Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Récapitulation

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 378-381).

RÉCAPITULATION

Tous les animaux se nourrissent de végétaux ou d’autres animaux, qui se nourrissent eux-mêmes de végétaux ; il y a donc dans la nature une matière commune aux uns et aux autres qui sert à la nutrition et au développement de tout ce qui vit ou végète ; cette matière ne peut opérer la nutrition et le développement qu’en s’assimilant à chaque partie du corps de l’animal ou du végétal, et en pénétrant intimement la forme de ces parties, que j’ai appelée le moule intérieur. Lorsque cette matière nutritive est plus abondante qu’il ne faut pour nourrir et développer le corps animal ou végétal, elle est renvoyée de toutes les parties du corps dans un ou dans plusieurs réservoirs sous la forme d’une liqueur ; cette liqueur contient toutes les molécules analogues au corps de l’animal, et par conséquent tout ce qui est nécessaire à la reproduction d’un petit être entièrement semblable au premier. Ordinairement cette matière nutritive ne devient surabondante, dans le plus grand nombre des espèces d’animaux, que quand le corps a pris la plus grande partie de son accroissement, et c’est par cette raison que les animaux ne sont en état d’engendrer que dans ce temps.

Lorsque cette matière nutritive et productive, qui est universellement répandue, a passé par le moule intérieur de l’animal ou du végétal, et qu’elle trouve une matrice convenable, elle produit un animal ou un végétal de même espèce ; mais lorsqu’elle ne se trouve pas dans une matrice convenable, elle produit des êtres organisés différents des animaux et des végétaux, comme les corps mouvants et végétants que l’on voit dans les liqueurs séminales des animaux, dans les infusions des germes des plantes, etc.

Cette matière productive est composée de particules organiques toujours actives, dont le mouvement et l’action sont fixés par les parties brutes de la matière en général, et particulièrement par les particules huileuses et salines ; mais dès qu’on les dégage de cette matière étrangère elles reprennent leur action et produisent différentes espèces de végétations et d’autres êtres animés qui se meuvent progressivement.

On peut voir au microscope les effets de cette matière productive dans les liqueurs séminales des animaux de l’un et de l’autre sexe : la semence des femelles vivipares est filtrée par les corps glanduleux qui croissent sur leurs testicules, et ces corps glanduleux contiennent une assez bonne quantité de cette semence dans leur cavité intérieure ; les femelles ovipares ont, aussi bien que les femelles vivipares, une liqueur séminale, et cette liqueur séminale des femelles ovipares est encore plus active que celle des femelles vivipares, comme je l’expliquerai dans l’histoire des oiseaux. Cette semence de la femelle est, en général, semblable à celle du mâle lorsqu’elles sont toutes deux dans l’état naturel ; elles se décomposent de la même façon ; elles contiennent des corps organiques semblables, et elles offrent également tous les mêmes phénomènes.

Toutes les substances animales ou végétales renferment une grande quantité de cette matière organique et productive ; il ne faut, pour le reconnaître, que séparer les parties brutes dans lesquelles les particules actives de cette matière sont engagées, et cela se fait en mettant ces substances animales ou végétales infuser dans de l’eau : les sels se fondent, les huiles se séparent, et les parties organiques se montrent en se mettant en mouvement ; elles sont en plus grande abondance dans les liqueurs séminales que dans toutes les autres substances animales, ou plutôt elles y sont dans leur état de développement et d’évidence, au lieu que dans la chair elles sont engagées et retenues par les parties brutes, et il faut les en séparer par l’infusion. Dans les premiers temps de cette infusion, lorsque la chair n’est encore que légèrement dissoute, on voit cette matière organique sous la forme de corps mouvants qui sont presque aussi gros que ceux des liqueurs séminales ; mais, à mesure que la décomposition augmente, ces parties organiques diminuent de grosseur et augmentent en mouvement ; et quand la chair est entièrement décomposée ou corrompue par une longue infusion dans l’eau, ces mêmes parties organiques sont d’une petitesse extrême et dans un mouvement d’une rapidité infinie ; c’est alors que cette matière peut devenir un poison, comme celui de la dent de la vipère, où M. Mead a vu une infinité de petits corps pointus qu’il a pris pour des sels, et qui ne sont que ces mêmes parties organiques dans une très grande activité. Le pus qui sort des plaies en fourmille, et il peut arriver très naturellement que le pus prenne un tel degré de corruption qu’il devienne un poison des plus subtils ; car toutes les fois que cette matière active sera exaltée à un certain point, ce qu’on pourra toujours reconnaître à la rapidité et à la petitesse des corps mouvants qu’elle contient, elle deviendra une espèce de poison ; il doit en être de même des poisons des végétaux. La même matière qui sert à nous nourrir, lorsqu’elle est dans son état naturel, doit nous détruire lorsqu’elle est corrompue ; on le voit par la comparaison du bon blé et du blé ergoté qui fait tomber en gangrène les membres des animaux et des hommes qui veulent s’en nourrir ; on le voit par la comparaison de cette matière qui s’attache à nos dents, qui n’est qu’un résidu de nourriture qui n’est pas corrompue, et de celle de la dent de la vipère ou du chien enragé, qui n’est que cette même matière trop exaltée et corrompue au dernier degré.

Lorsque cette matière organique et productive se trouve rassemblée en grande quantité dans quelques parties de l’animal, où elle est obligée de séjourner, elle y forme des êtres vivants que nous avons toujours regardés comme des animaux : le ténia, les ascarides, tous les vers qu’on trouve dans les veines, dans le foie, etc., tous ceux qu’on tire des plaies, la plupart de ceux qui se forment dans les chairs corrompues, dans le pus, n’ont pas d’autre origine ; les anguilles de la colle de farine, celles du vinaigre, tous les prétendus animaux microscopiques ne sont que des formes différentes que prend d’elle-même, et suivant les circonstances, cette matière toujours active et qui ne tend qu’à l’organisation.

Dans toutes les substances animales ou végétales, décomposées par l’infusion, cette matière productive se manifeste d’abord sous la forme d’une végétation ; on la voit former des filaments qui croissent et s’étendent comme une plante qui végète ; ensuite les extrémités et les nœuds de ces végétations se gonflent, se boursouflent et crèvent bientôt pour donner passage à une multitude de corps en mouvement qui paraissent être des animaux, en sorte qu’il semble qu’en tout la nature commence par un mouvement de végétation : on le voit par ces productions microscopiques ; on le voit aussi par le développement de l’animal, car le fœtus, dans les premiers temps, ne fait que végéter.

Les matières saines et qui sont propres à nous nourrir ne fournissent des molécules en mouvement qu’après un temps assez considérable ; il faut quelques jours d’infusion dans l’eau pour que la chair fraîche, les graines, les amandes des fruits, etc., offrent aux yeux des corps en mouvement ; mais plus les matières sont corrompues, décomposées ou exaltées, comme le pus, le blé ergoté, le miel, les liqueurs séminales, etc., plus ces corps en mouvement se manifestent promptement ; ils sont tout développés dans les liqueurs séminales ; il ne faut que quelques heures d’infusion pour les voir dans le pus, dans le blé ergoté, dans le miel, etc. ; il en est de même des drogues de médecine, l’eau où on les met infuser en fourmille au bout d’un très petit temps.

Il existe donc une matière organique animée, universellement répandue dans toutes les substances animales ou végétales, qui sert également à leur nutrition, à leur développement et à leur reproduction ; la nutrition s’opère par la pénétration intime de cette matière dans toutes les parties du corps de l’animal ou du végétal ; le développement n’est qu’une espèce de nutrition plus étendue, qui se fait et s’opère tant que les parties ont assez de ductilité pour se gonfler et s’étendre, et la reproduction ne se fait que par la même matière devenue surabondante au corps de l’animal ou du végétal ; chaque partie du corps de l’un ou de l’autre renvoie les molécules organiques qu’elle ne peut plus admettre : ces molécules sont absolument analogues à chaque partie dont elles sont renvoyées, puisqu’elles étaient destinées à nourrir cette partie ; dès lors, quand toutes les molécules renvoyées de tout le corps viennent à se rassembler, elles doivent former un petit corps semblable au premier, puisque chaque molécule est semblable à la partie dont elle a été renvoyée ; c’est ainsi que se fait la reproduction dans toutes les espèces, comme les arbres, les plantes, les polypes, les pucerons, etc., où l’individu tout seul reproduit son semblable, et c’est aussi le premier moyen que la nature emploie pour la reproduction des animaux qui ont besoin de la communication d’un autre individu pour se reproduire, car les liqueurs séminales des deux sexes contiennent toutes les molécules nécessaires à la reproduction ; mais il faut quelque chose de plus pour que cette reproduction se fasse en effet, c’est le mélange de ces deux liqueurs dans un lieu convenable au développement de ce qui doit en résulter, et ce lieu est la matrice de la femelle.

Il n’y a donc point de germes préexistants, point de germes contenus à l’infini les uns dans les autres, mais il y a une matière organique toujours active, toujours prête à se mouler, à s’assimiler et à produire des êtres semblables à ceux qui la reçoivent : les espèces d’animaux ou de végétaux ne peuvent donc jamais s’épuiser d’elles-mêmes ; tant qu’il subsistera des individus l’espèce sera toujours neuve, elle l’est autant aujourd’hui qu’elle l’était il y a trois mille ans[NdÉ 1] ; toutes subsisteront d’elles-mêmes tant qu’elles ne seront pas anéanties par la volonté du Créateur.

Au Jardin du Roi, le 27 mai 1748.

Notes de l’éditeur
  1. Il m’a paru inutile de relever, dans la « Récapitulation » du Mémoire de Buffon sur la génération, les erreurs qu’elle contient et qui ont déjà été signalées dans le cours du Mémoire. Mais Buffon en émet ici une nouvelle, du moins sous la forme où il produit son opinion. Il paraît admettre que les espèces ne peuvent « jamais s’épuiser d’elles-mêmes », et croire que chaque espèce animale et végétale, une fois produite, est indestructible. Cette opinion est contredite par un grand nombre de faits. Les espèces disparaissent comme les individus, même quand elles vivent dans des conditions en apparence favorables et permanentes. Il semble indispensable que les espèces évoluent ; si elles restent stationnaires, elles ne tardent pas à disparaître. On peut même, assez facilement, parmi les espèces actuelles, distinguer des espèces jeunes et douées d’un avenir plus ou moins grand, et des espèces vieilles. (Voir mon Introduction.)