Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/La draine

LA DRAINE[1]

Cette grive[NdÉ 1] se distingue de toutes les autres par sa grandeur, et cependant il s’en faut bien qu’elle soit aussi grosse que la pie, comme on le fait dire à Aristote[2], peut-être par une erreur de copiste, car la pie a presque le double de masse, à moins que les grives ne soient plus grosses en Grèce qu’ici, où la draine, qui est certainement la plus grosse de toutes, ne pèse guère que cinq onces.

Les Grecs et les Romains regardaient les grives comme oiseaux de passage[3], et ils n’avaient point excepté la draine qu’ils connaissaient parfaitement sous le nom de grive viscivore, ou mangeuse de gui.

En Bourgogne, les draines arrivent en troupes au mois d’octobre et de novembre, venant, selon toute apparence, des montagnes de Lorraine[4] ; une partie continue sa route et s’en va, toujours par bandes, dès le commencement de l’hiver, tandis qu’une autre partie demeure jusqu’au mois de mars, et même plus longtemps ; car il en reste toujours beaucoup pendant l’été, tant en Bourgogne qu’en plusieurs autres provinces de France et d’Allemagne, de Pologne, etc.[5]. Il en reste même une si grande quantité en Italie et en Angleterre, qu’Aldrovande a vu les jeunes de l’année se vendre dans les marchés[6], et qu’Albin ne regarde point du tout les draines comme oiseaux de passage[7]. Celles qui restent pondent, comme on voit, et couvent avec succès : elles établissent leur nid tantôt sur des arbres de hauteur médiocre, tantôt sur la cime des plus grands arbres, préférant ceux qui sont les plus garnis de mousse ; elles le construisent tant en dehors qu’en dedans avec des herbes, des feuilles et de la mousse, mais surtout de la mousse blanche, et ce nid ressemble moins à ceux des autres grives qu’à celui du merle, ne fût-ce qu’en ce qu’il est matelassé en dedans. Elles produisent à chaque ponte quatre ou cinq œufs gris tachetés[8], et nourrissent leurs petits avec des chenilles, des vermisseaux, des limaces, et même des limaçons, dont elles cassent la coquille. Pour elles, elles mangent toutes sortes de baies pendant la bonne saison, des cerises, des cornouilles, des raisins, des alises, des olives, etc. ; pendant l’hiver, des graines de genièvre, de houx, de lierre et de nerprun, des prunelles, des senelles, de la faîne et surtout du gui[9]. Leur cri d’inquiétude est tré, tré, tré, tré, d’où paraît formé leur nom bourguignon draine, et même quelques-uns de leurs noms anglais ; au printemps, les femelles n’ont pas un cri différent, mais les mâles chantent alors fort agréablement, se plaçant à la cime des arbres, et leur ramage est coupé par phrases différentes qui ne se succèdent jamais deux fois dans le même ordre : l’hiver, on ne les entend plus. Le mâle ne diffère extérieurement de la femelle que parce qu’il a plus de noir dans son plumage.

Ces oiseaux sont tout à fait pacifiques : on ne les voit jamais se battre entre eux, et, avec cette douceur de mœurs, ils n’en sont pas moins attentifs à leur conservation ; ils sont même plus méfiants que les merles, qui passent pour l’être beaucoup, car on prend nombre de ceux-ci à la pipée, et l’on n’y prend jamais de draines : mais, comme il est difficile d’éviter tous les pièges, elle se prend quelquefois au lacet, moins cependant que la grive proprement dite et le mauvis.

Belon assure que la chair de la draine, qu’il appelle grande grive, est de meilleur goût que celle des trois autres espèces[10] ; mais cela est contredit par tous les autres naturalistes et par notre propre expérience. Il est vrai que nos draines ne vivent pas d’olives, ni nos petites grives de gui, comme celles dont il parle, et l’on sait jusqu’à quel point la différence de nourriture peut influer sur la qualité et le fumet du gibier.


VARIÉTÉ DE LA DRAINE

La seule variété que je trouve dans cette espèce, c’est la draine blanchâtre observée par Aldrovande[11] : elle avait les pennes de la queue et des ailes d’une couleur faible et presque blanchâtre, et la tête cendrée, ainsi que tout le dessus du corps.

Il faut remarquer dans cette variété l’altération et la couleur des pennes des ailes et de la queue, lesquelles on regarde ordinairement comme moins sujettes au changement et comme étant, pour ainsi dire, de meilleur teint que toutes les autres plumes.

Je dois ajouter ici qu’il y a toujours des draines qui nichent au Jardin du Roi sur les arbres effeuillés : elles paraissent très friandes de la graine de l’if et en mangent tant que leur fiente en est rouge ; elles sont aussi fort avides de la graine de micocoulier.

En Provence, on a une sorte d’appeau avec lequel on imite en automne le chant que les draines et les grives font entendre au printemps ; on se cache dans une loge de verdure, d’où l’on peut découvrir par une petite fenêtre une perche que l’on a attachée sur un arbre à portée ; l’appeau attire les grives sur cette perche, où elles accourent croyant trouver leurs semblables : elles n’y trouvent que les embûches de l’homme et la mort ; on les tue de la loge à coups de fusil.


Notes de Buffon
  1. On l’appelle, en différentes provinces de France, ciserre, jocasse ou jacode, grive de brou, grive provençale, gillonière (du mot gillon, qui signifie gui en savoyard), trie, trage, truie, treiche, treine, tric-trac, etc. : le tout selon M. Salerne, qui applique mal à propos à la draine (p. 168) les noms de cha-cha, chia-chia, gia-gia, lesquels expriment évidemment le cri de la litorne. Belon prétend que c’est par erreur qu’on l’appelle à Paris une calandre (Nature des oiseaux, p. 324) ; nous avons vu, en effet, que c’était le nom de la grosse alouette, et il ne faut pas donner le même nom à des espèces différentes. La draine s’appelle aussi haute grive en Lorraine, et verquete en Bugey, où le gui se nomme verquet.
  2. Historia animalium, lib. ix, cap. xx.
  3. Voyez Aristot., Historia animalium, lib. viii, cap. xvi. — Pline, lib. x, cap. xxiv. — Varro, De Re rusticâ, lib. iii, cap. v.
  4. M. le docteur Lottinger, de Sarbourg, m’assure que celles de ces grives qui s’éloignent des montagnes de Lorraine aux approches de l’hiver partent en septembre et en octobre, qu’elles reviennent aux mois de mars et d’avril, qu’elles nichent dans les forêts dont ces montagnes sont couvertes, etc. Tout cela s’accorde fort bien avec ce que nous avons dit d’après nos connaissances particulières ; mais je ne dois pas dissimuler la contrariété qui se trouve entre une autre observation que le même M. Lottinger m’a communiquée et celle d’un ornithologiste très habile : celui-ci (M. Hébert) prétend qu’en Brie les grives ne se réunissent dans aucun temps de l’année, et M. Lottinger assure qu’en Lorraine elles volent toujours par troupes, soit au printemps, soit en automne, et en effet nous les voyons arriver par bandes aux environs de Montbard, comme je l’ai remarqué ; leurs allures seraient-elles différentes en des pays ou en des temps différents ? Cela n’est pas sans exemple ; et je crois devoir ajouter ici, d’après une observation plus détaillée, que le passage du mois de novembre étant fini, celles qui restent l’hiver dans nos cantons vivent séparément et continuent de vivre ainsi jusqu’après la couvée ; en sorte que les assertions des deux observateurs se trouvent vraies, pourvu qu’on leur ôte leur trop grande généralité et qu’on les restreigne à un certain temps et à de certains lieux.
  5. Rzaczynski, Auctuarium, p. 423.
  6. Ornithologia, t. II, p. 5.
  7. Albin, t. Ier, p. 28. Les auteurs de la Zoologie britannique ne disent point non plus que ce soit un oiseau de passage.
  8. « Ces oiseaux, dit Albin, ne pondent guère plus de quatre ou cinq œufs ; ils en couvent trois, et n’ont jamais plus de quatre petits. » Je ne rapporte ce passage que pour faire voir avec quelle négligence cet ouvrage a été traduit, et combien on doit être en garde contre les fautes que cette traduction a ajoutées à celles de l’original.
  9. Suivant Belon, elles mangent l’été le gui des sapins, et l’hiver celui des arbres fruitiers. Nature des oiseaux, p. 326.
  10. Belon, Nature des oiseaux, p. 326.
  11. Tome II, p. 594.
Notes de l’éditeur
  1. La Draine ou Grive viscivore (Turdus viscivorus L. [Note de Wikisource : actuellement Turdus viscivorus Linnæus, vulgairement grive draine]) est la plus grande des Grives de notre pays. « Elle a 28 centimètres de long et 45 à 48 centimètres d’envergure ; l’aile pliée mesure 15 à 16 centimètres, et la queue 11 à 12. Le dos est gris foncé ; la face intérieure du corps est blanchâtre, semée de taches d’un brun noir, triangulaires à la gorge, réniformes ou ovales à la poitrine ; les plumes des ailes et de la queue sont noirâtres, à bords d’un gris jaunâtre clair. L’œil est brun, le bec jaunâtre à la base et brun dans le reste de son étendue ; les pattes sont couleur de chair. La femelle est un peu plus petite que le mâle. Chez les jeunes, les plumes du ventre sont marquées de taches longitudinales jaunâtres, et noirâtres à l’extrémité ; les plumes des couvertures supérieures de l’aile sont jaunes le long de la tige. » (Brehm.)