les botanistes nous ont données ; nous verrons avec quelque surprise qu’ils ont eu tous en vue de comprendre dans leurs méthodes généralement toutes les espèces de plantes, et qu’aucun d’eux n’a parfaitement réussi ; il se trouve toujours dans chacune de ces méthodes un certain nombre de plantes anomales, dont l’espèce est moyenne entre deux genres, et sur laquelle il ne leur a pas été possible de prononcer juste, parce qu’il n’y a pas plus de raison de rapporter cette espèce à l’un plutôt qu’à l’autre de ces deux genres : en effet, se proposer de faire une méthode parfaite, c’est se proposer un travail impossible ; il faudrait un ouvrage qui représentât exactement tous ceux de la nature, et au contraire tous les jours il arrive qu’avec toutes les méthodes connues, et avec tous les secours qu’on peut tirer de la botanique la plus éclairée, on trouve des espèces qui ne peuvent se rapporter à aucun des genres compris dans ces méthodes : ainsi l’expérience est d’accord avec la raison sur ce point, et l’on doit être convaincu qu’on ne peut pas faire une méthode générale et parfaite en botanique. Cependant il semble que la recherche de cette méthode générale soit une espèce de pierre philosophale pour les botanistes, qu’ils ont tous cherchée avec des peines et des travaux infinis ; tel a passé quarante ans, tel autre en a passé cinquante à faire son système, et il est arrivé en botanique ce qui est arrivé en chimie, c’est qu’en cherchant la pierre philosophale que l’on n’a pas trouvée, on a trouvé une infinité de choses utiles ; et de même en voulant faire une méthode générale et parfaite en botanique, on a plus étudié et mieux connu les plantes et leurs usages : serait-il vrai qu’il faut un but imaginaire aux hommes pour les soutenir dans leurs travaux, et que s’ils étaient bien persuadés qu’ils ne feront que ce qu’en effet ils peuvent faire, ils ne feraient rien du tout ?

« Cette prétention qu’ont les botanistes d’établir des systèmes généraux, parfaits et méthodiques, est donc peu fondée ; aussi leurs travaux n’ont pu aboutir qu’à nous donner des méthodes défectueuses, lesquelles ont été successivement détruites les unes par les autres, et ont subi le sort commun à tous les systèmes fondés sur des principes arbitraires ; et ce qui a le plus contribué à renverser les unes de ces méthodes par les autres, c’est la liberté que les botanistes se sont donnée de choisir arbitrairement une seule partie dans les plantes, pour en faire le caractère spécifique : les uns ont établi leur méthode sur la figure des feuilles, les autres sur leur position, d’autres sur la forme des fleurs, d’autres sur le nombre de leurs pétales, d’autres enfin sur le nombre des étamines ; je ne finirais pas si je voulais rapporter en détail toutes les méthodes qui ont été imaginées, mais je ne veux parler ici que de celles qui ont été reçues avec applaudissement, et qui ont été suivies chacune à leur tour, sans que l’on ait fait assez d’attention à cette erreur de principe qui leur est commune à toutes, et qui consiste à vouloir juger d’un tout, et de la combinaison de plusieurs touts, par une seule partie, et par la comparaison des différences de cette seule partie : car vouloir juger de la différence des plantes uniquement par celle de leurs feuilles ou de leurs fleurs, c’est comme si l’on voulait connaître la différence des animaux par la différence de leurs peaux ou par celle des parties de la génération ; et qui ne voit que cette façon de connaître n’est pas une science, et que ce n’est tout au plus qu’une convention, une langue arbitraire, un moyen de s’entendre, mais dont il ne peut résulter aucune connaissance réelle ? »

Il passe ensuite en revue les principales méthodes de classification admises par les botanistes : « Me serait-il permis de dire ce que je pense sur l’origine de ces différentes méthodes, et sur les causes qui les ont multipliées au point qu’actuellement la botanique elle-même est plus aisée à apprendre que la nomenclature, qui n’en est que la langue ? Me serait-il permis de dire qu’un homme aurait plus tôt fait de graver dans sa mémoire les figures de toutes les plantes, et d’en avoir des idées nettes, ce qui est la vraie botanique, que de retenir tous les noms que les différentes méthodes donnent à ces plantes, et que par conséquent la langue est devenue plus difficile que la science ? Voici, ce me semble, comment cela est arrivé. On a d’abord divisé les végétaux suivant leurs différentes grandeurs ; on a dit : il y a de grands arbres, de petits arbres, des arbrisseaux, des sous-arbrisseaux, de grandes plantes, de petites plantes et des herbes. Voilà le fondement d’une méthode que l’on divise et sous-divise ensuite par d’autres relations de grandeurs et de formes, pour donner à chaque espèce un caractère particulier. Après la méthode faite sur ce plan, il est venu des gens qui ont examiné cette distribution, et qui ont dit : Mais cette méthode, fondée sur la grandeur relative des végétaux, ne peut pas se soutenir, car il y a dans une seule espèce, comme dans celle du chêne, des grandeurs si différentes, qu’il y a des espèces de chêne qui s’élèvent à cent pieds de hauteur, et d’autres espèces de chêne qui ne s’élèvent jamais à plus de deux pieds ; il en est de même, proportion gardée, des châtaigniers, des pins, des aloès et d’une infinité d’autres espèces de plantes. On ne doit donc pas, a-t-on dit, déterminer les genres des plantes par leur grandeur, puisque ce signe est équivoque et incertain, et l’on a abandonné avec raison cette méthode. D’autres sont venus ensuite, qui, croyant faire mieux, ont dit : Il faut, pour connaître les plantes, s’attacher aux parties les plus apparentes, et comme les feuilles sont ce qu’il y a de plus apparent, il faut arranger les plantes par la forme, la grandeur et la position des feuilles. Sur ce projet, on a fait une autre méthode, on l’a suivie pendant quelque temps, mais ensuite on a reconnu que les feuilles de presque toutes les plantes varient prodigieusement selon les différents âges et les différents terrains, que leur forme n’est pas plus constante que leur grandeur, que leur position est encore plus incertaine ; on a donc été aussi peu content de cette méthode que de la précédente. Enfin quelqu’un a imaginé, et je crois que c’est Gesner, que le Créateur avait mis dans la fructification des plantes un certain nombre de caractères différents et invariables, et que c’était de ce point dont il fallait partir pour faire une méthode ; et comme cette idée s’est trouvée vraie jusqu’à un certain point, en sorte que les parties de la génération des plantes se sont trouvées avoir quelques différences plus constantes que toutes les autres parties de la plante, prises séparément, on a vu tout d’un coup s’élever plusieurs méthodes de botanique, toutes fondées à peu près sur ce même principe ; parmi ces méthodes, celle de M. de Tournefort est la plus remarquable, la plus ingénieuse et la plus complète. Cet illustre botaniste a senti les défauts d’un système qui serait purement arbitraire ; en homme d’esprit, il a évité les absurdités qui se trouvent dans la plupart des autres méthodes de ses contemporains, et il a fait ses distributions et ses exceptions avec une science et une adresse infinies ; il avait, en un mot, mis la botanique au point de se passer de toutes les autres méthodes, et il l’avait rendue susceptible d’un certain degré de perfection ; mais il s’est élevé un autre méthodiste[5] qui, après avoir loué son système, a tâché de le détruire pour établir le sien, et qui ayant adopté avec M. de Tournefort les caractères tirés de la fructification, a employé toutes les parties de la génération des plantes, et surtout les étamines, pour en faire la distribution de ses genres ; et méprisant la sage attention de M. de Tournefort à ne pas forcer la nature au point de confondre, en vertu de son système, les objets les plus différents, comme les arbres avec les herbes, a mis ensemble et dans les mêmes classes le mûrier et l’ortie, la tulipe et l’épine-vinette, l’orme et la carotte, la rose et la fraise, le chêne et la pimprenelle. N’est-ce pas se jouer de la nature et de ceux qui l’étudient ? et si tout cela n’était pas donné avec une certaine apparence d’ordre mystérieux, et enveloppé de grec et d’érudition botanique, aurait-on tant tardé à faire apercevoir le ridicule d’une pareille méthode, ou plutôt à montrer la confusion qui résulte d’un assemblage si bizarre ? Mais ce n’est pas tout, et je vais insister, parce qu’il est juste de conserver à M. de Tournefort la gloire qu’il a méritée par un travail sensé et suivi, et parce qu’il ne faut pas que les gens qui ont appris la botanique par la méthode de Tournefort perdent leur temps à étudier cette nouvelle méthode où tout est changé jusqu’aux noms et aux surnoms des plantes. Je dis donc que cette nouvelle méthode, qui rassemble dans la même classe des genres de plantes entièrement dissemblables, a encore, indépendamment de ces disparates, des défauts essentiels, et des inconvénients plus grands que toutes les méthodes qui ont précédé. Comme les caractères des genres sont pris de parties presque infiniment petites, il faut aller le microscope à la main pour reconnaître un arbre ou une plante ; la grandeur, la figure, le port extérieur, les feuilles, toutes les parties apparentes ne servent plus à rien, il n’y a que les étamines, et si l’on ne peut pas voir les étamines, on ne sait rien, on n’a rien vu. Ce grand arbre que vous apercevez, n’est peut-être qu’une pimprenelle, il faut compter ses étamines pour savoir ce que c’est, et comme ces étamines sont souvent si petites qu’elles échappent à l’œil simple ou à la loupe, il faut un microscope ; mais malheureusement encore pour le système, il y a des plantes qui n’ont point d’étamines, il y a des plantes dont le nombre des étamines varie, et voilà la méthode en défaut comme les autres, malgré la loupe et le microscope.

» Après cette exposition sincère des fondements sur lesquels on a bâti les différents systèmes de botanique, il est aisé de voir que le grand défaut de tout ceci est une erreur de métaphysique dans le principe même de ces méthodes. Cette erreur consiste à méconnaître la marche de la nature, qui se fait toujours par nuances, et à vouloir juger d’un tout par une seule de ses parties : erreur bien évidente, et qu’il est étonnant de retrouver partout ; car presque tous les nomenclateurs n’ont employé qu’une partie, comme les dents, les ongles ou ergots, pour ranger les animaux, les feuilles ou les fleurs, pour distribuer les plantes, au lieu de se servir de toutes les parties, et de chercher les différences ou les ressemblances dans l’individu tout entier : c’est renoncer volontairement au plus grand nombre des avantages que la nature nous offre pour la connaître, que de refuser de se servir de toutes les parties des objets que nous considérons ; et quand même on serait assuré de trouver dans quelques parties prises séparément des caractères constants et invariables, il ne faudrait pas pour cela réduire la connaissance des productions naturelles à celle de ces parties constantes qui ne donnent que des idées particulières et très imparfaites du tout, et il me paraît que le seul moyen de faire une méthode instructive et naturelle, c’est de mettre ensemble les choses qui se ressemblent, et de séparer celles qui diffèrent les unes des autres. Si les individus ont une ressemblance parfaite, ou des différences si petites qu’on ne puisse les apercevoir qu’avec peine, ces individus seront de la même espèce ; si les différences commencent à être sensibles, et qu’en même temps il y ait toujours beaucoup plus de ressemblance que de différence, les individus seront d’une autre espèce, mais du même genre que les premiers ; et si ces différences sont encore plus marquées, sans cependant excéder les ressemblances, alors les individus seront non seulement d’une autre espèce, mais même d’un autre genre que les premiers et les seconds, et cependant ils seront encore de la même classe, parce qu’ils se ressemblent plus qu’ils ne diffèrent ; mais si au contraire le nombre des différences excède celui des ressemblances, alors les individus ne sont pas même de la même classe. Voilà l’ordre méthodique que l’on doit suivre dans l’arrangement des productions naturelles ; bien entendu que les ressemblances et les différences seront prises non seulement d’une partie, mais du tout ensemble, et que cette méthode d’inspection se portera sur la forme, sur la grandeur, sur le port extérieur, sur les différentes parties, sur leur nombre, sur leur position, sur la substance même de la chose, et qu’on se servira de ces éléments en petit ou en grand nombre, à mesure qu’on en aura besoin ; de sorte que si un individu, de quelque nature qu’il soit, est d’une figure assez singulière pour être toujours reconnu au premier coup d’œil, on ne lui donnera qu’un nom ; mais si cet individu a de commun avec un autre la figure, et qu’il en diffère constamment par la grandeur, la couleur, la substance, ou par quelque autre qualité très sensible, alors on lui donnera le même nom, en y ajoutant un adjectif pour marquer cette différence ; et ainsi de suite, en mettant autant d’adjectifs qu’il y a de différences, on sera sûr d’exprimer tous les attributs différents de chaque espèce, et on ne craindra pas de tomber dans les inconvénients des méthodes trop particulières dont nous venons de parler, et sur lesquelles je me suis beaucoup étendu, parce que c’est un défaut commun à toutes les méthodes de botanique et d’histoire naturelle, et que les systèmes qui ont été faits pour les animaux sont encore plus défectueux que les méthodes de botanique ; car, comme nous l’avons déjà insinué, on a voulu prononcer sur la ressemblance et la différence des animaux en n’employant que le nombre des doigts ou ergots, des dents et des mamelles ; projet qui ressemble beaucoup à celui des étamines, et qui est en effet du même auteur.

» Il résulte de tout ce que nous venons d’exposer, qu’il y a dans l’étude de l’histoire naturelle deux écueils également dangereux, le premier, de n’avoir aucune méthode, et le second, de vouloir tout rapporter à un système particulier. Dans le grand nombre de gens qui s’appliquent maintenant à cette science, on pourrait trouver des exemples frappants de ces deux manières si opposées, et cependant toutes deux vicieuses : la plupart de ceux qui, sans aucune étude précédente de l’histoire naturelle, veulent avoir des cabinets de ce genre, sont de ces personnes aisées, peu occupées, qui cherchent à s’amuser, et regardent comme un mérite d’être mises au rang des curieux ; ces gens-là commencent par acheter, sans choix, tout ce qui leur frappe les yeux ; ils ont l’air de désirer avec passion les choses qu’on leur dit être rares et extraordinaires, ils les estiment au prix qu’ils les ont acquises, ils arrangent le tout avec complaisance, ou l’entassent avec confusion, et finissent bientôt par se dégoûter : d’autres au contraire, et ce sont les plus savants, après s’être rempli la tête de noms, de phrases, de méthodes particulières, viennent à en adopter quelqu’une, ou s’occupent à en faire une nouvelle, et travaillant ainsi toute leur vie sur une même ligne et dans une fausse direction, et voulant tout ramener à leur point de vue particulier, ils se rétrécissent l’esprit, cessent de voir les objets tels qu’ils sont, et finissent par embarrasser la science et la charger du poids étranger de toutes leurs idées.

» On ne doit donc pas regarder les méthodes que les auteurs nous ont données sur l’histoire naturelle en général, ou sur quelques-unes de ses parties, comme les fondements de la science, et on ne doit s’en servir que comme de signes dont on est convenu pour s’entendre. En effet, ce ne sont que des rapports arbitraires et des points de vue différents sous lesquels on a considéré les objets de la nature, et en ne faisant usage des méthodes que dans cet esprit, on peut en tirer quelque utilité ; car quoique cela ne paraisse pas fort nécessaire, cependant il pourrait être bon qu’on sût toutes les espèces de plantes dont les feuilles se ressemblent, toutes celles dont les fleurs sont semblables, toutes celles qui nourrissent de certaines espèces d’insectes, toutes celles qui ont un certain nombre d’étamines, toutes celles qui ont de certaines glandes excrétoires ; et de même dans les animaux, tous ceux qui ont un certain nombre de mamelles, tous ceux qui ont un certain nombre de doigts. Chacune de ces méthodes n’est, à parler vrai, qu’un dictionnaire où l’on trouve les noms rangés dans un ordre relatif à cette idée, et par conséquent aussi arbitraire que l’ordre alphabétique ; mais l’avantage qu’on en pourrait tirer, c’est qu’en comparant tous ces résultats, on se retrouverait enfin à la vraie méthode, qui est la description complète et l’histoire exacte de chaque chose en particulier.

» C’est ici le principal but qu’on doive se proposer : on peut se servir d’une méthode déjà faite comme d’une commodité pour étudier, on doit la regarder comme une facilité pour s’entendre ; mais le seul et le vrai moyen d’avancer la science est de travailler à la description et à l’histoire des différentes choses qui en font l’objet.

» Les choses par rapport à nous ne sont rien en elles-mêmes, elles ne sont encore rien lorsqu’elles ont un nom ; mais elles commencent à exister pour nous lorsque nous leur connaissons des rapports, des propriétés ; ce n’est même que par ces rapports que nous pouvons leur donner une définition : or la définition, telle qu’on la peut faire par une phrase, n’est encore que la représentation très imparfaite de la chose, et nous ne pouvons jamais bien définir une chose sans la décrire exactement. C’est cette difficulté de faire une bonne définition que l’on retrouve à tout moment dans toutes les méthodes, dans tous les abrégés qu’on a tâché de faire pour soulager la mémoire ; aussi doit-on dire que dans les choses naturelles il n’y a rien de bien défini que ce qui est exactement décrit : or pour décrire exactement, il faut avoir vu, revu, examiné, comparé la chose qu’on veut décrire, et tout cela sans préjugé, sans idée de système, sans quoi la description n’a plus le caractère de la vérité, qui est le seul qu’elle puisse comporter. Le style même de la description doit être simple, net et mesuré, il n’est pas susceptible d’élévation, d’agréments, encore moins d’écarts, de plaisanterie ou d’équivoque ; le seul ornement qu’on puisse lui donner, c’est de la noblesse dans l’expression, du choix et de la propriété dans les termes. »

L’importance des idées émises dans les citations qui précèdent m’en fera pardonner la longueur. Deux questions y sont soulevées : celle des méthodes de classification des êtres vivants et celle de l’enchaînement de ces êtres.

Les premiers naturalistes n’ont fait que de l’analyse. C’est avec raison que Buffon critique toutes les méthodes de classification adoptées à son époque ou dans des temps plus anciens. La connaissance des animaux et des végétaux était encore trop imparfaite pour qu’on eût pu saisir les ressemblances qui existent entre eux. On ne pouvait qu’être frappé des différences. Buffon lui-même trace le tableau des idées qui durent venir à l’esprit des premiers observateurs de la nature : « Imaginons, dit-il, un homme qui a tout oublié ou qui s’éveille tout neuf pour les objets qui l’environnent, plaçons cet homme dans une campagne où les animaux, les oiseaux, les poissons, les plantes, les pierres se présentent successivement à ses yeux. Dans les premiers instants cet homme ne distinguera rien et confondra tout ; mais laissons ses idées s’affermir peu à peu par des sensations réitérées des mêmes objets ; bientôt il se formera une idée générale de la matière animée, il la distinguera aisément de la matière inanimée, et peu de temps après il distinguera très bien la matière animée de la matière végétative, et naturellement il arrivera à cette première grande division, animal, végétal et minéral ; et comme il aura pris en même temps une idée nette de ces grands objets si différents, la terre, l’air et l’eau, il viendra en peu de temps à se former une idée particulière des animaux qui habitent la terre, de ceux qui demeurent dans l’eau, et de ceux qui s’élèvent dans l’air, et par conséquent il se fera aisément à lui-même cette seconde division, animaux quadrupèdes, oiseaux, poissons ; il en est de même dans le règne végétal, des arbres et des plantes, il les distinguera très bien, soit par leur grandeur, soit par leur substance, soit par leur figure. Voilà ce que la simple inspection doit nécessairement lui donner, et ce qu’avec une très légère attention il ne peut manquer de reconnaître. »

C’est, en effet, ce que firent les premiers naturalistes. Rien n’est puéril, aux yeux d’un savant de notre époque, comme les classifications adoptées jusqu’à la fin du siècle dernier. Aristote établit sa division primordiale des animaux sur la présence ou l’absence de sang rouge ; puis il divise tous les animaux sanguins d’après la présence ou l’absence de membres ; il nomme quadrupèdes ceux qui ont quatre membres, confondant sous cette dénomination les mammifères, les lézards, les grenouilles, les tortues, etc. ; les animaux à deux pieds et à deux ailes forment son groupe des oiseaux ; les animaux sanguins sans pieds constituent son groupe des poissons ; mais il confond dans cette classe les baleines, qui sont des mammifères, avec les véritables poissons, etc. Sa classification des plantes n’est pas moins rudimentaire : il les divise d’après leur taille, en arbres, arbrisseaux, herbes ; d’après leur usage comme herbes potagères ou non ; d’après la nature comestible de leurs graines, les sucs qu’elles fournissent, etc. C’est bien réellement la classification de l’homme ignorant dépeint plus haut par Buffon, de celui qui ne juge que d’après les analogies extérieures et qui est plutôt frappé par les dissemblances que par les ressemblances, qui cherche plutôt à éloigner qu’à rapprocher les êtres, qui fait de l’analyse et non de la synthèse. À cette classification s’appliquent exactement encore les paroles suivantes de l’illustre naturaliste du xviiie siècle : « Nos idées générales n’étant composées que d’idées particulières, elles sont relatives à une échelle continue d’objets, de laquelle nous n’apercevons nettement que les milieux, et dont les deux extrémités fuient et échappent de plus en plus à nos considérations. » Aristote voit les êtres vivants comme un voyageur aperçoit les montagnes d’une chaîne dont il n’a encore gravi que les premiers mamelons ; il découvre les nombreux sommets étalés devant ses yeux ; il peut en décrire les formes et la position relative, mais il n’aperçoit pas les vallées qui les rattachent les uns aux autres. S’il veut découvrir les vallées, les gorges, les ravins qui relient les sommets des montagnes en une chaîne ininterrompue, il faut qu’il gravisse successivement chacune des cimes de la chaîne, qu’il descende dans chaque vallée, qu’il sonde chaque ravin, qu’il scrute le fond de chaque précipice. C’est seulement après ce long et pénible voyage, qu’il pourra tracer une carte complète de la chaîne si péniblement explorée.

C’est de la sorte qu’ont dû procéder les naturalistes. Tant qu’un petit nombre seulement d’animaux ou de végétaux leur ont été connus, tant que leur vue n’a été frappée que par les plus communs et les mieux caractérisés parmi les êtres, ils n’ont vu que des différences. Il suffisait qu’un caractère quelque peu tranché leur sautât aux yeux pour qu’ils en fissent la base de leurs classifications. Mais à mesure que le nombre des animaux et des végétaux connus devint plus considérable, à mesure qu’on connut mieux ces organismes, on s’attacha à des caractères plus précis, on établit des classifications à la fois plus étendues et plus exactes. Les formes extérieures étant trop variées, les grands traits d’organisation, tels que la présence ou l’absence de membres, étant devenus insuffisants, on étudia de plus près les différents organes des animaux pour y chercher des éléments nouveaux de classification. C’est ainsi que graduellement, poussant toujours l’analyse plus loin, on atteignit, avec Tournefort, à la fin du xviie siècle, à la notion du genre, c’est-à-dire de groupes d’animaux et de végétaux se ressemblant non seulement par quelques caractères principaux, mais encore par des traits tout intimes d’organisation et de structure. Linné poussa plus loin encore l’analyse en établissant les espèces, mais il commit l’erreur dont je parlais plus haut, il considéra tous ces groupes comme créés indépendamment les uns des autres, il fit comme le voyageur qui du haut de la terrasse de Pau voyant se dérouler devant ses yeux les innombrables sommets des Pyrénées prendrait chaque pic pour une montagne indépendante de toutes les autres.

C’est contre cette erreur que proteste Buffon dans les pages citées plus haut. Buffon fait de la synthèse ; il rapproche les organismes au lieu de les séparer. Le premier, dans l’étude des organismes vivants, il joint la synthèse à l’analyse ; le premier il montre que les sommets décrits par Tournefort et par Linné, que les genres et les espèces ne sont pas des formes isolées, mais que des liens nombreux les rattachent les uns aux autres en une chaîne partout continue, malgré ses innombrables anneaux. « Il semble que tout ce qui peut être, est, » dit-il dans son premier discours ; et il ne regarde que comme des objets conventionnels, œuvre de l’esprit humain, tous ces prétendus genres, classes, espèces, auxquels ses contemporains attribuent une existence réelle. « La nature, écrit-il, dans son discours sur l’Homme[6], n’a ni classes ni genres, elle ne comprend que des individus ; ces genres et ces classes sont l’ouvrage de notre esprit, ce ne sont que des idées de convention. »

J’entends quelque lecteur, trompé par l’apparence, objecter qu’en détruisant les classes, les genres, les espèces des naturalistes, pour y substituer les individus seuls, Buffon, au lieu de faire une opération synthétique pousse au contraire l’analyse jusqu’à ses dernières limites. Mais cette objection ne provient que d’une illusion d’optique. Il me suffira de rappeler que pour Linné et tous ses élèves, chaque espèce est entièrement indépendante de toutes les autres, immuable et produite par une création spéciale. C’est contre cette idée que Buffon proteste ; en rejetant l’espèce pour n’admettre comme réel que l’individu, il rétablit entre tous les organismes, entre toutes les espèces, les genres, les classes, etc., le lien que Linné avait brisé, puisqu’on sait que tout individu est issu d’un individu préexistant. Aussi écrit-il ailleurs[7] : « Ce n’est point en resserrant la sphère de la nature et en la renfermant dans un cercle étroit qu’on pourra la connaître ; ce n’est point en la faisant agir par des vues particulières qu’on saura la juger ni qu’on pourra la deviner ; ce n’est point en lui prêtant nos idées qu’on approfondira les desseins de son auteur. Au lieu de resserrer les limites de sa puissance, il faut les reculer, les étendre jusque dans l’immensité ; il faut ne rien voir d’impossible, s’attendre à tout et supposer que tout ce qui peut être est. Les espèces ambiguës, les productions irrégulières, les êtres anomaux, cesseront dès lors de nous étonner et se trouveront aussi nécessairement que les autres dans l’ordre infini des choses ; ils remplissent les intervalles de la chaîne ; ils en forment les nœuds, les points intermédiaires ; ils en marquent aussi les extrémités. Ces êtres sont pour l’esprit humain des exemplaires précieux, uniques, où la nature paraissant moins conforme à elle-même, se montre plus à découvert ; où nous pouvons reconnaître des caractères singuliers et des traits fugitifs qui nous indiquent que ses fins sont bien plus générales que nos vues, et que, si elle ne fait rien en vain, elle ne fait rien non plus dans les desseins que nous lui supposons. »

Tandis que la préoccupation des partisans de la fixité, de l’immutabilité des espèces est d’établir des différences entre les êtres, celle de Buffon, comme de tous les partisans de la mutabilité des espèces et de l’enchaînement des organismes, est de montrer qu’à côté des différences indéniables existent des ressemblances non moins manifestes, reliant les espèces les unes aux autres, c’est-à-dire réduisant les espèces à l’état de groupes idéaux, créés par le seul besoin de la mise en ordre de nos connaissances. Écoutons encore Buffon. Dans son histoire de l’âne il dit[8] : « Si, dans l’immense variété que nous présentent tous les êtres animés qui peuplent l’univers, nous choisissons un animal ou même le corps de chacun pour servir de base à nos connaissances et y rapporter, par la voie de la comparaison, les autres êtres organisés, nous trouverons que, quoique tous ces êtres existent solitairement et que tous varient par des différences graduées à l’infini, il existe en même temps un dessein primitif et général qu’on peut suivre très loin et dont les dégradations sont bien plus lentes que celles des figures et des autres rapports apparents, car, sans parler des organes de la digestion, de la circulation et de la génération, qui appartiennent à tous les animaux et sans lesquels l’animal cesserait d’être animal et ne pourrait ni subsister ni se produire, il y a, dans les parties mêmes qui contribuent à la variété de la forme extérieure, une prodigieuse ressemblance qui nous rappelle nécessairement l’idée d’un premier dessein, sur lequel tout semble avoir été conçu. Le corps du cheval, par exemple, qui, du premier coup d’œil, paraît si différent du corps de l’homme, lorsqu’on vient à les comparer en détail et partie par partie, au lieu de surprendre par la différence, n’étonne plus que par la ressemblance singulière et presque complète qu’on y trouve. En effet, prenez le squelette de l’homme, inclinez les os du bassin, accourcissez les os des cuisses, des jambes et des bras, allongez ceux des pieds et des mains, soudez ensemble les phalanges, allongez les mâchoires en raccourcissant l’os frontal, et enfin allongez aussi l’épine du dos, ce squelette cessera de représenter la dépouille d’un homme et sera le squelette d’un cheval ; car on peut aisément supposer qu’en allongeant l’épine du dos et des mâchoires on augmente en même temps le nombre des vertèbres, des côtes et des dents, et ce n’est en effet que par le nombre de ces os, qu’on peut regarder comme accessoires, et par l’allongement, le raccourcissement ou la jonction des autres, que la charpente du corps de cet animal diffère de la charpente du corps humain. Mais, pour suivre ces rapports encore plus loin, que l’on considère séparément quelques parties essentielles à la forme, les côtes, par exemple, on les trouvera dans l’homme, dans tous les quadrupèdes, dans les oiseaux, dans les poissons, et on en suivra les vestiges jusque dans la tortue, où elles paraissent encore dessinées par les sillons qui sont sous son écaille ; que l’on considère, comme l’a remarqué M. Daubenton, que le pied d’un cheval, en apparence si différent de la main de l’homme, est cependant composé des mêmes os, et que nous avons à l’extrémité de chacun de nos doigts le même osselet en fer à cheval qui termine le pied de cet animal, et l’on jugera si cette ressemblance cachée n’est pas plus merveilleuse que les différences apparentes ; si cette conformité constante et ce dessein suivi de l’homme aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons, etc., dans lesquels les parties essentielles, comme le cœur, les intestins, l’épine du dos, les sens, etc., se trouvent toujours, ne semblent pas indiquer qu’en créant les animaux l’Être suprême n’a voulu employer qu’une idée et la varier en même temps de toutes les manières possibles, afin que l’homme pût admirer également et la magnificence de l’exécution et la simplicité du dessein.

» Dans ce point de vue, non seulement l’âne et le cheval, mais même le singe, les quadrupèdes et tous les animaux, pourraient être regardés comme ne faisant que la même famille : mais en doit-on conclure que dans cette grande et nombreuse famille, que Dieu seul a conçue et tirée du néant, il y ait d’autres petites familles projetées par la nature et produites par le temps, dont les unes ne seraient composées que de deux individus, comme le cheval et l’âne ; d’autres de plusieurs individus, comme celle de la belette, de la marte, du furet, de la fouine, etc. ; et, de même que dans les végétaux, il y ait des familles de dix, vingt, trente, etc., plantes ? Si ces familles existaient, en effet, elles n’auraient pu se former que par le mélange, la variation successive et la dégénération des espèces originaires ; et si l’on admet une fois qu’il y ait des familles dans les plantes et dans les animaux, que l’âne sort de la famille du cheval, et qu’il n’en diffère que parce qu’il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l’homme, que c’est un homme dégénéré, que l’homme et le singe ont une origine commune comme le cheval et l’âne, que chaque famille, tant dans les animaux que dans les végétaux, n’a qu’une seule souche, et même que tous les animaux sont venus d’un seul animal, qui, dans la succession des temps a produit, en se proportionnant et en dégénérant, toutes les races des autres animaux.

» Les naturalistes qui établissent si légèrement des familles dans les animaux et dans les végétaux, ne paraissent pas avoir assez senti toute l’étendue de ces conséquences qui réduiraient le produit immédiat de la création à un nombre d’individus aussi petit que l’on voudrait : car s’il était une fois prouvé qu’on pût établir ces familles avec raison, s’il était acquis que dans les animaux, et même dans les végétaux, il y eût, je ne dis pas plusieurs espèces, mais une seule qui eût été produite par la dégénération d’une autre espèce ; s’il était vrai que l’âne ne fût qu’un cheval dégénéré, il n’y aurait plus de bornes à la puissance de la nature et l’on n’aurait pas tort de supposer que d’un seul être elle a su tirer avec le temps tous les autres êtres organisés. »

À cette dernière question si bien posée « s’il était vrai que l’âne ne fût qu’un cheval dégénéré », Buffon fait une réponse qu’il est curieux de reproduire : « Mais non, dit-il ; il est certain par la révélation que tous les animaux ont également participé à la grâce de la création, que les deux premiers de chaque espèce et de toutes les espèces sont sortis tout formés des mains du Créateur, et l’on doit croire qu’ils étaient tels alors à peu près qu’ils nous sont aujourd’hui représentés par leurs descendants. »

Cette réponse fut sans doute écrite pour éviter les atteintes de la Sorbonne, dont il avait déjà subi les menaces à la suite de la publication de son premier discours. Ce qui en établit le caractère, ce sont les preuves qu’il s’efforce d’accumuler en faveur de l’idée que l’âne n’est qu’un cheval dégénéré. « À considérer, dit-il, cet animal, même avec des yeux attentifs et dans un assez grand détail, il paraît n’être qu’un cheval dégénéré : la parfaite similitude de conformation dans le cerveau, les poumons, l’estomac, le conduit intestinal, le cœur, le foie, les autres viscères, et la grande ressemblance du corps, des jambes, des pieds et du squelette en entier, semblent fonder cette opinion ; l’on pourrait attribuer les légères différences qui se trouvent entre ces deux animaux à l’influence très ancienne du climat, de la nourriture et à la succession fortuite de plusieurs générations de petits chevaux sauvages à demi dégénérés, qui peu à peu avaient encore dégénéré davantage, se seraient ensuite dégradés autant qu’il est possible, et auraient à la fin produit à nos yeux une espèce nouvelle et constante, ou plutôt une succession d’individus semblables, tous constamment viciés de la même façon, et assez différents des chevaux pour pouvoir être regardés comme formant une autre espèce. Ce qui paraît favoriser cette idée c’est que les chevaux varient beaucoup plus que les ânes par la couleur de leur poil ; qu’ils sont par conséquent plus anciennement domestiques, puisque tous les animaux domestiques varient par la couleur beaucoup plus que les animaux sauvages de la même espèce ; que la plupart des chevaux sauvages dont parlent les voyageurs sont de petite taille et ont, comme les ânes, le poil gris, la queue nue, hérissée à l’extrémité, et qu’il y a des chevaux sauvages, et même des chevaux domestiques, qui ont la raie noire sur le dos, et d’autres caractères qui les rapprochent encore des ânes sauvages ou domestiques. »

Buffon n’ignore pas que dans ce cas particulier plus d’une raison empêchent d’admettre que l’âne soit un cheval dégénéré, il cite notamment l’impossibilité d’en obtenir des métis féconds, mais il caresse tellement cette idée de la dégénération qu’il est manifeste qu’elle hantait fortement son esprit. Il en était préoccupé à ce point qu’il lui a consacré un mémoire tout entier, et non des moins remarquables de son œuvre, ainsi que je le montrerai tout à l’heure.

Pour le moment, je me borne à montrer que le fond de sa pensée est manifestement la variabilité des espèces, ou plutôt la non-existence dans la nature des groupes artificiels auxquels les naturalistes donnent le nom d’espèces.

Des citations faites plus haut, il est aisé de dégager les arguments sur lesquels Buffon étayait sa théorie de l’enchaînement de tous les organismes vivants.

Arguments de Buffon en faveur de l’enchaînement des animaux. Le premier argument sur lequel Buffon s’appuie pour admettre l’enchaînement des animaux est tiré des ressemblances qui existent dans l’organisation d’animaux souvent très éloignés en apparence les uns des autres. Je rappellerai ce qu’il dit à propos de l’anatomie du cochon et de l’âne. Mais l’anatomie comparée n’était encore qu’à l’état naissant, on ne savait rien du développement embryogénique des animaux, on ignorait leur structure histologique ; il n’est donc pas étonnant que Buffon n’ait que peu insisté sur les analogies d’organisation qui existent entre les êtres vivants. Cette partie de la question devait être la tâche de notre siècle.

Les espèces intermédiaires. Le deuxième argument est tiré de l’existence des espèces qu’il nomme « ambiguës » et qu’il considère, avec raison, comme « remplissant les intervalles de la chaîne », comme « en formant les nœuds, les points intermédiaires ». Le nombre des espèces « ambiguës, » « intermédiaires » connues à l’époque de Buffon n’était encore que très peu considérable. On ne doit qu’admirer davantage la sagacité dont faisait preuve l’illustre naturaliste en attirant sur elles l’attention, et en signalant l’importance qu’il fallait leur attribuer dans la détermination des rapports qui unissent les uns aux autres les êtres vivants. Dans sa remarquable histoire des mammifères et des oiseaux, il ne laisse jamais passer l’occasion de signaler les espèces qui lui paraissent servir de trait d’union entre des espèces voisines. Le lecteur me pardonnera d’ajouter quelques exemples à la citation que j’ai déjà faite de l’histoire du cochon. À propos d’un oiseau aquatique de Surinam, auquel il donne le nom de grèbe-foulque (Plotus surinamensis Gmel.), il écrit[9] : « La nature trace des traits d’union partout où nous voudrions marquer des intervalles et faire des coupures ; sans quitter brusquement une forme pour passer à une autre, elle emprunte de toutes deux et compose un être mi-parti qui réunit les deux extrêmes et remplit jusqu’au moindre vide de l’ensemble d’un tout où rien n’est isolé. Tels sont les traits de l’oiseau grèbe-foulque jusqu’à ce jour inconnu et qui nous a été envoyé de l’Amérique méridionale ; nous lui avons donné ce nom parce qu’il porte les deux caractères du grèbe et de la foulque. »

L’histoire de l’anhinga (Plotus anhinga L.), oiseau aquatique du Brésil et la Guyane, remarquable par la longueur démesurée de son cou, lui inspire des réflexions qui peuvent paraître un peu enfantines aux savants de notre époque, mais qui n’en indiquent pas moins la préoccupation constante par laquelle il était dominé de rechercher les animaux pouvant servir de passage entre les différents groupes. « Non contente (la nature) de varier le trait primitif de son dessin dans chaque genre, en le fléchissant sous les contours auxquels il pouvait se prêter, ne semble-t-elle pas avoir voulu tracer d’un genre à un autre, et même de chacun à tous les autres, des lignes de communication, des fils de rapprochement et de jonction au moyen desquels rien n’est coupé et tout s’enchaîne, depuis le plus riche et le plus hardi de ses chefs-d’œuvre, jusqu’aux plus simples de ses essais ? Ainsi dans l’histoire des oiseaux, nous avons vu l’autruche, le casoar, le dronte, par le raccourcissement des ailes et la pesanteur du corps, par la grosseur des ossements de leurs jambes, faire la nuance entre les animaux de l’air et ceux de la terre ; nous verrons de même le pingouin, le manchot, oiseaux demi-poissons, se plonger dans les eaux et se mêler avec leurs habitants ; et l’anhinga, dont nous allons parler, nous offre l’image d’un reptile enté sur le corps d’un oiseau ; son cou long et grêle à l’excès, sa petite tête cylindrique roulée en fuseau, de même venue avec le cou, et effilée en un long bec aigu, ressemble à la figure et même au mouvement d’une couleuvre, soit par la manière dont cet oiseau étend brusquement son cou en partant de dessus les arbres, soit par la façon dont il le replie et le lance dans l’eau pour darder les poissons.

» Ces singuliers rapports ont également frappé tous ceux qui ont observé l’anhinga dans son pays natal (le Brésil et la Guyane) ; ils nous frappent de même jusque dans sa dépouille desséchée et conservée dans nos cabinets[10]. »

Il dit[11] du guillemot (Colymbus Troile L.), dont les ailes sont très courtes, qu’il « nous présente les traits par lesquels la nature se prépare à terminer la suite nombreuse des formes variées du genre entier des oiseaux ».

Son histoire des pingouins et des manchots, dont les ailes sont encore plus réduites, commence par les curieuses observations suivantes[12] : « L’oiseau sans ailes est sans doute le moins oiseau qu’il soit possible ; l’imagination ne sépare pas volontiers l’idée du vol du nom d’oiseau ; néanmoins le vol n’est qu’un attribut et non pas une propriété essentielle, puisqu’il existe des quadrupèdes avec des ailes et des oiseaux qui n’en ont point ; il semble donc qu’en ôtant les ailes à l’oiseau c’est en faire une espèce de monstre produit par une erreur ou un oubli de la nature ; mais ce qui nous paraît être un dérangement dans ses plans ou une interruption dans sa marche, en est pour elle l’ordre et la suite, et sert à remplir ses vues dans toute leur étendue : comme elle prive le quadrupède de pieds, elle prive l’oiseau d’ailes, et ce qu’il y a de remarquable elle paraît avoir commencé dans les oiseaux de terre, comme elle finit dans les oiseaux d’eau par cette même défectuosité ; l’autruche est pour ainsi dire sans ailes ; le casoar en est absolument privé, il est couvert de poils et non de plumes, et ces deux grands oiseaux semblent à plusieurs égards s’approcher des animaux terrestres, tandis que les pingouins et les manchots paraissent faire la nuance entre les oiseaux et les poissons ; en effet, ils ont au lieu d’ailes de petits ailerons que l’on dirait couverts d’écaillés plutôt que de plumes, et qui leur servent de nageoires, avec un gros corps uni et cylindrique à l’arrière duquel sont attachées deux larges rames plutôt que deux pieds ; l’impossibilité d’avancer loin sur terre, la fatigue même de s’y tenir autrement que couché, le besoin, l’habitude d’être presque toujours en mer, tout semble rappeler au genre de vie des animaux aquatiques ces oiseaux informes, étrangers aux régions de l’air qu’ils ne peuvent fréquenter, presque également bannis de celles de la terre, et qui paraissent uniquement appartenir à l’élément des eaux.

» Ainsi entre chacune de ses grandes familles, entre les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, la nature a ménagé des points d’union, des lignes de prolongement par lesquelles tout s’approche, tout se lie, tout se tient ; elle envoie la chauve-souris voleter parmi les oiseaux, tandis qu’elle emprisonne le tatou sous le têt d’un crustacé ; elle a construit le moule du cétacé sur le modèle du quadrupède dont elle a seulement tronqué la forme dans le morse, le phoque, qui de la terre où ils naissent, se plongeant dans l’onde, vont se rejoindre à ces mêmes cétacés comme pour démontrer la parenté universelle de toutes les générations sorties du sein de la mère commune ; enfin elle a produit des oiseaux qui, moins oiseaux par le vol que le poisson volant, sont aussi poissons que lui par l’instinct et la manière de vivre. Telles sont les deux familles des pingouins et des manchots. »

Des remarques analogues figurent en tête de son histoire des phoques, morses et lamantins : « Assemblons, dit-il[13], pour un instant, tous les animaux quadrupèdes, faisons-en un groupe, ou plutôt faisons-en une troupe dont les intervalles et les rangs représentent à peu près la promiscuité ou l’éloignement qui se trouve entre chaque espèce ; plaçons au centre les genres les plus nombreux, et sur les flancs, sur les ailes, ceux qui le sont le moins ; resserrons-les tous dans le plus petit espace afin de les mieux voir, et nous trouverons qu’il n’est pas possible d’arrondir cette enceinte ; que, quoique tous les animaux quadrupèdes tiennent entre eux de plus près qu’ils ne tiennent aux autres êtres, il s’en trouve néanmoins un grand nombre qui font des pointes au dehors et semblent s’élancer pour atteindre à d’autres classes de la nature : les singes tendent à s’approcher de l’homme et s’en approchent en effet de très près ; les chauves-souris sont les singes des oiseaux qu’elles imitent par leur vol ; les porcs-épics, les hérissons, par les tuyaux dont ils sont couverts, semblent nous indiquer que les plumes pourraient appartenir à d’autres qu’aux oiseaux ; les tatous par leur têt écailleux s’approchent de la tortue et des crustacés ; les castors par les écailles de leur queue ressemblent aux poissons ; les fourmiliers par leur espèce de bec ou de trompe sans dents et par leur longue langue, nous rappellent encore les oiseaux ; enfin les phoques, les morses et les lamantins font un petit corps à part qui forme la pointe la plus saillante pour arriver aux cétacés. »

À propos des lamantins, il ajoute[14] : « Nous avons dit que la nature semble avoir formé les lamantins pour faire la nuance entre les quadrupèdes amphibies et les cétacés[15] : ces êtres mitoyens, placés au delà des limites de chaque classe, nous paraissent imparfaits, quoiqu’ils ne soient qu’extraordinaires et anormaux ; car en les considérant avec attention, l’on s’aperçoit bientôt qu’ils possèdent tout ce qui leur était nécessaire pour remplir la place qu’ils doivent occuper dans la chaîne des êtres. »

Certes, les analogies signalées par Buffon dans toutes les citations que je viens de faire sont très superficielles et de bien peu d’importance, mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque où Buffon les indiquait, l’anatomie comparée n’existait pour ainsi dire pas encore ; on n’avait encore étudié que les formes extérieures des animaux, et lui-même est le premier qui ait eu l’idée de joindre à la description des formes, de la couleur, de la taille, et des organes extérieurs, celle des organes intérieurs. Ce qu’il faut remarquer dans les observations de Buffon c’est, je le répète, la préoccupation constante d’attirer l’esprit du lecteur sur les formes « intermédiaires », et de tirer de ces formes un argument en faveur de l’enchaînement, de la « parenté universelle » des espèces animales. Il ne laisse échapper aucune occasion de parler de la « parenté », de la « filiation » des êtres vivants. « Nous pourrions, dit-il, quelque part[16], prononcer plus affirmativement, si les limites qui séparent les espèces, ou la chaîne qui les unit, nous étaient mieux connues ; mais qui peut avoir suivi la grande filiation de toutes les généalogies dans la nature ! Il faudrait être né avec elle et avoir, pour ainsi dire, des observations contemporaines. C’est beaucoup, dans le court espace qu’il nous est permis de saisir, d’observer ses passages, d’indiquer ses nuances et de soupçonner les transformations infinies qu’elle a pu subir ou faire depuis les temps immenses qu’elle a travaillé ses ouvrages. »

Il me paraît intéressant de noter ici les formes transitoires qu’il signale, d’une part entre les divers groupes de singes, d’autre part entre les singes et l’homme. Il divise les singes en trois grands groupes : Singes, Babouins et Guenons. Après avoir parlé des singes et des babouins, il dit[17] : « Mais comme la nature ne connaît pas nos définitions, qu’elle n’a jamais rangé ses ouvrages par tas, ni les êtres par genres, que sa marche au contraire va toujours par degrés, et que son plan est nuancé partout et s’étend en tout sens, il doit se trouver entre le genre du singe et celui du babouin quelque espèce intermédiaire qui ne soit précisément ni l’un ni l’autre, et qui cependant participe des deux. Cette espèce intermédiaire existe en effet, et c’est l’animal que nous appelons magot ; il se trouve placé entre nos deux définitions ; il fait la nuance entre les singes et les babouins ; il diffère des premiers en ce qu’il a le museau allongé et de grosses dents canines ; il diffère des seconds parce qu’il n’a réellement point de queue, quoiqu’il ait un petit appendice de peau qui a l’apparence d’une naissance de queue ; il n’est par conséquent ni singe ni babouin, et tient en même temps de la nature des deux. »

Il fait suivre l’énumération des guenons de réflexions analogues[18] : « Et comme la nature est constante dans sa marche, qu’elle ne va jamais par sauts, et que toujours tout est gradué, nuancé, on trouve entre les babouins et les guenons une espèce intermédiaire, comme celle du magot l’est entre les singes et les babouins : l’animal qui remplit cet intervalle, et forme cette espèce intermédiaire, ressemble beaucoup aux guenons, surtout au macaque, et en même temps il a le museau fort large, et la queue courte comme les babouins : ne lui connaissant point de nom, nous l’avons appelé maimon pour le distinguer des autres ; il se trouve à Sumatra ; c’est le seul de tous ces animaux, tant babouins que guenons, dont la queue soit dégarnie de poil ; et c’est par cette raison que les auteurs qui en ont parlé l’ont désigné par la dénomination de singe à queue de cochon, ou de singe à queue de rat. »

Rapports des singes avec l’homme d’après Buffon. Il montre ensuite les rapports qui existent entre les quadrumanes et l’homme : « Les quadrumanes, dit-il[19], remplissent le grand intervalle qui se trouve entre l’homme et les quadrupèdes[20] ; les bimanes sont un terme moyen dans la distance encore plus grande de l’homme aux cétacés ; les bipèdes avec des ailes font la nuance des quadrupèdes aux oiseaux, et les fissipèdes, qui se servent de leurs pieds comme de mains, remplissent tous les degrés qui se trouvent entre les quadrumanes et les quadrupèdes ; mais c’est nous arrêter assez sur cette vue : quelque utile qu’elle puisse être pour la connaissance distincte des animaux, elle l’est encore plus par l’exemple, et par la nouvelle preuve qu’elle nous donne qu’il n’y a aucune de nos définitions qui soit précise, aucun de nos termes généraux qui soit exact, lorsqu’on vient à les appliquer en particulier aux choses ou aux êtres qu’ils représentent. »

Il termine sa Nomenclature des singes par des considérations remarquables, qui sont comme le résumé de toute sa doctrine touchant l’organisation et les rapports des corps inorganiques et des êtres vivants. Je ne puis résister au désir de placer ces magnifiques pages sous les yeux du lecteur, en n’en éliminant que les parties relatives aux questions déjà traitées plus haut.

« L’esprit, dit-il[21], quoique resserré par les sens, quoique souvent abusé par leurs faux rapports, n’en est ni moins pur ni moins actif ; l’homme, qui a voulu savoir, a commencé par les rectifier, par démontrer leurs erreurs ; il les a traités comme des organes mécaniques, des instruments qu’il faut mettre en expérience pour les vérifier et juger de leurs effets : marchant ensuite la balance d’une main et le compas de l’autre, il a mesuré et le temps et l’espace ; il a reconnu tous les dehors de la nature, et ne pouvant en pénétrer l’intérieur par les sens il l’a deviné par comparaison et jugé par analogie ; il a trouvé qu’il existait dans la nutrition. Il a reconnu que l’homme, le quadrupède, le cétacé, l’oiseau, le reptile, l’insecte, l’arbre, la plante, l’herbe, se nourrissent, se développent et se reproduisent par cette même loi ; et que si la manière dont s’exécutent leur nutrition et leur génération paraît si différente, c’est que, quoique dépendante d’une cause générale et commune, elle ne peut s’exercer en particulier que d’une façon relative à la forme de chaque espèce d’êtres ; et chemin faisant (car il a fallu des siècles à l’esprit humain pour arriver à ces grandes vérités, desquelles toutes les autres dépendent), il n’a cessé de comparer les êtres ; il leur a donné des noms particuliers pour les distinguer les uns des autres, et des noms généraux pour les réunir sous un même point de vue ; prenant son corps pour le module physique de tous les êtres vivants, et les ayant mesurés, sondés, comparés dans toutes leurs parties, il a vu que la forme de tout ce qui respire est à peu près la même ; qu’en disséquant le singe on pouvait donner l’anatomie de l’homme ; qu’en prenant un autre animal on trouvait toujours le même fond d’organisation, les mêmes sens, les mêmes viscères, les mêmes os, la même chair, le même mouvement dans les fluides, le même jeu, la même action dans les solides ; il a trouvé dans tous un cœur, des veines et des artères ; dans tous, les mêmes organes de circulation, de respiration, de digestion, de nutrition, d’excrétion ; dans tous, une charpente solide, composée des mêmes pièces à peu près assemblées de la même manière ; et ce plan toujours le même, toujours suivi de l’homme au singe, du singe aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, aux oiseaux, aux poissons, aux reptiles ; ce plan, dis-je, bien saisi par l’esprit humain, est un exemplaire fidèle de la nature vivante, et la vue la plus simple et la plus générale sous laquelle on puisse la considérer : et lorsqu’on veut l’étendre et passer de ce qui vit à ce qui végète on voit ce plan, qui d’abord n’avait varié que par nuances, se déformer par degrés des reptiles aux insectes, des insectes aux vers, des vers aux zoophytes, des zoophytes aux plantes, et quoique altéré dans toutes ses parties extérieures, conserver néanmoins le même fond, le même caractère, dont les traits principaux sont la nutrition, le développement et la reproduction ; traits généraux et communs à toute substance organisée, traits éternels et divins que le temps, loin d’effacer ou de détruire, ne fait que renouveler et rendre plus évidents.

» Si, de ce grand tableau des ressemblances dans lequel l’univers vivant se présente comme ne faisant qu’une même famille, nous passons à celui des différences, où chaque espèce réclame une place isolée et doit avoir son portrait à part, on reconnaîtra qu’à l’exception de quelques espèces majeures, telles que l’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame, le tigre, le lion, qui doivent avoir leur cadre, tous les autres semblent se réunir avec leurs voisins et former des groupes de similitudes dégradées, des genres que nos nomenclateurs ont présentés par un lacis de figures dont les unes se tiennent par les pieds, les autres par les dents, par les cornes, par le poil, et par d’autres rapports encore plus petits. Et ceux mêmes dont la forme nous paraît la plus parfaite, c’est-à-dire la plus approchante de la nôtre, les singes, se présentent ensemble et demandent déjà des yeux attentifs pour être distingués les uns des autres… On verra dans l’histoire de l’orang-outang, que si l’on ne faisait attention qu’à la figure, on pourrait également regarder cet animal comme le premier des singes ou le dernier des hommes, parce qu’à l’exception de l’âme, il ne lui manque rien de tout ce que nous avons, et parce qu’il diffère moins de l’homme par le corps, qu’il ne diffère des autres animaux auxquels on a donné le même nom de singe.

» L’âme, la pensée, la parole ne dépendent donc pas de la forme ou de l’organisation du corps : rien ne prouve mieux que c’est un don particulier et fait à l’homme seul, puisqu’il peut faire ou contrefaire tous les mouvements, toutes les actions humaines, et que cependant il ne fait aucun acte de l’homme[22]. C’est peut-être faute d’éducation, c’est encore faute d’équité dans notre jugement ; vous comparez, dira-t-on, fort injustement le singe des bois avec l’homme des villes ; c’est à côté de l’homme sauvage, de l’homme auquel l’éducation n’a rien transmis, qu’il faut le placer pour les juger l’un et l’autre ; et a-t-on une idée juste de l’homme dans l’état de pure nature ? la tête couverte de cheveux hérissés ou d’une laine crépue ; la face voilée par une longue barbe, surmontée de deux croissants de poils encore plus grossiers, qui par leur largeur et leur saillie raccourcissent le front et lui font perdre son caractère auguste, et non seulement mettent les yeux dans l’ombre, mais les enfoncent et les arrondissent comme ceux des animaux ; les lèvres épaisses et avancées ; le nez aplati ; le regard stupide ou farouche ; les oreilles, le corps et les membres velus ; la peau dure comme un cuir noir ou tanné ; les ongles longs, épais et crochus ; une semelle calleuse, en forme de corne, sous la plante des pieds ; et pour attributs du sexe des mamelles longues et molles, la peau du ventre pendante jusque sur les genoux ; les enfants se vautrant dans l’ordure et se traînant à quatre ; le père et la mère, assis sur leurs talons, tout hideux, tout couverts d’une crasse empestée. Et cette esquisse, tirée d’après le sauvage hottentot, est encore un portrait flatté ; car il y a plus loin de l’homme dans l’état de pure nature à l’Hottentot, que de l’Hottentot à nous : chargez donc encore le tableau si vous voulez comparer le singe à l’homme, ajoutez-y les rapports d’organisation, les convenances de tempérament, l’appétit véhément des singes mâles pour les femmes, la même conformation dans les parties génitales des deux sexes ; l’écoulement périodique dans les femelles, et les mélanges forcés ou volontaires des négresses aux singes, dont le produit est rentré dans l’une ou l’autre espèce ; et voyez, supposé qu’elles ne soient pas la même, combien l’intervalle qui les sépare est difficile à saisir.

» Je l’avoue, si l’on ne devait juger que par la forme, l’espèce du singe pourrait être prise pour une variété dans l’espèce humaine : le Créateur n’a pas voulu faire pour le corps de l’homme un modèle absolument différent de celui de l’animal ; il a compris sa forme, comme celle de tous les animaux, dans un plan général ; mais en même temps qu’il lui a départi cette forme matérielle, semblable à celle du singe, il a pénétré ce corps animal de son souffle divin ; s’il eût fait la même faveur, je ne dis pas au singe, mais à l’espèce la plus vile, à l’animal qui nous paraît le plus mal organisé, cette espèce serait bientôt devenue la rivale de l’homme ; vivifiée par l’esprit, elle eût primé sur les autres ; elle eût pensé, elle eût parlé : quelque ressemblance qu’il y ait donc entre l’Hottentot et le singe, l’intervalle qui les sépare est immense, puisqu’à l’intérieur il est rempli par la pensée, et au dehors par la parole[23]. »

Causes des transformations des organismes d’après Buffon. Pour terminer l’exposé des idées de Buffon sur les espèces et leurs variations, il me reste à montrer quelles causes il attribuait aux transformations des organismes.

On ne peut pas dire que Buffon ait réellement cherché à exposer une théorie complète de la formation des espèces. D’après l’impression que j’ai retirée de la lecture attentive de ses œuvres, je crois pouvoir dire, sans crainte de me tromper, qu’il évitait de se prononcer nettement sur une question dans laquelle il risquait fort de s’exposer à la censure de la Sorbonne. Dans quelques passages, comme dans celui que j’ai reproduit plus haut, il affirme la création des espèces animales et végétales. Cette affirmation est sa sauvegarde contre la Sorbonne, la réponse qu’il prépare aux accusations d’impiété dont il pourrait être l’objet. Ainsi mis à couvert, il parle de la « filiation » de tous les êtres vivants, de leurs « rapports généalogiques », des ressemblances qu’ils offrent dans leurs formes extérieures et dans leur organisation interne, de la vaste chaîne qu’ils forment et dont l’homme occupe le sommet ; il s’attache dans maintes occasions à montrer que telles ou telles espèces sont nées de la transformation de telles ou telles autres, enfin il s’efforce de déterminer les moyens employés par la nature ou par l’homme pour opérer ces transformations. C’est cette dernière partie de sa doctrine qu’il me reste à examiner. Je n’aurai pas de peine à montrer qu’elle n’est pas inférieure aux autres et que sur ce terrain, comme sur les autres, il a non seulement tracé la voie que devaient suivre ses successeurs, mais qu’il y a marqué presque tous les buts qu’ils devaient atteindre.

Le climat
et la nourriture.
Les causes naturelles auxquelles Buffon attribue les transformations subies par les êtres vivants sont particulièrement le climat et la nourriture. Mais, ainsi que nous le verrons, les autres causes de transformation aujourd’hui admises n’avaient pas entièrement échappé à son attention.

Dans son Histoire naturelle du chien[24], c’est à l’influence du climat qu’il attribue la formation des nombreuses races que nous présente cette espèce.

« Et de même, dit-il, que de tous les animaux le chien est celui dont le naturel est le plus susceptible d’impression et se modifie le plus aisément par les causes morales, il est aussi de tous celui dont la nature est le plus sujette aux variétés et aux altérations causées par les influences physiques : le tempérament, les facultés, les habitudes du corps varient prodigieusement ; la forme même n’est pas constante : dans le même pays un chien est très différent d’un autre chien, et l’espèce est, pour ainsi dire, toute différente d’elle-même dans les différents climats. De là cette confusion, ce mélange et cette variété de races si nombreuses qu’on ne peut en faire l’énumération ; de là ces différences si marquées pour la grandeur de la taille, la figure du corps, l’allongement du museau, la forme de la tête, la longueur et la direction des oreilles et de la queue, la couleur, la qualité, la quantité du poil, etc., en sorte qu’il ne reste rien de constant, rien de commun à ces animaux que la conformité de l’organisation intérieure et la faculté de pouvoir tous produire ensemble. Et comme ceux qui diffèrent le plus les uns des autres à tous égards ne laissent pas de produire des individus qui peuvent se perpétuer en produisant eux-mêmes d’autres individus, il est évident que tous les chiens, quelque différents, quelque variés qu’ils soient, ne font qu’une seule et même espèce.

» Mais ce qui est difficile à saisir dans cette nombreuse variété de races différentes, c’est le caractère de la race primitive, de la race originaire, de la race mère de toutes les autres races ; comment reconnaître les effets produits par l’influence du climat, de la nourriture, etc. ; comment les distinguer encore des autres effets, ou plutôt des résultats qui proviennent du mélange de ces différentes races entre elles, dans l’état de liberté ou de domesticité ? »

Dans son discours Sur les animaux sauvages, il insiste longuement sur l’action transformatrice qu’exercent le climat et la nourriture : « Les végétaux qui couvrent cette terre, dit-il[25], et qui y sont encore attachés de plus près que l’animal qui broute participent aussi plus que lui à la nature du climat ; chaque pays, chaque degré de température a ses plantes particulières ; on trouve au pied des Alpes celles de France et d’Italie ; on trouve à leur sommet celles des pays du Nord ; on retrouve ces mêmes plantes du Nord sur les cimes glacées des montagnes d’Afrique. Ainsi la terre fait les plantes, la terre et les plantes font les animaux, la terre, les plantes et les animaux font l’homme, car les qualités des végétaux viennent immédiatement de la terre et de l’air ; le tempérament et les autres qualités relatives des animaux qui paissent l’herbe tiennent de près à celles des plantes dont ils se nourrissent ; enfin, les qualités physiques de l’homme et des animaux, qui vivent sur les autres animaux autant que sur les plantes, dépendent, quoique de plus loin, de ces mêmes causes dont l’influence s’étend jusque sur leur naturel et sur leurs mœurs… Et si l’on considère encore chaque espèce dans différents climats, on y trouvera des variétés sensibles par la grandeur et par la forme ; toutes prennent une teinture plus ou moins forte du climat. Ces changements ne se font que lentement, imperceptiblement ; le grand ouvrier de la nature est le temps ; comme il marche toujours d’un pas égal, uniforme et réglé, il ne fait rien par sauts ; mais par degrés, par nuances, par succession, il fait tout ; et ces changements, d’abord imperceptibles, deviennent peu à peu sensibles et se marquent enfin par des résultats auxquels on ne peut se méprendre. »

Il est impossible, on le voit, de mieux préciser que ne le fait Buffon dans ce passage, le rôle du climat, de la nourriture et du temps dans la transformation des plantes, des animaux et de l’homme.

Dans l’histoire du cheval il insiste sur les variations de couleur déterminées par le climat et la nourriture. « Une autre influence du climat et de la nourriture, dit-il[26], est la variété des couleurs dans la robe des animaux ; ceux qui sont sauvages et qui vivent dans le même climat sont d’une même couleur, qui devient seulement un peu plus claire ou plus foncée dans les différentes saisons de l’année ; ceux, au contraire, qui vivent sous des climats différents sont de couleurs différentes, et les animaux domestiques varient prodigieusement par les couleurs, en sorte qu’il y a des chevaux, des chiens, etc., de toute sorte de poils, au lieu que les cerfs, les lièvres, etc., sont tous de la même couleur : les injures du climat toujours les mêmes, la nourriture toujours la même, produisent dans les animaux sauvages cette uniformité ; le soin de l’homme, la douceur de l’abri, la variété dans la nourriture, effacent et font varier cette couleur dans les animaux domestiques, aussi bien que le mélange des races étrangères, lorsqu’on n’a pas soin d’assortir la couleur du mâle avec celle de la femelle, ce qui produit quelquefois de belles singularités, comme on le voit sur les chevaux pies, où le blanc et le noir sont appliqués d’une manière si bizarre et tranchent l’un sur l’autre si singulièrement qu’il semble que ce ne soit pas l’ouvrage de la nature, mais l’effet du caprice d’un peintre. »

Dans un autre passage de la même histoire, il décrit les variations produites par le climat et la nourriture sur les dimensions de la tête et du corps des chevaux. « On a remarqué que les haras établis dans des terrains secs et légers produisaient des chevaux sobres, légers et vigoureux, avec la jambe nerveuse et la corne dure, tandis que dans les lieux humides et dans les pâturages les plus gras ils ont presque tous la tête grosse et pesante, le corps épais, les jambes chargées, la corne mauvaise et les pieds plats : ces différences viennent de celles du climat et de la nourriture, ce qui peut s’entendre aisément. »

Dans l’histoire du lièvre, il insiste sur l’influence que le climat fait subir à cet animal, dont l’espèce est cependant très répandue. « La nature du terroir, dit-il[27], influe sur ces animaux comme sur tous les autres : les lièvres de montagnes sont plus grands et plus gros que les lièvres de plaine ; ils sont aussi de couleur différente ; ceux de montagne sont plus blancs sur le corps et ont plus de blanc sous le cou que ceux de plaine, qui sont presque rouges. Dans les hautes montagnes et dans les pays du Nord ils deviennent blancs pendant l’hiver et reprennent en été leur couleur ordinaire. Les lièvres des pays chauds, d’Italie, d’Espagne, de Barbarie, sont plus petits que ceux de France et des autres pays plus septentrionaux. »

Dans l’histoire du lion, il dit des animaux[28] : « Chacun a son pays, sa patrie naturelle, dans laquelle chacun est retenu par nécessité physique. Chacun est fils de la terre qu’il habite, et c’est dans ce sens qu’on doit dire que tel ou tel animal est originaire de tel ou tel climat. »

Buffon admettait, ainsi que nous l’avons montré plus haut, que les diverses parties de la terre n’ont pas toujours eu le même climat ; il en concluait que les animaux d’un même pays avaient dû se modifier avec le climat : « Lorsque, dit-il[29], par des révolutions sur le globe ou par la force de l’homme ils (les animaux) ont été contraints d’abandonner leur terre natale, qu’ils ont été chassés ou relégués dans des climats éloignés ; leur nature a subi des altérations si grandes et si profondes qu’elle n’est pas reconnaissable à la première vue, et que pour la juger il faut avoir recours à l’inspection la plus attentive et même aux expériences et à l’analogie. »

Les variétés de l’espèce humaine d’après Buffon. C’est surtout à propos de l’espèce humaine qu’il insiste sur l’influence du climat et de la nourriture comme causes productrices des variations.

« Dès que l’homme, dit-il[30], a commencé à changer de ciel, et qu’il s’est répandu de climats en climats, sa nature a subi des altérations ; elles ont été légères dans les contrées tempérées que nous supposons voisines du lieu de son origine ; mais elles ont augmenté à mesure qu’il s’en est éloigné, et lorsque, après des siècles écoulés, des continents traversés et des générations déjà dégénérées sous l’influence des différentes terres, il a voulu s’habituer dans les climats extrêmes, et peupler les sables du Midi et les glaces du Nord, les changements sont devenus si grands et si sensibles qu’il y aurait lieu de croire que le nègre, le lapon et le blanc forment des espèces différentes. » Mais Buffon croit à l’unité de l’espèce humaine et toutes les variations que l’homme présente ne constituent à ses yeux que des races. Cette opinion, aujourd’hui admise par tous les naturalistes a été récemment l’objet de luttes acharnées entre eux. Pendant plus d’un demi-siècle, monogénistes et polygénistes, c’est-à-dire partisans d’une seule espèce et partisans de plusieurs espèces humaines, ont rompu des milliers de lances. Buffon et les monogénistes l’ont enfin emporté ou plutôt, depuis que la théorie du transformisme s’est répandue, le mot « espèce » ayant perdu de son importance au point de n’avoir plus qu’une valeur conventionnelle, on a cessé de se quereller pour une question que Buffon avait résolue du premier coup, en mettant sur le compte des circonstances extérieures toutes les variétés d’hommes que nous connaissons.

Influence du climat. Buffon fait remarquer, avec raison, que l’homme a subi beaucoup moins que les autres animaux l’influence des climats parce qu’il a su trouver les moyens de se mettre à l’abri des vicissitudes de l’atmosphère. « Il s’est pour ainsi dire soumis les éléments ; par un seul signe de son intelligence il a produit celui du feu, qui n’existait pas sur la surface de la terre ; il a su se vêtir, s’abriter, se loger, il a compensé par l’esprit toutes les facultés qui manquent à la matière[31] ; et sans être ni si fort, ni si grand, ni si robuste que la plupart des animaux, il a su les vaincre, les dompter, les subjuguer, les confiner, les chasser, et s’emparer des espaces que la nature semblait leur avoir exclusivement départis. » Dans un autre ouvrage[32] il dit encore à propos de la résistance de l’homme à l’action du milieu extérieur : « L’homme se défend mieux que l’animal de l’intempérie du climat ; il se loge, il se vêtit convenablement aux saisons ; sa nourriture est aussi beaucoup plus variée, et par conséquent elle n’influe pas de la même façon sur tous les individus. »

Malgré cela, l’homme a subi d’une façon profonde l’influence du climat, de la nourriture et des mœurs auxquelles il a été soumis. « Les grandes différences, dit-il[33], c’est-à-dire les principales variétés dépendent entièrement de l’influence du climat. On doit entendre par climat non seulement la latitude plus ou moins élevée, mais aussi la hauteur et la dépression des terres, leur voisinage ou leur éloignement des mers, leur situation par rapport aux vents, et surtout au vent d’est, toutes les circonstances en un mot, qui concourent à former la température de chaque contrée ; car c’est de cette température, plus ou moins chaude ou froide, humide ou sèche, que dépend non seulement la couleur des hommes, mais l’existence même des espèces d’animaux et de plantes qui tous affectent de certaines contrées et ne se trouvent pas dans d’autres ; c’est de cette même température que dépend par conséquent la différence de la nourriture des hommes, seconde cause qui influe beaucoup sur leur tempérament, leur naturel, leur grandeur et leur force. »

Il dit encore, dans son remarquable mémoire sur les Variétés dans l’espèce humaine[34] : « On peut donc regarder le climat comme la cause première et presque unique de la couleur des hommes ; mais la nourriture, qui fait à la couleur beaucoup moins que le climat, fait beaucoup à la forme. Des nourritures grossières, malsaines ou mal préparées peuvent faire dégénérer l’espèce humaine : tous les peuples qui vivent misérablement sont laids et mal faits ; chez nous-mêmes les gens de la campagne sont plus laids que ceux des villes, et j’ai souvent remarqué que dans les villages où la pauvreté est moins grande que dans les autres villages voisins, les hommes y sont aussi mieux faits et les visages moins laids. L’air et la terre influent beaucoup sur la forme des hommes, des animaux, des plantes : qu’on examine dans le même canton les hommes qui habitent les terres élevées, comme les coteaux ou le dessus des collines, et qu’on les compare avec ceux qui occupent le milieu des vallées voisines, on trouvera que les premiers sont agiles, dispos, bien faits, spirituels, et que les femmes y sont communément jolies, au lieu que dans le plat pays, où la terre est grosse, l’air épais, et l’eau moins pure, les paysans sont grossiers, pesants, mal faits, stupides, et les paysannes presque toutes laides. Qu’on amène des chevaux d’Espagne ou de Barbarie en France, il ne sera pas possible de perpétuer leur race ; ils commencent à dégénérer dès la première génération, et à la troisième ou quatrième ces chevaux de race barbe ou espagnole, sans aucun mélange avec d’autres races, ne laisseront pas de devenir des chevaux français : en sorte que, pour perpétuer les beaux chevaux, on est obligé de croiser les races, en faisant venir de nouveaux étalons d’Espagne ou de Barbarie. Le climat et la nourriture influent donc sur la forme des animaux d’une manière si marquée, qu’on ne peut pas douter de leurs effets ; et quoiqu’ils soient moins prompts, moins apparents et moins sensibles sur les hommes, nous devons conclure par analogie que ces effets ont lieu dans l’espèce humaine, et qu’ils se manifestent par les variétés qu’on y trouve. »

Influence de la nourriture. Dans un autre mémoire[35], il distingue avec soin les variations produites par le climat de celles qu’il attribue à la nourriture : « La couleur de la peau, des cheveux et des yeux varie par la seule influence du climat ; les autres changements, tels que ceux de la taille, de la forme des traits et de la qualité des cheveux ne me paraissent pas dépendre de cette seule cause ; car dans la race des nègres, lesquels, comme l’on sait ont pour la plupart la tête couverte d’une laine crépue, le nez épaté, les lèvres épaisses, on trouve des nations entières avec de longs et vrais cheveux, avec des traits réguliers ; et si l’on comparait dans la race des blancs le Danois au Calmouck, ou seulement le Finlandais au Lapon dont il est voisin, on trouverait entre eux autant de différence pour les traits et la taille qu’il y en a dans la race des noirs ; par conséquent, il faut admettre pour ces altérations, qui sont plus profondes que les premières, quelques autres causes réunies avec celles du climat ; la plus générale et la plus directe est la qualité de la nourriture ; c’est principalement par les aliments que l’homme reçoit l’influence de la terre qu’il habite, celle de l’air et du ciel agit plus superficiellement ; et tandis qu’elle altère la surface la plus extérieure en changeant la couleur de la peau, la nourriture agit sur la forme intérieure par ses propriétés qui sont constamment relatives à celles de la terre qui la produit. On voit dans le même pays des différences marquées entre les hommes qui en occupent les hauteurs et ceux qui demeurent dans les lieux bas ; les habitants de la montagne sont toujours mieux faits, plus vifs et plus beaux que ceux de la vallée ; à plus forte raison dans des climats éloignés du climat primitif, dans des climats où les herbes, les fruits, les grains et la chair des animaux sont de qualité et même de substance différentes, les hommes qui s’en nourrissent doivent devenir différents. Ces impressions ne se font pas subitement ni même dans l’espace de quelques années ; il faut du temps pour que l’homme reçoive la teinture du ciel, il en faut encore plus pour que la terre lui transmette ses qualités ; et il a fallu des siècles joints à un usage toujours constant des mêmes nourritures pour influer sur la forme des traits, sur la grandeur du corps, sur la substance des cheveux, et produire ces altérations intérieures, qui, s’étant ensuite perpétuées par la génération, sont devenues les caractères généraux et constants auxquels on reconnaît les races et même les nations différentes qui composent le genre humain. Dans les animaux, ces effets sont plus prompts et plus grands : parce qu’ils tiennent à la terre de bien plus près que l’homme ; parce que leur nourriture étant plus uniforme, plus constamment la même, et n’étant nullement préparée, la qualité en est plus décidée et l’influence plus forte ; parce que d’ailleurs les animaux ne pouvant ni se vêtir, ni s’abriter, ni faire usage de l’élément du feu pour se réchauffer, ils demeurent vivement exposés et pleinement livrés à l’action de l’air et à toutes les intempéries. »

Influence des mœurs. Relativement à l’influence des mœurs sur la production des caractères particuliers aux diverses races humaines, il écrit : « Il paraît que la couleur dépend beaucoup du climat, sans cependant qu’on puisse dire qu’elle en dépende entièrement ; il y a en effet plusieurs causes qui doivent influer sur la couleur et même sur la forme du corps et des traits des différents peuples : l’une des principales est la nourriture, et nous examinerons dans la suite les changements qu’elle peut occasionner. Une autre qui ne laisse pas de produire son effet sont les mœurs ou la manière de vivre ; un peuple policé qui vit dans une certaine aisance, qui est accoutumé à une vie réglée, douce et tranquille, qui par les soins d’un bon gouvernement est à l’abri d’une certaine misère et ne peut manquer des choses de première nécessité, sera par cette seule raison composé d’hommes plus forts, plus beaux et mieux faits qu’une nation sauvage et indépendante, où chaque individu, ne tirant aucun secours de la société, est obligé de pourvoir à sa subsistance, de souffrir alternativement la faim ou les excès d’une nourriture souvent mauvaise, de s’épuiser de travaux ou de lassitude, d’éprouver les rigueurs du climat sans pouvoir s’en garantir, d’agir en un mot plus souvent comme animal que comme homme. En supposant ces deux différents peuples sous un même climat, on peut croire que les hommes de la nation sauvage seraient plus basanés, plus laids, plus petits, plus ridés que ceux de la nation policée. S’ils avaient quelque avantage sur ceux-ci, ce serait par la force ou plutôt par la dureté de leur corps ; il pourrait se faire aussi qu’il y eût dans cette nation sauvage beaucoup moins de bossus, de boiteux, de sourds, de louches, etc. Ces hommes défectueux vivent et même se multiplient dans une nation policée où l’on se supporte les uns les autres, où le fort ne peut rien contre le faible, où les qualités du corps font beaucoup moins que celles de l’esprit ; mais dans un peuple sauvage, comme chaque individu ne subsiste, ne vit, ne se défend que par ses qualités corporelles, son adresse et sa force, ceux qui sont malheureusement nés faibles, défectueux, ou qui deviennent incommodés, cessent bientôt de faire partie de la nation.

» J’admettrais donc trois causes qui toutes trois concourent à produire les variétés que nous remarquons dans les différents peuples de la terre. La première est l’influence du climat ; la seconde, qui tient beaucoup à la première, est la nourriture ; et la troisième, qui tient peut-être encore plus à la seconde, sont les mœurs. »

Buffon saisit toutes les occasions qui se présentent à lui de mettre en lumière les variations simultanées produites par le climat, la nourriture et les autres conditions de la vie, chez l’homme et chez les animaux. Il résume ces considérations, dans l’histoire du chat, de la façon suivante[36] : « On a vu dans l’histoire de chaque animal domestique combien l’éducation, l’abri, le soin, la main de l’homme, influent sur le naturel, sur les mœurs, et même sur la forme des animaux. On a vu que ces causes, jointes à l’influence du climat, modifient, altèrent et changent les espèces au point d’être différentes de ce qu’elles étaient originairement, et rendent les individus si différents entre eux, dans le même temps et dans la même espèce, qu’on aurait raison de les regarder comme des animaux différents, s’ils ne conservaient pas la faculté de produire ensemble des individus féconds, ce qui fait le caractère essentiel et unique de l’espèce. On a vu que les différentes races de ces animaux domestiques suivent dans les différents climats le même ordre à peu près que les races humaines ; qu’ils sont, comme les hommes, plus forts, plus grands et plus courageux dans les pays froids, plus civilisés, plus doux dans le climat tempéré, plus lâches, plus faibles et plus laids dans les climats trop chauds ; que c’est encore dans les climats tempérés et chez les peuples les plus policés que se trouvent la plus grande diversité, le plus grand mélange et les plus nombreuses variétés dans chaque espèce ; et, ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est qu’il y a dans les animaux plusieurs signes évidents de l’ancienneté de leur esclavage : les oreilles pendantes, les couleurs variées, les poils longs et fins, sont autant d’effets produits par le temps, ou plutôt par la longue durée de leur domesticité. Presque tous les animaux libres et sauvages ont les oreilles droites ; le sanglier les a droites et raides, le cochon domestique les a inclinées et demi-pendantes. Chez les Lapons, chez les sauvages de l’Amérique, chez les Hottentots, chez les nègres et les autres peuples non policés tous les chiens ont les oreilles droites ; au lieu qu’en Espagne, en France, en Angleterre, en Turquie, en Perse, à la Chine, et dans tous les pays civilisés, la plupart les ont molles et pendantes. Les chats domestiques n’ont pas les oreilles si raides que les chats sauvages, et l’on voit qu’à la Chine, qui est un empire très anciennement policé et où le climat est fort doux, il y a des chats domestiques à oreilles pendantes. C’est par cette même raison que la chèvre d’Angora, qui a les oreilles pendantes, doit être regardée, entre toutes les chèvres, comme celle qui s’éloigne le plus de l’état de nature : l’influence si générale et si marquée du climat de Syrie, jointe à la domesticité de ces animaux chez un peuple très anciennement policé, aura produit avec le temps cette variété, qui ne se maintiendrait pas dans un autre climat. Les chèvres d’Angora, nées en France, n’ont pas les oreilles aussi longues ni aussi pendantes qu’en Syrie, et reprendraient vraisemblablement les oreilles et le poil de nos chèvres après un certain nombre de générations. »

Influence de la domestication. Buffon n’ignorait pas, on l’a vu déjà par les citations précédentes, que les animaux domestiques varient beaucoup plus facilement que les animaux sauvages. Dans plusieurs de ses mémoires il revient sur cette importante question ; et l’on peut dire que tous les auteurs contemporains, et particulièrement Darwin, dans son très beau livre sur les « Variations des animaux et des plantes sous l’influence de la domestication », n’ont fait que paraphraser les idées du naturaliste français du xviiie siècle. « On trouvera, dit-il[37], sur tous les animaux esclaves les stigmates de leur captivité et l’empreinte de leurs fers ; on verra que ces plaies sont d’autant plus grandes, d’autant plus incurables, qu’elles sont plus anciennes, et que, dans l’état où nous les avons réduits, il ne serait peut-être plus facile de les réhabiliter ni de leur rendre leur forme primitive et les autres attributs de nature que nous leur avons enlevés. »

Il dit dans l’histoire du chien[38] : « Ceux (les animaux) que l’homme s’est soumis, ceux qu’il a transportés de climats en climats, ceux dont il a changé la nourriture, les habitudes et la manière de vivre, ont aussi dû changer pour la forme plus que tous les autres ; et l’on trouve en effet bien plus de variété dans les espèces d’animaux domestiques que dans celles des animaux sauvages. Et comme parmi les animaux domestiques le chien est, de tous, celui qui s’est attaché à l’homme de plus près ; celui qui, vivant comme l’homme, vit aussi le plus irrégulièrement ; celui dans lequel le sentiment domine assez pour le rendre docile, obéissant et susceptible de toute impression, et même de toute contrainte, il n’est pas étonnant que de tous les animaux, ce soit aussi celui dans lequel on trouve les plus grandes variétés pour la figure, pour la taille, pour la couleur et pour les autres qualités. »

Il me paraît inutile de mettre ici en relief tous les caractères que Buffon signale comme susceptibles de varier sous l’influence de la domestication. Il insiste particulièrement sur la taille, la forme, la couleur, la nature du poil, des cornes, etc. (Voy. à cet égard, t. IV, p. 473, ce qu’il dit des transformations subies par nos brebis, nos bœufs, nos chiens, etc.) Là se trouve la base de toutes les observations publiées par Darwin.

Il insiste sur la difficulté qu’il y aurait à retrouver la forme primitive de nos chiens, de notre blé, etc., à cause des transformations profondes qu’ils ont subies sous l’influence de la domestication : « Les espèces, dit-il[39], que l’homme a beaucoup travaillées, tant dans les végétaux que dans les animaux, sont donc celles qui de toutes se sont le plus altérées ; et comme quelquefois elles le sont au point qu’on ne peut reconnaître leur forme primitive, comme dans le blé, qui ne ressemble plus à la plante dont il a tiré son origine, il ne serait pas impossible que dans la nombreuse variété des chiens que nous voyons aujourd’hui il n’y en eut pas un seul de semblable au premier chien, ou plutôt au premier animal de cette espèce, qui s’est peut-être beaucoup altérée depuis la création, et dont la souche a pu par conséquent être très différente des races qui subsistent actuellement, quoique ces races en soient originairement toutes également provenues. »

Il n’ignore pas cependant que les plantes et les animaux rendus à l’état sauvage, c’est-à-dire aux conditions de milieu dans lesquelles ont vécu leurs ancêtres font retour, dans une certaine mesure, à la forme primitive ; il émet même l’idée qu’avec certaines plantes, le blé, par exemple, on pourrait arriver, en les abandonnant à l’état sauvage, à voir reparaître la forme d’où l’homme les a tirées, mais il insiste sur la difficulté de réaliser de pareilles espérances, surtout quand il s’agit d’animaux qui s’accouplent à leur guise et qui nous échappent facilement[40].

Variations plus fréquentes chez les animaux et végétaux à reproduction rapide. Il fait ressortir, à ce propos, la différence considérable qui existe, au point de vue de la production des variétés, entre les animaux qui se reproduisent lentement et ceux dont la reproduction est rapide, et il montre que parmi les premiers figurent tous les animaux de grande taille, tandis que parmi les seconds se trouvent tous les animaux de petite taille, et il insiste sur le fait que les espèces sont beaucoup moins tranchées parmi les derniers que parmi les premiers. « Les petits animaux éphémères, dit-il[41], et dont la vie est si courte qu’ils se renouvellent tous les ans par la génération, sont infiniment plus sujets que les autres animaux aux variétés et aux altérations de tout genre : il en est de même des plantes annuelles en comparaison des autres végétaux ; il y en a même dont la nature est, pour ainsi dire, artificielle et factice. Le blé, par exemple, est une plante que l’homme a changée au point qu’elle n’existe nulle part dans l’état de nature : on voit bien qu’il a quelque rapport avec l’ivraie, avec les gramens, les chiendents, et quelques autres herbes des prairies ; mais on ignore à laquelle de ces herbes on doit le rapporter ; et comme il se renouvelle tous les ans, et que, servant de nourriture à l’homme, il est de toutes les plantes celle qu’il a le plus travaillée, il est aussi de toutes celle dont la nature est la plus altérée. L’homme peut donc non seulement faire servir à ses besoins, à son usage, tous les individus de l’univers ; mais il peut encore, avec le temps, changer, modifier et perfectionner les espèces ; c’est même le plus beau droit qu’il ait sur la nature. Avoir transformé une herbe stérile en blé est une espèce de création dont cependant il ne doit pas s’enorgueillir, puisque ce n’est qu’à la sueur de son front et par des cultures réitérées qu’il peut tirer du sein de la terre ce pain souverain qui fait sa subsistance ».

Influence du croisement. Buffon attribue une grande importance au croisement des races et des espèces comme cause de production de races et d’espèces nouvelles.

Variations moins fréquentes dans les espèces monogames. Il insiste sur la nécessité de croiser les familles, les races et les individus provenant de localités différentes. Il est un autre détail d’observation que je veux signaler ici parce qu’il témoigne de la grande sagacité de son esprit. Il fait remarquer[42] que « dans les espèces, comme celle du chevreuil, où le mâle s’attache à sa femelle et ne la change pas, les petits démontrent la constante fidélité de leurs parents par leur entière ressemblance entre eux », tandis que « dans celles, au contraire, où les femelles changent souvent de mâle, comme dans celle du cerf, il se trouve des variétés assez nombreuses ».

Variations plus grandes dans les espèces qui produisent beaucoup de petits. Il note encore la fréquence plus grande des variations individuelles dans les espèces qui produisent un plus grand nombre de petits, « comme dans la nature il n’y a pas un seul individu qui soit parfaitement ressemblant à un autre, il se trouve d’autant plus de variétés dans les animaux que le nombre de leurs produits est plus grand et plus fréquent. Dans les espèces où la femelle produit cinq ou six petits, trois ou quatre fois par an, de mâles différents, il est nécessaire que le nombre des variétés soit beaucoup plus grand que dans celles où le produit est annuel et unique ; aussi les espèces inférieures, les petits animaux, qui tous produisent plus souvent et en plus grand nombre que ceux des espèces majeures, sont-elles sujettes à plus de variétés ».

L’hybridité d’après Buffon. Enfin, il s’occupe, dans un grand nombre de parties de son œuvre, de la question, tant débattue à toutes les époques, de l’hybridité, c’est-à-dire du croisement des races et des espèces. En s’en tenant à la lettre, on pourrait dire qu’il admet le croisement indéfiniment fécond des races, tandis qu’il croit à l’infécondité des produits issus du croisement des animaux appartenant à des espèces distinctes. Il insiste en maints passages, sur ce fait que les animaux de même espèce peuvent s’accoupler en donnant des produits indéfiniment féconds, tandis qu’il cite plus d’une expérience d’impossibilité d’accouplement des animaux d’espèces distinctes ou d’accouplement suivi de produits inféconds, mais il fournit lui-même d’autres expériences, dans lesquelles des animaux d’espèces manifestement distinctes ont donné des produits indéfiniment féconds. Dans son remarquable mémoire sur les mulets, il cite des faits de croisement de la brebis avec le bouc ayant donné des produits féconds ; il cite aussi des exemples de mulet mâle ayant donné des petits avec des juments, et de chevaux en ayant produit avec la mule. Il insiste sur le fait que les serins et les chardonnerets, qui sont manifestement d’espèces différentes, donnent des petits indéfiniment féconds ; sur celui de mulets engendrés par le croisement de la louve avec le chien, etc. J’ai à peine besoin d’ajouter que le nombre des croisements d’espèces animales ou végétales donnant des produits indéfiniment féconds augmente chaque jour. Je me bornerai à citer le léporide, très fécond, obtenu par le croisement du lièvre et du lapin, le produit également fécond du mouton et de la chèvre que l’on élève au Chili depuis de nombreuses années. Rien n’est donc mieux démontré que la possibilité de croiser des espèces distinctes pour obtenir des espèces intermédiaires. Mais ce qui me paraît curieux à signaler ici, c’est la façon dont Buffon cherche à expliquer pourquoi le croisement des espèces n’est pas toujours possible et ne donne que rarement des produits féconds.

Explication de l’infécondité habituelle des métis d’après Buffon. Il commence par affirmer « qu’aucun animal provenant de deux espèces distinctes n’est absolument infécond ». Mais il fait remarquer que les différentes espèces ne sont pas également fécondes, que les espèces les plus petites sont beaucoup plus prolifiques que les grandes[43] : « Tous les mulets, dit le préjugé, sont des animaux viciés qui ne peuvent produire ; aucun animal, quoique provenant de diverses espèces, n’est absolument infécond, disent l’expérience et la raison : tous, au contraire, peuvent produire, et il n’y a de différence que du plus au moins ; seulement on doit observer que dans les espèces pures, ainsi que dans les espèces mixtes, il y a de grandes différences dans la fécondité. Dans les premières, les unes, comme les poissons, les insectes, etc., se multiplient chaque année par milliers, par centaines ; d’autres, comme les oiseaux et les petits animaux quadrupèdes, se reproduisent par vingtaines, par douzaines ; d’autres enfin, comme l’homme et tous les grands animaux, ne se reproduisent qu’un à un. Le nombre dans la production est, pour ainsi dire, en raison inverse de la grandeur des animaux. Le cheval et l’âne ne produisent qu’un par an, et dans le même espace de temps les souris, les mulots, les cochons d’Inde, produisent trente ou quarante. La fécondité de ces petits animaux est donc trente ou quarante fois plus grande ; et en faisant une échelle des différents degrés de fécondité, les petits animaux que nous venons de nommer seront aux points les plus élevés, tandis que le cheval, ainsi que l’âne, se trouveront presque au terme de la moindre fécondité, car il n’y a guère que l’éléphant qui soit encore moins fécond. »

Il fait remarquer aussi que les espèces domestiques sont beaucoup plus fécondes que les espèces sauvages et qu’il en est de même parmi les hommes[44].

» Dans les animaux domestiques soignés et bien nourris, la multiplication est plus grande que dans les animaux sauvages : on le voit par l’exemple des chats et des chiens, qui produisent dans nos maisons plusieurs fois par an, tandis que le chat sauvage et le chien abandonné à la seule nature ne produisent qu’une seule fois chaque année. On le voit encore mieux par l’exemple des oiseaux domestiques : y a-t-il dans aucune espèce d’oiseaux libres une fécondité comparable à celle d’une poule bien nourrie, bien fêtée par son coq ? Et dans l’espèce humaine quelle différence entre la chétive propagation des sauvages et l’immense population des nations civilisées et bien gouvernées ? mais nous ne parlons ici que de la fécondité naturelle aux animaux dans leur état de pleine liberté ; on en verra d’un coup d’œil les rapports dans la table suivante, de laquelle on pourra tirer quelques conséquences utiles à l’histoire naturelle. »

Il insiste à tort ou à raison sur ce que « l’ardeur du tempérament dans le mâle est nécessaire pour la bonne génération, et surtout pour la nombreuse multiplication », tandis qu’elle nuit au contraire dans la femelle, et l’empêche presque toujours « de retenir et de concevoir[45] ». À l’appui de cette proposition il ajoute : « Ce fait est généralement vrai, soit dans les animaux, soit dans l’espèce humaine : les femmes les plus froides avec les hommes les plus chauds engendrent un grand nombre d’enfants ; il est rare, au contraire, qu’une femme produise, si elle est trop sensible au physique de l’amour. L’acte par lequel on arrive à la génération n’est alors qu’une fleur sans fruit, un plaisir sans effet ; mais aussi dans la plupart des femmes qui sont purement passives, c’est un fruit qui se produit sans fleur ; car l’effet de cet acte est d’autant plus sûr, qu’il est moins troublé dans la femelle par les convulsions du plaisir : elles sont si marquées dans quelques-unes, et même si nuisibles à la conception dans quelques femelles, telles que l’ânesse, qu’on est obligé de leur jeter de l’eau sur la croupe ou même de les frapper rudement pour les calmer ; sans ce secours désagréable elles ne deviendraient pas mères, ou du moins ne le deviendraient que fort tard, lorsque dans un âge plus avancé la grande ardeur du tempérament serait éteinte ou ne subsisterait qu’en partie. On est quelquefois obligé de se servir des mêmes moyens pour faire concevoir les juments.

» Mais, dira-t-on, les chiennes et les chattes, qui paraissent être encore plus ardentes en amour que la jument et l’ânesse, ne manquent néanmoins jamais de concevoir ; le fait que vous avancez sur l’infécondité des femelles trop ardentes en amour n’est donc pas général et souffre de grandes exceptions. Je réponds que l’exemple des chiennes et des chattes, au lieu de faire une exception à la règle, en serait plutôt une confirmation ; car, à quelque excès qu’on veuille supposer les convulsions intérieures des organes de la chienne, elles ont tout le temps de se calmer pendant la longue durée du temps qui se passe entre l’acte consommé et la retraite du mâle, qui ne peut se séparer tant que subsiste le gonflement et l’irritation des parties ; il en est de même de la chatte, qui, de toutes les femelles, paraît être la plus ardente, puisqu’elle appelle ses mâles par des cris lamentables d’amour qui annoncent le plus pressant besoin, mais c’est comme pour le chien par une autre raison de conformation dans le mâle que cette femelle si ardente ne manque jamais de concevoir ; son plaisir très vif dans l’accouplement est nécessairement mêlé d’une douleur presque aussi vive. Le gland du chat est hérissé d’épines plus grosses et plus poignantes que celles de sa langue, qui, comme l’on sait, est rude au point d’offenser la peau ; dès lors l’intromission ne peut être que fort douloureuse pour la femelle, qui s’en plaint et l’annonce hautement par des cris encore plus perçants que les premiers ; la douleur est si vive que la chatte fait en ce moment tous ses efforts pour échapper, et le chat pour la retenir est forcé de la saisir sur le cou avec ses dents et de contraindre et soumettre ainsi par la force cette même femelle amenée par l’amour. »

Il essaie ensuite, à l’aide des faits ou des idées précédentes, d’expliquer l’inégalité de fécondité des hybrides qu’il nomme espèces mixtes pour bien montrer qu’il les considère comme de véritables espèces. Après avoir dit que cette fécondité est toujours moindre que celle des espèces pures, il ajoute : « On en verra clairement la raison par une simple supposition. Que l’on supprime, par exemple, tous les mâles dans l’espèce du cheval et toutes les femelles dans celle de l’âne, ou bien tous les mâles dans l’espèce de l’âne, et toutes les femelles dans celle du cheval, il ne naîtra plus que des animaux mixtes, que nous avons appelés mulets et bardots, et ils naîtront en moindre nombre que les chevaux ou les ânes, puisqu’il y a moins de convenances, moins de rapports de nature entre le cheval et l’ânesse ou l’âne et la jument qu’entre l’âne et l’ânesse ou le cheval et la jument. Dans le réel, c’est le nombre des convenances ou des disconvenances qui constitue ou sépare les espèces, et puisque celle de l’âne se trouve de tout temps séparée de celle du cheval, il est clair qu’en mêlant ces deux espèces, soit par les mâles, soit par les femelles, on diminue le nombre des convenances qui constituent l’espèce. Donc les mâles engendreront et les femelles produiront plus difficilement, plus rarement en conséquence de leur mélange ; et même ces espèces mélangées ne produiraient point du tout si leurs disconvenances étaient un peu plus grandes. Les mulets de toute sorte seront donc toujours rares dans l’état de nature, car ce n’est qu’au défaut de sa femelle naturelle qu’un animal de quelque espèce qu’il soit recherchera une autre femelle moins convenable pour lui, et à laquelle il conviendrait moins aussi que son mâle naturel. Et quand même ces deux animaux d’espèces différentes s’approcheraient sans répugnance et se joindraient avec quelque empressement dans les temps du besoin de l’amour, leur produit ne sera ni aussi certain ni aussi fréquent que dans l’espèce pure, où le nombre beaucoup plus grand de ces mêmes convenances fonde les rapports de l’appétit physique et en multiplie toutes les sensations. Or ce produit sera d’autant moins fréquent dans l’espèce mêlée que la fécondité sera moindre dans les deux espèces pures dont on fera le mélange ; et le produit ultérieur de ces animaux mixtes provenus des espèces mêlées sera encore beaucoup plus rare que le premier, parce que l’animal mixte, héritier, pour ainsi dire, de la disconvenance de nature qui se trouve entre ses père et mère, et n’étant lui-même d’aucune espèce, n’a parfaite convenance de nature avec aucune. Par exemple, je suis persuadé que le bardot couvrirait en vain sa femelle bardot et qu’il ne résulterait rien de cet accouplement ; d’abord par la raison générale que je viens d’exposer, ensuite par la raison particulière du peu de fécondité dans les deux espèces dont cet animal mixte provient, et enfin par la raison encore plus particulière des causes qui empêchent souvent l’ânesse de concevoir avec son mâle, et à plus forte raison avec un mâle d’une autre espèce ; je ne crois donc pas que ces petits mulets provenant du cheval et de l’ânesse puissent produire entre eux, ni qu’ils aient jamais formé lignée, parce qu’ils me paraissent réunir toutes les disconvenances qui doivent amener l’infécondité. Mais je ne prononcerai pas aussi affirmativement sur la nullité du produit de la mule et du mulet, parce que des trois causes d’infécondité que nous venons d’exposer la dernière n’a pas ici tout son effet ; car la jument concevant plus facilement que l’ânesse, et l’âne étant plus ardent, plus chaud que le cheval, leur puissance respective de fécondité est plus grande et leur produit moins rare que celui de l’ânesse et du cheval ; par conséquent le mulet sera moins infécond que le bardot ; néanmoins je doute beaucoup que le mulet ait jamais engendré avec la mule, et je présume, d’après les exemples même des mules qui ont mis bas, qu’elles devaient leur imprégnation à l’âne plutôt qu’au mulet. Car on ne doit pas regarder le mulet comme le mâle naturel de la mule, quoique tous deux portent le même nom, ou plutôt n’en diffèrent que du masculin au féminin.

» Pour me faire mieux entendre, établissons pour un moment un ordre de parenté dans les espèces, comme nous en admettons un dans la parenté des familles. Le cheval et la jument seront frère et sœur d’espèce, et parents au premier degré. Il en est de même de l’âne et de l’ânesse ; mais si l’on donne l’âne à la jument, ce sera tout au plus comme son cousin d’espèce, et cette parenté sera déjà du second degré ; le mulet qui en résultera, participant par moitié de l’espèce du père et de celle de la mère, ne sera qu’au troisième degré de parenté d’espèce avec l’un et l’autre. Dès lors le mulet et la mule, quoique issus des mêmes père et mère, au lieu d’être frères et sœurs d’espèce ne seront parents qu’au quatrième degré, et par conséquent produisent plus difficilement entre eux que l’âne et la jument, qui sont parents d’espèce au second degré. Et, par la même raison, le mulet et la mule produiront moins aisément entre eux qu’avec la jument ou avec l’âne, parce que leur parenté d’espèce n’est qu’au troisième degré, tandis qu’entre eux elle est au quatrième ; l’infécondité qui commence à se manifester ici dès le second degré doit être plus marquée au troisième, et si grande au quatrième qu’elle est peut-être absolue. »

Les hybrides des espèces les plus fécondes sont eux-mêmes plus féconds. En résumé, Buffon admet d’abord que les hybrides des espèces les plus fécondes doivent eux-mêmes être plus féconds que ceux des espèces les moins fécondes ; les petites espèces animales étant plus fécondes que les grandes, leurs hybrides doivent donc être plus féconds. Cette opinion paraît être vérifiée par la facilité avec laquelle on obtient des hybrides féconds d’oiseaux et de rongeurs, qui sont très féconds, tandis qu’on n’obtient que difficilement des grands mammifères.

Explication de ce fait. S’il m’était permis de formuler une explication hypothétique de ce fait, je ferais remarquer que dans les espèces très prolifiques les caractères spécifiques sont beaucoup moins marqués que dans les autres, en raison même du nombre d’individus auxquels une femelle peut donner naissance avec des mâles différents. On sait, en effet, que l’action du mâle sur la femelle n’est pas limitée aux produits qui suivent cette action, mais qu’il s’étend à ceux qu’elle pourra donner avec un autre mâle. Donc, plus une femelle donne de petits et plus sont nombreux les mâles qui la couvrent, plus aussi seront nombreuses les variations de l’espèce, moins, par conséquent, cette espèce sera fixe. Or, nous savons que la fécondation donne de meilleurs produits, j’entends des produits plus prolifiques, quand elle a lieu entre individus appartenant à des familles et même à des races différentes. Si ce raisonnement est juste, on comprend fort bien que, comme le dit Buffon, plus les espèces pures sont prolifiques et plus, en vertu de l’hérédité, leurs hybrides doivent avoir de chances de l’être.

Quoi qu’il en soit, ce qui précède prouve amplement que Buffon croyait à la possibilité de faire des espèces par le croisement de deux espèces plus ou moins voisines, de même qu’il croyait à la production d’espèces nouvelles par transformation d’espèces anciennes, sous l’influence du climat, de la nourriture, etc. Il fait, il est vrai, remarquer que dans la nature la formation d’espèces par croisement doit être rare, parce que les croisements eux-mêmes le sont nécessairement. Ainsi qu’il le dit, « ce n’est qu’au défaut de sa femelle naturelle qu’un animal, de quelque espèce qu’il soit, recherchera une autre femelle moins convenable pour lui, et à laquelle il conviendrait moins aussi que son mâle naturel ».

Causes des variations des animaux sauvages d’après Buffon. On peut donc déduire de tout ce que nous avons dit déjà relativement aux variations des animaux sauvages, que Buffon attribue à peu près exclusivement ces variations à l’action du climat, de la nourriture et des autres conditions que l’on peut réunir sous le nom de « milieu extérieur ».

Causes des variations des espèces domestiques d’après Buffon. Il admet les mêmes causes de variation pour les animaux domestiques, mais il y joint le croisement et la sélection artificielle. C’est surtout à propos de cette dernière que se montre son puissant génie.

Nécessité des croisements pour améliorer les races. Dans vingt endroits il insiste sur l’utilité d’employer le croisement des races domestiques, pour produire des variétés possédant tel ou tel caractère profitable à l’homme. « Si l’on voulait, dit-il[46], relever la brebis pour la force et la taille, il faudrait unir le mouflon avec notre brebis flandrine et cesser de propager les races inférieures ; et si, comme chose plus utile, nous voulons dévouer cette espèce à ne nous donner que de la bonne chair et de la belle laine, il faudrait au moins, comme l’ont fait nos voisins, choisir et propager la race des brebis de Barbarie, qui, transportée en Espagne et même en Angleterre, a très bien réussi. La force du corps et la grandeur de la taille sont des attributs masculins ; l’embonpoint et la beauté de la peau sont des qualités féminines : il faudrait donc, dans le procédé des mélanges, observer cette différence, donner à nos béliers des femelles de Barbarie pour avoir de belles laines, et donner le mouflon à nos brebis pour en relever la taille. Il en serait à cet égard de nos chèvres comme de nos brebis ; on pourrait, en les mêlant avec la chèvre d’Angora, changer leur poil et le rendre aussi utile que la plus belle laine. »

Dans l’histoire du cheval, il insiste sur la nécessité de mélanger les races et les familles afin d’éviter la dégénération : « On peut croire, dit-il[47], que, par une expérience dont on a perdu toute mémoire, les hommes ont autrefois connu le mal qui résultait des alliances du même sang, puisque chez les nations les moins policées il a rarement été permis au frère d’épouser sa sœur : cet usage, qui est pour nous de droit divin, et qu’on ne rapporte chez les autres peuples qu’à des vues politiques, a peut-être été fondé sur l’observation ; la politique ne s’étend pas d’une manière si générale et si absolue, à moins qu’elle ne tienne au physique ; mais si les hommes ont une fois connu par expérience que leur race dégénérait toutes les fois qu’ils ont voulu la conserver sans mélange dans une même famille, ils auront regardé comme une loi de la nature celle de l’alliance avec des familles étrangères, et se seront tous accordés à ne pas souffrir de mélange entre leurs enfants. Et, en effet, l’analogie peut faire présumer que dans la plupart des climats les hommes dégénéreraient, comme les animaux, après un certain nombre de générations. »

Il pense, en effet, que si l’espèce humaine se montre dans les régions civilisées relativement plus semblable à elle-même que les espèces animales, et que si elle supporte mieux les différents climats, cela tient aux fréquents mélanges qui se font entre les races. « Comme il y a eu, dit-il[48], de fréquentes migrations de peuples, que les nations se sont mêlées, et que beaucoup d’hommes voyagent et se répandent de tous côtés, il n’est pas étonnant que les races humaines paraissent être moins sujettes au climat, et qu’il se trouve des hommes forts, bien faits et spirituels dans tous les pays. » Il recommande de croiser les chevaux des climats froids avec ceux des climats chauds. « À défaut de chevaux de climats beaucoup plus froids ou plus chauds, il faudra faire venir des étalons anglais ou allemands, ou même des provinces méridionales de la France dans les provinces septentrionales : on gagnera toujours à donner aux juments des chevaux étrangers ; et, au contraire, on perdra beaucoup à laisser multiplier ensemble dans un haras des chevaux de même race, car ils dégénèrent infailliblement et en très peu de temps[49]. » Il faudra, de même, avoir soin de « ne jamais semer les graines dans le terrain qui les a produites[50] ». Pour avoir de belles fleurs, de beaux grains, de bons chiens, de beaux chevaux, « il faut donner aux femelles du pays des mâles étrangers, et réciproquement aux mâles du pays des femelles étrangères », il faut semer les graines dans un terrain différent de celui qui les a produites, « sans cela les grains, les fleurs, les animaux dégénèrent, ou plutôt prennent une si forte teinture du climat, que la matière domine sur la forme et semble l’abâtardir ; l’empreinte reste, mais dégénérée par tous les traits qui ne lui sont pas essentiels ; en mêlant au contraire les races, et surtout en les renouvelant toujours par des races étrangères, la forme semble se perfectionner et la nature se relever et donner tout ce qu’elle peut produire de meilleur ».

Buffon et la sélection artificielle. Ceci nous conduit naturellement à la sélection artificielle. Buffon en donne la formule avec une netteté qui n’a jamais été atteinte par personne. Sans parler des conseils qu’il donne aux éleveurs pour le choix des étalons[51] destinés à la reproduction, il insinue, dans son histoire du chien[52], que quand « par un hasard assez ordinaire à la nature, il se sera trouvé dans quelques individus des singularités ou des variétés apparentes, on aura tâché de les perpétuer en unissant ensemble ces individus singuliers, comme on le fait encore aujourd’hui lorsqu’on veut se procurer de nouvelles races de chiens et d’autres animaux ».

Dans l’histoire du chat, il explique comment on a obtenu par sélection les chats angoras entièrement blancs, ainsi que les lapins blancs, les chèvres blanches, etc. « Le chat sauvage, dit-il[53], a les couleurs dures et le poil un peu rude, comme la plupart des autres animaux sauvages ; devenu domestique, le poil s’est radouci, les couleurs ont varié, et dans le climat favorable du Chorazan et de la Syrie le poil est devenu plus long, plus fin, plus fourni, et les couleurs se sont uniformément adoucies ; le noir et le roux sont devenus d’un brun clair, le gris brun est devenu gris cendré, et en comparant un chat sauvage de nos forêts avec un chartreux, on verra qu’ils ne diffèrent en effet que par cette dégradation nuancée de couleurs ; ensuite, comme ces animaux ont plus ou moins de blanc sous le ventre et aux côtés, on concevra aisément que pour avoir des chats tout blancs et à longs poils, tels que ceux que nous appelons proprement chats d’Angora, il n’a fallu que choisir dans cette race adoucie ceux qui avaient le plus de blanc aux côtés et sous le ventre, et qu’en les unissant ensemble on sera parvenu à leur faire produire des chats entièrement blancs, comme on l’a fait aussi pour avoir des lapins blancs, des chiens blancs, des chèvres blanches, des cerfs blancs, des daims blancs, etc. »

Dans l’histoire du pigeon, il trace avec une précision plus admirable encore les procédés de la sélection en vue de la production de races nouvelles. Le lecteur s’assurera par cette citation de l’erreur que commettent la plupart des gens en s’imaginant que Darwin est le premier qui ait compris l’importance de la sélection au point de vue de la formation des races et des espèces. « Les cinq espèces de pigeons indiquées par nos nomenclateurs, dit Buffon[54], sont : 1o le pigeon domestique ; 2o le pigeon romain, sous l’espèce duquel ils comprennent seize variétés ; 3o le pigeon biset ; 4o le pigeon de roche avec une variété ; 5o le pigeon sauvage. Or, ces cinq espèces, à mon avis, n’en font qu’une, et voici la preuve : le pigeon domestique et le pigeon romain avec toutes ses variétés, quoique différents par la grandeur et par les couleurs, sont certainement de la même espèce, puisqu’ils produisent ensemble des individus féconds et qui se reproduisent. On ne doit donc pas regarder les pigeons de volière et les pigeons de colombier, c’est-à-dire les grands et les petits pigeons domestiques, comme deux espèces différentes, et il faut se borner à dire que ce sont deux races dans une seule espèce, dont l’une est plus domestique et plus perfectionnée que l’autre ; de même, le pigeon biset, le pigeon de roche et le pigeon sauvage sont trois espèces nominales qu’on doit réduire à une seule, qui est celle du biset, dans laquelle le pigeon de roche et le pigeon sauvage ne sont que des variétés très légères, puisque, de l’aveu même de nos nomenclateurs, ces trois oiseaux sont à peu près de la même grandeur, que tous trois sont de passage, se perchent, ont en tout les mêmes habitudes naturelles et ne diffèrent entre eux que par quelques teintes de couleurs.

» Voilà donc nos cinq espèces nominales déjà réduites à deux, savoir, le biset et le pigeon, entre lesquelles deux il n’y a de différence réelle, sinon que le premier est sauvage et le second est domestique : je regarde le biset comme la souche première, de laquelle tous les autres pigeons tirent leur origine, et duquel ils diffèrent plus ou moins, selon qu’ils ont été plus ou moins maniés par les hommes. »

Il indique alors comment il suppose qu’on a produit les races de pigeons domestiques : « Supposant une fois nos colombiers établis et peuplés, ce qui était le premier point et le plus difficile à remplir pour obtenir quelque empire sur une espèce aussi fugitive, aussi volage, on se sera bientôt aperçu que, dans le grand nombre de jeunes pigeons que ces établissements nous produisent à chaque saison, il s’en trouve quelques-uns qui varient pour la grandeur, la forme et les couleurs. On aura donc choisi les plus gros, les plus singuliers, les plus beaux ; on les aura séparés de la troupe commune pour les élever à part avec des soins plus assidus et dans une captivité plus étroite ; les descendants de ces esclaves choisis auront encore présenté de nouvelles variétés, qu’on aura distinguées, séparées des autres, unissant constamment et mettant ensemble ceux qui ont paru les plus beaux ou les plus utiles. Le produit en grand nombre est la première source des variétés dans les espèces ; mais le maintien de ces variétés et même leur multiplication dépend de la main de l’homme ; il faut recueillir de celle de la nature les individus qui se ressemblent le plus, les séparer des autres, les unir ensemble, prendre les mêmes soins pour les variétés qui se trouvent dans les nombreux produits de leurs descendants, et par ces attentions suivies on peut, avec le temps, créer à nos yeux, c’est-à-dire amener à la lumière une infinité d’êtres nouveaux que la nature seule n’aurait jamais produits : les semences de toute matière vivante lui appartiennent, elle en compose tous les germes des êtres organisés ; mais la combinaison, la succession, l’assortiment, la réunion ou la séparation de chacun de ces êtres, dépendent souvent de la volonté de l’homme : dès lors il est le maître de forcer la nature par ses combinaisons et de la fixer par son industrie ; de deux individus singuliers qu’elle aura produits comme par hasard, il en fera une race constante et perpétuelle, et de laquelle il tirera plusieurs autres races qui, sans ses soins, n’auraient jamais vu le jour. »

La sélection nécessite la ségrégation. Il est important de remarquer que Buffon distingue dans la sélection artificielle deux opérations : le choix des individus destinés à servir de souche à la variété qu’on veut créer, et leur isolement de tous les autres. La première opération, qui constitue la sélection proprement dite, serait inutile, si l’on n’avait pas, en même temps, recours à la seconde, à laquelle je donnerai ici le nom de ségrégation (de segregare, séparer). Si, en effet, on laissait les individus choisis, sélectés, en rapport avec les autres, il ne tarderait pas à y avoir des croisements entre les produits du couple sélecté et ceux des autres couples et l’on n’aboutirait à aucun résultat. Nous verrons que si Darwin a conclu trop facilement de la sélection artificielle à la sélection naturelle, c’est parce qu’il n’a pas tenu compte de la nécessité de la ségrégation.

Résumé des idées de Buffon sur l’espèce et ses transformations. Avant d’aller plus loin, il me paraît utile de résumer en quelques lignes les idées de Buffon sur l’espèce et sur l’origine des espèces. En dépit de quelques passages, écrits sans nul doute en vue d’assurer sa tranquillité, et où il affirme la création et la fixité des espèces, toute son œuvre concourt à montrer que son opinion véritable est qu’il n’y a pas d’espèces, qu’il n’existe, selon son heureuse expression, que des individus, que les prétendues espèces, genres et familles des naturalistes ne sont que des groupes artificiels, destinés à faciliter la mise en ordre de nos connaissances, que des espèces nouvelles peuvent être produites soit par hybridation, soit par la sélection avec ségrégation, soit par la transformation des anciennes sous l’influence du climat, de la nourriture, et des autres conditions extérieures.

Buffon est le fondateur du transformisme. Buffon doit donc être considéré comme le véritable fondateur de la doctrine du transformisme et de l’évolution. On doit aussi le considérer comme le précurseur de Darwin, car le premier il a nettement formulé les principes et la mise en œuvre de la sélection.

Pour terminer l’exposé des idées de Buffon relativement aux rapports généraux des êtres vivants entre eux, il me resterait à montrer qu’il avait entrevu les phénomènes auxquels Darwin a donné les noms de « lutte pour l’existence » et de « sélection naturelle », mais je trouve préférable, afin d’éviter les répétitions, de remettre pour traiter ce sujet au moment où j’aurai à analyser les théories de Darwin.

Son influence sur les naturalistes du xviiie siècle. La publication, en 1749, des trois premiers volumes de l’Histoire naturelle dans lesquels se trouvaient exposées avec plus ou moins de détail la plupart des idées que nous venons de résumer, ne pouvait manquer de produire un effet considérable dans le monde savant. Elle fut l’occasion d’une division des naturalistes en deux camps opposés, dont les luttes ont duré, violentes, pendant toute la fin du siècle dernier et la première moitié de celui-ci.

En France, Adanson et Lamarck ; en Suisse, Ch. Bonnet ; en Allemagne, Oken et Gœthe furent successivement, au xviiie siècle, les défenseurs des idées de Buffon, tandis que toute l’école de Linné, de Jussieu, de Réaumur, forte surtout dans notre pays, resta fidèle au dogme de l’immutabilité des espèces. Je me sers avec intention du mot « dogme » parce que les préoccupations religieuses ne furent pas étrangères à la querelle, les partisans de l’immutabilité ayant pour eux l’Église, ceux de la mutabilité et de la transformation des espèces ayant, comme Buffon, à redouter son influence encore toute-puissante.

Les partisans de l’immutabilité des espèces. Les partisans de l’immutabilité et de la création indépendante des espèces, s’en tenant à la définition de l’espèce donnée par Linné, considéraient comme étant de la même espèce « tous les individus capables de donner des produits indéfiniment féconds » tandis qu’ils considéraient comme appartenant à des espèces différentes tous les individus qui ne se reproduisent pas entre eux ou qui donnent des produits à fécondité limitée, et ils ajoutaient : « L’espèce est immuable ; toute espèce a toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. » La conséquence naturelle de cette immutabilité était que chaque espèce a été l’objet d’une création indépendante.

De Jussieu. En 1789, quarante ans après la publication du discours sur la Manière d’étudier l’Histoire naturelle, Antoine-Laurent de Jussieu[55] écrit : « Toutes les plantes qui se ressemblent par toutes leurs parties, ou par un caractère universel, qui sont nées de plantes semblables et qui en engendrent de semblables à elles, sont autant d’individus formant ensemble l’espèce proprement dite, qui, autrefois mal délimitée, est aujourd’hui mieux définie : une succession constante (perennis) d’individus semblables renaissant par une génération continue. »

Si ardents et entêtés que fussent les partisans de l’immutabilité des espèces, ils ne pouvaient cependant pas nier que l’on trouve dans un grand nombre d’espèces des individus se distinguant d’entre les autres par certains caractères spéciaux, qu’ils sont susceptibles de transmettre à leur descendance, et ils furent obligés d’admettre l’existence, dans certaines espèces, de variétés et de races. Jussieu ne nie pas ces variétés, produites soit par l’homme, soit par des circonstances fortuites, mais il ajoute que quand on les abandonne à elles-mêmes, elles reviennent à la forme primitive. Cet argument figure depuis un siècle dans les ouvrages de tous les partisans de l’immutabilité ; il est, cependant, si dépourvu de valeur, qu’il est permis de trouver étrange qu’on y ait attaché une si grande importance. Si nous admettons avec Buffon que les variations productrices de races ou d’espèces sont déterminées par l’action du milieu, il est bien évident qu’il suffira d’enlever une race ou une espèce au milieu qui a créé ses caractères, pour que ceux-ci disparaissent.

C’est ce que Buffon indique lorsqu’il émet l’idée qu’on pourrait ramener une espèce à sa forme ancestrale en la plaçant dans le milieu où ont vécu ses ancêtres.

Il dit, dans son histoire du chien[56] : « La nature ne manque jamais de reprendre ses droits, dès qu’on la laisse agir en liberté : le froment jeté sur une terre inculte dégénère à la première année ; si l’on recueillait ce grain dégénéré pour le jeter de même, le produit de cette seconde génération serait encore plus altéré ; et au bout d’un certain nombre d’années et de reproductions, l’homme verrait reparaître la plante originaire du froment, et saurait combien il faut de temps à la nature pour détruire le produit d’un art qui la contraint et pour la réhabiliter. » Dans son histoire de la dégénération, il émet aussi l’idée que si l’on pouvait placer les races humaines dans leur patrie originaire, on les ramènerait à la forme humaine primitive. Ce sont là, sans doute, des exagérations de langage, des amplifications de rhétorique, mais qui indiquent l’importance énorme attachée par Buffon à l’influence du milieu.

Duchesne. Revenant à mon sujet ; je répète que les naturalistes les plus résolus à défendre le dogme de l’immutabilité des espèces, ne pouvaient se défendre d’admettre une certaine somme de variations produites par l’influence du milieu. Parmi ceux qui, au xviiie siècle, ont fait le plus de concessions dans cette voie, je citerai un botaniste français dont on a quelque peu parlé dans ces derniers temps et que l’on a voulu considérer comme un précurseur de Darwin. Il s’agit de Duchesne. Dans une très remarquable monographie des fraisiers, Duchesne étudie les variétés produites dans cette espèce, par les conditions climatériques et par la culture, et il cherche à déterminer la filiation des diverses variétés, en montrant qu’elles résultent toutes de la transformation d’une seule forme primitive, sauvage. Mais il maintient énergiquement le principe de l’immutabilité de l’espèce, qu’il tenait de son maître Jussieu, et il a bien soin de répéter que s’il peut se produire des variétés dans l’espèce, l’espèce elle-même ne varie jamais. Après avoir décrit une variété de fraisier à une seule foliole, obtenue à Versailles et qui s’était maintenue pendant deux générations, il écrit[57] : « La formation de cette nouvelle race de fraisier doit rendre plus que probable l’hypothèse que toutes viennent originairement d’une seule ; et j’ai dit les raisons qui me portent à croire que c’est celle du fraisier des mois. Il y aurait à ce sujet bien des réflexions à ajouter, sur la distinction qu’on doit faire des caractères fixes et essentiels des espèces, d’avec les différences légères des races ; sur la constance des unes, et la mutabilité des autres, mais comme cela convient en général à toutes les plantes, et non pas aux fraisiers en particulier, j’ai cru devoir les réserver pour une Remarque particulière. »

Variabilité dans les limites de l’espèce, constance possible de certaines races, mais invariabilité de l’espèce, telle est l’opinion qu’affirme bien nettement Duchesne. Je suis donc fort étonné qu’on ait voulu le faire figurer parmi les précurseurs de Darwin. Mais à cause de cela et aussi parce que son livre est très difficile à trouver, je crois utile de parler encore de lui et de multiplier les preuves de sa croyance à l’immutabilité des espèces.

Après avoir dit qu’on a appliqué de façons très diverses les mots « genre » et « espèce » il ajoute[58] : « Delà, parmi les naturalistes, les uns ont dit que, dans les plantes, il n’y avait que les genres de fixés par la nature, et que les espèces se formaient, se détruisaient et se renouvelaient, suivant certaines causes accidentelles ; les autres ont voulu que les espèces fussent stables ; donnant le nom de variétés aux plantes dont la culture pouvait changer les différences : mais ces derniers, en ne resserrant pas assez leur principe, ont été obligés de regarder comme espèces toutes les races constantes, ce qui a multiplié les espèces au point où elles le sont, dans les ouvrages de nomenclature. Enfin, il semble que ce soit cette confusion qui ait porté d’autres botanistes à dire que ni les espèces ni les genres n’étaient stables dans les plantes ; les mulets ou hybrides y étant fertiles et formant tous les jours de nouvelles espèces, qui quelquefois même, par la singularité de leurs caractères, ne pouvaient se ranger sous aucun genre ; et que les anciennes espèces périssaient quelquefois totalement par d’autres causes : hypothèse peu probable, et dont personne n’a encore donné de preuves, ainsi que j’espère le faire voir dans la Remarque particulière où je traite des fécondations étrangères. »

Dans les pages suivantes, il est encore plus précis : « Lorsque, dit-il[59], guéri des préjugés des anciens on a su, sans en pouvoir douter, que les corps organisés doivent leur existence aux œufs et aux graines ; après qu’Harvey a eu prouvé cette grande vérité ; quand les observateurs qui l’ont suivi, ont eu découvert qu’aucun œuf et qu’aucune graine ne germait et ne produisait d’êtres vivants, sans avoir été fécondés ; les naturalistes ont établi la loi de l’immutabilité des espèces, en définissant l’espèce une succession constante d’individus, qui périssent, mais se renouvellent en même temps par la génération, au moyen du concours des deux sexes. En effet, l’expérience nous fait voir tous les jours, que les animaux d’espèces différentes refusent ordinairement de s’accoupler et que ceux qui s’accouplent, comme l’âne avec la jument, le cheval avec l’ânesse, le faisan avec la poule, et le serin, ou la serine avec les chardonnerets mâles et femelles, ne font que des mulets, des bardots et autres bâtards qu’on nomme des hybrides, qui ressemblent en partie à l’espèce maternelle, et en partie à l’espèce paternelle, mais auxquels la nature refuse la faculté de se reproduire, s’opposant par ce moyen à la formation de nouvelles espèces.

» On cite, il est vrai, des observations de M. Sprengel, par lesquelles il s’est assuré du contraire, quant aux hybrides de chardonnerets et de serins, qu’il a vu se multiplier entre eux, et avec les races paternelles et maternelles ; mais M. von Linné ajoute que les enfants de ces bâtards sont stériles, et qu’on n’en a jamais vu produire à la troisième génération ; d’où il conclut qu’on ne peut se dispenser d’admirer les décrets de Dieu, en ce que ces animaux hybrides, quoique pourvus des parties de la génération, ont tant de peine à se reproduire.

» M. Adanson ne juge pas de même de ce fait ; il le rapproche au contraire de celui qu’Aristote raconte, que de son temps, il y avait en Syrie des mulets provenus du cheval avec l’ânesse, qui engendraient tous leurs semblables ; il se sert de ces deux exemples pour prouver qu’il se forme de nouvelles espèces, même dans les animaux les plus composés, qu’on nomme parfaits… Je ne crois pas que beaucoup de naturalistes soient de son avis sur cette mutabilité des espèces, dans les animaux : mais dans les végétaux, la loi de la constance est presque généralement abrogée. On veut, depuis une vingtaine d’années, y substituer le système de la fécondité des hybrides, et établit pour axiome : que les graines d’un individu, étant fécondées par les poussières d’étamines d’une plante d’espèce toute différente, produisent des individus, qui tiennent des deux, et qui, se multipliant par leurs graines, forment une nouvelle espèce. Mais je vais tâcher de faire voir que ce système n’est qu’une suite abusive de la découverte du sexe des plantes. »

Après avoir analysé et justement critiqué les faits auxquels il vient de faire allusion, il ajoute : « Ainsi après avoir condamné en plusieurs points l’observation de Marchand, je ne crois pas pouvoir mieux faire que de dire, comme lui, que les espèces paraissent fixes et immuables, mais que les accidents qui font varier certains individus procurent à d’autres des changements assez considérables pour qu’ils se perpétuent dans leur postérité, qui forme ainsi une race et d’ajouter avec M. de Buffon que les métis nés de l’accouplement de deux individus de races différentes, mais de même espèce, deviennent bien des chefs de nouvelles races ; mais que les hybrides produits par des individus d’espèces différentes sont privés de la faculté de se reproduire. »

On voit, par la fin de cette citation, que non seulement Duchesne est l’adversaire résolu de la mutabilité des espèces, mais qu’encore il a la prétention de chercher en Buffon un appui, n’hésitant pas pour cela à interpréter d’une façon entièrement erronée la manière de voir de l’illustre naturaliste. Il écrit encore, dans l’Avertissement de son livre[60] : « Enfin la quatrième remarque a pour objet d’examiner si les métis et les hybrides, suivent, dans les plantes, les mêmes règles que dans les animaux : la fécondation étrangère, dont j’ai été témoin dans les fraisiers, me porte à discuter ce point si intéressant dans l’histoire naturelle. Je commence par raconter ce que j’ai observé : je demande ensuite ce qui doit être ; et parcourant, dans cette vue, les systèmes de plusieurs naturalistes modernes, je tâche de faire voir, contre leur sentiment, qu’il n’y a point eu jusqu’à présent, dans les plantes, d’exemples d’hybrides féconds, mais seulement de métis ; et que l’analogie porte à croire les espèce immuables, dans l’un et dans l’autre règne ».

Duchesne était cependant doué d’une grande sagacité d’esprit, et il est permis de croire que s’il n’eût pas été dominé par l’influence alors toute-puissante de Jussieu, il se fût volontiers rallié aux idées de Buffon. À propos de la filiation des variétés de fraisiers, il écrit[61] : « J’ai déjà dit, à l’occasion du fraisier ananas, qu’il était très difficile de ranger en ligne droite les diverses races d’une même espèce, de manière qu’on pût passer de l’une à l’autre par gradations de nuance. Cela est peut-être aussi impossible que de ranger en ligne droite les espèces, les genres et les familles ; par la raison que chaque race, comme chaque espèce, chaque genre ou chaque famille, a des rapports de ressemblance avec plusieurs autres. L’ordre généalogique est donc le seul que la nature indique, le seul qui satisfasse pleinement l’esprit ; tout autre est arbitraire et vide d’idées. J’ai eu soin, à chaque race de fraisiers, d’indiquer ce qui m’a paru vraisemblable à cet égard ; mais je n’ose me flatter d’avoir toujours montré juste. » Il figure dans un tableau les rapports généalogiques qu’il admet entre les différentes variétés de fraisiers. En cela, il ne fait qu’appliquer la doctrine de Buffon sur les rapports des organismes vivants. Nous avons vu, en effet, plus haut, que Buffon revient à chaque instant sur les rapports généalogiques des variétés et des espèces. Il fait dériver toutes nos races de chiens d’une seule ; toutes les espèces de pigeons de deux espèces primitives, toutes les races d’hommes d’une seule race, toutes les espèces animales sont reliées au point de ne former qu’une seule grande famille. Buffon ayant écrit tout cela vingt ans avant l’apparition du livre de Duchesne, il me paraît impossible de considérer l’élève de Jussieu comme un précurseur des idées modernes ; il proteste, au contraire, chaque fois qu’il en trouve l’occasion, contre les doctrines alors nouvelles, de Buffon et d’Adanson, et se montre le fidèle disciple de Linné et de Jussieu.

Depuis Linné, fondateur de l’espèce immuable, jusqu’à Cuvier et ses élèves, qui furent les derniers défenseurs de l’immutabilité, le grand argument en faveur de la permanence, de l’immutabilité, de la création indépendante des espèces est celui que nous venons de voir donner par Duchesne, « les hybrides ne donnent pas de produits féconds. » Ce à quoi Buffon et tous les partisans de la mutabilité répondaient en montrant les produits indéfiniment féconds de certaines espèces. Cependant les héritiers de la doctrine de Buffon y ajoutaient les exemples nombreux de variations produites à chaque instant sous nos yeux, soit par l’accouplement d’individus dissemblables, soit par les conditions de climat, de nourriture, etc., et ils montraient l’impossibilité de délimiter exactement la plupart des espèces animales et végétales.

Adanson transformiste. Le premier naturaliste qui adopta sans restriction les idées de Buffon, le premier après Buffon dont nous pouvons inscrire le nom sur le livre d’or des fondateurs de la doctrine du transformisme et de l’évolution, est un botaniste français, Adanson. Dans un livre fort remarquable, beaucoup attaqué par l’école de Jussieu, paru en 1763, sous le titre de Familles des plantes, Adanson montre la vanité de toutes les classifications adoptées par Linné et Jussieu, il rejette, — et ce fut la cause véritable des haines qu’il souleva, — les classifications soi-disant naturelles de Jussieu, suit le conseil donné par Buffon[62] de tenir compte de tous les caractères pour établir nos classifications, combat énergiquement l’idée de l’immutabilité des espèces et se range à l’opinion de Buffon, en admettant qu’elles varient sous l’influence du croisement et du milieu. « Suivant M. Linnæus (Phil. bot., p. 99), dit-il[63], les espèces de plantes sont naturelles et constantes, parce que leur propagation, soit par graines, soit par bourgeons, n’est qu’une continuation de la même espèce de plante ; car qu’une graine ou un bourgeon soient mis en terre, ils produisent chacun une plante semblable à la mère, dont ils ne sont qu’une continuation. De là on a conclu que les individus meurent, mais que l’espèce ne meurt pas.

» Mais nous croyons devoir faire ici une distinction entre la reproduction qui se fait par graines, et celle qui se fait par bourgeons, ou, ce qui revient au même, par caïeux, par bouture ou par greffe. La reproduction par bourgeons ne produit point de variétés, elle ne fait que continuer l’individu dont ils ont été tirés, et par là elle semble s’opposer à la production de nouvelles espèces dans les plantes ; au lieu que les graines sont la source d’un nombre prodigieux de variétés, souvent si changées, qu’elles peuvent passer pour de nouvelles espèces, surtout lorsqu’elles se multiplient par la même voie des graines, comme on en a plusieurs exemples.

 

» Ces exemples de changements causés par des fécondations étrangères se multiplieront sans doute, à mesure qu’on sera plus attentif à les observer, ou qu’on voudra se les procurer, en fécondant une plante femelle par une mâle d’espèce différente, par exemple, le chanvre par le houblon, l’ortie par le mûrier, le saule par le peuplier, le ricin par le tithymale, pour savoir ce qui proviendrait de ces mélanges. L’observation et l’expérience peuvent seules nous instruire là-dessus.

» Mais il se fait, sans le secours de la fécondation étrangère, dans les plantes qui se reproduisent de graines, des changements semblables, procurés, soit par la fécondation réciproque de deux individus différents en quelque chose, quoique de même espèce, soit par la culture, le terrain, le climat, la sécheresse, l’humidité, l’ombre, le soleil, etc. Ces changements sont plus ou moins prompts, plus ou moins durables, disparaissant à chaque génération, ou se perpétuant pendant plusieurs générations, selon le nombre, la force, la durée des causes qui se réunissent pour les former, et selon la nature, la disposition et les mœurs, pour ainsi dire, de chaque plante ; car il est de remarque que telle famille de plantes ne varie que par les racines, telle autre par les feuilles, d’autres par la grandeur, le velouté, la couleur, pendant que d’autres changeront plus facilement par leurs fleurs et leurs fruits. Enfin ces changements ne se font qu’entre les individus de même espèce, ou entre deux espèces très voisines, telles que le chou et le navet. Il n’est personne qui ignore qu’en coupant toutes les étamines d’une tulipe rouge avant l’émission de leur poussière, et qu’en poudrant le stigmate de cette même plante avec les étamines d’une autre tulipe blanche, les graines de cette tulipe rouge produisent des tulipes, dont les unes sont rouges, les autres blanches, d’autres blanches et rouges, de même que deux animaux de même espèce transmettent leurs couleurs différentes aux animaux qu’ils engendrent. Morison a prouvé, par nombre d’exemples, que toutes les variétés de chou, étant semées, dégénèrent les unes dans les autres, et passent successivement dans divers états. Rai en cite beaucoup d’autres que nous supprimons pour abréger. On sait jusqu’où peuvent aller les changements, par la culture, dans les plantes potagères et les froments ; telles plantes transportées dans les jardins ou d’un climat à l’autre, sont si différentes des sylvestres, que le botaniste le plus exercé a peine à les reconnaître ; c’est ainsi que le tabac et le ricin qui forment des arbrisseaux vivaces en Afrique, ne sont qu’herbacés et annuels en Europe ; il en est de même de beaucoup d’autres.

» Il paraît donc suffisamment prouvé, par les faits cités ci-dessus, que l’art, la culture et encore plus le hasard, c’est-à-dire certaines circonstances inconnues, font naître non seulement tous les jours des variétés dans les fleurs curieuses, telles que les tulipes, les anémones, les renoncules, etc., qui ne méritent pas de changer les espèces, mais même quelquefois des espèces nouvelles ; au moins y en a-t-il trois ou quatre de telles qui ont été découvertes depuis cinquante ans, et qui certainement n’auraient pas échappé aux recherches de tous les botanistes, sans compter nombre d’autres plantes qui passent pour des variétés nouvelles, et qui se perpétuent peut-être et forment autant d’espèces. Pourquoi la nature serait-elle incapable de nouveautés qui allassent jusque-là ? Il paraît qu’elle est moins constante et plus diverse dans les plantes que dans les animaux ; et qui connaît les bornes de cette diversité ? Il y a des quadrupèdes et des oiseaux où l’accouplement de deux espèces différentes ne produit rien, il y en a d’autres où il forme une espèce bâtarde, qui ne peut se reproduire et périt dès la première génération ; les végétaux franchissent le pas, et forment, au lieu de mulets, des espèces vraies et franches, qui se reproduisent suivant les lois ordinaires à leur génération, jusqu’à ce que de nouvelles causes les fassent, ou rentrer dans leur premier état, ou passer dans un troisième état, différent des deux premiers, ce qui paraît plus vraisemblable. »

Lamarck et le transformisme. Quelques années plus tard, en 1778, un homme que l’on peut considérer comme l’élève de Buffon, car Buffon lui confia pendant quelque temps l’éducation de son fils, et le fit entrer comme conservateur au Jardin du Roi, le botaniste Lamarck, dans le Discours préliminaire de la Flore française, imprimée, grâce à l’intervention de Buffon, par l’imprimerie royale, Lamarck, dis-je, se prononçait aussi nettement que possible en faveur de la doctrine de la mutabilité et de la transformation des espèces.

« Il y a, dit Lamarck[64], des plantes qui diffèrent entièrement dans toutes leurs parties ; il y en a d’autres qui diffèrent seulement dans beaucoup de leurs parties ; d’autres ensuite ne diffèrent que dans quelques-unes de leurs parties ; et enfin il y en a qui ne diffèrent absolument dans aucune de leurs parties.

» Voilà qui est bien certain et bien connu ; mais en rapprochant les plantes en raison de leurs ressemblances et en les éloignant à mesure qu’elles diffèrent, peut-on former des groupes particuliers séparés par des limites bien marquées et bien circonscrites ? Peut-on après cela diviser, et même sous-diviser, ces groupes considérables, et en former d’autres moins composés, mais toujours déterminés par des caractères saillants, sans rompre aucun rapport essentiel ? En un mot, existe-t-il bien réellement des familles que l’on puisse isoler les unes des autres ? Existe-t-il des genres dont les limites ne soient jamais confondues ? Enfin, peut-on distinguer, sans équivoque, les espèces des variétés, et celles-ci des individus ?

» Ce sont là sans doute les problèmes les plus intéressants de la botanique ; mais il y a beaucoup d’apparence qu’on ne pourra de longtemps en trouver la solution affirmative.

» On a cependant agi comme si ces questions n’existaient point, ou n’étaient point proposables ; on a regardé comme certain, ce qui pouvait à peine être supposé ; et en conséquence on a essayé de former des familles du premier ordre, auxquelles on a donné le nom de genres ; on s’est ensuite retourné de mille manières pour faire avec les genres des familles de second ordre, que l’on a nommées familles naturelles ; on a même été jusqu’au point de vouloir réunir plusieurs de ces prétendues familles, pour former des classes, c’est-à-dire des divisions générales que l’on regardait aussi comme naturelles ; mais la nature qui ne se plie nulle part à ces règles que l’on prétend établir sur la marche de ses productions, forme tantôt des interruptions subites ou des retours frappants dans ses rapports, tantôt des nuances imperceptibles qui refusent toute espèce de division : la nature en un mot rejette les classes et les familles, et contrarie presque partout les genres même les moins composés.

» Je sais combien ces principes s’éloignent des idées reçues, et même combien de noms illustres on pourrait m’opposer. Mais si les autorités doivent être appréciées plutôt que comptées, quel avantage n’est-ce pas pour moi de pouvoir citer en ma faveur un témoignage d’un aussi grand poids que celui de Buffon. »

Bonnet et le transformisme. L’année suivante, un naturaliste de grand talent, dont j’ai déjà parlé, le savant Ch. Bonnet, admettait l’enchaînement des êtres vivants découvert par Buffon trente ans auparavant. « Enfin, dit-il, dans la préface d’une édition de ses œuvres complètes publiée en 1779[65], un cinquième usage de la nouvelle découverte (celle de l’organisation et de la reproduction des polypes faite par Trembley et celle de la reproduction des insectes) est de nous montrer qu’il y a une gradation entre toutes les parties de cet univers ; vérité sublime et bien digne de devenir l’objet de nos méditations ! En effet, si nous parcourons les principales productions de la nature, nous croirons aisément remarquer qu’entre celles de différentes classes, et même entre celles de différents genres, il en est qui semblent tenir le milieu, et former ainsi comme autant de points de passage ou de liaisons. C’est ce qui se voit surtout dans les polypes. Les admirables propriétés qui leur sont communes avec les plantes, je veux dire la multiplication de bouture et celle par rejetons, indiquent suffisamment qu’ils sont le lien qui unit le règne végétal à l’animal. Cette réflexion m’a fait naître la pensée, peut-être téméraire, de dresser une échelle des êtres naturels, qu’on trouvera à la fin de cette préface. Je ne la produis que comme un essai, mais propre à nous faire concevoir les plus grandes idées du système du monde et de la Sagesse infinie qui en a formé et combiné les différentes pièces. Rendons-nous attentifs à ce beau spectacle. Voyons cette multitude innombrable de corps organisés, et non organisés, se placer les uns au-dessus des autres, suivant le degré de perfection ou d’excellence qui est en chacun. Si la suite ne nous en paraît pas partout également continue, c’est que nos connaissances sont encore très bornées : plus elles augmenteront, et plus nous découvrirons d’échelons ou de degrés. Elles auront atteint leur plus grande perfection lorsqu’il n’en restera plus à découvrir. Mais pouvons-nous l’espérer ici-bas ? Il n’y a apparemment que des intelligences célestes qui puissent jouir de cet avantage. Quelle ravissante perspective pour les esprits bienheureux que celle que leur offre l’échelle des êtres propres à chaque monde ! Et si, comme je le pense, toutes ces échelles, dont le nombre est presque infini, n’en forment qu’une seule qui réunit tous les ordres possibles de perfection, il faut convenir qu’on ne saurait rien concevoir de plus grand ni de plus relevé.

» Il y a donc une liaison entre toutes les parties de cet univers. Le système général est formé de l’assemblage des systèmes particuliers, qui sont comme les différentes roues de la machine. Un insecte, une plante est un système particulier, une petite roue qui en fait mouvoir de plus grandes. »

Ch. Bonnet faisait suivre ces considérations d’un tableau dans lequel il tente de dresser une échelle des corps inorganiques et des êtres vivants.

Gœthe et le transformisme. En Allemagne, Gœthe se prononçait, vers la même époque, pour la théorie de la variabilité et de l’évolution des organismes. En 1796, près de cinquante ans après Buffon, — je prie le lecteur de ne pas oublier les dates, — il écrivait : « Nous en sommes arrivés à pouvoir affirmer sans crainte que toutes les formes les plus parfaites de la nature organique, par exemple, les poissons, les amphibies, les oiseaux, les mammifères, et, au premier rang de ces derniers, l’homme, ont tous été modelés sur un type primitif dont les parties les plus fixes en apparence ne varient que dans d’étroites limites et que, tous les jours encore, ces formes se développent et se métamorphosent en se reproduisant. » Déjà, en 1790, Gœthe avait, dans ses Métamorphoses des plantes, fourni un excellent argument à la doctrine du transformisme en montrant que dans les végétaux supérieurs les organes de la fleur ne sont que des feuilles modifiées, de même que plus tard il devait indiquer un lien étroit entre les mammifères et l’homme en montrant que chez tous ces êtres, la mâchoire supérieure est formée des mêmes os.

L’œuvre de Lamarck. Cependant, l’homme qui, à la fin du siècle dernier, fit le plus pour le triomphe de la doctrine de l’évolution est, sans contredit, Lamarck. Il me plaît de laisser établir le fait par un étranger. Voici ce que dit à cet égard le savant naturaliste allemand Ernst Hæckel[66] : « Pour la première fois, en 1801, le grand Lamarck énonça la théorie généalogique, que plus tard, en 1809, il exposa avec plus de développement dans sa classique Philosophie zoologique[67]. » Un peu plus loin, il dit encore[68] : « À lui revient l’impérissable gloire d’avoir, le premier, élevé la théorie de la descendance au rang d’une théorie scientifique indépendante, et d’avoir fait de la philosophie de la nature la base solide de la biologie tout entière. » Parlant de la Philosophie zoologique de Lamarck, il ajoute[69] : « Cette œuvre admirable est la première expression raisonnée, et strictement poussée jusqu’à ses dernières conséquences, de la doctrine généalogique. En considérant la nature organique à un point de vue purement mécanique, en établissant d’une manière rigoureusement philosophique la nécessité de ce point de vue, le travail de Lamarck domine de haut les idées dualistiques en vigueur de son temps, et, jusqu’au traité de Darwin, qui parut juste un demi-siècle après, nous ne trouvons pas un autre livre qui puisse, sous ce rapport, se placer à côté de la Philosophie zoologique. » Hæckel fait remarquer ensuite l’indifférence qui accueillit l’admirable livre de Lamarck. « On voit encore mieux, dit-il, combien cette œuvre devançait son époque, quand on songe qu’elle ne fut pas comprise et resta pendant cinquante ans ensevelie dans un profond oubli. Le plus grand adversaire de Lamarck, Cuvier, dans son rapport sur les progrès des sciences naturelles, où il y a place pour les plus insignifiantes recherches anatomiques, ne trouve pas un mot à dire de cette œuvre capitale. Gœthe lui-même, qui s’intéressait si vivement au naturalisme philosophique français et « aux pensées des esprits parents de l’autre côté du Rhin », Gœthe n’a jamais cité Lamarck et ne semble pas avoir connu sa Philosophie zoologique. »

Chose singulière, Hæckel, qui rend un si juste témoignage en faveur de Lamarck, n’a aucune idée de la source à laquelle Lamarck avait puisé sa doctrine. Nulle part, dans son œuvre entière, il ne prononce le nom de Buffon. Le même silence a été gardé par tous les historiens de la doctrine de l’évolution. Cependant, nous avons vu plus haut que Lamarck lui-même rend hommage à Buffon, invoque son autorité contre celle de tous les autres naturalistes de son temps et se montre, jusque dans la forme qu’il donne à ses idées, l’héritier de son illustre maître[70]. Je ne crois pas que personne ait, avant moi, mis convenablement en lumière les admirables conceptions philosophiques de Buffon. Il semble que les naturalistes aient négligé de lire son œuvre, la considérant comme une pure dissertation littéraire, tandis que les littérateurs et les philosophes n’en pouvaient admirer que le style. Adanson et Lamarck se réclament, il est vrai, de son autorité, mais le livre d’Adanson n’a jamais été lu que par un petit nombre de botanistes, et Lamarck ne parle de Buffon que dans la préface de la Flore française, ouvrage également très peu répandu. Ajoutons à cela que le silence gardé par Cuvier relativement à la Zoologie philosophique de Lamarck, fut également, observé par lui à l’égard des idées scientifiques de Buffon. Dans la biographie qu’il écrivit pour l’encyclopédie de Michaud il vante tout en Buffon, sauf ce qui mérite le mieux d’être loué.

Quant à Flourens, l’élève et l’admirateur de Cuvier, auquel est due la dernière édition des œuvres de Buffon qui ait été faite, et les dernières études publiées sur l’illustre naturaliste, il semble s’être attaché à mettre l’éteignoir sur toutes les grandes idées que contient l’Histoire naturelle ; ou bien il ne les a pas comprises, ou bien il s’est attaché à les cacher, parfois même à les amoindrir au lieu de les mettre en relief. C’est ainsi que pour nos compatriotes, Buffon est resté un simple styliste. Il n’est pas étonnant que méconnu des Français, il l’ait été des étrangers.

Je reviens à Lamarck. La première ébauche de sa doctrine du transformisme se trouve dans le discours d’ouverture de son cours sur les animaux invertébrés, prononcé le 21 floréal an VIII, au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Je crois utile d’en reproduire ici les principaux traits, pour montrer par quelles phases est passé son système. Le lecteur trouvera encore dans ces pages toutes les idées de Buffon, exprimées presque de la même façon ; il y verra aussi les premiers germes du système qui appartient en propre à Lamarck. Buffon s’était borné à attribuer les transformations et l’évolution des organismes vivants au climat, à la nourriture et aux autres circonstances extérieures, il n’avait pas essayé d’expliquer comment agissent ces circonstances. C’est cette explication que Lamarck cherche à donner et dont il expose la première formule dans son très beau discours.

« Si l’on considère, dit-il[71], la diversité des formes, des masses, des grandeurs et des caractères, que la nature a donnée à ses productions, la variété des organes et des facultés dont elle a enrichi les êtres qu’elle a doués de la vie, on ne peut s’empêcher d’admirer les ressources infinies dont elle sait faire usage pour arriver à son but. Car il semble en quelque sorte que tout ce qu’il est possible d’imaginer ait effectivement lieu ; que toutes les formes, toutes les facultés et tous les modes aient été épuisés dans la formation et la composition de cette immense quantité de productions naturelles qui existent. Mais si l’on examine avec attention les moyens qu’elle paraît employer pour cet objet, l’on sentira que leur puissance et leur fécondité a suffi pour produire tous les effets observés.

» Il paraît, comme je l’ai déjà dit, que du temps et des circonstances favorables sont les deux moyens que la nature emploie pour donner l’existence à toutes ses productions. On sait que le temps n’a point de limite pour elle, et qu’en conséquence, elle l’a toujours à sa disposition.

» Quant aux circonstances dont elle a eu besoin et dont elle se sert encore chaque jour pour varier ses productions, on peut dire qu’elles sont en quelque sorte inépuisables.

» Les principales naissent de l’influence du climat, des variations de température de l’atmosphère et de tous les milieux environnants, de la diversité des lieux, de celle des habitudes, des mouvements, des actions, enfin de celle des moyens de vivre, de se conserver, se défendre, se multiplier, etc. Or, par suite de ces influences diverses, les facultés s’étendent et se fortifient par l’usage, se diversifient par les nouvelles habitudes longtemps conservées ; et insensiblement la conformation, la consistance, en un mot, la nature et l’état des parties ainsi que des organes, participent des suites de toutes ces influences, se conservent et se propagent par la génération.

» L’oiseau que le besoin attire sur l’eau pour y trouver la proie qui le fait vivre, écarte les doigts de ses pieds lorsqu’il veut frapper l’eau et se mouvoir à sa surface. La peau qui unit ces doigts à leur base, contracte par là l’habitude de s’étendre. Ainsi avec le temps, les larges membranes qui unissent les doigts des canards, des oies, etc., se sont formées telles que nous le voyons.

» Mais celui que la manière de vivre habitue à se poser sur les arbres, a nécessairement à la fin les doigts des pieds étendus et conformés d’une autre manière. Ses ongles s’allongent, s’aiguisent et se courbent en crochet, pour embrasser les rameaux sur lesquels il se repose si souvent.

» De même, l’on sent que l’oiseau de rivage, qui ne se plaît point à nager, et qui cependant a besoin de s’approcher des eaux pour y trouver sa proie, sera continuellement exposé à s’enfoncer dans la vase : or, voulant faire en sorte que son corps ne plonge pas dans le liquide, il fera contracter à ses pieds l’habitude de s’étendre et de s’allonger.

» Il en résultera pour les générations de ces oiseaux qui continueront de vivre de cette manière, que les individus se trouveront élevés comme sur des échasses, sur de longues pattes nues ; c’est-à-dire, dénuées de plumes jusqu’aux cuisses et souvent au delà.

» Je pourrais ici passer en revue toutes les classes, tous les ordres, tous les genres et les espèces des animaux qui existent, et faire voir que la conformation des individus et de leurs parties, que leurs organes, leurs facultés, etc., sont entièrement le résultat des circonstances dans lesquelles la race de chaque espèce s’est trouvée assujettie par la nature.

» Je pourrais prouver que ce n’est point la forme soit du corps, soit de ses parties, qui donne lieu aux habitudes, à la manière de vivre des animaux ; mais que ce sont au contraire les habitudes, la manière de vivre et toutes les circonstances influentes qui ont avec le temps constitué la forme du corps et des parties des animaux. Avec de nouvelles formes, de nouvelles facultés ont été acquises, et peu à peu la nature est parvenue à l’état où nous la voyons actuellement.

» Il convient donc de donner la plus grande attention à cette considération importante ; d’autant plus que l’ordre que je viens simplement d’indiquer dans le règne animal, montrant évidemment une diminution graduée dans la composition de l’organisation ainsi que dans le nombre des facultés animales, fait pressentir la marche qu’a tenue la nature dans la formation de tous les êtres vivants.

» Ainsi les animaux à vertèbres, et parmi eux les mammaux, présentent un maximum dans le nombre et dans la réunion des principales facultés de l’animalité ; tandis que les animaux sans vertèbres, et surtout ceux de la dernière classe (les polypes) en offrent, comme vous le verrez, le minimum.

» En effet, en considérant d’abord l’organisation animale la plus simple, pour s’élever ensuite graduellement jusqu’à celle qui est la plus composée, comme depuis la monade qui, pour ainsi dire, n’est qu’un point animé, jusqu’aux animaux à mamelles, et parmi eux jusqu’à l’homme, il y a évidemment une gradation nuancée dans la composition de l’organisation de tous les animaux et dans la nature de ses résultats, qu’on ne saurait trop admirer et qu’on doit s’efforcer d’étudier, de déterminer et de bien connaître.

» De même, parmi les végétaux, depuis les byssus pulvérulents, depuis la simple moisissure jusqu’à la plante dont l’organisation est la plus composée, la plus féconde en organes de tout genre, il y a évidemment une gradation nuancée en quelque sorte analogue à celle qu’on remarque dans les animaux.

» Par cette gradation nuancée dans la complication de l’organisation, je n’entends point parler de l’existence d’une série linéaire, régulière dans les intervalles des espèces et des genres : une pareille série n’existe pas ; mais je parle d’une série presque régulièrement graduée dans les masses principales, telles que les grandes familles ; série bien assurément existante, soit parmi les animaux, soit parmi les végétaux ; mais qui dans la considération des genres et surtout des espèces, forme en beaucoup d’endroits des ramifications latérales, dont les extrémités offrent des points véritablement isolés.

» S’il existe parmi les êtres vivants une série graduée au moins dans les masses principales, relativement à la complication ou à la simplification de l’organisation, il est évident que dans une distribution bien naturelle, soit des animaux, soit des végétaux, on doit nécessairement placer aux deux extrémités de l’ordre les êtres les plus dissemblables, les plus éloignés sous la considération des rapports, et par conséquent ceux qui forment les termes extrêmes que l’organisation, soit animale, soit végétale, peut présenter.

» Toute distribution qui s’éloigne de ce principe me paraît fautive ; car elle ne peut pas être conforme à la marche de la nature.

» Cette considération importante nous mettra donc dans le cas de mieux connaître la nature des êtres dont nous devons nous occuper dans ce Cours ; de juger plus justement de leurs rapports avec les autres êtres qui existent ; enfin de déterminer plus convenablement le rang que chacun d’eux doit occuper dans la série générale des êtres vivants, et particulièrement dans celle des animaux connus.

» Vous verrez que les polypes qui forment la dernière classe des animaux sans vertèbres et par conséquent de tout le règne animal, et que ceux surtout que comprend le dernier ordre de cette classe, n’offrent en quelque sorte que des ébauches de l’animalité ; enfin vous serez convaincus que les polypes sont à l’égard des autres animaux, ce que les plantes cryptogames sont aux végétaux des autres classes.

» Cette gradation soutenue dans la simplification ou dans la complication d’organisation des êtres vivants, est un fait incontestable sur lequel j’insiste, parce que sa connaissance jette actuellement le plus grand jour sur l’ordre naturel des êtres vivants, et en même temps soutient et guide la pensée qui les embrasse tous par l’imagination ou qui les fixe dans leur véritable point de vue, en les considérant chacun en particulier.

» À cette vue extrêmement intéressante, il faut ajouter celle qui nous apprend qu’à mesure que l’organisation animale se complique, c’est-à-dire devient plus composée, à mesure, de même les facultés animales se multiplient et deviennent plus nombreuses, ce qui en est un résultat simple et naturel. Mais aussi en se multipliant, les facultés animales perdent en quelque sorte de leur étendue, c’est-à-dire que dans les animaux qui ont le plus de facultés, celles de ces facultés qui sont communes à tous les animaux y ont bien plus d’étendue et de capacité qu’elles n’en ont dans les animaux à organisation plus simple. Voilà ce que l’observation nous apprend et ce qu’il était important de remarquer. Ainsi la faculté de se régénérer se rencontrant dans tous les animaux, quelle que soit la simplification ou la complication de leur organisation, leurs moyens de multiplication sont d’autant plus nombreux et plus faciles, que les animaux ont une organisation plus simple, et vice versa (réciproquement).

» Dans les insectes, et bien plus encore dans les vers proprement dits, et surtout dans les polypes, les facultés de l’animalité sont à la vérité moins nombreuses que dans les animaux des premières classes, qui sont les plus parfaits ; mais elles y sont bien plus étendues : car l’irritabilité y est plus grande, plus durable ; la faculté de régénérer les parties plus facile, et celle de multiplier les individus bien plus considérable. Aussi la place que les animaux sans vertèbres tiennent dans la nature est-elle immense et de beaucoup supérieure à celle de tous les autres animaux réunis.

» On ne sait quel est le terme de l’échelle animale vers l’extrémité qui comprend les animaux les plus simplement organisés. On ignore aussi nécessairement le terme de la petitesse de ces animaux, mais on peut assurer que plus on descend vers cette extrémité de l’échelle animale, plus le nombre des individus de chaque espèce est immense, parce que leur régénération est proportionnellement plus prompte et plus facile. Aussi le nombre de ces animaux est inappréciable, et n’a d’autre borne que celle que la nature y met par le temps, les lieux et les circonstances[72].

» Cette facilité, cette abondance, enfin cette promptitude avec laquelle la nature produit, multiplie et propage les animaux les plus simplement organisés, se fait régulièrement remarquer dans les temps et dans tous les lieux qui y sont favorables.

» La terre en effet, particulièrement vers sa surface, les eaux et même l’atmosphère dans certains temps et dans certains climats, sont peuplés en quelque sorte de molécules animées, dont l’organisation, quelque simple qu’elle soit, suffit pour leur existence. Ces animalcules se reproduisent et se multiplient surtout dans les temps et les climats chauds, avec une fécondité effrayante, fécondité qui est bien plus considérable que celle des gros animaux dont l’organisation est plus compliquée. Il semble, pour ainsi dire, que la matière alors s’animalise de toutes parts, tant les résultats de cette étonnante fécondité sont rapides. Aussi, sans l’immense consommation qui se fait dans la nature des animaux qui composent les derniers ordres du règne animal, ces animaux accableraient bientôt et peut-être anéantiraient, par les suites de leur énorme multiplicité, les animaux plus organisés et plus parfaits qui composent les premières classes et les premiers ordres de ce règne, tant la différence dans les moyens et la facilité de se multiplier est grande entre les uns et les autres.

» Mais la nature a prévenu les dangereux effets de cette faculté si étendue de produire et de multiplier. Elle les a prévenus, d’une part, en bornant considérablement la durée de la vie de ces êtres si simplement organisés qui composent les dernières classes, et surtout les derniers ordres du règne animal.

» De l’autre part, elle les a prévenus, soit en rendant ces animaux la proie les uns des autres, ce qui sans cesse en réduit le nombre, soit enfin en fixant par la diversité des climats, les lieux où ils peuvent exister, et par la variété des saisons, c’est-à-dire par les influences des différents météores atmosphériques, les temps même pendant lesquels ils peuvent conserver leur existence.

» Au moyen de ces sages précautions de la nature, tout reste dans l’ordre. Les individus se multiplient, se propagent, se consument de différentes manières ; aucune espèce ne prédomine au point d’entraîner la ruine d’une autre, excepté peut-être dans les premières classes, où la multiplication des individus est lente et difficile ; et par les suites de cet état de choses, l’on conçoit qu’en général les espèces sont conservées.

» Il résulte néanmoins de cette fécondité de la nature qui s’accroît dans les êtres vivants avec la simplification de leur organisation, que les animaux sans vertèbres doivent présenter et présentent réellement la série d’animaux la plus nombreuse de celles qui existent dans la nature, quoique les animaux qui la composent soient en même temps les moins vivaces.

» Ce qu’il y a encore de bien remarquable, c’est que parmi les changements que les animaux et les végétaux opèrent sans cesse par leurs productions et leurs débris, dans l’état et la nature de la surface du globe terrestre, ce ne sont pas les plus grands animaux, les plus parfaits en organisation qui forment les plus considérables de ces changements. »

Lamarck dérive de Buffon. N’est-il pas vrai que presque tout cela est tiré de l’œuvre de Buffon ? Les considérations sur la parenté de tous les organismes, sur l’action des circonstances extérieures, sur l’évolution parallèle de l’organisation et des facultés, sur la rapidité de la multiplication d’autant plus grande que l’animal est plus petit, sur les procédés mis en œuvre par la nature pour limiter le nombre des espèces, etc., viennent en ligne droite de l’Histoire naturelle ; nous les avons déjà transcrites plus haut avec la signature de Buffon. La seule chose qui appartienne en propre à Lamarck, c’est l’explication qu’il donne des procédés à l’aide desquels les circonstances extérieures modifient l’organisation des animaux. Elles font naître des habitudes nouvelles, et ces habitudes déterminent la production d’organes nouveaux.

C’est cette idée que Lamarck développe plus amplement dans sa Philosophie zoologique, qui parut en 1809.

L’espèce d’après Lamarck. Dans ce remarquable ouvrage, il commence par rejeter les caractères de fixité que les élèves de Linné et de Jussieu attribuaient à l’espèce. « L’idée, dit-il[73], qu’on s’était formé de l’espèce parmi les corps vivants, était assez simple, facile à saisir, et semblait confirmée par la constance dans la forme semblable des individus que la reproduction ou la génération perpétuait : telles se trouvent encore pour nous un très grand nombre de ces espèces prétendues que nous voyons tous les jours.

» Cependant, plus nous avançons dans la connaissance des différents corps organisés, dont presque toutes les parties de la surface du globe sont couvertes, plus notre embarras s’accroît pour déterminer ce qui doit être regardé comme espèce et, à plus forte raison, pour limiter et distinguer les genres.

» À mesure qu’on recueille les productions de la nature, à mesure que nos collections s’enrichissent, nous voyons presque tous les vides se remplir et nos lignes de séparation s’effacer. Nous nous trouvons réduits à une détermination arbitraire, qui tantôt nous porte à saisir les moindres différences des variétés pour en former les caractères de ce que nous appelons espèce, et tantôt nous fait déclarer variété de telle espèce des individus un peu différents, que d’autres regardent comme constituant une espèce particulière.

» Je le répète, plus nos collections s’enrichissent, plus nous rencontrons de preuves que tout est plus ou moins nuancé, que les différences remarquables s’évanouissent, et que, le plus souvent, la nature ne laisse à notre disposition, pour établir des distinctions, que des particularités minutieuses et en quelque sorte puériles.

» Que de genres, parmi les animaux et les végétaux, sont d’une étendue telle, que la quantité d’espèces qu’on y rapporte, que l’étude et la détermination de ces espèces y sont maintenant presque impraticables ! Les espèces de ces genres, rangées en séries et rapprochées d’après la considération de leurs rapports naturels, présentent avec celles qui les avoisinent des différences si légères qu’elles se nuancent, et que ces espèces se confondent, en quelque sorte, les unes avec les autres, ne laissant presque aucun moyen de fixer, par l’expression, les petites différences qui les distinguent.

» Il n’y a que ceux qui se sont longtemps et fortement occupés de la détermination des espèces, et qui ont consulté de riches collections, qui peuvent savoir jusqu’à quel point les espèces, parmi les corps vivants, se fondent les unes dans les autres, et qui ont pu se convaincre que, dans les parties où nous voyons des espèces isolées, cela n’est ainsi que parce qu’il nous en manque d’autres qui en sont plus voisines et que nous n’avons pas encore recueillies.

» Je ne veux pas dire pour cela que les animaux qui existent forment une série très simple et partout également nuancée ; mais je dis qu’ils forment une série rameuse, irrégulièrement graduée et qui n’a point de discontinuité dans ses parties, ou qui, du moins n’en a pas toujours eu, s’il est vrai que par suite de quelques espèces perdues, il s’en trouve quelque part. Il en résulte que les espèces qui déterminent chaque rameau de la série générale, tiennent, au moins d’un côté, à d’autres espèces voisines qui se nuancent avec elles. Voilà ce que l’état bien connu des choses me met maintenant à portée de démontrer. Je n’ai besoin d’aucune hypothèse, ni d’aucune supposition pour cela ; j’en atteste tous les naturalistes observateurs. Non seulement beaucoup de genres, mais des ordres entiers, et quelque fois des classes mêmes, nous présentent déjà des portions presque complètes de l’état de choses que je viens d’indiquer.

» Or, lorsque dans ces cas l’on a rangé les espèces en séries, et qu’elles sont toutes bien placées suivant leurs rapports naturels, si vous en choisissez une, et que, faisant un saut par-dessus plusieurs autres, vous en prenez une autre plus éloignée, ces deux espèces, mises en comparaison, nous offriront alors de grandes dissemblances entre elles. C’est ainsi que nous avons commencé à voir les productions de la nature, qui se sont trouvées le plus à notre portée. Alors les distinctions génériques et spécifiques étaient faciles à établir. Mais maintenant que nos collections sont fort riches, si vous suivez la série que je citais tout à l’heure, depuis l’espèce que vous avez choisie d’abord, jusqu’à celle que vous avez prise en second lieu, et qui est très différente de la première, vous y arrivez de nuance en nuance, sans avoir remarqué des distinctions dignes d’être notées.

» Je le demande : quel est le zoologiste ou le botaniste expérimenté, qui n’est pas pénétré du fondement de ce que je viens d’exposer ? »

Mode d’action du milieu d’après Lamarck. Lamarck s’efforce ensuite de déterminer comment le milieu a pu agir pour déterminer la transformation des organismes. « Il me semble, dit-il[74], que personne encore n’a fait connaître l’influence de nos actions et de nos habitudes sur notre organisation même. Or, comme ces actions et ces habitudes dépendent des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons habituellement, je vais essayer de montrer combien est grande l’influence qu’exercent ces circonstances sur la forme générale, sur l’état des parties et même sur l’organisation des corps vivants… L’influence des circonstances est effectivement en tout et partout agissante sur les corps qui jouissent de la vie ; mais ce qui rend pour nous cette influence difficile à apercevoir, c’est que ses effets ne deviennent sensibles ou reconnaissables (surtout dans les animaux), qu’à la suite de beaucoup de temps… Il devient nécessaire de m’expliquer sur le sens que j’attache à ces expressions : Les circonstances influent sur la forme et l’organisation des animaux, c’est-à-dire qu’en devenant très différentes, elles changent, avec le temps, et cette forme et l’organisation elle-même, par des modifications proportionnées.

» Assurément, si l’on prenait ces expressions à la lettre, on m’attribuerait une erreur ; car quelles que puissent être les circonstances, elles n’opèrent directement sur la forme et l’organisation des animaux aucune modification quelconque.

» Mais de grands changements dans les circonstances amènent pour les animaux de grands changements dans leurs besoins, et de pareils changements dans les besoins en amènent nécessairement dans les actions. Or, si les nouveaux besoins deviennent constants et très durables, les animaux prennent alors de nouvelles habitudes, qui sont aussi durables que les besoins qui les ont fait naître. Voilà ce qu’il est facile de démontrer et même ce qui n’exige aucune explication pour être senti.

» Il est donc évident qu’un grand changement dans les circonstances devenu constant pour une race d’animaux entraîne ces animaux à de nouvelles habitudes.

» Or, si de nouvelles circonstances devenues permanentes pour une race d’animaux ont donné à ces animaux de nouvelles habitudes, c’est-à-dire les ont portés à de nouvelles actions qui sont devenues habituelles, il en sera résulté l’emploi de telle partie par préférence à celui de telle autre, et, dans certains cas, le défaut total d’emploi de telle partie qui est devenue inutile.

» D’une part, de nouveaux besoins ayant rendu telle partie nécessaire, ont réellement, par une suite d’efforts, fait naître cette partie, et ensuite son emploi soutenu l’a peu à peu fortifiée, développée, et a fini par l’agrandir considérablement ; d’une autre part, dans certains cas, les nouvelles circonstances et les nouveaux besoins ayant rendu telle partie tout à fait inutile, le défaut total d’emploi de cette partie a été cause qu’elle a cessé graduellement de recevoir les développements que les autres parties de l’animal obtiennent ; qu’elle s’est amaigrie et atténuée peu à peu, et qu’enfin lorsque le défaut d’emploi a été total pendant beaucoup de temps, la partie dont il est question a fini par disparaître.

» Dans les végétaux, où il n’y a pas d’actions, et par conséquent point d’habitudes proprement dites, de grands changements de circonstances n’en amènent pas moins de grandes différences dans les développements de leurs parties, en sorte que ces différences font naître et développer certaines d’entre elles, tandis qu’elles atténuent et font disparaître plusieurs autres. Mais ici tout s’opère par les changements survenus dans la nutrition du végétal, dans ses absorptions et ses transpirations, dans la quantité de calorique, de lumière, d’air et d’humidité qu’il reçoit alors habituellement ; enfin dans la supériorité que certains des divers mouvements vitaux prennent sur les autres. »

Lamarck résume ensuite les conséquences des habitudes dans les deux lois suivantes :

« 1o  Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe, le développe, l’agrandit, et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi. Tandis que le défaut constant d’usage de tel organe l’affaiblit insensiblement et le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire disparaître ;

» 2o  Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur vie se trouve depuis longtemps exposée, et par conséquent par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie, elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes qui ont produit ces nouveaux individus. »

En résumé, pour Lamarck, le point de départ de toute variation individuelle se trouve dans l’action des conditions extérieures qui, en créant à l’individu des besoins nouveaux, entraîne la production d’habitudes nouvelles ; celles-ci, à leur tour, déterminent le développement ou même la formation de certaines parties, tandis que d’autres, non utilisées, peuvent disparaître.

L’hérédité perpétue ensuite les qualités acquises, et celles-ci prennent un développement d’autant plus considérable, que l’espèce envisagée se trouve soumise pendant plus longtemps aux mêmes circonstances.

Je ne veux pas discuter l’opinion de Lamarck. Les développements dans lesquels je serai bientôt obligé de rentrer relativement à la question de la transformation des espèces suffiront pour mettre en lumière ce qu’il y a d’inexact ou d’erroné dans sa théorie.

Progrès de la théorie du transformisme. À partir du milieu du xviiie siècle il se fait un mouvement scientifique considérable à la production duquel contribuent Buffon, Réaumur, Adanson, Lamarck, en France ; Oken, Treviranus, en Allemagne ; Bonnet, en Suisse ; Spallanzani en Italie, etc. L’anatomie comparée à laquelle Daubenton avait fait faire les premiers pas dans l’Histoire naturelle remplace l’étude des formes extérieures ; Von Baer étudie l’œuf des animaux supérieurs et son développement dans un certain nombre d’espèces, tandis que Mirbel observe la formation de l’embryon des végétaux. Cuvier, après avoir poussé loin l’anatomie des vertébrés, reconstitue des espèces animales dont les couches du sol avaient jusqu’alors dissimulé les restes. Toutes ces études mettent en lumière « l’unité de plan » signalée par Buffon un demi-siècle auparavant. Dès le début de notre siècle, il n’était plus permis de nier que tous les animaux pourvus de vertèbres ne fussent construits sur un plan identique, et que les invertébrés ne répondissent à un second modèle. Bientôt même Geoffroy Saint-Hilaire mettait en relief les ressemblances déjà soupçonnées et signalées par Lamarck entre les vertébrés et les invertébrés.

Mouvement rétrograde provoqué en France par Cuvier. Il semblait que les idées de Buffon, de Lamarck, de Gœthe étaient destinées à ne plus trouver de contradicteurs. Il n’en fut pas ainsi cependant, du moins en France. Tandis que la théorie de l’évolution gagnait rapidement autour de nous, en Allemagne et en Angleterre surtout, elle était, en France, l’objet d’attaques aussi passionnées que puissantes.

Cuvier sut si bien faire le silence autour des grandes idées émises par Buffon et Lamarck que le second mourait pauvre et inconnu, tandis que le premier passait aux yeux de tous pour un simple « phrasier ». Cuvier, grâce à sa haute situation politique, imposait à la science française le dogme de l’immutabilité des espèces et imaginait lui-même celui des révolutions brusques du monde. Comme il ne pouvait pas nier les analogies de structure révélées, mises hors de doute par les études d’anatomie comparée, il tentait du moins de leur imposer des limites infranchissables. Nier que tous les vertébrés ont des traits communs d’organisation, sont construits sur un même type, étant chose impossible, Cuvier admettait un embranchement des vertèbres, entre lesquels il ne contestait pas qu’on établît des « analogies », le mot était alors fort à la mode. La même ressemblance existant entre tous les articulés (insectes, crustacés, arachnides), il autorisait encore qu’on étudiât entre eux des « analogies ». La même concession était faite pour tous les animaux à structure asymétrique (mollusques) et pour tous ceux qui ont une symétrie radiée ou une grande simplicité d’organisation (rayonnés). Il divisait donc tout le règne animal en quatre grands groupes ou embranchements (vertébrés, mollusques, articulés, rayonnés), entre lesquels il élevait une barrière infranchissable. Il est presque inutile de rappeler qu’il considérait les espèces constituantes de chaque embranchement comme immuables ; mais il admettait que toutes celles d’un même groupe avaient été créées en même temps, étaient le fruit d’une conception unique du créateur.

Geoffroy Saint-Hilaire. Geoffroy Saint-Hilaire, au contraire, s’attachait à montrer que certaines analogies de structure existent chez tous les animaux à quelque embranchement qu’ils appartiennent, et que tout le règne animal est construit sur un plan unique ; il donnait à sa théorie le nom de « Théorie des analogies. » Il n’est pas inutile de montrer sur quoi il l’établissait.

La théorie des analogies de Geoffroy Saint-Hilaire. Cuvier et toute son école avaient pour principe de ne tenir compte que de la forme et de la fonction des organes ; ils considéraient comme absolument de distincts tous les organes qui n’avaient pas la même forme et qui n’exerçaient pas la même fonction. Geoffroy n’avait pas de peine à prouver que cette manière de procéder était tout à fait insuffisante ; il montra qu’un même organe peut exercer chez deux animaux différents des fonctions différentes et offrir des formes distinctes. Il prouva, par exemple, que l’appareil operculaire des poissons n’est que l’appareil auriculaire des autres vertébrés modifié dans ses formes et servant à d’autres usages ; il fit voir encore toutes les transformations subies par l’appareil hyoïdien, depuis les poissons où il est très compliqué, jusqu’à l’homme où il n’est plus représenté que par quelques os de peu d’importance ; il en déduisit que pour déterminer la nature d’un organe il ne faut pas se borner à tenir compte de sa forme et de sa fonction, mais qu’il faut avant tout s’en rapporter à ses rapports avec les organes voisins ; c’est cette règle qu’il désignait sous le nom de loi des connexions.

La loi des connexions de Geoffroy Saint-Hilaire. « Il est évident, dit-il[75], que la seule généralité à appliquer ici est donnée par la position, la relation et la dépendance des parties, c’est-à-dire par ce que j’embrasse et que je désigne par le nom de connexion. »

Je rappellerai que la théorie des analogies avait été entrevue par Buffon dans ce passage de son histoire de l’âne où il montre les formes que peut offrir un même organe quand on l’étudié dans des animaux différents. Le style même de Geoffroy se ressent de l’origine de ses idées. En 1796, il écrit[76] : « Une vérité constante pour l’homme qui a observé un grand nombre des productions du globe, c’est qu’il existe entre toutes leurs parties une grande harmonie et des rapports nécessaires ; c’est qu’il semble que la nature se soit renfermée dans de certaines limites et n’ait formé tous les êtres vivants que sur un plan unique, essentiellement le même dans son principe, mais qu’elle a varié de mille manières dans toutes ses parties accessoires. Si nous considérons particulièrement une classe d’animaux, c’est là surtout que son plan nous paraîtra évident : nous trouverons que les formes diverses, sous lesquelles elle s’est plu à faire exister chaque espèce, dérivent toutes les unes des autres : il lui suffit de changer quelques-unes des proportions des organes, pour les rendre propres à de nouvelles fonctions, et pour en étendre ou restreindre les usages. » « On sait, dit-il encore, en 1807[77], que la nature travaille constamment avec les mêmes matériaux : elle n’est inférieure qu’à en varier les formes. Comme si, en effet, elle était soumise à de premières données, on la voit tendre toujours à faire reparaître les mêmes éléments en même nombre, dans les mêmes circonstances et avec les mêmes connexions[78] ». Geoffroy avait été l’élève de Daubenton qui, lui-même, on le sait, avait été le collaborateur de Buffon et avait écrit tous les articles d’anatomie comparée de l’Histoire naturelle ; or selon l’expression de Flourens « ayant peu d’idées, Daubenton n’en tenait que plus à celles qui lui venaient de Buffon »[79].

Plus on pénétrait dans l’étude comparée de l’organisation des animaux plus cette unité de plan, dont parlent Buffon et Geoffroy, devenait évidente. Les esprits les plus timides eux-mêmes ne pouvaient échapper à son influence. Savigny établissait, en se fondant sur la loi des connexions de Geoffroy, la nature véritable des différentes pièces de la bouche des insectes ; Milne-Edwards faisait l’application de la même loi à la bouche des suceurs et à celle des crustacés ; partout, mais surtout à l’étranger, les naturalistes se donnaient pour objet de rechercher, non plus des différences entre les groupes des animaux, mais au contraire des ressemblances et des analogies. On cherchait, en un mot, à faire de la synthèse.

La loi du balancement des organes. Indépendamment de la loi des connexions, Geoffroy invoquait à l’appui de théorie des analogies, ce qu’il appelait la loi du balancement des organes, en vertu de laquelle toutes les fois qu’un organe prend un accroissement exagéré, un autre organe subit un décroissement plus ou moins rigoureusement proportionnel. Il attribuait à ce phénomène une partie des variations de formes que présentent les organismes animaux.

Il faisait remarquer en outre, et c’est là incontestablement la plus belle de ses conceptions, que dans le cours de son développement, chaque espèce animale passe successivement par des états qui correspondent aux formes permanentes des espèces plus inférieures. L’homme, par exemple, passait dans son évolution individuelle par une série de phases répondant aux zoophytes, aux articulés, aux poissons, etc. Cette idée est une de celles qui devaient jeter le plus de jour sur les rapports de filiation qui existent entre tous les animaux ; c’est celle que M. Hæckel a présentée récemment avec cette formule : « L’ontogenèse ou l’évolution individuelle, est une courte et rapide récapitulation de la phylogenèse ou du développement du groupe correspondant, c’est-à-dire de la chaîne ancestrale de l’individu[80]. » Je reviendrai plus bas sur cette question.

Le débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. Esprit essentiellement analytique, Cuvier résistait de toutes ses forces à ce mouvement. Au lieu de marcher sur les traces de Buffon et de s’associer à ce grand travail de synthèse qui se faisait autour de lui, il restait fidèle à la méthode de Linné et de Jussieu, il cherchait des différences, des « diversités » là où les autres se préoccupaient de trouver des ressemblances. En 1817, dix ans après la publication des premiers travaux de Geoffroy, il écrit[81] : « Depuis longtemps les naturalistes étaient frappés des grandes différences qui séparent les animaux invertébrés les uns des autres, tandis que les animaux vertébrés se ressemblent à tant d’égards. Il résultait de là une grande difficulté dans la rédaction des propositions de l’anatomie comparée qui se laissaient aisément généraliser pour les animaux vertébrés, mais non pas pour les autres ; mais cette difficulté même a donné son remède. De la manière dont les propositions relatives à chaque organe se groupaient toujours j’ai conclu qu’il existe parmi les animaux, quatre formes principales, dont la première est celle que nous connaissons sous le nom d’animaux vertébrés, et dont les trois autres sont à peu près comparables à celle-là par l’uniformité de leurs plans respectifs. Je les nomme animaux mollusques, animaux articulés et animaux rayonnés ou zoophytes. Je subdivise ensuite chacune de ces formes ou de ces embranchements en quatre classes, d’après des motifs à peu près équivalents à ceux sur lesquels reposent les quatre classes généralement adoptées pour les vertébrés. J’ai tiré de cette disposition une grande facilité à réduire sous des règles générales les diversités de l’organisation. »

En établissant les « quatre formes principales, » en recherchant « les diversités de l’organisation » Cuvier avait la prétention d’introduire « l’ordre » dans le règne animal ; il restait fidèle à la mission que lui avait assignée Mertrud en l’appelant au Muséum, il cherchait à jouer le rôle d’un nouveau Linné, il faisait de l’analyse, il divisait la nature en tranches et il faisait cela avec l’autorité d’un homme qui joint à une grande science et à une assurance plus grande encore, la plus haute situation que pût alors souhaiter un savant. Aussi, se montre-t-il très mécontent de l’attitude de Geoffroy. Flourens, son élève dévoué et son panégyriste enthousiaste, a donné la note exacte de ce mécontentement. « L’ordre, dit-il[82], était mis enfin dans le règne animal. Que venait donc faire M. Geoffroy ? que voulait-il ? Il venait défaire ce qu’avait fait, et avec tant de soin, avec tant de peine, M. Cuvier. Partout où M. Cuvier avait porté l’ordre, il apportait le désordre ; partout où M. Cuvier avait séparé les structures, il les remêlait. M. Cuvier ne le put souffrir ; et de là le fameux débat dont je vais raconter l’histoire. »

Ce débat fut fameux, en effet, mais il fut aussi nuisible aux intérêts de la science française que profitable à la gloire momentanée de Cuvier. Il surgit à propos d’un mémoire de deux jeunes naturalistes sur les mollusques céphalopodes. Les auteurs y soutenaient que ces animaux devaient être considérés comme des vertébrés. Dans un rapport sur leur mémoire, Geoffroy Saint-Hilaire eut soin de faire remarquer qu’il apportait une preuve nouvelle à sa théorie des analogies. « MM. Laurencet et Meyran, disait-il, ont dû apprécier les besoins de la science, puisqu’ils ont essayé de diminuer l’hiatus remarqué entre les céphalopodes et les animaux supérieurs. Ils n’ont sans doute point espéré d’arriver tout d’abord à un résultat complètement satisfaisant ; mais on leur doit du moins la justice de dire qu’ils tentent avec bonheur de frayer la route, et qu’ils l’ont même parcourue dans quelques-uns de ses sentiers. »

De pareils encouragements officiels à suivre une voie qui répugnait tant à Cuvier ne pouvaient manquer de faire éclater l’orage. Cuvier s’abandonna à un véritable emportement et la discussion dura plusieurs séances, entre le représentant de la « théorie des analogies » et celui de la « théorie des différences ». Ce sont les termes dont on se servait alors pour désigner les deux doctrines. La presse s’en mêla, le public afflua dans la salle de l’Académie des sciences où le baron Cuvier fulminait, au nom des causes finales, contre les doctrines nouvelles.

Cuvier étant celui des deux antagonistes dont le crédit était le plus considérable, qui pouvait le mieux distribuer les places et les honneurs, c’est à lui que resta la victoire, du moins en France. La conséquence fut un arrêt de développement des sciences naturelles dans le pays même où le grand Buffon leur avait ouvert un si large horizon.

Il serait injuste de taire que le moment n’était alors certainement pas encore venu où le débat put produire tous ses fruits. Geoffroy Saint-Hilaire ne pouvait ignorer que sa doctrine ne reposait pas encore sur des bases assez solides pour résister aux chocs violents qui la battaient en brèche. Dans toute doctrine naissante il y a d’abord plus d’hypothèse que de certitude ; puis, si la doctrine est exacte, les faits augmentent la part de la certitude à mesure qu’ils diminuent celle de l’hypothèse, jusqu’au jour où leur accumulation remplace définitivement l’hypothèse par un système incontestable. La théorie de l’évolution, si magistralement conçue par Buffon, adoptée successivement par la plupart des naturalistes étrangers et français, n’en était encore, en 1830, qu’à cette phase transitoire où l’hypothèse domine encore la certitude. Geoffroy dis-je, en avait parfaitement conscience lorsque dans la séance, du 29 mars 1830 il prononçait ces paroles : « Je vise plus haut qu’à un succès du moment ; désirant faire entrer dans le domaine de la pensée publique une vérité d’un ordre élevé, toute fondamentale. Je me garderai bien, en conséquence, de presser le moment où cette vérité pourra se faire jour et apparaître dans tout son éclat ; ce qui n’adviendra que quand elle sera incontestablement établie. »

Ce jour-là est venu, on peut l’affirmer ; la « vérité d’un ordre élevé » que Geoffroy Saint-Hilaire désirait de voir « apparaître dans tout son éclat » s’est fait jour ; elle est aujourd’hui admise par l’immense majorité des naturalistes et des philosophes, bientôt elle ne sera plus contestée par personne, mais cette vérité que des Français, Buffon, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, avaient les premiers signalée au monde, c’est sur des bases établies en dehors de la France qu’elle est édifiée. Cuvier et ses élèves ont tant fait d’efforts pour l’obscurcir et l’étouffer qu’ils ont du même coup ruiné dans notre pays les sciences naturelles elles-mêmes.

C’est en Angleterre, c’est en Allemagne, c’est en Russie, c’est en Hollande qu’ont été faites, de 1830 à 1850, presque toutes les découvertes d’anatomie comparée, d’embryogénie, d’histogénie, qui servent aujourd’hui de base inébranlable à la doctrine de l’évolution, et c’est en France, sa patrie première, que cette doctrine a le plus de mal à s’implanter.

Toutes les grandes idées qui la composent ont été cependant émises par Buffon, par Lamarck et par Geoffroy Saint-Hilaire.

Pour atteindre le but définitif, il suffisait de développer leurs idées, d’accumuler des arguments à l’appui des conceptions qu’ils avaient eues. La voie étant ouverte et nettement tracée, il n’y avait plus qu’à la suivre pas à pas, en récoltant tous les faits qu’ils avaient pour ainsi dire devinés.

La théorie du transformisme établie par les recherches modernes. La paléontologie ne tarda pas, grâce à l’impulsion vigoureuse qui lui avait été donnée par Cuvier, à combler un grand nombre des vides qui existaient entre les formes vivantes ; elle révéla une foule d’êtres intermédiaires aux grands groupes établis par les naturalistes ; les poissons, jusqu’alors isolés, furent reliés aux reptiles, tandis que le passage entre ces derniers et les oiseaux se trouvait comblé ; les oiseaux et les mammifères furent également rattachés les uns aux autres par des formes transitoires, témoins des évolutions subies dans le passé par les formes vivantes. Dans chaque groupe les formes les plus distinctes se trouvèrent reliées les unes aux autres.

L’embryologie fit davantage encore. Elle montra que tous les animaux, depuis le plus élevé jusqu’au plus inférieur, ont une phase unicellulaire commune ; que tous ceux qui se reproduisent par des œufs subissent des phases évolutives analogues, sinon identiques, et que, selon la vue générale de Geoffroy, chaque individu présente, plus ou moins nettement, dans le cours de son développement embryonnaire, les états auxquels se sont arrêtées les formes inférieures à lui.

L’histogénie révéla la même structure fondamentale dans tous les êtres ; elle montra que tout organisme, si complexe qu’il soit, n’est qu’une agrégation d’individualités, les cellules, à la fois autonomes et solidaires ; et elle put tracer les phases évolutives de chaque cellule, de chaque tissu, de chaque organe, de chaque membre, depuis la première minute de son développement jusqu’à ce qu’ils aient atteint le summum de leur croissance. Et partout elle vit les cellules se comporter de la même façon, se multiplier et se transformer par les mêmes procédés.

La botanique mit chaque jour en relief l’analogie de la structure des végétaux avec celle des animaux qu’étudiait la zoologie ; tandis que la physiologie établissait l’identité des fonctions non seulement chez tous les animaux, mais aussi chez les végétaux. Toutes ces sciences permettaient de suivre l’évolution graduelle des formes, des structures, des fonctions, depuis la masse vivante la plus simple jusqu’aux êtres les plus élevés en organisation ; elles montraient que s’il n’est pas toujours aisé de trouver des formes transitoires entre les organismes adultes, il est toujours possible d’indiquer l’origine de ces organismes ; elles firent voir que si Bonnet s’était trompé en imaginant une échelle unique des êtres, Buffon avait eu raison en adoptant une évolution en quelque sorte rayonnante et arborescente ; et les savants luttent encore à qui établira l’arbre généalogique des êtres vivants conforme aux liens de parenté qui les rattachent les uns aux autres et qui ne peuvent plus être niés par personne.

L’unité de plan de Buffon, l’unité de composition de Geoffroy Saint-Hilaire étaient ainsi mis hors de doute par toutes les découvertes de la science moderne et le mot de Buffon « tous les êtres de l’univers ne forment qu’une seule famille » devenait une vérité aussi banale, un axiome aussi incontestable que le un et un font deux des géomètres.

Une autre question restait à résoudre. Il importait de déterminer les causes déterminantes des transformations, de l’évolution ascendante ou descendante des êtres vivants.

Les causes des transformations des êtres vivants. Buffon avait indiqué comme cause de ces transformations le milieu ambiant, le climat, la nourriture, etc., mais il n’avait même pas cherché à expliquer comment agissaient ces conditions, par quels procédés elles opéraient les transformations qu’il mettait sur leur compte. Le rôle de Lamarck avait été de chercher ces explications. Il avait cru les trouver dans les besoins nouveaux provoqués par des conditions nouvelles, entraînant des habitudes nouvelles et par suite provoquant le développement ou l’atrophie et la transformation d’organes anciens, ou bien l’apparition d’organes nouveaux. En un mot, il émettait cette idée, fort juste en elle-même, vérifiée depuis par mille faits, que la fonction crée l’organe, la fonction étant elle-même créée par le besoin, et le besoin déterminé par le milieu. La théorie de Lamarck n’avait qu’un tort, elle avait été formulée trop tôt, à une époque où les faits sur lesquels elle aurait dû être étayée n’étaient pas encore suffisamment connus. Sur le moment on n’y prêta pas grande attention, puis on l’oublia, involontairement d’abord, volontairement ensuite. Darwin put tout à son aise parler des organes développés par l’usage ou atrophiés par le défaut d’usage, sans que personne parût se douter qu’en termes différents, il ressuscitait la doctrine de Lamarck : « la fonction transforme ou produit l’organe », doctrine beaucoup plus générale, car Lamarck y ajoutait cette partie essentielle : « Les fonctions résultent des besoins, les besoins proviennent des conditions de milieu dans lesquelles se trouve l’animal. »

L’attention du monde savant fut d’ailleurs détournée de ces considérations et attirée dans une voie que l’on crut être entièrement nouvelle, par la publication d’un livre de Darwin, qui provoqua une sorte de révolution dans le monde scientifique. Darwin rejetait dans les oubliettes du passé et les grandes conceptions de Buffon et la théorie de Lamarck, il expliquait la formation des espèces par un mécanisme, selon lui, entièrement nouveau, que nul avant lui, si l’on veut l’en croire, n’avait soupçonné, et qu’il présentait au monde sous le nom de Sélection.

La théorie de la sélection. Darwin nous informe lui-même qu’il a d’abord fait porter ses méditations et ses recherches sur l’origine des espèces et des variétés d’animaux et de végétaux domestiques. Après avoir dit que la plupart de ces variétés ne peuvent pas être attribuées à la seule action du milieu, il ajoute : « Certaines variations utiles à l’homme se sont probablement produites soudainement, d’autres par degrés ; quelques naturalistes, par exemple, crurent que le chardon à foulon, armé de crochets que ne peut remplacer aucune machine, est tout simplement une variété du Dipsacus sauvage ; or, cette transformation peut s’être manifestée dans un seul semis. Il en a été probablement ainsi pour le chien de Tournebroche ; on sait tout au moins que le mouton Ancon a surgi d’une manière subite. Mais il faut, si l’on compare le cheval de trait et le cheval de course, le dromadaire et le chameau, les diverses races de moutons adaptées, soit aux plaines cultivées, soit aux pâturages des montagnes, et dont la laine, suivant la race, est appropriée tantôt à un usage, tantôt à un autre ; si l’on compare les différentes races de chiens, dont chacune d’elles est utile à l’homme à des points de vue divers ; si l’on compare le coq de combat, si enclin à la bataille, avec d’autres races si pacifiques ; avec les pondeuses perpétuelles qui ne demandent jamais à couver, et avec le coq Bantam, si petit et si élégant ; si l’on considère enfin, cette légion de plantes agricoles et culinaires, les arbres qui encombrent nos vergers, les fleurs qui ornent nos jardins ; les unes si utiles à l’homme en différentes saisons et pour tant d’usages divers, ou seulement agréables à ses yeux, il faut chercher, je crois, quelque chose de plus qu’un simple effet de variabilité. Nous ne pouvons supposer en effet, que toutes ces races ont été soudainement produites avec toute la perfection et toute l’utilité qu’elles ont aujourd’hui ; nous savons même, dans bien des cas, qu’il n’en a pas été ainsi. Le pouvoir de sélection, d’accumulation que possède l’homme, est la clef de ce problème ; la nature fournit les variations successives, l’homme les accumule dans certaines directions qui lui sont utiles. Dans ce sens, on peut dire que l’homme crée à son profit des races utiles. La grande valeur de ce principe de sélection n’est pas hypothétique. Il est certain que plusieurs de nos éleveurs les plus éminents ont, pendant le cours d’une seule vie d’homme, considérablement modifié leurs bestiaux et leurs moutons. »

Buffon a précédé Darwin dans la doctrine de la sélection artificielle. Cette sélection volontaire, artificielle comme il la nomme dans tous ses écrits, à l’aide de laquelle l’homme a produit des variétés nouvelles, c’est l’éclair qui illumine l’esprit de Darwin. Mais cet éclair, il importe de le faire remarquer, n’a pas jailli dans ses propres méditations. Il brille de tout son éclat dans maints endroits de l’oeuvre de Buffon. J’ai cité plus haut sa superbe description de ce que Darwin appelle « la sélection artificielle » appliquée aux pigeons, aux chats, aux chiens, aux chevaux, etc. Je dois faire remarquer en outre que Buffon, beaucoup plus précis que Darwin, a eu soin d’indiquer comment peuvent surgir les variétés accidentelles que l’homme sélectera, et que d’autre part, il insistait sur la nécessité, d’isoler, de séparer, de ségréger comme on dit aujourd’hui, les individus sélectés, si l’on veut obtenir une race nouvelle. La cause déterminante de la variation, c’est, pour Buffon, la nourriture, le climat, l’habitation, etc., en un mot, les conditions auxquelles est soumis l’animal, c’est aussi l’hybridation des races ou le croisement d’individus provenant de familles distinctes, de localités différentes, etc. Darwin ne parle pas de la nécessité d’isoler les individus sélectés artificiellement parce que, sans doute, il avait vu l’embarras qu’elle lui occasionnerait dans l’établissement du reste de sa doctrine.

Quoi qu’il en soit, un premier fait est acquis : à Buffon revient l’honneur d’avoir signalé et précisé avec autant d’exactitude que possible le rôle de la sélection dans la production des variétés et des espèces domestiques. Il me paraît singulier que ni Darwin, ni aucun autre naturaliste de ce temps n’en ait encore fait la remarque. Cela est surtout étrange de la part de Darwin, qui a été le bibliophile le plus minutieux de notre époque.

La lutte pour l’existence. Ayant constaté l’importance de la sélection artificielle dans la formation des races et des variétés domestiques, Darwin se demande s’il ne se passe pas dans la nature quelque chose d’analogue. Il est mis sur la voie par les travaux de Malthus, relatifs aux relations qui existent entre le développement des animaux et de l’homme et leur alimentation.

Malthus avait établi, vers le commencement de ce siècle, dans un livre célèbre, l’Essai sur le principe de population, que les animaux croissent dans la proportion géométrique, tandis que les aliments ne peuvent augmenter que dans une proportion arithmétique, d’où il résulte que si les animaux ou les hommes n’étaient pas détruits d’une façon quelconque, ils finiraient par succomber faute de nourriture. Mais il est bien évident que tous les individus ne courent pas les mêmes chances de destruction ; les plus forts, ceux qui savent le mieux se procurer des aliments résistent, tandis que les autres disparaissent. C’est le point de départ de toute la doctrine que Darwin a désignée sous le nom de sélection naturelle. Il constate justement, après Malthus, après Lamarck, après Buffon, ainsi que je le montrai tout à l’heure, que les êtres vivants ont à lutter les uns contre les autres et avec les mille difficultés de la vie, qu’ils supportent un perpétuel combat contre les autres êtres organisés et contre les conditions physiques auxquelles ils sont soumis, combat dans lequel survivent ceux-là seuls qui sont les mieux doués, les mieux armés, ou, si l’on veut, les plus aptes à résister aux causes nombreuses de destruction qui les menacent. C’est ce qu’il nomme le struggle for life, le combat pour la vie, la lutte pour l’existence.

La sélection naturelle d’après Darwin. Le résultat de cette lutte, la persistance des plus aptes, est ce que Darwin appelle la sélection naturelle. Et il conclut que les espèces sauvages ont toutes été produites par la sélection naturelle. Je m’explique : il admet que certains individus d’une espèce déterminée peuvent naître accidentellement avec un caractère qui les rend plus aptes que tous les autres à résister aux causes de destruction ; ceux-là seuls survivront, et ils formeront la souche d’une espèce nouvelle, tandis que les autres disparaîtront. Je lui laisse la parole : « On peut encore se demander, dit-il[83], comment il se fait que les variétés que j’ai appelées espèces naissantes, ont fini par se convertir en espèces vraies et distinctes, lesquelles, dans la plupart des cas, diffèrent évidemment beaucoup plus les unes des autres que les variétés d’une même espèce ; comment se forment ces groupes d’espèces, qui constituent ce qu’on appelle des genres distincts, et qui diffèrent plus les uns des autres que les espèces du même genre.

» Tous ces résultats, comme nous l’expliquerons de façon plus détaillée dans le chapitre suivant, proviennent de la lutte pour l’existence. Grâce à cette lutte, les variations quelque faibles qu’elles soient, et de quelque cause qu’elles proviennent, tendent à préserver les individus d’une espèce et se transmettent ordinairement à leur descendance, pourvu qu’elles soient utiles à ces individus dans leurs rapports infiniment complexes avec les autres êtres organisés et avec les conditions physiques de la vie. Les descendants auront, eux aussi, en vertu de ce fait, une plus grande chance de survivre ; car, sur les individus d’une espèce quelconque nés périodiquement, un bien petit nombre peut survivre. J’ai donné à ce principe, en vertu duquel une variation si insignifiante qu’elle soit se conserve et se perpétue, si elle est utile, le nom de sélection naturelle, pour indiquer les rapports de cette sélection avec celle que l’homme peut accomplir. Mais l’expression qu’emploie souvent M. Herber Spencer : « la persistance du plus apte », est plus exacte et quelquefois tout aussi commode. »

On comprendra que je ne puisse pas m’adonner ici à une étude complète de la doctrine de Darwin. Je ne puis qu’en indiquer les grandes lignes. Si l’on a bien compris ce que j’en ai dit plus haut, on verra aisément que les motifs de la lutte pour l’existence sont de deux sortes : les animaux ou les végétaux luttent entre eux et ils luttent contre les conditions du milieu cosmique.

Les végétaux luttent entre eux pour la nourriture, chaque espèce tendant à s’emparer du sol au détriment des autres ; ils luttent contre les animaux et l’homme qui les mangent, et n’échappent à la destruction que grâce à une multiplication très rapide et aux mille procédés à l’aide desquels ils dispersent leurs graines ; enfin ils luttent contre les conditions climatériques, contre la chaleur, le froid, la sécheresse, les vents, l’électricité, etc. Les animaux luttent entre eux, d’espèces à espèces, les unes détruisant les autres ; et, dans la même espèce, chaque individu consommant une portion de nourriture dont souvent il prive un certain nombre d’autres ; ils luttent aussi pour leurs femelles, chaque individu cherchant à s’emparer d’une ou plusieurs femelles, dont il ne laisse souvent plus approcher les autres, et chaque femelle choisissant de préférence les mâles les plus beaux et les plus forts. Le résultat de toutes les luttes, est la persistance des mieux armés, le triomphe des plus forts, des plus beaux, de ceux qui se multiplient le plus rapidement.

Buffon et la lutte pour l’existence. Jusque-là point de contestations et rien de bien nouveau. Buffon avait entrevu ces faits, ainsi que le prouvent les citations suivantes, mais Darwin a le grand mérite d’en avoir réuni un grand nombre, de les avoir coordonnées et d’en avoir nettement montré la signification.

L’idée de Darwin n’est-elle pas contenue tout entière dans ces lignes de Buffon[84] : « Lorsqu’on réfléchit sur cette fécondité sans bornes donnée à chaque espèce, sur le produit innombrable qui doit en résulter, sur la prompte et prodigieuse multiplication de certains animaux qui pullulent tout à coup et viennent par milliers dévaster les campagnes et ravager la terre, on est étonné qu’ils n’envahissent pas la nature ; on craint qu’ils ne l’oppriment par le nombre et qu’après avoir dévoré sa substance ils ne périssent eux-mêmes avec elle. » Après avoir retracé les dégâts occasionnés par les bandes de sauterelles et de rats, et par les hordes sauvages des hommes du Nord, il ajoute : « Les grands événements, les époques si marquées dans l’histoire du genre humain ne sont cependant que de légères vicissitudes dans le cours ordinaire de la nature vivante ; il est en général toujours constant, toujours le même ; son mouvement toujours régulier, roule sur deux pivots inébranlables : l’un, la fécondité sans bornes donnée à toutes les espèces, l’autre, les obstacles sans nombre qui réduisent cette fécondité à une mesure déterminée et ne laissent en tout temps qu’à peu près la même quantité d’individus de chaque espèce. » Il montre l’espèce humaine se limitant elle-même : « lorsqu’une portion de la terre est surchargée d’hommes, ils se dispersent, ils se répandent, ils se détruisent, et il s’établit en même temps des lois et des usages qui souvent ne préviennent que trop cet excès de multiplication. Dans les climats excessivement féconds, comme à la Chine, en Égypte, en Guinée, on relègue, on vend, on noie les enfants ; ici, on les condamne à un célibat perpétuel. Ceux qui existent s’arrogent aisément des droits sur ceux qui n’existent pas ; comme êtres nécessaires, ils anéantissent les êtres contingents, ils suppriment pour leur aisance, pour leur commodité, les générations futures. Il se fait sur les hommes, sans qu’on s’en aperçoive, ce qui se fait sur les animaux ; on les soigne, on les multiplie, on les néglige, on les détruit selon le besoin, les avantages, l’incommodité, les désagréments qui en résultent ; et comme tous ces effets moraux dépendent eux-mêmes des causes physiques qui, depuis que la terre a pris sa consistance, sont dans un état fixe et dans un équilibre permanent, il paraît que pour l’homme comme pour les animaux, le nombre d’individus dans l’espèce ne peut qu’être constant. Au reste, cet état fixe et ce nombre constant ne sont pas des quantités absolues : toutes les causes physiques et morales, tous les effets qui en résultent, sont compris et balancent entre certaines limites plus ou moins étendues, mais jamais assez grandes pour que l’équilibre se rompe. Comme tout est en mouvement dans l’univers, et que toutes les forces répandues dans la matière agissent les unes contre les autres et se contre-balancent, tout se fait par des espèces d’oscillations, dont les points milieux sont ceux auxquels nous rapportons le cours ordinaire de la nature, et dont les points extrêmes en sont les périodes les plus éloignées. En effet, tant dans les animaux que dans les végétaux, l’excès de la multiplication est ordinairement suivi de la stérilité ; l’abondance et la disette se présentent tour à tour, et souvent se suivent de si près, que l’on pourrait juger de la production d’une année par le produit de celle qui la précède. Les pommiers, les pruniers, les chênes, les hêtres et la plupart des autres arbres fruitiers et forestiers, ne portent abondamment que de deux années l’une ; les chenilles, les hannetons, les mulots et plusieurs autres animaux qui dans certaines années se multiplient à l’excès, ne paraissent qu’en petit nombre l’année suivante. Que deviendraient en effet tous les biens de la terre, que deviendraient les animaux utiles et l’homme lui-même, si dans ces années excessives chacun de ces insectes se reproduisait pour l’année suivante par une génération proportionnelle à leur nombre ? Mais non : les causes de destruction, d’anéantissement et de stérilité suivent immédiatement celles de la trop grande multiplication ; et indépendamment de la contagion, suite nécessaire des trop grands amas de toute matière vivante dans un même lieu, il y a dans chaque espèce des causes particulières de mort et de destruction, que nous indiquerons dans la suite, et qui seules suffisent pour compenser les excès des générations précédentes. Au reste, je le répète encore, ceci ne doit pas être pris dans un sens absolu ni même strict, surtout pour les espèces qui ne sont pas abandonnées en entier à la nature seule : celles dont l’homme prend soin, à commencer par la sienne, sont plus abondantes qu’elles ne le seraient sans ces soins ; mais comme ces soins ont eux-mêmes des limites, l’augmentation qui en résulte est aussi limitée et fixée depuis longtemps par des bornes immuables ; et quoique dans les pays policés l’espèce de l’homme et celles de tous les animaux utiles soient plus nombreuses que dans les autres climats, elles ne le sont jamais à l’excès, parce que la même puissance qui les fait naître les détruit, dès qu’elles deviennent incommodes. »

Dans l’introduction à l’histoire des animaux carnassiers, il trace un tableau plus remarquable encore de la lutte pour l’existence. Il montre l’homme et les animaux carnassiers détruisant une multitude d’organismes ; les insectes dévorant les plantes, mais ceux qui sont le plus exposés à la destruction se multipliant plus rapidement que les autres, de manière à compenser les pertes.

« Destructeurs nés des êtres qui nous sont subordonnés, dit-il[85], nous épuiserions la nature si elle n’était pas inépuisable, si par une fécondité aussi grande que notre déprédation, elle ne savait pas se réparer elle-même et se renouveler. Mais il est dans l’ordre que la mort serve à la vie, que la reproduction naisse de la destruction : quelque grande, quelque prématurée que soit donc la dépense de l’homme et des animaux carnassiers, le fonds, la quantité totale de substance vivante n’est point diminuée ; et s’ils précipitent les destructions, ils hâtent en même temps les naissances nouvelles.

« Les animaux qui par leur grandeur figurent dans l’univers, ne font que la plus petite partie des substances vivantes ; la terre fourmille de petits animaux. Chaque plante, chaque graine, chaque particule de matière organique contient des milliers d’atomes animés. Les végétaux paraissent être le premier fonds de la nature ; mais ce fonds de subsistance, tout abondant, tout inépuisable qu’il est, suffirait à peine au nombre encore plus abondant d’insectes de toute espèce. Leur pullulation, toute aussi nombreuse et souvent plus prompte que la reproduction des plantes, indique assez combien ils sont surabondants ; car les plantes ne se reproduisent que tous les ans, il faut une saison entière pour en former la graine, au lieu que dans les insectes, et surtout dans les plus petites espèces, comme celle des pucerons, une seule saison suffit à plusieurs générations. Ils multiplieraient donc plus que les plantes, s’ils n’étaient détruits par d’autres animaux dont ils paraissent être la pâture naturelle, comme les herbes et les graines semblent être la nourriture préparée pour eux-mêmes. Aussi parmi les insectes y en a-t-il beaucoup qui ne vivent que d’autres insectes ; il y en a même quelques espèces qui, comme les araignées, dévorent indifféremment les autres espèces et la leur : tous servent de pâture aux oiseaux, et les oiseaux domestiques et sauvages nourrissent l’homme ou deviennent la proie des animaux carnassiers.

« Ainsi la mort violente est un usage presque aussi nécessaire que la loi de la mort naturelle : ce sont deux moyens de destruction et de renouvellement, dont l’un sert à entretenir la jeunesse perpétuelle de la nature, et dont l’autre maintient l’ordre de ses productions, et peut seul limiter le nombre dans les espèces. Tous deux sont des effets dépendants des causes générales, chaque individu qui naît tombe de lui-même au bout d’un temps, ou, lorsqu’il est prématurément détruit par les autres, c’est qu’il était surabondant. Et combien n’y en a-t-il pas de supprimés d’avance ! que de fleurs moissonnées au printemps ! que de races éteintes au moment de leur naissance ! que de germes anéantis avant leur développement ! L’homme et les animaux carnassiers ne vivent que d’individus tout formés, ou d’individus prêts à l’être ; la chair, les œufs, les graines, les germes de toute espèce font leur nourriture ordinaire : cela seul peut borner l’exubérance de la nature. Que l’on considère un instant quelqu’une de ces espèces inférieures qui servent de pâture aux autres, celle des harengs, par exemple ; ils viennent par milliers s’offrir à nos pêcheurs, et après avoir nourri tous les monstres des mers du Nord, ils fournissent encore à la subsistance de tous les peuples de l’Europe pendant une partie de l’année. Quelle pullulation prodigieuse parmi ces animaux ! et s’ils n’étaient en grande partie détruits par les autres, quels seraient les effets de cette immense multiplication ! eux seuls couvriraient la surface entière de la mer ; mais bientôt se nuisant par le nombre, ils se corrompraient, ils se détruiraient eux-mêmes ; faute de nourriture suffisante leur fécondité diminuerait ; la contagion et la disette feraient ce que fait la consommation ; le nombre de ces animaux ne serait guère augmenté, et le nombre de ceux qui s’en nourrissent serait diminué. Et comme l’on peut dire la même chose de toutes les autres espèces, il est donc nécessaire que les uns vivent sur les autres ; et dès lors la mort violente des animaux est un usage légitime, innocent, puisqu’il est fondé sur la nature et qu’ils ne naissent qu’à cette condition ».

Dans l’histoire du rat, il insiste sur la rapide multiplication des animaux de petite taille et dépourvus de force, comme moyen de résister aux causes de destruction dont ils sont entourés ; il y ajoute cette idée ingénieuse et vraie que parmi les petits animaux ce sont non seulement les individus d’une même espèce qui sont nombreux, mais encore les espèces voisines elles-mêmes.

« Descendant par degrés du grand au petit, dit-il[86], du fort au faible, nous trouverons que la nature a su tout compenser ; qu’uniquement attentive à la conservation de chaque espèce, elle fait profusion d’individus, et se soutient par le nombre dans toutes celles qu’elle a réduites au petit, ou qu’elle a laissées sans forces, sans armes et sans courage : et non seulement elle a voulu que ces espèces inférieures fussent en état de résister ou durer par le nombre, mais il semble qu’elle ait en même temps donné des suppléments à chacune, en multipliant les espèces voisines. Le rat, la souris, le mulot, le rat d’eau, le campagnol, le loir, le lérot, le muscardin, la musaraigne, beaucoup d’autres que je ne cite point parce qu’ils sont étrangers à notre climat, forment autant d’espèces distinctes et séparées, mais assez peu différentes pour pouvoir en quelque sorte se suppléer et faire que, si l’une d’entre elles venait à manquer, le vide en ce genre serait à peine sensible ; c’est ce grand nombre d’espèces voisines qui a donné l’idée des genres aux naturalistes ; idée que l’on ne peut employer qu’en ce sens, lorsqu’on ne voit les objets qu’en gros, mais qui s’évanouit dès qu’on l’applique à la réalité, et qu’on vient à considérer la nature en détail. » Dans son mémoire sur les mulets, il pose cette question[87] :

« Les espèces faibles n’ont-elles pas été-détruites par les plus fortes ou par la tyrannie de l’homme, dont le nombre est devenu mille fois plus grand que celui d’aucune espèce d’animaux puissants ? »

Buffon et la sélection naturelle. Dans son mémoire sur les animaux communs aux deux continents, il fait à cette question la réponse suivante, dans laquelle se trouve en germe toute la théorie de la sélection naturelle : « Les animaux ne sont à beaucoup d’égards que des productions de la terre ; ceux d’un continent ne se trouvent pas dans l’autre ; ceux qui s’y trouvent sont altérés, rapetissés, changés souvent au point d’être méconnaissables : en faut-il plus pour être convaincu que leur forme n’est pas inaltérable, que leur nature, beaucoup moins constante que celle de l’homme peut se varier et même se changer absolument avec le temps, que par la même raison, les espèces les moins parfaites, les plus délicates, les plus pesantes, les moins agissantes, les moins armées, etc., ont déjà disparu ou disparaîtront. »

De toutes ces citations, il ressort bien clairement la preuve de ce que j’ai affirmé plus haut que Buffon avait une connaissance exacte des faits qui ont servi de base à la théorie de Darwin et qu’il avait conçu très nettement l’idée que le savant Anglais devait développer cent ans plus tard sous le nom de « lutte pour l’existence ».

Mais Buffon ne voyait d’autre conséquence à cette lutte que la destruction des individus ou des espèces « les plus faibles et les moins armés » et la persistance des individus ou des espèces les plus forts et les mieux armés ; parmi ces armes il faisait figurer non seulement la force physique et l’intelligence, mais encore la rapidité de la multiplication. Ce qui est l’une des vues les plus exactes qu’il ait formulées.

La sélection naturelle n’est pas la cause déterminante de la formation des espèces sauvages. Darwin va beaucoup plus loin. D’après lui, la lutte pour l’existence a pour conséquence non seulement la persistance des plus forts et des mieux armés, et la disparition des plus faibles et des moins armés, ce qu’il nomme la sélection naturelle, mais encore, la lutte pour l’existence et la sélection naturelle seraient à peu près la seule cause déterminante de la formation des espèces.

Buffon, Adanson, Lamarck avaient admis comme cause déterminante de la formation d’espèces sauvages nouvelles la transformation d’espèces préexistantes sous l’influence du milieu ambiant, climat, nourriture, etc. Darwin rejette ces causes : « Les naturalistes, dit-il[88], assignent comme seules causes possibles aux variations, les conditions extérieures, telles que le climat, la nourriture, etc. Cela peut être vrai dans un sens très limité. » « On peut attribuer, dit-il encore[89], quelques effets à l’action directe et définie des conditions extérieures de la vie, quelques autres aux habitudes ; mais il faudrait être bien hardi pour expliquer par de telles causes les différences qui existent entre le cheval de trait et le cheval de course, entre le limier et le lévrier, entre le pigeon sauvage et le pigeon culbutant… »

Remarquons que parmi les naturalistes dont parle Darwin, il en est un, Buffon, qui précisément attribue la formation des races de chiens, de chevaux et de pigeons, non point à l’action seule du milieu, mais à l’action du milieu additionnée de la sélection artificielle et de la ségrégation. Buffon dit : sous l’influence de la nourriture, du climat, etc. ; j’obtiens un chien, un cheval, un pigeon offrant un caractère qui me présente quelques avantages ; je prends ce chien, ce cheval, ce pigeon, je l’accouple avec un individu offrant autant que possible les mêmes caractères, je les isole, je les ségrége et j’obtiens ainsi une race nouvelle. Donc trois phénomènes : la variation produite par le milieu, la sélection et la ségrégation effectués par l’homme. Darwin ne s’occupe ni de la cause de la variation, « certaines variations utiles à l’homme se sont produites soudainement », ni de la ségrégation ; il ne voit que la sélection. Or, celle-ci n’est que postérieure à la variation, sans laquelle elle serait impossible ; et, d’autre part, sans la ségrégation la sélection serait inutile puisque les individus sélectés continuant à fréquenter les autres et à se croiser avec eux, leurs caractères particuliers ne tarderaient pas à disparaître.

Certes, Darwin n’ignorait pas cela ; s’il ne parle pas de la nécessité de la ségrégation dans la sélection artificielle, c’est que sa théorie de la sélection naturelle en serait singulièrement embarrassée. Je n’aurai pas de peine à le démontrer.

Rappelons brièvement la théorie de Darwin : tous les êtres luttent contre le milieu, contre d’autres espèces, contre les individus de la même espèce ; les mieux armés seuls persistent, ce qui consiste la « sélection naturelle » ; tout caractère individuel nouveau, favorable à l’individu qui le présente, se perpétue et devient le signe d’une race nouvelle, qui formera espèce quand tous les individus qui ne le présentent pas auront disparu. Pour bien prouver que je ne change rien à la doctrine, je laisse la parole à Darwin lui-même. « Afin, dit-il[90], de bien comprendre de quelle manière agit, selon moi, la sélection naturelle, je demande la permission de donner un ou deux exemples imaginaires. Supposons un loup qui se nourrisse de différents animaux, s’emparant des uns par la ruse, des autres par la force, d’autres enfin par l’agilité. Supposons encore que sa proie la plus rapide, le daim par exemple, ait augmenté en nombre à la suite de quelques changements survenus dans le pays, ou que les autres animaux dont il se nourrit ordinairement aient diminué pendant la saison de l’année où le loup est le plus pressé par la faim. Dans ces circonstances, les loups les plus agiles et les plus rapides ont plus de chance de survivre que les autres ; ils sont donc conservés ou choisis, pourvu toutefois qu’ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s’en rendre maîtres à cette époque de l’année ou à toute autre, lorsqu’ils sont forcés de s’emparer d’autres animaux pour se nourrir. Je ne vois pas plus de raison de douter de ce résultat que de la possibilité pour l’homme d’augmenter la vitesse de ses lévriers par une sélection soigneuse et méthodique, ou par cette espèce de sélection inconsciente qui provient de ce que chaque personne s’efforce de posséder les meilleurs chiens, sans avoir la moindre pensée de modifier la race. Je puis ajouter que, selon M. Pierce, deux variétés de loups habitent les montagnes de Catskill aux États-Unis ; l’une de ces variétés, qui affecte un peu la forme du lévrier, se nourrit principalement de daims ; l’autre, plus épaisse, aux jambes courtes, attaque plus fréquemment les troupeaux. »

L’analyse de cet exemple montrera ce que vaut la théorie. Deux cas peuvent se présenter. Dans le premier, un seul loup aura la rapidité exceptionnelle dont parle Darwin, et il est bien évident que son accouplement avec une louve ne présentant pas ce caractère, sera suivi de la production de louveteaux ayant à un moindre degré que leur père le caractère de celui-ci ; leurs produits le posséderont à un degré moindre encore et le caractère exceptionnel, accidentel, du premier ancêtre finira par disparaître totalement.

Dans le second cas possible, un grand nombre de loups posséderont simultanément une rapidité à la course que n’avaient pas leurs ancêtres ; mais un tel caractère ne peut surgir brusquement chez un grand nombre d’individus, que si la race entière est soumise à des conditions extérieures spéciales.

Dans le premier cas, la sélection ne peut pas produire de race parce qu’il n’y a pas ségrégation de l’individu présentant le caractère exceptionnel ; dans le second cas, les conditions extérieures seules déterminent la variation ; la sélection agit seulement en faisant disparaître les individus qui ne présentent pas le caractère favorable.

Darwin reconnaît lui-même qu’un caractère, si favorable fût-il, présenté par un seul ou un petit nombre d’individus, a beaucoup de chances de disparaître : « J’ai complètement compris, avoue-t-il[91], combien il est rare que des variations isolées, qu’elles soient peu ou fortement accusées, puissent se perpétuer. »

Donc, quand une variation est limitée à un petit nombre d’individus, la sélection naturelle n’agit pas ; elle n’agit pas parce que la ségrégation, c’est-à-dire l’isolement des individus qui offrent la variation, n’est pas applicable, comme elle l’est dans la sélection artificielle. J’avais donc raison d’attirer plus haut l’attention du lecteur sur la nécessité de la ségrégation dans la sélection artificielle. Dans la nature comme dans l’état domestique il n’y a pas de sélection sans ségrégation.

Or, dans la nature, la ségrégation d’individus possédant des variations accidentelles ne se fait probablement jamais. On ne voit pas pourquoi un animal s’isolerait de tous ceux de son espèce, uniquement parce qu’il serait doué d’une coloration un peu différente, d’une vue meilleure, d’une aptitude plus grande à la course, etc.

Quand la variation porte sur un grand nombre d’individus, c’est qu’elle a été déterminée par une cause générale ; dans ce cas, elle persiste tant que la cause générale qui l’a produite continue à agir et s’il se fait une sélection c’est seulement par disparition des individus qui n’offrent pas la variation favorable.

Prenons un exemple. Je suppose que des marches forcées constituent le seul gagne-pain des habitants d’une commune. Il est bien évident que les plus forts marcheurs seront les plus favorisés, et qu’au bout d’un certain nombre de générations, tous les habitants de la localité seront plus aptes à la marche que leurs ancêtres. Cela tiendra à deux causes : d’abord à la condition spéciale d’existence imposée aux membres de la commune, ensuite à la disparition des individus incapables de marcher, à une sélection agissant par destruction, à la façon d’un berger qui pour avoir un troupeau de moutons blancs tuerait, dès leur naissance, tous les agneaux noirs ou tachés de noir. Mais il faut remarquer que dans la transformation des individus de la commune, la cause agissante est, non pas la sélection, mais l’obligation de faire des marches forcées ; c’est cette dernière qui modifie les muscles et les nerfs mis en action et qui leur fait acquérir les qualités nécessaires au rôle exceptionnel qu’ils doivent remplir ; que les marches forcées cessent d’être obligatoires et les caractères particuliers aux gens de cette commune disparaîtront.

La sélection ne fait qu’ajouter son action à celle des conditions extérieures. Ainsi, quel que soit le cas que nous envisagions, celui de « variations isolées » ou celui de variations généralisées, ce n’est jamais la sélection qui agit, ni pour produire, ni pour perpétuer la variation ; elle ne fait qu’ajouter son action à celle des conditions extérieures.

Il me serait facile de montrer que les mêmes conclusions s’appliquent à tous les cas dans lesquels Darwin attribue la formation de variétés ou d’espèces sauvages à la sélection naturelle, mais je serais entraîné beaucoup au delà des limites dans lesquelles je dois me renfermer.

Darwin conclut à tort des espèces domestiques aux espèces sauvages. Le grand tort de Darwin a été de vouloir appliquer à la formation des espèces sauvages toutes les causes qui agissent dans celle des espèces domestiques.

C’est une erreur que Buffon avait su éviter. L’illustre naturaliste du xviiie siècle avait constaté par l’expérience qu’à l’état domestique l’hybridité des races, des variétés, des espèces, peut servir à la production d’espèces nouvelles et cependant il a soin de faire remarquer que l’hybridité n’agit pas dans le même sens, ou n’agit que très peu, parmi les espèces sauvages, parce que l’hybridation y est très rare. Il avait aussi très nettement observé et compris la sélection artificielle ; il avait décrit, avec plus de clarté que cela n’a jamais été fait la formation de races et d’espèces par la sélection et la ségrégation artificielles, mais il n’appliquait pas ces causes aux espèces sauvages parce qu’il savait bien qu’à l’état sauvage la ségrégation, sans laquelle la sélection n’existe pas, est presque complètement inadmissible. Mais il avait bien vu les conséquences vraies de la lutte pour l’existence, c’est-à-dire la disparition des individus ou des espèces les plus faibles et les moins armés, disparition qui favorise la perpétuation des forts et des mieux armés, mais qui ne peut pas être considérée comme la cause de leur production. Il avait vu qu’à l’état sauvage la sélection détruit, mais qu’elle ne crée pas. C’est à cette conclusion que doit conduire toute analyse indépendante de l’œuvre de Darwin.

Le milieu est la véritable cause de formation des espèces sauvages. En résumé, la véritable cause des transformations des espèces et par conséquent de la formation des espèces nouvelles dans l’état sauvage réside dans l’action du milieu : climat, nourriture, vents, électricité, etc., en un mot, de toutes les conditions dans lesquelles vivent les animaux et les plantes. Ce sont ces conditions qui déterminent les variations, en modifiant les besoins, créant des habitudes nouvelles, provoquant l’usage ou le non-usage de tels et tels organes, etc.

Quant à la sélection, elle ne fait qu’ajouter son action à celui du milieu, en faisant disparaître les organismes qui ne s’adaptent pas à ce dernier.

Ainsi que Buffon l’avait fait remarquer, pour que le milieu agisse, pour qu’il modifie l’organe, il faut que ce dernier soit soumis à une action constante et prolongée des mêmes conditions : un animal qui voyage sur une grande étendue du globe terrestre est beaucoup moins facilement modifié ; il offre des caractères pour ainsi dire moyens, tandis que les animaux très sédentaires et les plantes, les espèces isolées dans une région limitée offrent des caractères beaucoup plus tranchés.

Conclusion. Je ne veux pas davantage insister sur les questions relatives à l’origine des espèces[92] ; je me borne à attirer l’attention du lecteur sur le rôle considérable qu’a joué Buffon dans leur solution.

Quant à cette dernière, je puis maintenant la résumer en quelques mots : il n’y a dans la nature que des individus ; les espèces, les genres, les familles, les classes ne sont que des divisions artificielles, destinées à nous permettre d’ordonner nos connaissances ; la matière vivante est produite par transformation de la matière non vivante ; sa forme la plus rudimentaire est reliée à ses formes les plus élevées par une série indéfinie de formes intermédiaires, issues les unes des autres par transformations graduelles et dans des directions multiples ; chaque organisme hérite des caractères de ses ancêtres et s’adapte au milieu dans lequel il vit ; l’action de l’hérédité et celle de l’adaptation se combinent pour produire les caractères de chaque individu. Me reportant à la théorie mécanique des phénomènes biologiques dont il a été fait mention tant de fois dans cette étude, j’ajouterais volontiers : les atomes constituants de chaque individu sont doués d’un mouvement hérité qui se modifie et se transforme sous l’influence des mouvements atomiques des corps avec lesquels l’animal ou le végétal se trouve en rapport pendant le cours de son existence ; la résultante du mouvement hérité et du mouvement provoqué par le milieu constitue l’adaptation et l’individualité du végétal ou de l’animal.

Que sont en réalité les mouvements biologiques ? De quelle façon se modifient-ils ? Quels sont leurs rapports avec les mouvements des autres corps matériels ? Quels sont les liens qui unissent les unes avec les autres, les innombrables parties de cet univers ? Comment le mouvement calorique, lumineux, électrique, biologique, se transforment-ils l’un en l’autre ? Ce sont là autant de questions auxquelles il serait téméraire de faire une réponse. Mais la science est assez avancée pour qu’il nous soit permis d’affirmer que ces deux termes : matière et mouvement contiennent tous les éléments de la solution des problèmes les plus compliqués de la science.

Certes, la solution de la plupart des questions débattues par notre siècle est encore loin de nous ; mais c’est surtout dans le domaine de la science que la fortune a toujours favorisé les efforts de l’audace, et je crois ne pouvoir mieux terminer cette étude sur l’œuvre de Buffon qu’en reproduisant ici l’encouragement aux audacieux qu’il signait il y a plus de cent ans[93] : « Loin de se décourager, le philosophe doit applaudir à la nature, lors même qu’elle lui paraît avare ou trop mystérieuse, et se féliciter de ce qu’à mesure qu’il lève une partie de son voile, elle lui laisse entrevoir une immensité d’autres objets tous dignes de ses recherches. Car ce que nous connaissons déjà doit nous faire juges de ce que nous pourrons connaître ; l’esprit humain n’a point de bornes, il s’étend à mesure que l’univers se déploie ; l’homme peut donc et doit tout tenter, il ne lui faut que du temps pour tout savoir. Il pourrait même, en multipliant ses observations, voir et prévoir tous les phénomènes, tous les événements de la nature, avec autant de vérité et de certitude que s’il les déduisait immédiatement des causes ; et quel enthousiasme plus pardonnable et même plus noble que celui de croire l’homme capable de reconnaître toutes les puissances, et découvrir par ses travaux tous les secrets de la nature ! »

FIN DE L’INTRODUCTION.




  1. Phil. Botan., p. 99.
  2. De la manière d’étudier l’Histoire naturelle, t. Ier, p. 4.
  3. De la manière d’étudier l’Histoire naturelle, t. Ier, p. 6.
  4. [Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Premier discours#7|Ibid., p. 7]].
  5. Linné.
  6. De la nature de l’homme, t. XI, p. 5.
  7. Histoire du cochon et du sanglier, t. VIII, p. 572.
  8. Buffon, t. VIII, p. 519.
  9. Histoire naturelle des oiseaux, t. VIII, p. 129.
  10. Histoire naturelle des oiseaux, t. VIII, p. 233.
  11. Ibid., p. 429.
  12. Ibid., p. 439.
  13. Buffon, t. X, p. 1.
  14. Buffon, t. X, p. 74.
  15. Buffon considérait les cétacés comme des poissons.
  16. Buffon, t. VIII, p. 128.
  17. Ibid., t. X, p. 88.
  18. Buffon, t. X, p. 91.
  19. Ibid., p. 95.
  20. On sait aujourd’hui que les singes ne méritent pas véritablement le nom de quadrumanes ; leurs membres postérieurs sont terminés, en effet, comme ceux de l’homme, par de véritables pieds, mais par des pieds à pouce opposable. Leurs rapports avec l’homme n’en sont donc que plus étroits.
  21. Buffon, t. X, p. 97.
  22. Buffon, en refusant la pensée, l’intelligence, la parole aux animaux, commet une grave erreur. Voyez la note ajoutée à l’article du Perroquet.
  23. Voyez la note ci-dessus.
  24. Buffon, t. VIII, p. 588 et suiv.
  25. Buffon, t. IX, p. 3.
  26. T. IX, p. 500.
  27. Buffon, t. IX, p. 44.
  28. Ibid., p. 166.
  29. Buffon, t. IV, p. 472.
  30. Ibid., p. 469.
  31. Ibid., p. 470.
  32. Le Cheval, t. VIII, p. 500.
  33. T. XI, p. 297.
  34. Ibid., p. 220.
  35. De la dégénération des animaux, t. IV, p. 471.
  36. Buffon, t. VIII, p. 613.
  37. Buffon, t. IV, p. 472.
  38. T. VIII, p. 588.
  39. Buffon, t. VIII, p. 589.
  40. Ibid., p. 590.
  41. Ibid., p. 589.
  42. Buffon, t. IV, p. 479.
  43. Buffon, t. IV, p. 515.
  44. Ibid., p. 517
  45. Buffon, t. IV, p. 516.
  46. Buffon, t. IV, p. 474.
  47. T. VIII, p. 500.
  48. Ibid., p. 500.
  49. Buffon, t. VIII, p. 499.
  50. Ibid., p. 497.
  51. Ibid., p. 492, 496.
  52. Ibid., p. 589.
  53. Ibid., p. 612.
  54. Buffon, t. V, p. 505.
  55. Genera plantarum secundum ordines naturales disposita, 1789, p. XIX. — Voici le passage dont j’ai traduit une phrase : « Cogniti caracteres determinandis impenduntur plantis, et eas similes indicant aut dissimiles pro suà in omnibus majori aut minori consensione. Plantæ cunctis partibus seu caractere universali convenientes, ex consimili natæ et similem parituræ, totidem sunt individua simul constituentia speciem propriè dictam quæ olim malè designata, nunc rectiùs definitur perennis individuorum similium successio continuatà generatione renascentium. Hæc entium consociatio et series generatim immutabilis ac perpetua, fortuitò interdùm aut humanà industrià subventitur aliquantisper, dùm scilicet ratione loci aut temperiei aut morbi aut culturæ variant individua quædam à primigenio discedentia floribus multiplicatis aut plenis aut mutilatis aut proliferis, foliis variè luxuriantibus aut deformatis, colore immutato, irrepente rubigine aut ustilagine, organis uberiori succorum affluxu ampliatis. Sed eæ varietates in novà seminum germinatione sibi commissae, ad primordialem restituto caractere redeunt speciem, cæteris non obstantibus causis et servatà lege naturali. Nativa autem species, accuratà definitione certò circumscripta, verum stat fundamentum scientiæ botanicæ quæ in id penitùs incumbit, ut omnes planè dignoscat species, universalem earum caracterem apprimè calleat, eas invicem conferat affines connectens et discrepantes segregans, et ex speciali cognitione ac collatione generali integram omnium naturæ atque cohærentiæ notitiam consequatur. »
  56. Buffon, t. VIII, p. 590.
  57. Duchesne fils, Histoire naturelle des fraisiers, 1766, p. 134.
  58. Remarques, p. 19.
  59. Ibid., p. 43 et suiv.
  60. Avertissement, p. xij.
  61. Duchesne fils, Histoire naturelle des fraisiers, p. 219.
  62. Voyez plus haut.
  63. Famille des plantes, 1763, Préface, p. cix-cxiv.
  64. Lamarck, Flore française, Discours préliminaire, Paris, 1778, p. xvi.
  65. Ch. Bonnet, Œuvres complètes, éd. 1779, t. Ier, p. xxx.
  66. Histoire de la création naturelle, traduction française de Letourneau, p. 69.
  67. On a vu, par la citation faite plus haut, que le premier essai de Lamarck sur ce sujet date de sa Flore française, en 1778.
  68. Histoire de la création naturelle, p. 99.
  69. Ibid., p. 99.
  70. Voyez plus haut, p. 419 de cette Introduction.
  71. Système des animaux sans vertèbres, Paris, an IX, p. 12 et suiv.
  72. Quel point de vue pour juger de la nature ! Elle n’a sûrement pas dans ses productions procédé du plus composé, au plus simple. Qu’on juge donc de ce qu’avec le temps et les circonstances elle a pu opérer. (Note de Lamarck.)
  73. Philosophie zoologique, t. Ier, p. 75.
  74. Philosophie zoologique, t. Ier, p. 220.
  75. Philosophie anatomique, p. xxii.
  76. Dissertation sur les Makis, in Magasin encyclopédique, t. VII, p. 20.
  77. Considérations sur la tête osseuse des animaux vertèbres et particulièrement de celle des oiseaux, p. 2.
  78. Comparez cela avec les citations de Buffon faites plus haut.
  79. Flourens, De l’unité de composition, p. 138.
  80. Hist. de la création naturelle, p. 274 ; (Gener. Morphol., II). Geoffroy-Saint-Hilaire avait encore introduit dans la science un élément de progrès important en montrant, dans sa Philosophie anatomique, que pour déterminer la nature véritable d’un organe et son analogie avec les organes d’un autre animal, il faut s’adresser non pas à l’adulte mais à l’embryon.
  81. Analyse de 1812, p. 31.
  82. De l’unité de composition, p. 14.
  83. Origine des espèces, p. 67.
  84. Buffon, t. IX, p. 37-40.
  85. Buffon, t. IX, p. 53.
  86. Buffon, t. IX, p. 103.
  87. Buffon, t. IV, p. 523.
  88. Origine des espèces, p. 3.
  89. Ibid., p. 67.
  90. Origine des espèces, p. 97.
  91. Origine des espèces, p. 98.
  92. Je les ai toutes discutées avec le plus grand soin, et, j’ose ajouter, avec autant d’impartialité que d’indépendance dans mon livre : Le Transformisme.
  93. Buffon, t. IV, p. 523.