Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Agates

AGATES

Parmi les pierres demi-transparentes, les agates, les cornalines et les sardoines tiennent le premier rang ; ce sont, comme les cristaux, des stalactites quartzeuses, mais dans lesquelles le suc vitreux n’a pas été assez pur, ou assez libre pour se cristalliser et prendre une entière transparence : la densité de ces pierres[1], leur dureté, leur résistance au leu et à l’action des acides, sont à très peu près les mêmes que celles du quartz et du cristal de roche ; la très petite différence qui se trouve en moins dans leur pesanteur spécifique, relativement à celle du cristal, peut provenir de ce que leurs parties constituantes, n’étant pas aussi pures, n’ont pu se rapprocher d’aussi près ; mais le fond de leur substance est de la même essence que celle du quartz ; ces pierres en ont toutes les propriétés, et même la demi-transparence, en sorte qu’elles ne diffèrent des quartz de seconde formation que par les couleurs dont elles sont imprégnées, et qui proviennent de la dissolution de quelque matière métallique qui s’est mêlée avec le suc quartzeux ; mais, loin d’en augmenter la masse par un mélange intime, cette matière étrangère ne fait qu’en étendre le volume en empêchant les parties quartzeuses de se rapprocher autant qu’elles se rapprochent dans les cristaux.

Les agates n’affectent pas autant que les cailloux la forme globuleuse ; elles se trouvent ordinairement en petits lits horizontaux ou inclinés, toujours assez peu épais et diversement colorés ; et l’on ne peut douter que ces lits ne soient formés par la stillation des eaux ; car on a observé dans plusieurs agates des gouttes d’eau très sensibles[2] ; d’ailleurs, elles ont les mêmes caractères que tous les autres sédiments de la stillation des eaux : on donne le nom d’onyx à celles qui présentent différentes couleurs en couches ou zones bien distinctes ; dans les autres, les couches sont moins apparentes, et les couleurs sont plus brouillées, même dans chaque couche, et il n’y a aucune agate, si ce n’est en petit volume, dont la couleur soit uniforme et la même dans toute son épaisseur, ce qui prouve que la matière dont les agates sont formées n’est pas simple, et que le quartz qui domine dans leur composition est mêlé de parties terreuses ou métalliques qui s’opposent à la cristallisation, et donnent à ces pierres les diverses couleurs et les teintes variées qu’elles nous présentent à la surface et dans l’intérieur de leur masse.

Lorsque le suc vitreux qui forme les agates se trouve en liberté dans un espace vide, il tombe sur le sol ou s’attache aux parois de cette cavité et y forme quelquefois des masses d’un assez grand volume[3] : il prend les mêmes formes que prennent toutes les autres concrétions ou stalactites ; mais, lorsqu’il rencontre des corps figurés et poreux, comme des os, des coquilles ou des morceaux de bois dont il peut pénétrer la substance, ce suc vitreux produit, comme le suc calcaire, des pétrifications qui conservent et présentent, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, la forme de l’os[4], de la coquille et du bois[5].

Quoique les lapidaires, et d’après eux nos naturalistes, aient avancé qu’on doit distinguer les agates en orientales et occidentales, il est néanmoins très certain qu’on trouve dans l’Occident, et notamment en Allemagne, d’aussi belles agates que celles qu’on dit venir de l’Orient : et de même, il est très sûr qu’en Orient la plupart des agates sont entièrement semblables à nos agates d’Europe : on peut même dire qu’on trouve de ces pierres dans toutes les parties du monde, et dans tous les terrains où le quartz et le granit dominent, au nouveau continent comme dans l’ancien, et dans les contrées du nord comme dans celles du midi ; ainsi la distinction d’orientale et d’occidentale ne porte pas sur la différence du climat, mais seulement sur celle de la netteté et de l’éclat de certaines agates plus belles que les autres ; néanmoins l’essence de ces belles agates est la même que celle des agates communes, car leur pesanteur spécifique et leur dureté sont aussi à peu près les mêmes[6].

L’agate, suivant Théophraste, prit son nom du fleuve Achates en Sicile, où furent trouvées les premières agates ; mais l’on ne tarda pas à en découvrir en diverses autres contrées, et il paraît que les anciens connurent les plus belles variétés de ces pierres, puisqu’ils les avaient toutes dénommées[7], et que même, dans ce nombre, il en est quelques-unes qui semblent ne se plus trouver aujourd’hui[8] : quant aux prétendues agates odorantes, dont parlent ces mêmes anciens[9], ne doit-on pas les regarder comme des bitumes concrets, de la nature du jayet, auquel on a quelquefois donné, quoique très improprement, le nom d’agate noire ? Ce n’est pas néanmoins que ces sucs bitumineux ne puissent s’être insinués, comme substance étrangère, ou même être entrés, comme parties colorantes, dans la pâte vitreuse des agates lors de leur concrétion. M. Dutens assure, à ce sujet, que, si l’on racle dans les agates herborisées des linéaments qui en forment l’herborisation, et qu’on en jette la poudre sur des charbons ardents, elle donne de la fumée avec une odeur bitumineuse. Et à l’égard de ces accidents ou jeux d’herborisation, qui rendent quelquefois les agates singulières et précieuses, on peut voir ce que nous en dirons ci-après à l’article des cailloux.


Notes de Buffon
  1. Pesanteur spécifique  du quartz 26446
     du cristal de roche d’Europe 26548
     de l’agate orientale 26901
     de l’agate nuée 26253
     de l’agate ponctuée 26070
     de l’agate tachée 26324
     de l’agate veinée 26667
     de l’agate onyx 26375
     de l’agate herborisée 26891
     de l’agate mousseuse 26991
     de l’agate jaspée 26356
     de la cornaline 26137
     de la cornaline pâle 26301
     de la cornaline ponctuée 26120
     de la cornaline veinée 26234
     de la cornaline onyx 26227
     de la cornaline herborisée 26133
     de la cornaline en stalactite 26977
     de la sardoine 26025
     de la sardoine pâle 26060
     de la sardoine ponctuée 26215
     de la sardoine veinée 26951
     de la sardoine onyx 26949
     de la sardoine herborisée 26988
     de la sardoine noirâtre 26284

    Voyez les Tables de M. Brisson.

  2. À Constantinople, M. l’ambassadeur me fit voir des manches de couteaux d’agate, dont l’un avait dedans une eau qui jouait et qui ressemblait à un ver noir qui se serait remué. Voyages de Monconys ; Lyon, 1645, p. 386, première partie. — Je conjecture, dit M. de Bondaroy, que dans les agates la surface extérieure s’étant durcie la première, l’eau pétrifiante s’est déposée intérieurement ; cette eau a presque rempli la capacité de ces pierres ; il est resté une bulle d’air qui a produit le même effet que dans les tubes qui servent de niveau ; une preuve que cette bulle est de l’air qui nage dans l’eau, c’est qu’en tournant la pierre, la bulle, plus légère que l’eau, monte et gagne la partie la plus élevée de la pierre : si vous la retournez, la bulle, du bas où vous l’avez portée, remonte encore à la partie supérieure de l’agate ; la bulle change un peu de forme dans les différents mouvements qu’on lui fait éprouver ; enfin, ces pierres produisent le même effet que les niveaux d’eau à bulles d’air, et je crois que ceux qui ont parlé de ce fait dans les cristaux ne l’ont pas expliqué de cette manière, faute d’avoir été à portée d’examiner des pierres où il se rencontrait… J’ai vu le même fait dans des morceaux d’ambre ; enfin, je l’ai observé dans une partie de glace où il s’était rencontré une bulle que l’on pouvait faire mouvoir.

    Cette eau se dépose avec le temps, et forme des cristallisations dans l’intérieur des agates : dès lors, le phénomène disparaît, et je n’ai plus trouvé d’eau dans les pierres qui n’avaient plus de bulles… Je crois devoir ajouter ici qu’au lieu de bulles d’air ou d’eau, je connais des agates qui, dans leur intérieur, renferment des grains de sable qui se meuvent dans ces pierres. Voyez les Mémoires de l’Académie des sciences, année 1776, p. 687 et suiv.

  3. Du côté de Pinczovia et de Niesvetz en Lithuanie, on trouve quelques agates onyx, des sardoines, des calcédoines, et une pierre qu’on pourrait peut-être regarder comme une aventurine. Le fond de cette pierre, dit M. Guettard, est blanc, gris, brun, rouge ou de quelque autre couleur, et parsemé d’une quantité de petites paillettes argentées ou dorées. J’ai vu de toutes ces pierres travaillées en tabatières, pommes de cannes, poignées de sabre, tasses, soucoupes, etc. ; en un mot, on fait, dans les manufactures du prince Radzivil, travailler ces pierres avec beaucoup de soin, et on leur donne un très beau poli ; il est depuis peu sorti de cette manufacture un cabaret à café dont le plateau est d’un seul morceau d’une de ces pierres, et assez grand pour qu’on puisse y placer six tasses avec leurs soucoupes, la cafetière, et même une théière, qui sont tous d’une pareille pierre : ce cabaret a été présenté au roi de Pologne par le prince Radzivill. M. Guettard, Mémoires de l’Académie des sciences, année 1762, p. 243.
  4. J’ai vu dans un Cabinet à Livourne, dit M. de La Condamine, un fragment de mâchoire d’éléphant, pétrifié en agate, pesant près de vingt livres. J’ai parlé ailleurs d’une dent molaire (on ne sait de quel animal) du poids de deux ou trois livres, pareillement convertie en agate, trouvée au Tucuman, dans l’Amérique méridionale, où il n’y a point d’éléphants. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1757, p. 346.
  5. Ce qui m’a le plus frappé à Vienne, dans le Cabinet de l’Empereur, dit M. Guettard, est une quantité de morceaux de bois pétrifié, qui sont devenus plus ou moins agates, et qui varient par les couleurs : les uns sont bruns, d’autres blanchâtres, gris, ou autrement colorés ; un de ces morceaux, qui est agatifié dans le centre et par un bout, est encore bois par l’autre bout ; on prétend même qu’il s’enflamme dans cette partie : nous n’en fîmes point l’expérience, elle fut proposée. Ces bois pétrifiés sont ordinairement des rondins de plus d’un demi-pied ou d’un pied de diamètre ; quantité d’autres ont plusieurs pieds de longueur et sont d’une grosseur considérable, ils prennent tous un poli brun et brillant. Idem, année 1763, p. 215. — Dans les terres du duc de Saxe-Cobourg, dit M. Schœpflin, qui sont sur les frontières de la Franconie et de la Saxe, à quelques lieues de la ville de Cobourg même, on a déterré depuis peu, à une petite profondeur, des arbres entiers pétrifiés, mais pétrifiés à un tel point de perfection qu’en les travaillant on trouve que cela fait une pierre aussi belle et aussi dure que l’agate. Les princes de Saxe qui ont passé ici m’en ont donné quelques morceaux, dont j’ai l’honneur de vous en envoyer deux pour le Cabinet du Jardin royal : ils m’ont montré de belles tabatières, des couteaux de chasse et des boîtes de toutes sortes de couleurs, faites de ces pétrifications : si les morceaux ne sont pas de conséquence, vous verrez pourtant par là mon attention à satisfaire à vos désirs. Lettres de M. Schœpflin à M. de Buffon ; Strasbourg, 27 septembre 1746. — On a trouvé, dit M. Neret fils, dans une montagne qui est auprès du village de Séry, en creusant à la source d’une fontaine, une très grande quantité de bois pétrifié qui était dans un sable argileux. Ces bois ne font point effervescence avec les acides ; on y distingue très bien l’endroit qui a été recouvert par l’écorce, il est toujours convexe, et considérablement piqué de vers qui, après avoir sillonné entre l’écorce et le bois, traversent toute l’épaisseur du morceau, et y sont agatisés. Journal de physique, avril 1781, p. 300.
  6. Voyez ci-dessus la Table des pesanteurs spécifiques des diverses agates.
  7. « Phassacates, cerachates, sardachates, hæmachates, leucachates, dendrochates, corallochates, etc. »
  8. Entre autres, celle qui, selon Pline, était « parsemée de points d’or » (à moins que ce ne soit l’aventurine), comme le lapis (Pline dit saphir ; mais nous verrons ci-après que son saphir est notre lapis), « et se trouvait abondamment dans l’île de Crète. Celles de Lesbos et de Messène, ainsi que du mont Œta et du mont Parnasse qui, par l’éclatante variété de leurs couleurs, semblaient le disputer à l’émail des fleurs champêtres ; celle d’Arabie qui, excepté sa dureté, avait toute l’apparence de l’ivoire et en offrait toute la blancheur. » Pline, liv. xxxvii, no 54.
  9. « Aromatites et ipsâ in Arabiâ traditur gigni, sed et in Ægypto circa Pysas ubique lapidosa myrrhæ coloris et odoris, ob hoc Reginis frequentata. » Plin., loc. cit., et auparavant il avait dit : « Autachates, cùm uritur, myrrham redolens. »