Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le chardonneret

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome VI, Histoire naturelle des oiseauxp. 210-220).

LE CHARDONNERET[1]


Beauté du plumage, douceur de la voix, finesse de l’instinct, adresse singulière, docilité à l’épreuve, ce charmant petit oiseau[NdÉ 1] réunit tout, et il ne lui manque que d’être rare et de venir d’un pays éloigné pour être estimé ce qu’il vaut.

Le rouge cramoisi, le noir velouté, le blanc, le jaune doré, sont les principales couleurs qu’on voit briller sur son plumage, et le mélange bien entendu de teintes plus douces ou plus sombres leur donne encore plus d’éclat : tous les yeux en ont été frappés également, et plusieurs des noms qu’il porte en différentes langues sont relatifs à ces belles couleurs. Les noms de chrysomitrès, d’aurivittis, de gold-finch, n’ont-ils pas en effet un rapport évident à la plaque jaune dont ses ailes sont décorées ; celui de roth-vogel au rouge de sa tête et de sa gorge ; ceux d’asteres, d’astrolinus, à l’éclat de ses diverses couleurs ; et ceux de pikilis, de varia, à l’effet qui résulte de leur variété ? Lorsque ses ailes sont dans leur état de repos, chacune présente une suite de points blancs d’autant plus apparents qu’ils se trouvent sur un fond noir. Ce sont autant de petites taches blanches qui terminent toutes les pennes de l’aile, excepté les deux ou trois premières. Les pennes de la queue sont d’un noir encore plus foncé, les six intermédiaires sont terminées de blanc, et les deux dernières ont de chaque côté, sur leurs barbes intérieures, une tache blanche ovale très remarquable. Au reste, tous ces points blancs ne sont pas toujours en même nombre, ni distribués de la même manière[2], et il faut avouer qu’en général le plumage des chardonnerets est fort variable.

La femelle a moins de rouge que le mâle, et n’a point du tout de noir. Les jeunes ne prennent leur beau rouge que la seconde année : dans les premiers temps leurs couleurs sont ternes, indécises, et c’est pour cela qu’on les appelle grisets ; cependant le jaune des ailes paraît de très bonne heure, ainsi que les taches blanches des pennes de la queue ; mais ces taches sont d’un blanc moins pur[3].

Les mâles ont un ramage très agréable et très connu ; ils commencent à le faire entendre vers les premiers jours du mois de mars, et ils continuent pendant la belle saison, ils le conservent même l’hiver dans les poêles, où ils trouvent la température du printemps[4]. Aldrovande leur donne le second rang parmi les oiseaux chanteurs, et M. Daines Barrington ne leur accorde que le sixième. Ils paraissent avoir plus de disposition à prendre le chant du roitelet que celui de tout autre oiseau ; on en voit deux exemples : celui d’un joli métis sorti d’un chardonneret et d’une serine, observé à Paris par M. Salerne[5], et celui d’un chardonneret qui avait été pris dans le nid deux ou trois jours après qu’il était éclos, et qui a été entendu par M. Daines Barrington. Ce dernier observateur suppose, à la vérité, que cet oiseau avait eu occasion d’entendre chanter un roitelet, et que ces sons avaient été, sans doute, les premiers qui eussent frappé son oreille dans le temps où il commençait à être sensible au chant et capable d’imitation[6] ; mais il faudrait donc faire la même supposition pour l’oiseau de M. Salerne, ou convenir qu’il y a une singulière analogie, quant aux organes de la voix, entre le roitelet et le chardonneret.

On croit généralement en Angleterre que les chardonnerets de la province de Kent chantent plus agréablement[7] que ceux de toutes les autres provinces.

Ces oiseaux sont, avec les pinsons, ceux qui savent le mieux construire leur nid, en rendre le tissu le plus solide, lui donner une forme plus arrondie, je dirais volontiers plus élégante ; les matériaux qu’ils y emploient sont, pour le dehors, la mousse fine, les lichens, l’hépatique, les joncs, les petites racines, la bourre des chardons, tout cela entrelacé avec beaucoup d’art ; et, pour l’intérieur, l’herbe sèche, le crin, la laine et le duvet ; ils le posent sur les arbres, et par préférence sur les pruniers et noyers ; ils choisissent d’ordinaire les branches faibles et qui ont beaucoup de mouvement ; quelquefois ils nichent dans les taillis, d’autres fois dans des buissons épineux, et l’on prétend que les jeunes chardonnerets qui proviennent de ces dernières nichées, ont le plumage un peu plus rembruni, mais qu’ils sont plus gais et chantent mieux que les autres. Olina dit la même chose de ceux qui sont nés dans le mois d’août : si ces remarques sont fondées, il faudrait élever par préférence les jeunes chardonnerets éclos dans le mois d’août, et trouvés dans des nids établis sur des buissons épineux. La femelle commence à pondre vers le milieu du printemps ; cette première ponte est de cinq œufs[8], tachetés de brun rougeâtre vers le gros bout ; lorsqu’ils ne viennent pas à bien, elle fait une seconde ponte et même une troisième lorsque la seconde ne réussit pas ; mais le nombre des œufs va toujours en diminuant à chaque ponte. Je n’ai jamais vu plus de quatre œufs dans les nids qu’on m’a apportés au mois de juillet, ni plus de deux dans les nids du mois de septembre.

Ces oiseaux ont beaucoup d’attachement pour leurs petits ; ils les nourrissent avec des chenilles et d’autres insectes, et si on les prend tous à la fois et qu’on les renferme dans la même cage, ils continueront d’en avoir soin : il est vrai que de quatre jeunes chardonnerets que j’ai fait ainsi nourrir en cage par leurs père et mère, prisonniers, aucun n’a vécu plus d’un mois ; j’ai attribué cela à la nourriture, qui ne pouvait être aussi bien choisie qu’elle l’est dans l’état de liberté, et non à un prétendu désespoir héroïque qui porte, dit-on, les chardonnerets à faire mourir leurs petits lorsqu’ils ont perdu l’espérance de les rendre à la liberté pour laquelle ils étaient nés[9].

Il ne faut qu’une seule femelle au mâle chardonneret, et pour que leur union soit féconde, il est à propos qu’ils soient tous deux libres : ce qu’il y a de singulier, c’est que ce mâle se détermine beaucoup plus difficilement à s’apparier efficacement dans une volière avec sa femelle propre qu’avec une femelle étrangère, par exemple avec une serine de Canarie[10] ou toute autre femelle, qui, étant originaire d’un climat plus chaud, aura plus de ressources pour l’exciter.

On a vu quelquefois la femelle chardonneret nicher avec le mâle canari[11], mais cela est rare ; et l’on voit au contraire, fort souvent, la femelle canari, privée de tout autre mâle[12], se joindre avec le mâle chardonneret : c’est cette femelle canari qui entre en amour la première, et qui n’oublie rien pour échauffer son mâle du feu dont elle brûle ; ce n’est qu’à force d’invitations et d’agaceries, ou plutôt c’est par l’influence de la belle saison, plus forte ici que toutes les agaceries, que ce mâle froid devient capable de s’unir à l’étrangère, et de consommer cette espèce d’adultère physique : encore faut-il qu’il n’y ait dans la volière aucune femelle de son espèce. Les préliminaires durent ordinairement six semaines, pendant lesquelles la serine a tout le temps de faire une ponte entière d’œufs clairs, dont elle n’a pu obtenir la fécondation, quoiqu’elle n’ait cessé de la solliciter ; car ce qu’on peut appeler le libertinage dans les animaux est presque toujours subordonné au grand but de la nature, qui est la reproduction des êtres. Le R. P. Bougot, qui a été déjà cité avec éloge, a suivi avec attention le petit manège d’une serine panachée, en pareille circonstance ; il l’a vue s’approcher souvent du mâle chardonneret, s’accroupir comme la poule, mais avec plus d’expression, appeler ce mâle qui d’abord ne paraît point l’écouter, qui commence ensuite à y prendre intérêt, puis s’échauffe doucement et avec toute la lenteur des gradations[13] ; il se pose un grand nombre de fois sur elle avant d’en venir à l’acte décisif, et à chaque fois elle épanouit ses ailes et fait entendre de petits cris ; mais lorsque enfin cette femelle si bien préparée est devenue mère, il est fort assidu à remplir les devoirs de père, soit en l’aidant à faire le nid[14], soit en lui portant la nourriture tandis qu’elle couve ses œufs ou qu’elle élève ses petits.

Quoique les couvées réussissent quelquefois entre une serine et un chardonneret sauvage pris au battant, néanmoins on conseille d’élever ensemble ceux dont on veut tirer de la race, et de ne les apparier qu’à l’âge de deux ans ; les métis qui résultent de ces unions forcées ressemblent plus à leur père par la forme du bec, par les couleurs de la tête, des ailes, en un mot par les extrémités, et à leur mère par le reste du corps ; on a encore observé qu’ils étaient plus forts et vivaient plus longtemps ; que leur ramage naturel avait plus d’éclat, mais qu’ils adoptaient difficilement le ramage artificiel de notre musique[15].

Ces métis ne sont point inféconds, et, lorsqu’on vient à bout de les apparier avec une serine, la seconde génération qui provient de ce mélange se rapproche sensiblement de l’espèce du chardonneret[16], tant l’empreinte masculine a de prépondérance dans l’œuvre de la génération.

Le chardonneret a le vol bas, mais suivi et filé comme celui de la linotte, et non pas bondissant et sautillant comme celui du moineau. C’est un oiseau actif et laborieux : s’il n’a pas quelques têtes de pavots, de chanvre ou de chardons à éplucher pour le tenir en action, il portera et rapportera sans cesse tout ce qu’il trouvera dans sa cage. Il ne faut qu’un mâle vacant de cette espèce dans une volière de canaris pour faire manquer toutes les pontes ; il inquiétera les couveuses, se battra avec les mâles, défera les nids, cassera les œufs. On ne croirait pas qu’avec tant de vivacité et de pétulance les chardonnerets fussent si doux et même si dociles. Ils vivent en paix les uns avec les autres : ils se recherchent, se donnent des marques d’amitié en toute saison, et n’ont guère de querelles que pour la nourriture. Ils sont moins pacifiques à l’égard des autres espèces ; ils battent les serins et les linottes, mais ils sont battus à leur tour par les mésanges. Ils ont le singulier instinct de vouloir toujours se coucher au plus haut de la volière, et l’on sent bien que c’est une occasion de rixe lorsque d’autres oiseaux ne veulent point leur céder la place.

À l’égard de la docilité du chardonneret, elle est connue : on lui apprend, sans beaucoup de peine, à exécuter divers mouvements avec précision, à faire le mort, à mettre le feu à un pétard, à tirer de petits seaux qui contiennent son boire et son manger ; mais pour lui apprendre ce dernier exercice il faut savoir l’habiller. Son habillement consiste dans une petite bande de cuir doux de deux lignes de large, percée de quatre trous, par lesquels on fait passer les ailes et les pieds, et dont les deux bouts, se rejoignant sous le ventre, sont maintenus par un anneau auquel s’attache la chaîne du petit galérien. Dans la solitude où il se trouve, il prend plaisir à se regarder dans le miroir de sa galère, croyant voir un autre oiseau de son espèce ; et ce besoin de société paraît chez lui aller de front avec ceux de première nécessité : on le voit souvent prendre son chènevis grain à grain et l’aller manger au miroir, croyant sans doute le manger en compagnie.

Pour réussir dans l’éducation des chardonnerets, il faut les séparer et les élever seul à seul, ou tout au plus avec la femelle qu’on destine à chacun.

Mme Daubenton la jeune ayant élevé une nichée entière, les jeunes chardonnerets n’ont été familiers que jusqu’à un certain âge, et ils sont devenus avec le temps presque aussi sauvages que ceux qui ont été élevés en pleine campagne par les père et mère ; cela est dans la nature, la société de l’homme ne peut être, n’est en effet que leur pis aller, et ils doivent y renoncer dès qu’ils trouvent une autre société qui leur convient davantage ; mais ce n’est point là le seul inconvénient de l’éducation commune ; ces oiseaux, accoutumés à vivre ensemble, prennent un attachement réciproque les uns pour les autres, et lorsqu’on les sépare pour les apparier avec une femelle canari, ils font mal les fonctions qu’on exige d’eux, ayant le regret dans le cœur, et ils finissent ordinairement par mourir de chagrin[17].

L’automne, les chardonnerets commencent à se rassembler ; on en prend beaucoup en cette saison parmi les oiseaux de passage qui fourragent alors les jardins ; leur vivacité naturelle les précipite dans tous les pièges, mais pour faire de bonnes chasses il faut avoir un mâle qui soit bien en train de chanter. Au reste, ils ne se prennent point à la pipée, et ils savent échapper à l’oiseau de proie en se réfugiant dans les buissons. L’hiver ils vont par troupes fort nombreuses, au point que l’on peut en tuer sept ou huit d’un seul coup de fusil ; ils s’approchent des grands chemins, à portée des lieux où croissent les chardons, la chicorée sauvage ; ils savent fort bien en éplucher la graine, ainsi que les nids de chenilles, en faisant tomber la neige : en Provence, ils se réunissent en grand nombre sur les amandiers. Lorsque le froid est rigoureux, ils se cachent dans les buissons fourrés, et toujours à portée de la nourriture qui leur convient. On donne communément du chènevis à ceux que l’on tient en cage[18]. Ils vivent fort longtemps ; Gesner en a vu un à Mayence âgé de vingt-trois ans : on était obligé toutes les semaines de lui rogner les ongles et le bec pour qu’il pût boire, manger et se tenir sur son bâton ; sa nourriture ordinaire était la graine de pavots ; toutes ses plumes étaient devenues blanches, il ne volait plus, et il restait dans toutes les situations qu’on voulait lui donner ; on en a vu dans le pays que j’habite vivre seize à dix-huit ans.

Ils sont sujets à l’épilepsie, comme je l’ai dit plus haut[19], à la gras-fondure, et souvent la mue est pour eux une maladie mortelle.

Ils ont la langue divisée par le bout en petits filets ; le bec allongé[20], les bords de l’inférieur rentrants et reçus dans le supérieur ; les narines couvertes de petites plumes noires ; le doigt extérieur uni au doigt du milieu jusqu’à la première articulation ; le tube intestinal long d’un pied ; de légers vestiges de cæcum ; une vésicule du fiel ; le gésier musculeux.

Longueur totale de l’oiseau, cinq pouces quelques lignes ; bec, six lignes ; vol, huit à neuf pouces ; queue, deux pouces ; elle est composée de douze pennes, un peu fourchue, et elle dépasse les ailes d’environ dix à onze lignes.


VARIÉTÉS DU CHARDONNERET

Quoique cet oiseau ne perde pas son rouge dans la cage aussi promptement que la linotte, cependant son plumage y éprouve des altérations considérables et fréquentes, comme il arrive à tous les oiseaux qui vivent en domesticité. J’ai déjà parlé des variétés d’âge et de sexe, comme aussi des différences multipliées qui se trouvent entre les individus, quant au nombre et à la distribution des petites taches blanches de la queue et des ailes, et quant à la teinte plus ou moins brune du plumage : je ne ferai mention ici que des variétés principales que j’ai observées ou qui ont été observées par d’autres[21], et qui me paraissent n’être pour la plupart que des variétés individuelles et purement accidentelles.

I.Le chardonneret à poitrine jaune.

Il n’est pas rare de voir des chardonnerets qui ont les côtés de la poitrine jaunes, et qui ont le tour du bec et les pennes des ailes d’un noir moins foncé ; on croit s’être aperçu qu’ils chantaient mieux que les autres : ce qu’il y a de certain c’est que la femelle a les côtés de la poitrine jaunes comme le mâle.

II.Le chardonneret à sourcils et front blancs[22].

Tout ce qui est ordinairement rouge autour du bec et des yeux dans les oiseaux de cette espèce était blanc dans celui-ci. Aldrovande, qui l’a observé, ne parle d’aucune autre différence. J’ai vu un chardonneret qui avait en blanc tout ce qui est en noir sur la tête des chardonnerets ordinaires.

III.Le chardonneret à tête rayée de rouge et de jaune[23].

Il a été trouvé en Amérique, mais probablement il y avait été porté. J’ai remarqué, dans plusieurs chardonnerets, que le rouge de la tête et de la gorge était varié de quelques nuances de jaune, et aussi de la couleur noirâtre du fond des plumes, laquelle perçait en quelques endroits à travers les belles couleurs de la superficie.

IV.Le chardonneret à capuchon noir[24].

À la vérité, le rouge propre aux chardonnerets se retrouve ici, mais par petites taches semées sur le front. Cet oiseau a encore les ailes et la queue du chardonneret ; mais le dos et la poitrine sont d’un brun jaunâtre ; le ventre et les cuisses d’un blanc assez pur ; l’iris jaunâtre ; le bec et les pieds couleur de chair.

Albin avait appris d’une personne digne de foi que cet individu était né d’une femelle chardonneret fécondée par une alouette mâle. Mais un seul témoignage ne suffit pas pour constater un pareil fait. Albin ajoute, en confirmation, que son métis avait quelque chose de l’alouette dans son ramage et dans ses manières.

V.Le chardonneret blanchâtre[25].

Excepté le dessus de la tête et la gorge qui étaient d’un beau rouge comme dans le chardonneret ordinaire, la queue qui était d’un cendré brun, et les ailes qui étaient de la même couleur avec une bande d’un jaune terne, cet oiseau avait en effet le plumage blanchâtre.

VI.Le chardonneret blanc[26].

Celui d’Aldrovande avait sur la tête le même rouge qu’ont les chardonnerets ordinaires, et de plus quelques pennes de l’aile bordées de jaune ; tout le reste était blanc.

Celui de M. l’abbé Aubry a une teinte jaune sur les couvertures supérieures des ailes, quelques pennes moyennes noires depuis la moitié de leur longueur, terminées de blanc ; les pieds et les ongles blancs ; le bec de la même couleur, mais noirâtre vers le bout.

J’en ai vu un chez M. le baron de Goula, qui avait la gorge et le front d’un rouge faible, le reste de la tête noirâtre ; tout le dessous du corps blanc, légèrement tinté de gris cendré, mais plus pur immédiatement au-dessous du rouge de la gorge, et qui remontait jusqu’à la calotte noirâtre ; le jaune de l’aile du chardonneret ; les couvertures supérieures olivâtres ; le reste des ailes blanc, un peu plus cendré sur les pennes moyennes les plus proches du corps ; la queue à peu près du même blanc ; le bec d’un blanc rosé, et fort allongé ; les pieds couleur de chair. Cette dernière variété est d’autant plus intéressante qu’elle appartient à la nature : l’oiseau avait été pris adulte dans les champs.

Gessner avait entendu dire qu’on en trouvait de tout blancs dans le pays des Grisons, et tel est celui que nous avons fait représenter dans nos planches enluminées.

VII.Le chardonneret noir[27].

On en a vu plusieurs de cette couleur. Celui d’Aspernacs, dont parle André Schenberg Anderson[28], était devenu entièrement noir, après avoir été longtemps en cage.

La même altération de couleur a eu lieu dans les mêmes circonstances sur un chardonneret que l’on nourrissait en cage dans la ville que j’habite ; il était noir sans exception.

Celui de M. Brisson avait quatre pennes de l’aile, depuis la quatrième à la septième inclusivement, bordées d’une belle couleur soufre au dehors et de blanc à l’intérieur, ainsi que les moyennes, une de ces dernières terminée de blanc ; enfin le bec, les pieds et les ongles blanchâtres ; mais la description la plus exacte ne représente qu’un moment de l’individu, et son histoire la plus complète qu’un moment de l’espèce : c’est à l’histoire générale à représenter, autant qu’il est possible, la suite et l’enchaînement des différents états par où passent et les individus et les espèces.

Il y a actuellement à Beaune deux chardonnerets noirs, sur lesquels je me suis procuré quelques éclaircissements ; ce sont deux mâles ; l’un a quatre ans, l’autre est plus âgé : ils ont l’un et l’autre essuyé trois mues, et ont recouvré trois fois leurs couleurs qui étaient très belles ; c’est à la quatrième mue qu’ils sont devenus d’un beau noir lustré sans mélange : ils conservent cette nouvelle couleur depuis huit mois, mais il paraît qu’elle n’est pas plus fixe que la première, car on commence à apercevoir (25 mars) du gris sur le ventre d’un de ces oiseaux, du rouge sur sa tête, du roux sur son dos, du jaune sur les pennes de ses ailes[29], du blanc à leurs extrémités et sur le bec. Il serait curieux de rechercher l’influence que peuvent avoir dans ces changements de couleurs la nourriture, l’air, la température, etc. On sait que le chardonneret, électrisé par M. Klein, avait entièrement perdu, six mois après, non seulement le rouge de sa tête, mais la belle plaque citrine de ses ailes[30].

VIII.Le chardonneret noir à tête orangée[31].

Aldrovande trouvait cet oiseau si différent du chardonneret ordinaire, qu’il le regardait, non comme étant de la même espèce, mais seulement du même genre ; il était plus gros que le chardonneret et aussi gros que le pinson ; ses yeux étaient plus grands à proportion ; il avait le dessus du corps noirâtre, la tête de même couleur, excepté que sa partie antérieure, près du bec, était entourée d’une zone d’un orangé vif ; la poitrine et les couvertures supérieures des ailes d’un noir verdâtre ; le bord extérieur des pennes des ailes de même, avec une bande d’un jaune faible, et non d’un beau citron comme dans le chardonneret ; le reste des pennes noir, varié de blanc ; celles de la queue noires, la plus extérieure bordée de blanc à l’intérieur ; le ventre d’un cendré brun.

Ce n’est point ici une altération de couleur produite par l’état de captivité : l’oiseau avait été pris dans les environs de Ferrare, et envoyé à Aldrovande.

IX.Le chardonneret métis[32].

On a vu beaucoup de ces métis : il serait infini et encore plus inutile d’en donner ici toutes les descriptions. Ce qu’on peut dire en général, c’est qu’ils ressemblent plus au père par les extrémités et à la mère par le reste du corps, comme cela a lieu dans les mulets des quadrupèdes. Ce n’est pas que je regarde absolument ces métis comme de vrais mulets ; les mulets viennent de deux espèces différentes, quoique voisines, et sont presque toujours stériles ; au lieu que les métis résultant de l’accouplement des deux espèces granivores, tels que les serins, chardonnerets, verdiers, tarins, bruants, linottes, sont féconds et se reproduisent assez facilement, comme on le voit tous les jours. Il pourrait donc se faire que ce qu’on appelle différentes espèces parmi les granivores ne fussent en effet que des races diverses, appartenant à la même espèce, et que leurs mélanges ne fussent réellement que des croisements de races, dont le produit est perfectionné, comme il arrive ordinairement[33] : on remarque en effet que les métis sont plus grands, plus forts, qu’ils ont la voix plus sonore, etc., mais ce ne sont ici que des vues ; pour conclure quelque chose, il faudrait que des amateurs s’occupassent de ces expériences et les suivissent jusqu’où elles peuvent aller. Ce que l’on peut prédire, c’est que plus on s’occupera des oiseaux, de leur multiplication, du mélange ou plutôt du croisement des races diverses, plus on multipliera les prétendues espèces. On commence déjà à trouver dans les campagnes des oiseaux qui ne ressemblent à aucune des espèces connues. J’en donnerai un exemple à l’article du tarin.

Le métis d’Albin provenait d’un mâle de chardonneret élevé à la brochette et d’une femelle canari : il avait la tête, le dos et les ailes du chardonneret, mais d’une teinte plus faible ; le dessous du corps et les pennes de la queue jaunes, celles-ci terminées de blanc. J’en ai vu qui avaient la tête et la gorge orangées ; il semblait que le rouge du mâle se fût mêlé, fondu avec le jaune de la femelle.


Notes de l’auteur
  1. Chardonneret, pinson doré, pinson de chardon, χρυσομίτρης, portemitre d’or, ἀκανθὶς, trèflier, parce qu’il mange la graine du grand trèfle ; en Provence, cardaline ; en Périgord, cardalino ; en Guyenne, cardinat, chardonneret, chardonneau, chardrier ; en Picardie, cadoreu ; le jeune qui n’a pas encore pris ses belles couleurs, griset. Salerne, Hist. nat. des oiseaux, p. 274. — « Carduelis fusco rufescens ; capite anteriùs et gutture rubiis ; remigibus nigris apice albis, primâ medietate exteriùs luteis ; rectricibus nigris, sex intermedis apice albis, duabus utrimque extimis interiùs albo maculatis… » Carduelis, le chardonneret. Brisson, t. III, p. 53. — « The gold-finch, carduelis Gessneri. » British Zoology, g. 22, sp. 1, p. 108.
  2. Les chardonnerets qui ont les six pennes intermédiaires de la queue terminées de blanc s’appellent sizains ; ceux qui en ont huit sont appelés huitains ; ceux qui en ont quatre, sont appelés quatrains ; enfin quelques-uns n’en ont que deux, et on n’a pas manqué d’attribuer au nombre de ces petites taches, la différence qu’on a remarquée dans le chant de chaque individu : on prétend que ce sont les sizains qui chantent le mieux, mais c’est sans aucun fondement, puisque souvent l’oiseau qui était sizain pendant l’été, devient quatrain après la mue, quoiqu’il chante toujours de même. Kramer dit, dans son Elenchus veget. et animal. Austriæ inferioris, page 366, que les pennes de la queue et des ailes ne sont terminées de blanc que pendant l’automne, et qu’elles sont entièrement noires au printemps. Cela est dit trop généralement. J’ai sous les yeux, aujourd’hui 6 avril, deux mâles chardonnerets qui ont toutes les pennes des ailes (excepté les deux premières) et les six intermédiaires de la queue terminées de blanc, et qui ont aussi les taches blanches ovales sur le côté intérieur des deux pennes latérales de la queue.
  3. Observé avant le 15 de juin. J’ai aussi remarqué que les chardonnerets, tout petits, avaient le bec brun, excepté la pointe et les bords qui étaient blanchâtres et transparents, ce qui est le contraire de ce que l’on voit dans les adultes.
  4. Frisch, Oiseaux, t. Ier, pl. 1, no 2. — J’en ai eu deux qui n’ont pas cessé de gazouiller un seul jour cet hiver, dans une chambre bien fermée, mais sans feu ; il est vrai que le plus grand froid n’a été que de 8 degrés.
  5. Histoire naturelle des oiseaux, p. 276.
  6. Voyez Lettre sur le chant des oiseaux, du 10 janvier 1773. Transactions philosophiques, vol. LXIII, part. II. Olina dit que les jeunes chardonnerets qui sont à portée d’entendre des linottes, des serins, etc., s’approprient leur chant : cependant je sais qu’un jeune chardonneret et une jeune linotte ayant été élevés ensemble, le chardonneret a conservé son ramage pur, et que la linotte l’a adopté au point qu’elle n’en a plus d’autre ; il est vrai qu’en l’adoptant elle l’a embelli.
  7. Lettre de M. Daines Barrington. Loco citato.
  8. Belon dit que les chardonnerets font communément huit petits ; mais je n’ai jamais vu plus de cinq œufs dans une trentaine de nids de chardonnerets qui m’ont passé sous les yeux.
  9. Voyez Gerini, Ornitholog., t. 1er, p. 16, et plusieurs autres. On ajoute que si on est venu à bout de faire nourrir les petits en cage par les père et mère restés libres, ceux-ci, voyant au bout d’un certain temps qu’ils ne peuvent les tirer d’esclavage, les empoisonnent par compassion avec une certaine herbe : cette fable ne s’accorde point du tout avec le naturel doux et paisible du chardonneret, qui d’ailleurs n’est pas aussi habile dans la connaissance des plantes et de leurs vertus que cette même fable le supposerait.
  10. On prétend que les chardonnerets ne se mêlent avec aucune autre espèce étrangère ; on a tenté inutilement, dit-on, de les apparier avec des linottes ; mais j’assure hardiment qu’en y employant plus d’art et de soin on réussira, non seulement à faire cette combinaison, mais encore beaucoup d’autres : j’en ai la preuve pour les linottes et les tarins ; ces derniers s’accoutument encore plus facilement à la société des canaris que les chardonnerets, et cependant on prétend que, dans le cas de concurrence, les chardonnerets sont préférés aux tarins par les femelles canaris.
  11. Le R. P. Bougot ayant lâché un mâle et une femelle chardonnerets dans une volière où il y avait un assez grand nombre de femelles et de mâles canaris, ceux-ci fécondèrent la femelle chardonneret, et son mâle resta vacant. C’est que le mâle canari, qui est fort ardent, et à qui une seule femelle ne suffit pas, avança la femelle chardonneret et la disposa, au lieu que les femelles canaris non moins ardentes, et qui d’ailleurs avaient leur mâle propre pour les féconder, ne firent aucuns frais pour l’étranger, et l’abandonnèrent à sa froideur.
  12. Cette circonstance est essentielle ; car le R. P. Bougot m’assure que des femelles de canaris qui auront un mâle de leur espèce pour quatre et même pour six, ne se donneront point au mâle chardonneret, à moins que le leur ne puisse pas suffire à toutes, et que dans ce seul cas les surnuméraires accepteront le mâle étranger, et lui feront même des avances.
  13. J’ai ouï dire à quelques oiseleurs que le chardonneret était un oiseau froid ; cela paraît vrai, surtout lorsqu’on le compare avec les serins ; mais lorsqu’une fois son temps est venu, il paraît fort animé ; et l’on a vu plus d’un mâle tomber d’épilepsie dans le temps où ils étaient le plus en amour, et où ils chantaient le plus fort.
  14. Ils y emploient, dit-on, par préférence la mousse et le petit foin.
  15. Voyez ci-dessus l’histoire du serin.
  16. M. Hebert.
  17. De cinq chardonnerets élevés ensemble dans la volière de madame Daubenton la jeune, et appariés avec des serines, trois n’ont rien fait du tout : les deux autres ont couvert leur serine, lui ont donné la béquée, mais ensuite ils ont cassé ses œufs et sont morts bientôt après.
  18. Quoiqu’il soit vrai, en général, que les granivores vivent de grain, il n’est pas moins vrai qu’ils vivent aussi de chenilles, de petits scarabées et autres insectes, et même que c’est cette dernière nourriture qu’ils donnent à leurs petits. Ils mangent aussi avec grande avidité de petits filets de veau cuit ; mais ceux qu’on élève préfèrent au bout d’un certain temps la graine de chènevis et de navette à toute autre nourriture.
  19. On prétend qu’elle est occasionnée par un ver mince et long qui se glisse entre cuir et chair dans sa cuisse, et qui sort quelquefois de lui-même en perçant la peau, mais que l’oiseau arrache avec son bec lorsqu’il peut le saisir. Je ne doute pas de l’existence de ces vers dont parle Frisch, mais je doute beaucoup qu’ils soient une cause d’épilepsie.
  20. Les jeunes chardonnerets l’ont moins allongé à proportion.
  21. Je ne mettrai pas au nombre de ces variétés le chardonneret à tête brune (vertice fusco) dont parle Gessner, sur la foi d’un ouï-dire (p. 243), comme d’une race distincte de la race ordinaire, ni des variétés rapportées par M. Salerne, d’après les oiseleurs orléanais, telles que le vert-pré, qui a du vert au gros de l’aile, le charbonnier qui a la barbe noire, le corps plus petit, le plumage plus grisâtre, et qui est plus plein de chant (Hist. nat. des oiseaux, p. 276). Je ne citerai point non plus les monstres, tel que le chardonneret à quatre pieds dont Aldrovande fait mention. Ornithol., t. II, p. 803.
  22. « Carduelis ciliis et rostri ambitu niveo colore efulgentibus. » Aldrov., p. 801. — Jonston, tab. 36. — Willughby, Ornithol., p. 189, no 2. — Carduelis leucocephalos, A, chardonneret à tête blanche. Brisson, t. III, p. 57.
  23. « Fringilla subfusca, capite variè striato, striis quandoque rubris, quandoque flavis. » Gold-finch. Browne, Nat. hist. of Jamaïca, p. 468. — Carduelis capite striato, B, chardonneret à tête rayée. Brisson, t. III, p. 58.
  24. The swallow gold-finch, le chardonneret tirant sur l’hirondelle. Albin, t. III, p. 70. — Carduelis melanocephalos, C, le chardonneret à tête noire. Brisson, t. III, p. 59.
  25. Carduelis subalbida. Aldrovande, p. 801. — Willughby, Ornitholog., p. 189, no 4. — Carduelis albida, le chardonneret blanchâtre. Brisson, t. III, p. 59.
  26. Carduelis alba, capite rubro. Aldrovande, Ornithol., t. II, p. 801. — Wilhughby, p. 189, no 3. — Carduelis candida, E, le chardonneret blanc. Brisson, t. III, p. 60. — « Cardueles totas albas in Rhætiâ aliquando reperiri audio. » Gessner, De Avibus, p. 243.
  27. Carduelis nigra, F, le chardonneret noir. Brisson, t. III, p. 60.
  28. Voyez la Collection académique, partie étrangère, t. XI, Acad. de Stockholm, p. 58.
  29. Les 1re, 2e, 5e, 6e, 7e et 11e de l’une des ailes et quelques-unes de l’autre.
  30. T. Klein, Ordo avium, p. 93.
  31. « Carduelis congener, rostro fasciolâ croceâ circumdato. » Aldrovande, Ornithol., t. II, p. 801-803. — Willughby, Ornithol., p. 189. — Carduelis nigra icterocephalos, G, le chardonneret noir à tête jaune. Brisson, t. III, p. 61.
  32. The Canarie-gold-finch, chardonneret qui tient du serin des Canaries. Albin, t. III, no 70. — Carduelis hybrida, H, le chardonneret mulet. Brisson, t. III, p. 62.
  33. Voyez l’Histoire du cheval, t. VIII, p. 498.
Notes de l’éditeur
  1. Carduelis elegans (Fringilla Carduelis L.). [Note de Wikisource : On le nomme actuellement Carduelis carduelis Linnæus, vulgairement chardonneret élégant ; c’est un Fringillidé.]