Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le merle à plastron blanc

LE MERLE À PLASTRON BLANC

J’ai changé la dénomination de merle à collier[NdÉ 1] que plusieurs avaient jugé à propos d’appliquer à cet oiseau, et je lui ai substitué celle de merle à plastron blanc, comme ayant plus de justesse et même comme étant nécessaire pour distinguer cette race de celle du véritable merle à collier dont je parlerai plus bas.

Dans l’espèce dont il s’agit ici, le mâle a en effet au-dessus de la poitrine une sorte de plastron blanc très remarquable ; je dis le mâle, car le plastron de la femelle est d’un blanc plus terne, plus mêlé de roux ; et comme d’ailleurs le plumage de cette femelle est d’un brun roux, son plastron tranche beaucoup moins sur ce fond presque de même couleur et cesse quelquefois tout à fait d’être apparent[1] ; c’est sans doute ce qui a donné lieu à quelques nomenclateurs de faire de cette femelle une espèce particulière sous le nom de merle de montagne, espèce purement nominale, qui a les même mœurs que le merle à plastron blanc et qui en diffère moins, soit en grosseur, soit en couleur, que les femelles ne diffèrent de leurs mâles dans la plupart des espèces.

Ce merle a beaucoup de rapports avec le merle ordinaire : il a, comme lui, le fond du plumage noir, les coins et l’intérieur du bec jaunes et à peu près la même taille, le même port ; mais il s’en distingue par son plastron, par le blanc dont son plumage est émaillé, principalement sur la poitrine, le ventre et les ailes[2] ; par son bec plus court et moins jaune ; par la forme des pennes moyennes des ailes, qui sont carrées par le bout avec une petite pointe saillante au milieu, formée par l’extrémité de la côte ; enfin il en diffère par son cri[3], ainsi que par ses habitudes et par ses mœurs. C’est un véritable oiseau de passage, mais qui parcourt chaque année la circonférence d’un cercle dont tous les points ne sont pas encore bien connus. On sait seulement qu’en général il suit les chaînes des montagnes, sans néanmoins tenir de route bien certaine[4]. On n’en voit guère paraître aux environs de Montbard que dans les premiers jours d’octobre ; ils arrivent alors par petits pelotons de douze ou quinze, et jamais en grand nombre : il semble que ce soit quelques familles égarées qui ont quitté le gros de la troupe ; ils restent rarement plus de deux ou trois semaines, et la moindre gelée suffit alors pour les faire disparaître ; cependant je ne dois point dissimuler que M. Klein nous apprend qu’on lui a apporté de ces oiseaux vivants pendant l’hiver[5]. Ils repassent vers le mois d’avril ou de mai, moins en Bourgogne, en Brie[6], et même dans la Silésie et la Frise, selon Gessner.

Il est très rare que ces merles habitent les plaines dans la partie tempérée de l’Europe : néanmoins M. Salerne assure qu’on a trouvé de leurs nids en Sologne et dans la forêt d’Orléans ; que ces nids étaient faits comme ceux du merle ordinaire ; qu’ils contenaient cinq œufs de même grosseur, de même couleur, et (ce qui s’éloigne des habitudes du merle) que ces oiseaux nichent contre terre, au pied des buissons, d’où leur vient apparemment le nom de merles terriers ou buissonniers. Ce qui paraît sûr, c’est qu’ils sont très communs en certains temps de l’année sur les hautes montagnes de la Suède, de l’Écosse, de l’Auvergne, de la Savoie, de la Suisse, de la Grèce, etc. Il y a même apparence qu’ils sont répandus en Asie, en Afrique et jusqu’aux Açores ; car c’est à cette espèce voyageuse, sociale, ayant du blanc dans son plumage et se tenant sur les montagnes que s’applique naturellement ce que dit Tavernier des volées de merles qui passent de temps en temps sur les frontières de la Médie et de l’Arménie, et délivrent le pays des sauterelles[7], comme aussi ce que dit M. Adanson de ces merles noirs tachetés de blanc qu’il a vus sur les sommets des montagnes de l’île Fayal, se tenant par compagnies sur les arbousiers, dont ils mangeaient le fruit en jasant continuellement[8].

Ceux qui voyagent en Europe se nourrissent aussi de baies. M. Willughby a trouvé dans leur estomac des débris d’insectes et des baies semblables à celles du groseillier ; mais ils aiment de préférence celles de lierre et les raisins : c’est dans le temps de la vendange qu’ils sont ordinairement le plus gras et que leur chair devient à la fois savoureuse et succulente.

Quelques chasseurs prétendent que ces merles attirent les grives, et que lorsqu’on peut en avoir de vivants, on fait de très bonnes chasses de grives au lacet ; on a aussi remarqué qu’ils se laissent plus aisément approcher que nos merles communs, quoiqu’ils soient plus difficiles à prendre dans les pièges.

J’ai trouvé, en les disséquant, la vésicule du fiel oblongue, fort petite et par conséquent fort différente de ce que dit Willughby[9] ; mais l’on sait combien la forme et la situation des parties molles sont sujettes à varier dans l’intérieur des animaux ; le ventricule était musculeux, sa membrane interne ridée à l’ordinaire et sans adhérence : dans cette membrane je vis des débris de grains de genièvre et rien autre chose ; le canal intestinal, mesuré entre ses deux orifices extrêmes, avait environ vingt pouces ; le ventricule ou gésier se trouvait placé entre le quart et le cinquième de sa longueur ; enfin j’aperçus quelques vestiges de cæcums, dont l’un paraissait double.


VARIÉTÉS DU MERLE À PLASTRON BLANC

I.Les merles blancs ou tachetés de blanc.

J’ai dit que la plupart de ces variétés devaient se rapporter à l’espèce du plastron blanc ; et en effet, Aristote, qui connaissait les merles blancs, en fait une espèce distincte du merle ordinaire, quoique ayant la même grosseur et le même cri ; mais il savait bien qu’ils n’avaient pas les mêmes habitudes, et qu’ils se plaisaient dans les pays montueux[10]. Belon ne reconnaît non plus d’autres différences entre les deux espèces que celle du plumage et celle de l’instinct, qui attache le merle blanc aux montagnes[11]. On le trouve, en effet, non seulement sur celles d’Arcadie, de Savoie et d’Auvergne, mais encore sur celles de Silésie, sur les Alpes, l’Apennin, etc.[12]. Or, cette disparité d’instinct par laquelle le merle blanc s’éloigne de la nature du merle ordinaire est un trait de conformité par lequel il se rapproche de celle du merle à plastron blanc. D’ailleurs, il est oiseau de passage comme lui, et passe dans le même temps ; enfin n’est-il pas évident que la nature du merle à plastron blanc a plus de tendance au blanc, et n’est-il pas naturel de croire que la couleur blanche qui existe dans son plumage peut s’étendre avec plus de facilité sur les plumes voisines, que le plumage du merle ordinaire ne peut changer en entier du noir au blanc ? Ces raisons m’ont paru suffisantes pour m’autoriser à regarder la plupart des merles blancs, ou tachetés de blanc, comme des variétés dans l’espèce du merle à plastron blanc. Le merle blanc que j’ai observé avait les pennes des ailes et de la queue plus blanches que tout le reste, et le dessus du corps, excepté le sommet de la tête, d’un gris plus clair que le dessous du corps. Le bec était brun, avec un peu de jaune sur les bords ; il y avait aussi du jaune sous la gorge et sur la poitrine, et les pieds étaient d’un gris brun foncé. On l’avait pris aux environs de Montbard dans les premiers jours de novembre, avant qu’il eût encore gelé, c’est-à-dire au temps juste du passage des merles à plastron blanc, puisque peu de jours auparavant on m’en avait apporté deux de cette dernière espèce. Parmi les merles tachetés de blanc, cette dernière couleur se combine diversement avec le noir ; quelquefois elle se répand exclusivement sur les pennes de la queue et des ailes, que cependant l’on dit être moins sujettes aux variations de la couleur[13], tandis que toutes les autres plumes, que l’on regarde comme étant d’une couleur moins fixe, conservent leur noir dans toute sa pureté ; d’autres fois, elle forme un véritable collier qui tourne tout autour du cou de l’oiseau, et qui est moins large que le plastron blanc du merle précédent. Cette variété n’a point échappé à Belon, qui dit avoir vu en Grèce, en Savoie et dans la vallée de Maurienne une grande quantité de merles au collier, ainsi nommés parce qu’ils ont une ligne blanche qui leur tourne tout le cou[14]. M. Lottinger, qui a eu occasion d’étudier ces oiseaux dans les montagnes de la Lorraine, où ils font quelquefois leur ponte, m’assure qu’ils y nichent de très bonne heure, qu’ils construisent et posent leur nid à peu près comme la grive, que l’éducation de leurs petits se trouve achevée dès la fin de juin, qu’ils font un voyage tous les ans, mais que leur départ n’est rien moins qu’à jour nommé : il commence sur la fin de juillet et dure tout le mois d’août, pendant lequel temps on ne voit pas un seul de ces oiseaux dans la plaine, quel qu’en soit le nombre, ce qui prouve bien qu’ils suivent la montagne. On ignore le lieu où ils se retirent. M. Lottinger ajoute que cet oiseau, qui était autrefois fort commun dans les Vosges, y est devenu assez rare.

II.Le grand merle de montagne.

Il est tacheté de blanc, mais n’a point de plastron, et il est plus gros que la draine. Il passe en Lorraine tout à la fin de l’automne, et il est alors singulièrement chargé de graisse. Les oiseleurs n’en prennent que très rarement ; il fait la guerre aux limaçons, et sait casser adroitement leur coquille sur un rocher pour se nourrir de leur chair ; à défaut de limaçons, il se rabat sur la graine de lierre : cet oiseau est un fort bon gibier, mais il dégénère des merles quant à la voix, qu’il a fort aigre et fort triste[15].


Notes de Buffon
  1. Voyez Willughby, Ornithologia, p. 144.
  2. M. Willughby a vu à Rome un de ces oiseaux qui avait le plastron gris, et toutes les plumes bordées de cette même couleur ; il jugea que c’était un jeune oiseau ou une femelle. Ornithologia, p. 143.
  3. Ce cri est, en automne, crr, crr, crr ; mais un homme digne de foi avait assuré à Gessner qu’il avait entendu chanter ce merle au printemps, et d’une manière fort agréable. De Avibus, p. 607.
  4. Il ne se montre pas tous les ans en Silésie, selon Schwenckfeld (Aviar. Silesiæ, p. 302), et c’est la même chose en certains cantons de la Bourgogne.
  5. De Avibus erraticis, p. 180.
  6. M. Hébert m’assure qu’en Brie, où il a beaucoup chassé en toute saison, il a tué grand nombre de ces merles dans les mois d’avril et de mai, et qu’il ne lui est jamais arrivé d’en rencontrer au mois d’octobre. En Bourgogne, au contraire, ils semblent être moins rares en automne qu’au printemps.
  7. Tavernier, t. II de ses Voyages, p. 24.
  8. Voyage au Sénégal, p. 186.
  9. « Cystis fellea magna. » Ornithologia, p. 143.
  10. « Circa Cyllenem Arcadiæ familiare, nec usquam alibi nascens. » Hist. animal., lib. ix, cap. xix.
  11. Voyez Nature des Oiseaux, p. 317, où Belon dit expressément que ce merle ne descend jamais des montagnes.
  12. Willughby, Ornithologia, p. 140.
  13. Voyez Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 606.
  14. Observations, fol. 11, verso.
  15. Je tiens ces faits de M. le docteur Lottinger.
Notes de l’éditeur
  1. Merula torquata (Turdus torquatus L.). On désigne encore cette espèce très généralement sous le nom de Merle à collier [Note de Wikisource : actuellement Turdus torquatus Linnæus, vulgairement merle à plastron].