Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Tourmaline

TOURMALINE[1]

Cette pierre était peu connue avant la publication d’une lettre que M. le duc de Noya-Caraffa m’a fait l’honneur de m’écrire de Naples, et qu’il a fait ensuite imprimer à Paris, en 1759. Il expose, dans cette lettre, les observations et les expériences qu’il a faites sur deux de ces pierres qu’il avait reçues de Ceylan : leur principale propriété est de devenir électriques sans frottement et par la simple chaleur[2] ; cette électricité, que le feu leur communique, se manifeste par attraction sur l’une des faces de cette pierre, et par répulsion sur la face opposée, comme dans les corps électriques par le frottement dont l’électricité s’exerce en plus et en moins et agit positivement et négativement sur différentes faces ; mais cette faculté de devenir électrique sans frottement et par la simple chaleur, qu’on a regardée comme une propriété singulière et même unique, parce qu’elle n’a encore été distinctement observée que sur la tourmaline, doit se trouver plus ou moins dans toutes les pierres qui ont la même origine ; et d’ailleurs, la chaleur ne produit-elle pas un frottement extérieur et même intérieur dans les corps qu’elle pénètre ; et réciproquement, toute friction produit de la chaleur. Il n’y a donc rien de merveilleux, ni de surprenant, dans cette communication de l’électricité par l’action du feu.

Toutes les pierres transparentes sont susceptibles de devenir électriques ; elles perdent leur électricité avec leur transparence, et la tourmaline elle-même subit le même changement, et perd aussi son électricité lorsqu’elle est trop chauffée.

Comme la tourmaline est de la même essence que les schorls, je suis persuadé qu’en faisant chauffer divers schorls, il s’en trouvera qui s’électriseront par ce moyen : il faut un assez grand degré de chaleur pour que la tourmaline reçoive toute la force électrique qu’elle peut comporter, et l’on ne risque rien en la tenant pour quelques instants sur les charbons ardents ; mais, lorsqu’on lui donne un feu trop violent, elle se fond comme le schorl[3] auquel elle ressemble aussi par sa forme de cristallisation, enfin elle est de même densité et d’une égale dureté[4] ; l’on ne peut guère douter, d’après tous ces caractères communs, qu’elle ne soit un produit de ce verre primitif. M. le docteur Demeste le présumait avec raison, et je crois qu’il est le premier qui ait rangé cette pierre parmi les schorls[5].

Toutes les tourmalines sont à demi transparentes ; les jaunes et les rougeâtres le sont plus que les brunes et les noires ; toutes reçoivent un assez beau poli ; leur substance, leur cassure vitreuse et leur texture lamelleuse comme celle du schorl achèvent de prouver qu’elles sont de la nature de ce verre primitif.

L’île de Ceylan, d’où sont venues les premières tourmalines, n’est pas la seule région qui les produise : on en a trouvé au Brésil, et même en Europe, et particulièrement dans le comté de Tyrol ; les tourmalines du Brésil sont communément vertes ou bleuâtres. M. Gerhard, leur ayant fait subir différentes épreuves, a reconnu qu’elles résistaient, comme les autres tourmalines, à l’action de tous les acides, et qu’elles conservaient la vertu électrique après la calcination par le feu, en quoi, dit-il, cette pierre diffère des autres tourmalines qui perdent leur électricité par l’action du feu[6] ; mais je ne puis être de l’avis de cet habile chimiste sur l’origine des tourmalines qu’il range avec les basaltes et qu’il regarde comme des produits volcaniques : cette idée n’est fondée que sur quelques ressemblances accidentelles entre ces pierres et ces basaltes ; mais leur essence et leur formation sont très différentes, et toutes les propriétés de ces pierres nous démontrent qu’elles proviennent du schorl, ou qu’elles sont elles-mêmes des schorls.

Il paraît que M. Wilkes est le premier qui ait découvert des tourmalines dans les montagnes du Tyrol. M. Muller nous en a donné peu de temps après une description particulière[7] : ces tourmalines du Tyrol paraissent être de vrais schorls, tant par leur pesanteur spécifique et leur fusibilité[8], que par leur forme de cristallisation[9] ; elles acquièrent la vertu électrique sans frottement et par la simple chaleur[10], elles ressemblent en tout à la tourmaline de Ceylan, et diffèrent, selon M. Muller, de celle du Brésil ; il dit « qu’on doit rapporter à la classe des zéolithes les tourmalines du Tyrol comme celles de Ceylan, et que la tourmaline du Brésil semble approcher du genre des schorls, parce qu’étant mise en fusion à l’aide du chalumeau, cette tourmaline du Brésil ne produit pas les mêmes effets que celle du Tyrol, qui d’ailleurs est de couleur enfumée comme la vraie tourmaline, au lieu que celle du Brésil n’est pas de la même couleur. » Mais le traducteur de cette lettre de M. Muller observe, avec raison, qu’il y a des schorls électriques qui ne jettent pas, comme la tourmaline, un éclat phosphorique lorsqu’ils entrent en fusion ; il me paraît donc que ces différences indiquées par M. Muller ne suffisent pas pour séparer la tourmaline du Brésil des deux autres, et que toutes trois doivent être regardées comme des produits de différents schorls qui peuvent varier et varient en effet beaucoup par les couleurs, la densité, la fusibilité, ainsi que par la forme de cristallisation.

Et ce qui démontre encore que ces tourmalines ont plus de rapport avec les schorls cristallisés en prismes qu’avec les zéolithes, c’est que M. Muller ne dit pas avoir trouvé des zéolithes dans le lieu d’où il a tiré ses tourmalines, et que M. Jaskevisch y a trouvé du schorl vert[11].


Notes de Buffon
  1. Tourmaline ou tire-cendre : cette pierre est ainsi dénommée, parce qu’elle a la propriété d’attirer les cendres et autres corps légers, sans être frottée, mais seulement chauffée ; sa forme est la même que celle de certains schorls, tels que les péridots et les émeraudes du Brésil ; elle ne diffère en effet des schorls que par son électricité qui est plus forte et plus constante que dans toutes les autres pierres de ce même genre.
  2. Pline parle (liv. xxxvii, no 29) d’une pierre violette ou brune (jonia), qui, échauffée par le frottement entre les doigts, ou simplement chauffée aux rayons du soleil, acquiert la propriété d’attirer les corps légers. N’est-ce point là la tourmaline ?
  3. M. Rittman a observé que la tourmaline se fondait en un verre blanchâtre, et qu’en y ajoutant du borax et du spath fusible, elle se fondait entièrement, mais que les acides minéraux, même les plus forts, ne semblaient pas l’attaquer ; et, comme les mêmes phénomènes se manifestent dans la zéolithe et le basalte, il a conclu que la tourmaline en était une espèce, et la vertu électrique qu’il avait remarquée à une espèce de zéolithe, couleur de ponceau, le fortifia dans ce sentiment… Mais toutes ces recherches ne découvrent pas encore les vrais principes de la tourmaline. Journal de physique, supplément au mois de juillet 1782.
  4. La pesanteur spécifique de la tourmaline de Ceylan est de 30 541, celle de la tourmaline du Brésil de 30 863, et celle du schorl cristallisé de 30 926.
  5. La tourmaline est aussi rangée avec les schorls : en s’échauffant elle s’électrise d’un côté positivement, tandis que de l’autre côté elle s’électrise négativement, comme l’a observé M. Franklin. Sa couleur est rouge, jaunâtre ou d’un jaune noirâtre assez transparent ; elle est cristallisée comme le schorl de Madagascar, en prisme à neuf pans, souvent striés, terminés par deux pyramides trièdres obtuses placées en sens contraire. Lettres de M. Demeste, t. Ier, in-12, p. 291.
  6. Les pierres gemmes, ainsi que la tourmaline, se distinguent par la vertu électrique qui leur est propre, avec la différence pourtant que les premières ont besoin de friction pour exercer leur faculté attractive, au lieu que la seconde ne devient électrique qu’après avoir été mise sur de la braise, et possède, outre la faculté attractive, aussi la répulsive. Le basalte est une pierre fusible noirâtre, non électrique, qui écume beaucoup en fondant ; et, puisque les laves ont les mêmes principes que la tourmaline et le basalte, on peut croire avec plusieurs naturalistes que ces cristaux doivent leur origine à des volcans, du moins pour la plupart. Journal de physique, supplément au mois de juillet 1782.
  7. La montagne nommée Greiner, située vers l’extrémité de la vallée de Zillerthal, a son sommet le plus élevé couvert de neige en tout temps ; c’est sur cette montagne que M. Muller dit avoir trouvé dans leur lieu natal le talc, le mica à grandes lames, l’asbeste, le schorl, le schorl blende, les grenats de fer et la tourmaline ; en descendant, il ramassa une petite pierre qui avait quelque éclat et qu’il prit d’abord pour un beau schorl noir cristallisé et transparent ; il voulut chercher l’endroit d’où elle provenait, et il rencontra bientôt, dans les rochers de granit, des veines de talc fin et de stéatite, qui renfermaient la pierre qu’il avait prise pour un schorl noir ; il se procura une bonne quantité de cette pierre, qui, ayant été soumise à l’action du feu et parvenue à l’état d’incandescence, commença à se fondre à sa surface, en prenant une couleur blanchâtre ; un petit fragment de cette pierre, mis ensuite sur la cendre chaude, apprit à M. Muller qu’elle avait une qualité électrique, et enfin par différents essais il découvrit que cette pierre était la vraie tourmaline.

    Cette tourmaline est brune, couleur de fumée, ou plutôt sa transparence et sa couleur lui donnent, quant à ces deux qualités, quelque chose d’approchant de la colophane ; et, de même que les tourmalines étrangères connues jusqu’ici, elle présente partout de petites fêlures qui ne se remarquent cependant que lorsqu’elle est dégagée de sa matrice. Lettre sur la tourmaline du Tyrol, par M. Muller ; Journal de physique, mars 1870, p. 182 et suiv.

  8. La tourmaline du Tyrol, fondue à l’aide d’un chalumeau, bouillonne comme le borax, et alors elle jette une très belle lueur phosphorique ; elle se fond très promptement et, refroidie, elle a la forme d’une perle blanche et demi-transparente. Idem, ibidem.
  9. La forme de notre tourmaline, dit M. Muller, est en général prismatique ; au moins n’ai-je encore trouvé que deux échantillons qui fussent des pyramides parfaites : presque toujours les prismes sont à neuf pans, et ils ont douze faces, si on compte leur base… Les côtés des cristaux de la tourmaline sont tantôt plus larges, tantôt plus étroits, et rarement deux côtés de la même largeur se trouvent contigus : leurs pointes, qui sont émoussées et inégales, ont pour la plupart une très forte adhérence à la matière pierreuse dont ces cristaux sont environnés. Les côtés des prismes ont une surface brillante… Ces prismes sont longs de plus de trois pouces, et épais depuis deux jusqu’à cinq lignes ; la pierre ollaire qui leur sert de matrice est verdâtre ou tout à fait blanche : ils y sont incorporés les uns auprès des autres en tout sens… Mais les plus épais et les plus minces se rencontrent rarement ensemble ; ces prismes se dégagent sans peine de leur matrice dans laquelle ils laissent leurs empreintes, qui sont aussi brillantes que si on les avait polies… Mais tous ces prismes ont des fêlures qui empêchent que l’on puisse se les procurer en entier, parce qu’ils se cassent souvent dans l’endroit de ces fêlures… Les deux nouvelles surfaces de la pierre présentent d’une part une convexité, et de l’autre une concavité comme le verre lorsqu’on le brise. Idem, ibidem.
  10. Pour peu qu’elle soit chauffée, elle manifeste sa qualité électrique ; cette vertu augmente jusqu’à ce qu’elle ait acquis à peu près le degré de chaleur de l’eau bouillante ; et à ce degré de chaleur l’atmosphère électrique s’étendait des pôles de la pierre à la distance d’environ un pouce. Notre tourmaline, fortement grillée sous la moufle, ne perd rien de son poids : elle conserve sa transparence et sa qualité électrique, quoiqu’on l’ait fait rougir à plusieurs reprises, et que même on ait poussé le feu au point de la faire fondre à la superficie. Idem, ibidem.
  11. À quatre postes d’Inspruck, il y a une mine d’or dans un endroit nommé Zillerthal ; la gangue est un schiste dur, verdâtre, traversé par le quartz ; on en retire fort peu d’or ; mais cette mine est très fameuse par la production de la tourmaline décrite par M. Muller. La gangue de la tourmaline est un schiste verdâtre, mêlé avec beaucoup de mica. On a découvert dans la même mine où se trouve la tourmaline du schorl vert, du mica couleur de cuivre et de couleur verte et noire, en grandes lames, le schiste talqueux avec des grenats, le vrai talc blanc en assez gros morceaux. Supplément au Journal de Physique d’octobre 1782, p. 311 et 311.