Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Les bengalis et les sénégalis

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome VI, Histoire naturelle des oiseauxp. 165-167).

LES BENGALIS ET LES SÉNÉGALIS, ETC.[1]

Tous les voyageurs, et d’après eux les naturalistes, s’accordent à dire que ces petits oiseaux sont sujets à changer de couleur dans la mue ; quelques-uns même ajoutent des détails qu’il serait à souhaiter qui fussent vérifiés ; que ces variations de plumage roulent exclusivement entre cinq couleurs principales, le noir, le bleu, le vert, le jaune et le rouge ; que les bengalis n’en prennent jamais plus d’une à la fois, etc.[2]. Cependant les personnes qui ont été à portée d’observer ces oiseaux en France, et de les suivre pendant plusieurs années, assurent qu’ils n’ont qu’une seule mue par an, et qu’ils ne changent point de couleur[3]. Cette contradiction apparente peut s’expliquer par la différence des climats. Celui de l’Asie et de l’Afrique, où les bengalis et les sénégalis se trouvent naturellement, a beaucoup plus d’énergie que le nôtre, et il est possible qu’il ait une influence plus marquée sur leur plumage. D’ailleurs les bengalis ne sont pas les seuls oiseaux qui éprouvent cette influence ; car selon Mérolla, les moineaux d’Afrique deviennent rouges dans la saison des pluies, après quoi ils reprennent leur couleur ; et plusieurs autres oiseaux sont sujets à de pareils changements[4]. Quoi qu’il en soit, il est clair que ces variations de couleurs qu’éprouvent les bengalis, au moins dans leur pays natal, rendent équivoque toute méthode qui tirerait de ces mêmes couleurs les caractères distinctifs des espèces, puisque ces prétendus caractères ne seraient que momentanés, et dépendraient principalement de la saison de l’année où l’individu aurait été tué. Mais, d’un autre côté, ces caractères si variables en Asie et en Afrique, devenant constants dans nos climats plus septentrionaux, il est difficile, dans l’énumération des différentes espèces, d’éviter toute méprise et de ne pas tomber dans l’un de ces deux inconvénients, ou d’admettre comme espèces distinctes de simples variétés, ou de donner pour variétés des espèces vraiment différentes. Dans cette incertitude, je ne puis mieux faire que de me prêter aux apparences, et de me soumettre aux idées reçues ; je formerai donc autant d’articles séparés qu’il se trouvera d’individus notablement différents, soit par le plumage, soit à d’autres égards, mais sans prétendre déterminer le nombre des véritables espèces. Ce ne peut être que l’ouvrage du temps : le temps amènera les faits, et les faits dissiperont les doutes.

On se tromperait fort si, d’après les noms de sénégalis et de bengalis, on se persuadait que ces oiseaux ne se trouvent qu’au Bengale et au Sénégal : ils sont répandus dans la plus grande partie de l’Asie et de l’Afrique, et même dans plusieurs des îles adjacentes, telles que celles de Madagascar, de Bourbon, de France, de Java, etc. On peut même s’attendre à en voir bientôt arriver d’Amérique, M. de Sonnini en ayant laissé échapper dernièrement un assez grand nombre dans l’île de Cayenne, et les ayant revus depuis fort vifs, fort gais, en un mot très disposés à se naturaliser dans cette terre étrangère et à y perpétuer leur race[5]. Il faut espérer que ces nouveaux colons, dont le plumage est si variable, éprouveront aussi l’influence du climat américain, et qu’il en résultera de nouvelles variétés, plus propres toutefois à orner nos Cabinets qu’à enrichir l’histoire naturelle.

Les bengalis sont des oiseaux familiers et destructeurs, en un mot, de vrais moineaux ; ils s’approchent des cases, viennent jusqu’au milieu des villages, et se jettent par grandes troupes dans les champs semés de millet[6], car ils aiment cette graine de préférence : ils aiment aussi beaucoup à se baigner.

On les prend au Sénégal, sous une calebasse qu’on pose à terre, la soulevant un peu, et la tenant dans cette situation par le moyen d’un support léger auquel est attaché une longue ficelle : quelques grains de millet servent d’appât ; les sénégalis accourent pour manger le millet ; l’oiseleur, qui est à portée de tout voir sans être vu, tire la ficelle à propos, et prend tout ce qui se trouve sous la calebasse, bengalis, sénégalis, petits moineaux noirs à ventre blanc, etc.[7]. Ces oiseaux se transportent assez difficilement, et ne s’accoutument qu’avec peine à un autre climat ; mais une fois acclimatés, ils vivent jusqu’à six ou sept ans, c’est-à-dire autant et plus que certaines espèces du pays : on est même venu à bout de les faire nicher en Hollande ; et sans doute on aurait le même succès dans des contrées encore plus froides car ces oiseaux ont les mœurs très douces et très sociables : ils se caressent souvent, surtout les mâles et les femelles, se perchent très près les uns des autres, chantent tous à la fois, et mettent de l’ensemble dans cette espèce de chœur. On ajoute que le chant de la femelle n’est pas fort inférieur à celui du mâle[8].


Notes de Buffon
  1. On a aussi donné à quelques-uns le nom de moineaux du Sénégal.
  2. Histoire générale des voyages, t. IV, p. 354.
  3. M. Mauduit, connu par son goût éclairé pour l’histoire naturelle, et par son beau cabinet d’oiseaux, a observé un sénégali rouge qui a vécu plus d’un an sans changer de plumage. Le sieur Château assure la même chose de tous les bengalis qui lui ont passé par les mains.
  4. Voyages de Mérolla, p. 636.
  5. Il y a quelques années que l’on tua un sénégali rouge à Cayenne dans une savane : sans doute il y avait été transporté de même par quelques voyageurs.
  6. Les voyageurs nous disent que les Nègres mangent certains petits oiseaux tout entiers avec leurs plumes, et que ces oiseaux ressemblent aux linottes. Je soupçonne que les sénégalis pourraient bien être du nombre ; car il y a des sénégalis qui, au temps de la mue, ressemblent aux linottes ; d’ailleurs, on prétend que les Nègres ne mangent ainsi ces petits oiseaux tout entiers, que pour se venger des dégâts qu’ils font dans leurs grains, au milieu desquels ils ne manquent pas d’établir leurs nids.
  7. Je dois le détail de cette petite chasse à M. de Sonnini.
  8. Ces notes m’ont été données par le sieur Château, père.