Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le moqueur

LE MOQUEUR[1]

Nous trouvons dans cet oiseau singulier[NdÉ 1] une exception frappante à une observation générale faite sur les oiseaux du nouveau monde. Presque tous les voyageurs s’accordent à dire qu’autant les couleurs de leur plumage sont vives, riches, éclatantes, autant le son de leur voix est aigre, rauque, monotone, en un mot, désagréable. Celui-ci est au contraire, si l’on en croit Fernandez, Nieremberg et les Américains, le chantre le plus excellent parmi tous les volatiles de l’univers, sans même en excepter le rossignol : car il charme, comme lui, par les accents flatteurs de son ramage, et de plus il amuse par le talent inné qu’il a de contrefaire le chant ou plutôt le cri des autres oiseaux ; et c’est de là, sans doute, que lui est venu le nom de moqueur : cependant, bien loin de rendre ridicules ces chants étrangers qu’il répète, il paraît ne les imiter que pour les embellir ; on croirait qu’en s’appropriant ainsi tous les sons qui frappent ses oreilles il ne cherche qu’à enrichir et perfectionner son propre chant, et qu’à exercer de toutes les manières possibles son infatigable gosier. Aussi les sauvages lui ont-ils donné le nom de cencontlatolli, qui veut dire quatre cents langues, et les savants celui de polyglotte, qui signifie à peu près la même chose[NdÉ 2]. Non seulement le moqueur chante bien et avec goût, mais il chante avec action, avec âme, ou plutôt son chant n’est que l’expression de ses affections intérieures ; il s’anime à sa propre voix, et l’accompagne par des mouvements cadencés, toujours assortis à l’inépuisable variété de ses phrases naturelles et acquises. Son prélude ordinaire est de s’élever d’abord peu à peu, les ailes étendues, de retomber ensuite la tête en bas au même point d’où il était parti ; et ce n’est qu’après avoir continué quelque temps ce bizarre exercice que commence l’accord de ses mouvements divers, ou, si l’on veut, de sa danse, avec les différents caractères de son chant : exécute-t-il avec sa voix des roulements vifs et légers, son vol décrit en même temps dans l’air une multitude de cercles qui se croisent ; on le voit suivre, en serpentant, les tours et retours d’une ligne tortueuse sur laquelle il monte, descend, et remonte sans cesse. Son gosier forme-t-il une cadence brillante et bien battue, il l’accompagne d’un battement d’ailes également vif et précipité. Se livre-t-il à la volupté des arpèges et des batteries, il les exécute une seconde fois par les bonds multipliés d’un vol inégal et sautillant. Donne-t-il essor à sa voix dans ces tenues si expressives où les sons, d’abord pleins et éclatants, se dégradent ensuite par nuances, et semblent enfin s’éteindre tout à fait et se perdre dans un silence qui a son charme comme la plus belle mélodie, on le voit en même temps planer moelleusement au-dessus de son arbre, ralentir encore par degrés les ondulations imperceptibles de ses ailes, et rester enfin immobile, et comme suspendu au milieu des airs.

Il s’en faut bien que le plumage de ce rossignol d’Amérique réponde à la beauté de son chant ; les couleurs en sont très communes, et n’ont ni éclat ni variété ; le dessus du corps est gris brun plus ou moins foncé ; le dessus des ailes et de la queue est encore plus brun : seulement ce brun est égayé, 1o sur les ailes, par une marque blanche qui les traverse obliquement vers le milieu de leur longueur, et quelquefois par de petites mouchetures blanches qui se trouvent à la partie antérieure ; 2o sur la queue, par une bordure de même couleur blanche ; enfin, sur la tête, par un cercle encore de même couleur, qui lui forme une espèce de couronne[2], et qui, se prolongeant sur les yeux, lui dessine comme deux sourcils assez marqués[3]. Le dessous du corps est blanc depuis la gorge jusqu’au bout de la queue : on aperçoit dans le sujet représenté par M. Edwards quelques grivelures, les unes sur les côtés du cou, et les autres sur le blanc des grandes couvertures des ailes.

Le moqueur approche du mauvis par la grosseur ; il a la queue un peu étagée[4], les pieds noirâtres, le bec de la même couleur, accompagné de longues barbes qui naissent au-dessus des angles de son ouverture ; enfin il a les ailes plus courtes que nos grives, mais cependant moins courtes que le moqueur français.

Il se trouve à la Caroline, à la Jamaïque, à la Nouvelle-Espagne, etc. En général, il se plaît dans les pays chauds et subsiste dans les tempérés : à la Jamaïque, il est fort commun dans les savanes des contrées où il y a beaucoup de bois[5] : il se perche sur les plus hautes branches, et c’est de là qu’il fait entendre sa voix. Il niche souvent sur les ébéniers. Ses œufs sont tachetés de brun. Il vit de cerises, de baies d’aubépine et de cornouiller, et même d’insectes[NdÉ 3] ; sa chair passe pour un fort bon manger. Il n’est pas facile de l’élever en cage ; cependant on en vient à bout lorsqu’on sait s’y prendre, et l’on jouit une partie de l’année de l’agrément de son ramage ; mais il faut pour cela se conformer à ses goûts, à son instinct, à ses besoins ; il faut, à force de bons traitements, lui faire oublier son esclavage ou plutôt la liberté. Au demeurant, c’est un oiseau assez familier qui semble aimer l’homme, s’approche des habitations, et vient se percher jusque sur les cheminées.

Celui qu’a ouvert M. Sloane avait le ventricule peu musculeux, le foie blanchâtre et les intestins roulés et repliés en un grand nombre de circonvolutions.


Notes de Buffon
  1. Ce sont les trois moqueurs de M. Brisson, t. II, p. 262, 265 et 266, et son merle de Saint-Domingue, p. 284. Des voyageurs ont pris pour moqueurs certaines espèces de troupiales. Voyez Essay on Nat. Hist. of. Guiana, p. 178.
  2. Voyez Fernandez, loco citato.
  3. Tel est l’individu représenté par M. Edwards, planche 78.
  4. Cela ne paraît point du tout dans la figure de M. Sloane, et il n’en est point question dans la description.
  5. Jamaïca, p. 305, planche 256, fig. 3.
Notes de l’éditeur
  1. Mimus polyglottus L. [Note de Wikisource : actuellement Mimus polyglottos Linnæus, vulgairement moqueur polyglotte].
  2. D’après les observations d’Audubon et de Wilson, il n’est pas un oiseau dont le chant ne soit imité à la perception par le Moqueur. Il imite également les cris des animaux domestiques et le bruit des instruments ; il lance le coup de sifflet qui sert à appeler les chiens ; il appelle le chat à la manière des chattes amoureuses ; il répète le grincement de la scie, le tic-tac du moulin, etc.
  3. Il chasse les papillons et les coléoptères qui figurent pour une part considérable dans son alimentation ; c’est surtout pendant l’été qu’il se nourrit d’insectes ; en automne, il mange des fruits.