Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le pinson d’Ardenne

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome VI, Histoire naturelle des oiseauxp. 183-187).

LE PINSON D’ARDENNE[1]

Il pourrait se faire que ce pinson[NdÉ 1], qui passe généralement pour le pinson de montagne ou l’orospiza d’Aristote, ne fût que son spiza ou son pinson proprement dit ; et que notre pinson ordinaire, qui passe généralement pour son spiza, fût son véritable orospiza ou pinson de montagne. Voici mes raisons.

Les anciens ne faisaient point de descriptions complètes ; mais ils disaient un mot, soit des qualités extérieures, soit des habitudes ; et ce mot indiquait ordinairement ce qu’il y avait de plus remarquable dans l’animal. L’orospiza, dit Aristote[2], est semblable au spiza ; il est un peu moins gros, il a le cou bleu, enfin il se tient dans les montagnes : or toutes ces propriétés appartiennent à notre pinson ordinaire, et quelques-unes d’elles lui appartiennent exclusivement.

1o Il a beaucoup de ressemblance avec le pinson d’Ardenne par la supposition même, et pour s’en convaincre, il ne faut que les comparer l’un à l’autre ; d’ailleurs il n’est pas un seul méthodiste qui n’ait rapporté ces deux espèces au même genre ;

2o Notre pinson ordinaire est un peu plus petit que le pinson d’Ardenne, suivant le témoignage des naturalistes et suivant ce que j’ai observé moi-même ;

3o Notre pinson ordinaire a le dessus de la tête et du cou d’un cendré bleuâtre[3] ; au lieu que dans le pinson d’Ardenne ces mêmes parties sont variées de noir lustré et de gris jaunâtre ;

4o Nous avons remarqué ci-dessus, d’après Olina, qu’en Italie notre pinson ordinaire se retire l’été dans les montagnes pour y nicher ; et comme le climat de la Grèce est fort peu différent de celui de l’Italie, on peut supposer par analogie, à défaut d’observation, qu’en Grèce notre pinson ordinaire niche aussi sur les montagnes[4] ;

5o Enfin, le spiza d’Aristote semble chercher, suivant ce philosophe, les pays chauds pendant l’été et les pays froids pendant l’hiver[5]. Or cela convient beaucoup mieux aux pinsons d’Ardenne qu’aux pinsons ordinaires, puisqu’une grande partie de ceux-ci ne voyagent point, et que ceux-là non seulement sont voyageurs, mais qu’ils ont coutume d’arriver au fort de l’hiver[6] dans les différents pays qu’ils parcourent ; c’est ce que nous savons par expérience, et ce qui d’ailleurs est attesté par les noms de pinson d’hiver, pinson de neige, que l’on a donnés en divers pays au pinson d’Ardenne.

De tout cela il résulte, ce me semble, que très probablement ce dernier est le spiza d’Aristote, et notre pinson ordinaire son orospiza.

Les pinsons d’Ardenne ne nichent point dans nos pays ; ils y passent d’années à autres en très grandes troupes : le temps de leur passage est l’automne et l’hiver ; souvent ils s’en retournent au bout de huit ou dix jours ; quelquefois ils restent jusqu’au printemps : pendant leur séjour ils vont avec les pinsons ordinaires, et se retirent comme eux dans les feuillages. Il en parut des volées très nombreuses en Bourgogne dans l’hiver de 1774, et des volées encore plus nombreuses dans le pays de Wurtemberg, sur la fin de décembre 1775 ; ceux-ci allaient se gîter tous les soirs dans un vallon sur les bords du Rhin[7], et dès l’aube du jour ils prenaient leur vol : la terre était toute couverte de leur fiente. La même chose avait été observée dans les années 1735 et 1757[8] ; on ne vit peut-être jamais un aussi grand nombre de ces oiseaux en Lorraine que dans l’hiver de 1765, chaque nuit on en tuait plus de six cents douzaines, dit M. Lottinger, dans des forêts de sapins qui sont à quatre ou cinq lieues de Sarrebourg ; on ne prenait pas la peine de les tirer, on les assommait à coups de gaules, et quoique ce massacre eût duré tout l’hiver, on ne s’apercevait presque pas à la fin que la troupe eût été entamée. M. Willughby nous apprend qu’on en voit beaucoup aux environs de Venise[9], sans doute au temps du passage ; mais nulle part ils ne reviennent aussi régulièrement que dans les forêts de Weissembourg, où abonde le hêtre, et, par conséquent, la faîne, dont ils sont très friands : ils en mangent le jour et la nuit ; ils vivent aussi de toutes sortes de petites graines. Je me persuade que ces oiseaux restent dans leur pays natal tant qu’ils y trouvent la nourriture qui leur convient, et que c’est la disette qui les oblige à voyager ; du moins il est certain que l’abondance des graines qu’ils aiment de préférence ne suffit pas toujours pour les attirer dans un pays, même dans un pays qu’ils connaissent ; car, en 1774, quoiqu’il y eût abondance de faîne en Lorraine, ces pinsons n’y parurent pas et prirent une autre route : l’année suivante, au contraire, on en vit quelques troupes quoique la faîne eût manqué[10]. Lorsqu’ils arrivent chez nous ils ne sont point du tout sauvages et se laissent approcher de fort près : ils volent serrés, se posent et partent de même ; cela est au point que l’on en peut tuer douze ou quinze d’un seul coup de fusil.

En pâturant dans un champ ils font à peu près la même manœuvre que les pigeons ; de temps en temps on en voit quelques-uns se porter en avant, lesquels sont bientôt suivis de toute la bande.

Ce sont, comme l’on voit, des oiseaux connus et répandus dans toutes les parties de l’Europe, du moins par leurs voyages ; mais ils ne se bornent point à l’Europe. M. Edwards en a vu qui venaient de la baie d’Hudson, sous le nom d’oiseaux de neige ; et les gens qui fréquentent cette contrée lui ont assuré qu’ils étaient des premiers à y reparaître chaque année au retour du printemps, avant même que les neiges fussent fondues[11].

La chair des pinsons d’Ardenne, quoique un peu amère, est fort bonne à manger, et certainement meilleure que celle du pinson ordinaire ; leur plumage est aussi plus varié, plus agréable, plus velouté ; mais il s’en faut beaucoup qu’ils chantent aussi bien : on a comparé leur voix à celle de la chouette[12] et à celle du chat[13] ; ils ont deux cris, l’un est une espèce de piaulement, l’autre, qu’ils font entendre étant posés à terre, approche de celui du traquet ; mais il n’est ni aussi fort ni aussi prononcé. Quoique nés avec si peu de talents naturels, ces oiseaux sont néanmoins susceptibles de talents acquis : lorsqu’on les tient à portée d’un autre oiseau dont le ramage est plus agréable, le leur s’adoucit, se perfectionne, et devient semblable à celui qu’ils ont entendu[14]. Au reste, pour avoir une idée juste de leur voix, il faudrait les avoir ouïs au temps de la ponte ; car c’est alors, c’est en chantant l’hymne de l’amour que les oiseaux font entendre leur véritable ramage.

Un chasseur, qui avait voyagé, m’a assuré que ces oiseaux nichaient dans le Luxembourg ; qu’ils posaient leurs nids sur les sapins les plus branchus, assez haut ; qu’ils commençaient à y travailler sur la fin d’avril ; qu’ils y employaient la longue mousse des sapins au dehors, du crin, de la laine et des plumes au dedans ; que la femelle pondait quatre ou cinq œufs jaunâtres et tachetés, et que les petits commençaient à voltiger de branche en branche dès la fin de mai.

Le pinson d’Ardenne est, selon Belon, un oiseau courageux et qui se défend avec son bec jusqu’au dernier soupir ; tous conviennent qu’il est d’un naturel plus doux que notre pinson ordinaire, et qu’il donne plus facilement dans les pièges ; on en tue beaucoup à certaines chasses que l’on pratique dans le pays de Weissembourg et qui méritent d’être connues : on se rassemble pour cela dans la petite ville de Bergzabern, et le jour étant pris on envoie la veille des observateurs à la découverte pour remarquer les arbres sur lesquels ils ont coutume de se poser le soir ; c’est communément sur de petits picéas et sur d’autres arbres toujours verts : ces observateurs de retour servent de guides à la troupe, elle part le soir avec des flambeaux et des sarbacanes ; les flambeaux servent à éblouir les oiseaux et à éclairer les chasseurs ; les sarbacanes servent à ceux-ci pour tuer les pinsons avec de petites boules de terre sèche : on les tire de très près, afin de ne les point manquer ; car s’il y en avait un seul qui ne fût que blessé, ses cris donneraient infailliblement l’alarme aux autres, et bientôt ils s’envoleraient tous à la fois.

La nourriture principale de ceux que l’on veut avoir en cage, c’est le panis, le chènevis, la faîne, etc. Olina dit qu’ils vivent quatre ou cinq ans.

Leur plumage est sujet à varier dans les différents individus : quelques mâles ont la gorge noire, et d’autres ont la tête absolument blanche et les couleurs plus faibles[15]. Frisch remarque que les jeunes mâles, lorsqu’ils arrivent, ne sont pas si noirs et n’ont pas les couvertures inférieures des ailes d’un jaune si vif que lorsqu’ils s’en retournent ; il peut se faire que l’âge plus avancé amène encore d’autres différences dans les deux sexes, et de là toutes celles que l’on remarque dans les descriptions.

Le pinson que j’ai observé pesait une once ; il avait le front noir, le dessus de la tête et du cou et le haut du dos varié de gris jaunâtre et de noir lustré ; la gorge, le devant du cou, la poitrine et le croupion d’un roux clair ; les petites couvertures de la base de l’aile d’un jaune orangé ; les autres formaient deux raies transversales d’un blanc jaunâtre, séparées par une bande noire plus large ; toutes les pennes de l’aile, excepté les trois premières, avaient sur leur bord extérieur, à l’endroit où finissaient les grandes couvertures, une tache blanche d’environ cinq lignes de long ; la suite de ces taches formait une troisième raie blanche qui était parallèle aux deux autres dans l’aile étendue, mais qui, dans l’aile repliée, ne paraissait que sous la forme d’une tache oblongue presque parallèle à la côte des pennes ; enfin ces mêmes pennes étaient d’un très beau noir, bordées de blanc ; les petites couvertures inférieures des ailes les plus proches du corps se faisaient remarquer par leur belle couleur jaune. Les pennes de la queue étaient noires, bordées de blanc ou de blanchâtre ; la queue fourchue, les flancs mouchetés de noir ; les pieds d’un brun olivâtre ; les ongles peu arqués, le postérieur le plus fort de tous ; les bords du bec supérieur échancrés près de la pointe ; les bords du bec inférieur rentrants et reçus dans le supérieur, et la langue divisée par le bout en plusieurs filets très déliés.

Le tube intestinal avait quatorze pouces de longueur, le gésier était musculeux, doublé d’une membrane cartilagineuse sans adhérence, précédé d’une dilatation de l’œsophage, et encore d’un jabot qui avait cinq à six lignes de diamètre, le tout rempli de petites graines sans un seul petit caillou : je n’ai vu ni cæcum ni vésicule du fiel.

La femelle n’a point la tache orangée de la base de l’aile, ni la belle couleur jaune de ses couvertures inférieures ; sa gorge est d’un roux plus clair, et elle a quelque chose de cendré sur le sommet de la tête et derrière le cou.

Longueur totale, six pouces un quart ; bec, six lignes et demie ; vol, près de dix pouces ; queue, deux pouces un tiers : elle dépasse les ailes d’environ quinze lignes.


Notes de Buffon
  1. Pinson de montagne, fringilla montana, hyberna, etc. : en Savoie, quinçon de montagne ; en Sologne, ardenet, pinson des Ardennes ; à Orléans, pichot mondain ou pichot de mer ; ébourgeonneau ou pinson d’Artois, selon Fortin, dans ses Ruses innocentes. Salerne, Hist. nat. des oiseaux, p. 269. — Quoique les pinsons d’Ardenne et autres aient les bords du bec échancrés près de la pointe, M. Brisson les a admis dans le genre du moineau dont l’un des caractères est d’avoir les deux mandibules droites et entières.
  2. Hist. animalium, lib. viii, cap. iii.
  3. « Caput in mare cærulescit », dit Willughby.
  4. Frisch prétend que les pinsons d’Ardenne viennent des montagnes en automne, et que lorsqu’ils s’en retournent, ils prennent le chemin des montagnes du nord. M. le marquis de Piolenc, qui m’a donné plusieurs notes sur ces oiseaux, m’assure qu’ils partent dans le mois d’octobre des montagnes de Savoie et de Dauphiné, et qu’ils y reviennent au mois de février : ces époques s’accordent très bien avec celles où nous les voyons passer et repasser en Bourgogne ; il peut se faire que les deux espèces aiment les montagnes et se ressemblent en ce point.
  5. Historia animalium, lib. ix, cap. vii.
  6. Aldrovante assure positivement que cela est ainsi aux environs de Bologne : M. Lottinger me mande que dès la fin d’août il en paraît quelques-uns en Lorraine ; mais que l’on n’en voit de grosses troupes que sur la fin d’octobre, et même plus tard.
  7. M. Lottinger dit, peut-être un peu trop généralement, que le jour ils se répandent dans les forêts de la plaine, et que la nuit ils se retirent sur la montagne : cette marche n’est point apparemment invariable, et l’on peut croire qu’elle dépend du local et des circonstances.

    On en a vu cette année, dans nos environs, une volée de plus de trois cents qui a passé trois ou quatre jours dans le même endroit, et cet endroit est montagneux. Ils se sont toujours posés sur le même noyer, et lorsqu’on les tirait ils partaient tous à la fois, et dirigeaient constamment leur route vers le nord ou le nord-est. (Note de M. le marquis de Piolenc.)

  8. Voyez la Gazette d’agriculture, année 1776, no 9, p. 66.
  9. Page 187.
  10. Je tiens ces faits de M. Lottinger.
  11. Nat. history of uncommon birds, part. II, p. 117.
  12. Belon, Nature des oiseaux, p. 371.
  13. Olina, p. 32.
  14. id., ibid.
  15. Voyez Aldrovande, p. 821. M. Brisson en a fait une variété marquée A, qu’il nomme montifringilla leucocephalos, t. III, p. 159.
Notes de l’éditeur
  1. Fringilla montifringilla L. [Note de Wikisource : actuellement Fringilla montifringilla Linnæus, vulgairement pinson du Nord].