Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Acides des végétaux et des animaux



ACIDES DES VÉGÉTAUX ET DES ANIMAUX

La formation des acides végétaux et animaux par l’acide aérien[NdÉ 1] est encore plus immédiate et plus directe que celle des acides minéraux, parce que cet acide primitif a pénétré tous les corps organisés, et qu’il y réside sous sa forme propre et en grande quantité[NdÉ 2].

Si l’on voulait compter les acides végétaux par la différence de leur saveur, il y en aurait autant que de plantes et de fruits, dont le goût agréable ou répugnant est varié presque à l’infini ; ces végétaux plus ou moins fermentés présenteraient encore d’autres acides plus développés et plus actifs que les premiers ; mais tous proviennent également de l’acide aérien.

Les acides végétaux que les chimistes ont le mieux examinés sont ceux du vinaigre et du tartre, et ils n’ont fait que peu d’attention aux acides des végétaux non fermentés. Tous les vins, et en particulier celui du raisin, se font par une première fermentation de la liqueur des fruits, et cette première fermentation leur ôte la saveur sucrée qu’ils ont naturellement ; ces liqueurs vineuses, exposées à l’air, c’est-à-dire à l’action de l’acide aérien, l’absorbent et s’aigrissent : l’acide primitif est donc également la cause de ces deux fermentations, il se dégage dans la première, et se laisse absorber dans la seconde. Le vinaigre n’est formé que par l’union de cet acide aérien avec le vin, et il conserve seulement une petite quantité d’huile inflammable ou d’esprit-de-vin qui le rend spiritueux ; aussi s’évapore-t-il à l’air, et il n’en attire pas l’humidité comme les acides minéraux ; d’ailleurs, il est mêlé, comme le vin, de beaucoup d’eau, et le moyen le plus sûr et le plus facile de concentrer le vinaigre est de l’exposer à une forte gelée ; l’eau qu’il contient se glace, et ce qui reste est un vinaigre très fort, dans lequel l’acide est concentré ; mais il faut s’attendre à ne tirer que cinq pour cent d’un vinaigre qu’on fait ainsi geler, et ce vinaigre, concentré par la gelée, est plus sujet à s’altérer que l’autre, parce que le froid, qui lui a enlevé toute son eau, ne lui a rien fait perdre de son huile ; il faut donc l’en dégager par la distillation pour l’obtenir et le conserver dans son état de pureté et de plus grande force. Cependant la pureté de cet acide n’est jamais absolue ; quelque épuré qu’il soit, il retient toujours une certaine quantité d’huile éthérée qui ne peut que l’affaiblir ; il n’a aucune action directe sur les matières vitreuses, et cependant il agit comme l’acide aérien sur les substances calcaires et métalliques ; il convertit le fer en rouille, le cuivre en vert-de-gris, etc. ; il dissout avec effervescence les terres calcaires, et forme avec elles un sel très amer, qui s’effleurit à l’air ; il agit de même sur les alcalis : c’est par son union avec l’alcali végétal[NdÉ 3] que se fait la terre foliée de tartre[NdÉ 4], qui est employée en médecine comme un puissant apéritif ; on distingue, dans la saveur de cette terre, le goût du vinaigre et celui de l’alcali fixe dont elle est chargée, et elle attire, comme l’alcali, l’humidité de l’air. On peut aisément en dégager l’acide du vinaigre en offrant à son alcali un acide plus puissant.

Le vinaigre dissout avec effervescence l’alcali fixe minéral[NdÉ 5] et l’alcali volatil : cet acide forme avec le premier un sel dont les cristaux et les qualités sont à peu près les mêmes que celles de la terre foliée du tartre, et il produit avec l’alcali volatil un sel ammoniacal qui attire puissamment l’humidité de l’air ; enfin l’acide du vinaigre peut dissoudre toutes les substances animales et végétales. M. Gellert assure que cet acide, aidé d’une chaleur longtemps continuée, réduit en bouillie les bois les plus durs, ainsi que les cornes et les os des animaux.

Les substances qui sont susceptibles de fermentation contiennent du tartre tout formé, avant même d’avoir fermenté[1] ; il se trouve en grande quantité dans tous les sucs du raisin et des autres fruits sucrés : ainsi l’on doit regarder le tartre comme un produit immédiat de la végétation, qui ne souffre point d’altération par la fermentation, puisqu’il se présente sous sa même forme dans les résidus du vin et du vinaigre après la distillation.

Le tartre est donc un dépôt salin qui se sépare peu à peu des liqueurs vineuses, et prend une forme concrète et presque pierreuse, dans laquelle on distingue néanmoins quelques parties cristallisées : la saveur du tartre, quoique acide, est encore sensiblement vineuse ; les chimistes ont donné le nom de crème de tartre[NdÉ 6] au sel cristallisé que l’on en tire, et ce sel n’est pas simple ; il est combiné avec l’alcali végétal. L’acide, contenu dans ce sel de tartre, se sépare de sa base par la seule action du feu ; il s’élève en grande quantité, et sous sa forme propre d’acide aérien, et la matière qui reste après cette séparation est une terre alcaline qui a les mêmes propriétés que l’alcali fixe végétal : la preuve évidente que l’acide aérien est le principe salin de l’acide du tartre, c’est qu’en essayant de le recueillir, il fait explosion et brise les vaisseaux.

Le sel de tartre n’attaque pas les matières vitreuses, et néanmoins il se combine et forme un sel avec la terre de l’alun, autre preuve que cette terre qui sert de base à l’alun n’est pas une terre vitreuse pure, mais mélangée de parties alcalines, calcaires ou limoneuses ; car l’acide du tartre agit avec une grande puissance sur les substances calcaires, et il s’unit avec effervescence à l’alcali fixe végétal ; ils forment ensemble un sel auquel les chimistes ont donné le nom de sel végétal[NdÉ 7] ; il s’unit de même et fait effervescence avec l’alcali minéral, et ils donnent ensemble un autre sel connu sous le nom de sel de seignette[NdÉ 8] ; ces deux sels sont au fond de la même essence, et ne diffèrent pas plus l’un de l’autre que l’alcali végétal diffère de l’alcali minéral, qui, comme nous l’avons dit, sont essentiellement les mêmes. Nous ne suivrons pas plus loin les combinaisons de la crème de tartre, et nous observerons seulement qu’elle n’agit point du tout sur les huiles.

Au reste, le sel du tartre est l’un des moins solubles dans l’eau ; il faut qu’elle soit bouillante, et en quantité vingt fois plus grande que celle du sel pour qu’elle puisse le dissoudre.

Les vins rouges donnent du tartre plus ou moins rouge, et les vins blancs du tartre grisâtre, et plus ou moins blanc ; leur saveur est à peu près la même et d’un goût aigrelet plutôt qu’acide.

Le sucre, dont la saveur est si agréable, est néanmoins un sel essentiel que l’on peut tirer en plus ou moins grande quantité de plusieurs végétaux : il est l’un des plus dissolubles dans l’eau, et lorsqu’on le fait cristalliser avec précaution, il donne de beaux cristaux ; c’est ce sucre purifié que nous appelons sucre candi. Le principe acide de ce sel est encore évidemment l’acide aérien ; car le sucre étant dissous dans l’eau pure fermente, et cet acide s’en dégage en partie par une évaporation spiritueuse ; le reste demeure fortement uni avec l’huile et la terre mucilagineuse, qui donnent à ce sel sa saveur douce et agréable. M. Bergman a obtenu un acide très puissant en combinant le sucre avec une grande quantité d’acide nitreux ; mais cet acide composé ne doit point être regardé comme l’acide principe du sucre, puisqu’il est formé par le moyen d’un autre acide qui en est très différent ; et, quoique les propriétés de l’acide nitreux et de cet acide saccharin ne soient pas les mêmes, on ne doit pas en conclure, avec ce savant chimiste, que ce même acide saccharin n’ait rien emprunté de l’acide nitreux qu’on est obligé d’employer pour le former.

Les propriétés les mieux constatées et les plus évidentes des acides animaux sont les mêmes que celles des acides végétaux, et démontrent suffisamment que le principe salin est le même dans les uns et les autres : c’est également l’acide aérien différemment modifié par la végétation ou par l’organisation animale, d’autant que l’on retire cet acide de plusieurs plantes aussi bien que des animaux. Les fourmis[NdÉ 9] et la moutarde[NdÉ 10] fournissent le même acide et en grande quantité ; cet acide est certainement aérien, car il est très volatil, et si l’on met en distillation une masse de fourmis fraîches et qui n’aura pas eu le temps de fermenter, une grande partie de l’acide animal s’en dégage et se volatilise sous sa propre forme d’air fixe ou d’acide aérien ; et cet acide, recueilli et séparé de l’eau avec laquelle il a passé dans la distillation, a les mêmes propriétés à peu près que l’acide du vinaigre : il se combine de même avec les alcalis fixes, et forme des sels qui, par l’odeur urineuse, décèlent leur origine animale.

Les chimistes récents ont donné le nom d’acide phosphorique à l’acide qu’ils ont tiré, non seulement de l’urine et des excréments, mais même des os et des autres parties solides des animaux ; mais il en est à peu près de cet acide phosphorique des os, comme de l’acide du sucre, parce qu’on ne peut obtenir le premier que par le moyen de l’acide vitriolique, et le second par celui de l’acide nitreux, ce qui produit des acides composés qui ne sont plus les vrais acides du sucre et des os ; lesquels considérés en eux-mêmes et dans leur simplicité se réduiront également à la forme d’acide aérien ; et, s’il est vrai, comme le dit M. Proust[2], qu’on ait trouvé de l’acide phosphorique dans des mines de plomb blanches, on ne pourra guère douter qu’il ne puisse tirer en partie son origine de l’acide vitriolique. Un de nos habiles chimistes[3] s’est attaché à prouver par plusieurs expériences, contre les assertions d’un autre habile chimiste, que l’acide phosphorique est tout formé dans les animaux, et qu’il n’est point le produit du feu ou de la fermentation[4] ; cela se peut et je serais même très porté à le croire, pourvu que l’on convienne que cet acide phosphorique, tout formé dans les animaux ou dans les excréments, n’est pas absolument le même que celui qu’on en tire en employant l’acide vitriolique, dont la combinaison ne peut que l’altérer et l’éloigner d’autant plus de sa forme originelle d’acide aérien, que le travail de l’organisation suffit pour le convertir en acide phosphorique, tel qu’on le retire de l’urine, sans le secours de l’acide vitriolique ni d’aucun autre acide.


Notes de Buffon
  1. M. Wiegleb dit que l’acide oxalin, ou sel essentiel de l’oseille, appartient naturellement aux sels tartareux, et forme un acide particulier uni à un alcali fixe, qui en est saturé avec excès : il se distingue des autres sels tartareux, tant par un goût acide supérieur que par la figure de ses cristaux, et de plus, par les qualités toutes particulières des parties constituantes de l’acide qui lui est propre : on le prépare en grande quantité dans différentes contrées avec le suc de l’oseille, comme en Suisse, en Souabe, au Hartz et dans les forêts de Thuringe ; mais celui qui se fait en Suisse a l’avantage d’être parfaitement blanc, en cristaux assez gros et très beaux.

    Par les expériences de M. Wiegleb sur le sel oxalin, il paraît que ce sel est exactement un pur acide végétal, et que cet acide a une très grande affinité avec la terre calcaire. Le même auteur s’est convaincu que l’acide du sel d’oseille pouvait décomposer le nitre et le sel marin : et que néanmoins cet acide n’est proprement ni de l’acide nitreux, ni de l’acide marin, ni de l’acide vitriolique. Extrait du Journal de physique, supplément au mois de juillet 1782.

  2. Journal de physique, février 1781, p. 145 et suiv.
  3. M. Brongniard, démonstrateur en chimie aux écoles du Jardin du Roi. Il a fait sur ce sujet un grand nombre d’expériences par lesquelles il a reconnu que l’acide phosphorique est produit par une modification de l’acide aérien, qui s’en dégage en quantité considérable dans la décomposition de l’acide phosphorique, et même dans sa concentration : si l’on fait brûler du phosphore en vaisseaux clos, on obtient une très grande quantité d’air fixe ou acide aérien, et en même temps l’acide sulfurique coule le long des parois des récipients ; ce même acide, soumis ensuite à l’action du feu dans une cornue de verre, donne des vapeurs abondantes et presque incoercibles ; si, au lieu de faire brûler ainsi le phosphore, on l’expose seulement à l’action de l’air dans une atmosphère tempérée et humide, le phosphore se décompose en brûlant presque insensiblement ; il donne une flamme très légère, et laisse échapper une très grande quantité d’air fixe ; on peut s’en convaincre en imbibant un linge d’une solution alcaline caustique ; au bout d’un certain laps de temps, l’alcali est saturé d’acide aérien et cristallisé très parfaitement : ces expériences prouvent d’une manière convaincante, que l’acide phosphorique est le résultat d’une modification particulière de l’acide aérien, qui ne peut avoir lieu qu’au moyen de la végétation et de l’animalisation.
  4. Journal de physique, mars 1781, p. 234 et suiv.
Notes de l’éditeur
  1. Acide carbonique. Buffon lui fait jouer un rôle de la plus haute importance et surtout bizarre.
  2. Tout ce chapitre n’a d’autre intérêt que les notions qu’il fournit à l’histoire de la chimie. Je considère comme inutile d’en relever toutes les erreurs.
  3. Hydrate de potassium.
  4. Acétate neutre de potasse.
  5. Hydrate de sodium.
  6. Bitartrate de potasse.
  7. Tartrate de potasse.
  8. Tartrate double de potasse et de soude.
  9. Les fourmis produisent l’acide formique.
  10. La moutarde doit ses propriétés à une essence sulfurée qui n’existe pas dans la graine, mais qui se forme sous l’influence de l’eau par combinaison de deux principes préexistants.