Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le griffon

LE GRIFFON

C’est le nom que MM. de l’Académie des Sciences ont donné à cet oiseau[NdÉ 1] pour le distinguer des autres vautours[1]. D’autres naturalistes l’ont appelé le vautour rouge[2], le vautour jaune[3], le vautour fauve[4] ; et comme aucune de ces dénominations n’est univoque ni exacte, nous avons préféré le nom simple de griffon. Cet oiseau est encore plus grand que le percnoptère ; il a huit pieds de vol ou d’envergure ; le corps plus gros et plus long que le grand aigle, surtout en y comprenant les jambes, qu’il a longues de plus d’un pied, et le cou qui a sept pouces de longueur ; il a, comme le percnoptère, au bas du cou un collier de plumes blanches ; sa tête est couverte de pareilles plumes qui font une petite aigrette par derrière, au bas de laquelle on voit à découvert les trous des oreilles ; le cou est presque entièrement dénué de plumes ; il a les yeux à fleur de tête avec de grandes paupières, toutes deux également mobiles et garnies de cils, et l’iris d’un bel orangé ; le bec long et crochu, noirâtre à son extrémité ainsi qu’à son origine et bleuâtre dans son milieu ; il est encore remarquable par son jabot rentré, c’est-à-dire par un grand creux qui est au haut de l’estomac, et dont toute la cavité est garnie de poils, qui tendent de la circonférence au centre. Ce creux est la place du jabot, qui n’est ni proéminent ni pendant, comme celui du percnoptère ; la peau du corps qui paraît à nu sur le cou et autour des yeux, des oreilles, etc., est d’un gris brun et bleuâtre ; les plus grandes plumes de l’aile ont jusqu’à deux pieds de longueur, et le tuyau plus d’un pouce de circonférence ; les ongles sont noirâtres, mais moins grands et moins courbés que ceux des aigles.

Je crois, comme l’ont dit MM. de l’Académie des Sciences, que le griffon est en effet le grand vautour d’Aristote[5] ; mais, comme ils ne donnent aucune raison de leur opinion à cet égard, et que d’abord il paraîtrait qu’Aristote ne faisant que deux espèces, ou plutôt deux genres de vautours, le petit plus blanchâtre que le grand, qui varie pour la forme[6], il paraîtrait, dis-je, que ce genre du grand vautour est composé de plus d’une espèce que l’on peut également y rapporter ; car il n’y a que le percnoptère dont il ait indiqué l’espèce en particulier ; et comme il ne décrit aucun des autres grands vautours, on pourrait douter avec raison que le griffon fût le même que son grand vautour ; le vautour commun, qui est tout aussi grand et peut-être moins rare que le griffon, pourrait être également pris pour ce grand vautour : en sorte qu’on doit penser que MM. de l’Académie des Sciences ont eu tort d’affirmer comme certaine une chose aussi équivoque et aussi douteuse, sans avoir même indiqué la raison ou le fondement de leur assertion, qui ne peut se trouver vraie que par hasard, et, ne peut être prouvée que par des réflexions et des comparaisons qu’ils n’avaient pas faites : j’ai tâché d’y suppléer, et voici les raisons qui m’ont déterminé à croire que notre griffon est en effet le grand vautour des anciens.

Il me paraît que l’espèce du griffon est composée de deux variétés : la première, qui a été appelée vautour fauve, et la seconde vautour doré par les naturalistes[7]. Les différences entre ces deux oiseaux, dont le premier est le griffon, ne sont pas assez grandes pour en faire deux espèces distinctes et séparées, car tous deux sont de la même grandeur, et en général à peu près de la même couleur ; tous deux ont la queue courte, relativement aux ailes, qui sont très longues[8] ; et, par ce caractère qui leur est commun, ils diffèrent des autres vautours : ces ressemblances ont même frappé d’autres naturalistes avant moi[9], au point qu’ils l’ont appelé le vautour fauve, congener du vautour doré : je suis même très porté à croire que l’oiseau indiqué par Belon sous le nom de vautour noir est encore de la même espèce que le griffon et le vautour doré ; car ce vautour est de la même grandeur, et a le dos et les ailes de la même couleur que le vautour doré. Or, en réunissant en une seule espèce ces trois variétés, le griffon sera le moins rare des grands vautours, et celui par conséquent qu’Aristote aura principalement indiqué : et ce qui rend cette présomption encore plus vraisemblable, c’est que, selon Belon, ce grand vautour noir se trouve fréquemment en Égypte, en Arabie et dans les îles de l’Archipel, et que dès lors il doit être assez commun en Grèce. Quoi qu’il en soit, il me semble qu’on peut réduire les grands vautours qui se trouvent en Europe à quatre espèces, savoir : le percnoptère, le griffon, le vautour proprement dit, dont nous parlerons dans l’article suivant, et le vautour huppé, qui diffèrent assez les uns des autres pour faire des espèces distinctes et séparées.

MM. de l’Académie des Sciences, qui ont disséqué deux griffons femelles, ont très bien observé que le bec est plus long à proportion qu’aux aigles, et moins recourbé ; qu’il n’est noir qu’au commencement et à la pointe, le milieu étant d’un gris bleuâtre ; que la mandibule supérieure du bec a en dedans comme une rainure de chaque côté ; que ces rainures retiennent les bords tranchants de la mandibule inférieure lorsque le bec est fermé ; que vers le bout du bec il y a une petite éminence ronde aux côtés de laquelle sont deux petits trous par où les canaux salivaires se déchargent ; que dans la base du bec sont les trous des narines, longs de six lignes sur deux de large, en allant du haut en bas, ce qui donne une grande amplitude aux parties extérieures de l’organe de l’odorat dans cet oiseau ; que la langue est dure et cartilagineuse, faisant par le bout comme un demi-canal, et ses deux côtés étant relevés en haut ; ces côtés ayant un rebord encore plus dur que le reste de la langue, qui fait comme une scie composée de pointes tournées vers le gosier ; que l’œsophage se dilate vers le bas, et forme une grosse bosse qui prend un peu au-dessous du rétrécissement de l’œsophage ; que cette bosse n’est différente du jabot des poules qu’en ce qu’elle est parsemée d’une grande quantité de vaisseaux fort visibles, à cause que la membrane de cette poche est fort blanche et fort transparente[10] ; que le gésier n’est ni aussi dur ni aussi épais qu’il l’est dans les gallinacés, et que sa partie charnue n’est pas rouge comme aux gésiers des autres oiseaux, mais blanche comme sont les autres ventricules ; que les intestins et les cæcums sont petits comme dans les autres oiseaux de proie ; qu’enfin l’ovaire est à l’ordinaire, et l’oviductus un peu anfractueux comme celui des poules, et qu’il ne forme pas un conduit droit et égal, ainsi qu’il l’est dans plusieurs autres oiseaux[11].

Si nous comparons ces observations sur les parties intérieures des vautours avec celles que les mêmes anatomistes de l’Académie ont faites sur les aigles, nous remarquerons aisément que, quoique les vautours se nourrissent de chair comme les aigles, ils n’ont pas néanmoins la même conformation dans les parties qui servent à la digestion, et qu’ils sont à cet égard beaucoup plus près des poules et des autres oiseaux qui se nourrissent de grain, puisqu’ils ont un jabot et un estomac qu’on peut regarder comme un demi-gésier, par une épaisseur à la partie du fond : en sorte que les vautours paraissent être conformés non seulement pour être carnivores, mais granivores et même omnivores.


Notes de Buffon
  1. Mémoires pour servir à l’histoire des animaux, part. iii, p. 209, avec une assez bonne figure.
  2. « Vultur ruber seu lateritii coloris, magnitudinis mediæ, interdum comparetin Prussia. » Rzaczynsky, Auct. Hist. nat. Pol., p. 430.
  3. « Vultur fulvus noster, Bætico Bellonii congener. » Willugh., Ornithol., p. 36 ; et Ray, Synops. avium, p. 10, no 7.
  4. Le vautour fauve. Brisson, Ornithol., t. I, p. 462.
  5. Il se peut faire que l’oiseau que nous décrivons, qui est le grand vautour d’Aristote, soit vulgairement appelé griffon, parce que c’est un oiseau fort grand, etc. Mémoires pour servir à l’histoire des animaux, part. iii, p. 59.
  6. « Vulturum duo genera sunt : alterum parvum et albicantius, alterum majus, ac multiformius. » Arist., Hist. anim., lib. viii, cap. iii.
  7. « Vultur aureus Alberti Magni, Gessneri, Raii, Willughbei. » Klein, Ord. avium, p. 43, no 1. — « Vultur bæticus, sive castaneus. » Aldrov., Avi., t. I, p. 273. — Le vautour doré. Brisson, Ornithol., t. I, p. 458.
  8. M. Brisson donne à son vautour doré une queue de deux pieds trois pouces de longueur, et trois pieds à la plus grande plume de l’aile, ce qui me ferait douter que ce soit le même oiseau que le vautour doré des autres auteurs, qui a la queue courte en comparaison des ailes.
  9. « Vultur fulvus bætico congener. » Ray, Synops. avi., p. 10, no 4 ; et Willughby, Ornithol., p. 36.
  10. Il paraîtrait par ce que disent ici MM. de l’Académie, que le griffon a le jabot proéminent au dehors ; cependant je me suis assuré par mes yeux du contraire : il n’y a qu’un grand creux à la place du jabot, à l’extérieur ; mais cela n’empêche pas qu’à l’intérieur il n’y ait une bosse et un grand élargissement dans cette partie de l’œsophage qui soulève la peau du creux et le remplit lorsque l’animal est bien repu.
  11. Mémoires pour servir à l’histoire des animaux, partie iii, article du griffon.
Notes de l’éditeur
  1. Le griffon de Buffon paraît n’être qu’une variété du Vultur fulvus [Note de Wikisource : actuellement Gyps fulvus Hablizl, vulgairement vautour fauve].