Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Discours sur la nature des animaux

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 411-467).

HISTOIRE NATURELLE DES ANIMAUX


DISCOURS

SUR LA NATURE DES ANIMAUX

Comme ce n’est qu’en comparant que nous pouvons juger, que nos connaissances roulent même entièrement sur les rapports que les choses ont avec celles qui leur ressemblent ou qui en diffèrent, et que, s’il n’existait point d’animaux, la nature de l’homme serait encore plus incompréhensible, après avoir considéré l’homme en lui-même, ne devons-nous pas nous servir de cette voie de comparaison ? Ne faut-il pas examiner la nature des animaux, comparer leur organisation, étudier l’économie animale en général, afin d’en faire des applications particulières, d’en saisir les ressemblances, rapprocher les différences, et de la réunion de ces combinaisons tirer assez de lumières pour distinguer nettement les principaux effets de la mécanique vivante, et nous conduire à la science importante dont l’homme même est l’objet ?

Commençons par simplifier les choses, resserrons l’étendue de notre sujet, qui d’abord paraît immense, et tâchons de le réduire à ses justes limites. Les propriétés qui appartiennent à l’animal, parce qu’elles appartiennent à toute matière, ne doivent point être ici considérées, du moins d’une manière absolue. Le corps de l’animal est étendu, pesant, impénétrable, figuré, capable d’être mis en mouvement, ou contraint de demeurer en repos par l’action ou par la résistance des corps étrangers ; toutes ces propriétés, qui lui sont communes avec le reste de la matière, ne sont pas celles qui caractérisent la nature des animaux, et ne doivent être employées que d’une manière relative, en comparant, par exemple, la grandeur, le poids, la figure, etc., d’un animal, avec la grandeur, le poids, la figure, etc., d’un autre animal.

De même nous devons séparer, de la nature particulière des animaux, les facultés qui sont communes à l’animal et au végétal : tous deux se nourrissent, se développent et se reproduisent ; nous ne devons donc pas comprendre dans l’économie animale proprement dite ces facultés qui appartiennent aussi au végétal, et c’est par cette raison que nous avons traité de la nutrition, du développement, de la reproduction, et même de la génération des animaux, avant que d’avoir traité de ce qui appartient en propre à l’animal, ou plutôt de ce qui n’appartient qu’à lui.

Ensuite, comme on comprend dans la classe des animaux plusieurs êtres animés dont l’organisation est très différente de la nôtre et de celle des animaux dont le corps est à peu près composé comme le nôtre, nous devons éloigner de nos considérations cette espèce de nature animale particulière, ne nous attacher qu’à celle des animaux qui nous ressemble le plus : l’économie animale d’une huître, par exemple, ne doit pas faire partie de celle dont nous avons à traiter.

Mais comme l’homme n’est pas un simple animal, comme sa nature est supérieure à celle des animaux, nous devons nous attacher à démontrer la cause de cette supériorité, et établir, par des preuves claires et solides, le degré précis de cette infériorité de la nature des animaux, afin de distinguer ce qui n’appartient qu’à l’homme de ce qui lui appartient en commun avec l’animal.

Pour mieux voir notre objet, nous venons de le circonscrire, nous en avons retranché toutes les extrémités excédantes, et nous n’avons conservé que les parties nécessaires. Divisons-le maintenant pour le considérer avec toute l’attention qu’il exige, mais divisons-le par grandes masses : avant d’examiner en détail les parties de la machine animale et les fonctions de chacune de ces parties, voyons en général le résultat de cette mécanique, et sans vouloir d’abord raisonner sur les causes, bornons-nous à constater les effets.

L’animal a deux manières d’être, l’état de mouvement et l’état de repos, la veille et le sommeil, qui se succèdent alternativement pendant toute la vie[NdÉ 1] : dans le premier état, tous les ressorts de la machine animale sont en action ; dans le second, il n’y en a qu’une partie, et cette partie, qui est en action pendant le sommeil, est aussi en action pendant la veille. Cette partie est donc d’une nécessité absolue, puisque l’animal ne peut exister d’aucune façon sans elle ; cette partie est indépendante de l’autre, puisqu’elle agit seule ; l’autre, au contraire, dépend de celle-ci, puisqu’elle ne peut seule exercer son action : l’une est la partie fondamentale de l’économie animale, puisqu’elle agit continuellement et sans interruption ; l’autre est une partie moins essentielle, puisqu’elle n’a d’exercice que par intervalles et d’une manière alternative.

Cette première division de l’économie animale me paraît naturelle, générale et bien fondée ; l’animal qui dort ou qui est en repos est une machine moins compliquée et plus aisée à considérer que l’animal qui veille ou qui est en mouvement[NdÉ 2]. Cette différence est essentielle, et n’est pas un simple changement d’état, comme dans un corps inanimé qui peut également et indifféremment être en repos ou en mouvement ; car un corps inanimé, qui est dans l’un ou l’autre de ces états, restera perpétuellement dans cet état, à moins que des forces ou des résistances étrangères ne le contraignent à en changer ; mais c’est par ses propres forces que l’animal change d’état ; il passe du repos à l’action, et de l’action au repos, naturellement et sans contrainte : le moment de l’éveil revient aussi nécessairement que celui du sommeil, et tous deux arriveraient indépendamment des causes étrangères, puisque l’animal ne peut exister que pendant un certain temps dans l’un ou dans l’autre état, et que la continuité non interrompue de la veille ou du sommeil, de l’action ou du repos, amènerait également la cessation de la continuité du mouvement vital.

Nous pouvons donc distinguer dans l’économie animale deux parties dont la première agit perpétuellement sans aucune interruption, et la seconde n’agit que par intervalles. L’action du cœur et des poumons dans l’animal qui respire, l’action du cœur dans le fœtus, paraissent être cette première partie de l’économie animale : l’action des sens et le mouvement du corps et des membres semblent constituer la seconde[NdÉ 3].

Si nous imaginions donc des êtres auxquels la nature n’eût accordé que cette première partie de l’économie animale, ces êtres, qui seraient nécessairement privés de sens et de mouvement progressif, ne laisseraient pas d’être des êtres animés, qui ne différeraient en rien des animaux qui dorment. Une huître, un zoophyte, qui ne paraît avoir ni mouvement extérieur sensible, ni sens externe, est un être formé pour dormir toujours[NdÉ 4] ; un végétal n’est dans ce sens qu’un animal qui dort[NdÉ 5], et en général les fonctions de tout être organisé qui n’aurait ni mouvement, ni sens, pourraient être comparées aux fonctions d’un animal qui serait par sa nature contraint à dormir perpétuellement.

Dans l’animal, l’état de sommeil n’est donc pas un état accidentel, occasionné par le plus ou moins grand exercice de ses fonctions pendant la veille ; cet état est au contraire une manière d’être essentielle, et qui sert de base à l’économie animale. C’est par le sommeil que commence notre existence ; le fœtus dort presque continuellement, et l’enfant dort beaucoup plus qu’il ne veille.

Le sommeil, qui paraît être un état purement passif, une espèce de mort, est donc au contraire le premier état de l’animal vivant et le fondement de la vie ; ce n’est point une privation, un anéantissement, c’est une manière d’être, une façon d’exister tout aussi réelle et plus générale qu’aucune autre ; nous existons de cette façon avant d’exister autrement : tous les êtres organisés qui n’ont point de sens n’existent que de cette façon, aucun n’existe dans un état de mouvement continuel, et l’existence de tous participe plus ou moins à cet état de repos.

Si nous réduisons l’animal même le plus parfait à cette partie qui agit seule et continuellement, il ne nous paraîtra pas différent de ces êtres auxquels nous avons peine à accorder le nom d’animal ; il nous paraîtra, quant aux fonctions extérieures, presque semblable au végétal ; car quoique l’organisation intérieure soit différente dans l’animal et dans le végétal, l’un et l’autre ne nous offriront plus que les mêmes résultats : ils se nourriront, ils croîtront, ils se développeront, ils auront les principes d’un mouvement interne, ils posséderont une vie végétale ; mais ils seront également privés de mouvement progressif, d’action, de sentiment, et ils n’auront aucun signe extérieur aucun caractère apparent de vie animale. Mais revêtons cette partie intérieure d’une enveloppe convenable, c’est-à-dire, donnons-lui des sens et des membres, bientôt la vie animale se manifestera ; et plus l’enveloppe contiendra de sens, de membres et d’autres parties extérieures, plus la vie animale nous paraîtra complète, et plus l’animal sera parfait[NdÉ 6]. C’est donc par cette enveloppe que les animaux diffèrent entre eux : la partie intérieure qui fait le fondement de l’économie animale appartient à tous les animaux sans aucune exception, et elle est à peu près la même, pour la forme, dans l’homme et dans les animaux qui ont de la chair et du sang ; mais l’enveloppe extérieure est très différente, et c’est aux extrémités de cette enveloppe que sont les plus grandes différences.

Comparons, pour nous faire mieux entendre, le corps de l’homme avec celui d’un animal, par exemple, avec le corps du cheval, du bœuf, du cochon, etc. : la partie intérieure qui agit continuellement, c’est-à-dire le cœur et les poumons, ou plus généralement les organes de la circulation et de la respiration, sont à peu près les mêmes dans l’homme et dans l’animal ; mais la partie extérieure, l’enveloppe, est fort différente. La charpente du corps de l’animal, quoique composée de parties similaires à celles du corps humain, varie prodigieusement pour le nombre, la grandeur et la position ; les os y sont plus ou moins allongés, plus ou moins accourcis, plus ou moins arrondis, plus ou moins aplatis, etc. ; leurs extrémités sont plus ou moins élevées, plus ou moins cavées ; plusieurs sont soudées ensemble ; il y en a même quelques-uns qui manquent absolument, comme les clavicules ; il y en a d’autres qui sont en plus grand nombre, comme les cornets du nez, les vertèbres, les côtes, etc., d’autres qui sont en plus petit nombre, comme les os du carpe, du métacarpe, du tarse, du métatarse, les phalanges, etc., ce qui produit des différences très considérables dans la forme du corps de ces animaux, relativement à la forme du corps de l’homme.

De plus, si nous y faisons attention, nous verrons que les plus grandes différences sont aux extrémités, et que c’est par ces extrémités que le corps de l’homme diffère le plus du corps de l’animal ; car divisons le corps en trois parties principales, le tronc, la tête et les membres : la tête et les membres, qui sont les extrémités du corps, sont ce qu’il y a de plus différent dans l’homme et dans l’animal. Ensuite, en considérant les extrémités de chacune de ces parties principales, nous reconnaîtrons que la plus grande différence dans la partie du tronc se trouve à l’extrémité supérieure et inférieure de cette partie, puisque dans le corps de l’homme il y a des clavicules en haut, au lieu que ces parties manquent dans la plupart des animaux : nous trouverons pareillement à l’extrémité inférieure du tronc un certain nombre de vertèbres extérieures qui forment une queue à l’animal ; et ces vertèbres extérieures manquent à cette extrémité inférieure du corps de l’homme. De même l’extrémité inférieure de la tête, les mâchoires, et l’extrémité supérieure de la tête, les os du front, diffèrent prodigieusement dans l’homme et dans l’animal ; les mâchoires dans la plupart des animaux sont fort allongées, et les os frontaux sont au contraire fort raccourcis. Enfin, en comparant les membres de l’animal avec ceux de l’homme, nous reconnaîtrons encore aisément que c’est par leurs extrémités qu’ils diffèrent le plus, rien ne se ressemblant moins au premier coup d’œil que la main humaine et le pied d’un cheval ou d’un bœuf.

En prenant donc le cœur pour centre dans la machine animale, je vois que l’homme ressemble parfaitement aux animaux par l’économie de cette partie et des autres qui en sont voisines ; mais plus on s’éloigne de ce centre, plus les différences deviennent considérables, et c’est aux extrémités où elles sont les plus grandes ; et lorsque dans ce centre même il se trouve quelque différence, l’animal est alors infiniment plus différent de l’homme ; il est, pour ainsi dire, d’une autre nature, et n’a rien de commun avec les espèces d’animaux que nous considérons. Dans les plupart des insectes, par exemple, l’organisation de cette principale partie de l’économie animale est singulière ; au lieu de cœur et de poumons on y trouve des parties qui servent de même aux fonctions vitales, et que pour cette raison l’on a regardées comme analogues à ces viscères, mais qui réellement en sont très différentes, tant par la structure que par le résultat de leur action : aussi les insectes diffèrent-ils, autant qu’il est possible, de l’homme et des autres animaux. Une légère différence dans ce centre de l’économie animale est toujours accompagnée d’une différence infiniment plus grande dans les parties extérieures. La tortue, dont le cœur est singulièrement conformé, est aussi un animal extraordinaire, qui ne ressemble à aucun autre animal.

Que l’on considère l’homme, les animaux quadrupèdes, les oiseaux, les cétacés, les poissons, les amphibies, les reptiles : quelle prodigieuse variété dans la figure, dans la proportion de leur corps, dans le nombre et dans la position de leurs membres, dans la substance de leur chair, de leurs os, de leurs téguments ! Les quadrupèdes ont assez généralement des queues, des cornes et toutes les extrémités du corps différentes de celles de l’homme : les cétacés vivent dans un autre élément, et, quoiqu’ils se multiplient par une voie de génération semblable à celle des quadrupèdes, ils en sont très différents par la forme, n’ayant point d’extrémités inférieures ; les oiseaux semblent en différer encore plus par leur bec, leurs plumes, leur vol, et leur génération par des œufs ; les poissons et les amphibies sont encore plus éloignés de la forme humaine ; les reptiles n’ont point de membres. On trouve donc la plus grande diversité dans toute l’enveloppe extérieure : tous ont au contraire à peu près la même conformation intérieure ; ils ont tous un cœur, un foie, un estomac, des intestins, des organes pour la génération : ces parties doivent donc être regardées comme les plus essentielles à l’économie animale, puisqu’elles sont de toutes les plus constantes et les moins sujettes à la variété.

Mais on doit observer que dans l’enveloppe même il y a aussi des parties plus constantes les unes que les autres ; les sens, surtout certains sens, ne manquent à aucun de ces animaux. Nous avons expliqué dans l’article des sens qu’elle peut être leur espèce de toucher : nous ne savons pas de quelle nature est leur odorat et leur goût, mais nous sommes assurés qu’ils ont tous le sens de la vue, et peut-être aussi celui de l’ouïe. Les sens peuvent donc être regardés comme une autre partie essentielle de l’économie animale, aussi bien que le cerveau et ses enveloppes, qui se trouve dans tous les animaux qui ont des sens, et qui en effet est la partie dont les sens tirent leur origine, et sur laquelle ils exercent leur première action. Les insectes même, qui diffèrent si fort des autres animaux par le centre de l’économie animale, ont une partie dans la tête, analogue au cerveau, et des sens dont les fonctions sont semblables à celles des autres animaux ; et ceux qui, comme les huîtres, paraissent en être privés, doivent être regardés comme des demi-animaux, comme des êtres qui font la nuance entre les animaux et les végétaux[NdÉ 7].

Le cerveau et les sens forment donc une seconde partie essentielle à l’économie animale[NdÉ 8] : le cerveau est le centre de l’enveloppe, comme le cœur est le centre de la partie intérieure de l’animal. C’est cette partie qui donne à toutes les autres parties extérieures le mouvement et l’action, par le moyen de la moelle de l’épine et des nerfs, qui n’en sont que le prolongement ; et de la même façon que le cœur et toute la partie intérieure communiquent avec le cerveau et avec toute l’enveloppe extérieure par les vaisseaux sanguins qui s’y distribuent, le cerveau communique aussi avec le cœur et toute la partie intérieure par les nerfs qui s’y ramifient. L’union paraît intime et réciproque ; et, quoique ces ceux organes aient des fonctions absolument différentes les unes des autres lorsqu’on les considère à part, ils ne peuvent cependant être séparés sans que l’animal périsse à l’instant.

Le cœur et toute la partie intérieure agissent continuellement, sans interruption, et, pour ainsi dire, mécaniquement et indépendamment d’aucune cause extérieure ; les sens au contraire et toute l’enveloppe n’agissent que par intervalles alternatifs, et par des ébranlements successifs causés par les objets extérieurs. Les objets exercent leur action sur les sens ; les sens modifient cette action des objets et en portent l’impression modifiée dans le cerveau, où cette impression devient ce que l’on appelle sensation ; le cerveau, en conséquence de cette impression, agit sur les nerfs et leur communique l’ébranlement qu’il vient de recevoir, et c’est cet ébranlement qui produit le mouvement progressif et toutes les autres actions extérieures du corps et des membres de l’animal. Toutes les fois qu’une cause agit sur un corps, on sait que ce corps agit lui-même par sa réaction sur cette cause : ici les objets agissent sur l’animal par le moyen des sens, et l’animal réagit sur les objets par ses mouvements extérieurs[NdÉ 9] ; en général l’action est la cause, et la réaction l’effet.

On me dira peut-être qu’ici l’effet n’est point proportionnel à la cause ; que dans les corps solides qui suivent les lois de la mécanique la réaction est toujours égale à l’action ; mais que dans le corps animal il paraît que le mouvement extérieur ou la réaction est incomparablement plus grande que l’action, et que par conséquent le mouvement progressif et les autres mouvements extérieurs ne doivent pas être regardés comme de simples effets de l’impression des objets sur les sens. Mais il est aisé de répondre que, si les effets nous paraissent proportionnels à leurs causes dans certains cas et dans certaines circonstances, il y a dans la nature un bien plus grand nombre de cas et de circonstances où les effets ne sont en aucune façon proportionnels à leurs causes apparentes. Avec une étincelle, on enflamme un magasin à poudre et l’on fait sauter une citadelle ; avec un léger frottement on produit par l’électricité un coup violent, une secousse vive, qui se fait sentir dans l’instant même à de très grandes distances, et qu’on n’affaiblit point en la partageant, en sorte que mille personnes qui se touchent ou se tiennent par la main en sont également affectées, et presque aussi violemment que si le coup n’avait porté que sur une seule ; par conséquent il ne doit pas paraître extraordinaire qu’une légère impression sur les sens puisse produire dans le corps animal une violente réaction, qui se manifeste par les mouvements extérieurs[NdÉ 10].

Les causes que nous pouvons mesurer, et dont nous pouvons en conséquence estimer au juste la quantité des effets, ne sont pas en aussi grand nombre que celles dont les qualités nous échappent, dont la manière d’agir nous est inconnue, et dont nous ignorons par conséquent la relation proportionnelle qu’elles peuvent avoir avec leurs effets. Il faut, pour que nous puissions mesurer une cause, qu’elle soit simple, qu’elle soit toujours la même, que son action soit constante, ou, ce qui revient au même, qu’elle ne soit variable que suivant une loi qui nous soit exactement connue. Or, dans la nature, la plupart des effets dépendent de plusieurs causes différemment combinées, de causes dont l’action varie, de causes dont les degrés d’activité ne semblent suivre aucune règle, aucune loi constante, et que nous ne pouvons par conséquent ni mesurer, ni même estimer que comme on estime des probabilités, en tâchant d’approcher de la vérité par le moyen des vraisemblances.

Je ne prétends donc pas assurer comme une vérité démontrée, que le mouvement progressif et les autres mouvements extérieurs de l’animal aient pour cause, et pour cause unique, l’impression des objets sur les sens : je le dis seulement comme une chose vraisemblable et qui me paraît fondée sur de bonnes analogies : car je vois que dans la nature tous les êtres organisés, qui sont dénués de sens, sont aussi privés du mouvement progressif, et que tous ceux qui en sont pourvus ont tous aussi cette qualité active de mouvoir leurs membres et de changer de lieu. Je vois de plus qu’il arrive souvent que cette action des objets sur les sens met à l’instant l’animal en mouvement, sans même que la volonté paraisse y avoir pris part, et qu’il arrive toujours, lorsque c’est la volonté qui détermine le mouvement, qu’elle a été elle-même excitée par la sensation qui résulte de l’impression actuelle des objets sur les sens, ou de la réminiscence d’une impression antérieure[NdÉ 11].

Pour le faire mieux sentir, considérons-nous nous-mêmes, et analysons un peu le physique de nos actions. Lorsqu’un objet nous frappe par quelque sens que ce soit, que la sensation qu’il produit est agréable, et qu’il fait naître un désir, ce désir ne peut être que relatif à quelques-unes de nos qualités et à quelques-unes de nos manières de jouir ; nous ne pouvons désirer cet objet que pour le voir, pour le goûter, pour l’entendre, pour le sentir, pour le toucher ; nous ne le désirons que pour satisfaire plus pleinement le sens avec lequel nous l’avons aperçu, ou pour satisfaire quelques-uns de nos autres sens en même temps, c’est-à-dire, pour rendre la première sensation encore plus agréable, ou pour en exciter une autre, qui est une nouvelle manière de jouir de cet objet : car si, dans le moment même que nous l’apercevons, nous pouvions en jouir pleinement et par tous les sens à la fois, nous ne pourrions rien désirer. Le désir ne vient donc que de ce que nous sommes mal situés par rapport à l’objet que nous venons d’apercevoir, nous en sommes trop loin ou trop près : nous changeons donc naturellement de situation parce qu’en même temps que nous avons aperçu l’objet, nous avons aussi aperçu la distance ou la proximité qui fait l’incommodité de notre situation et qui nous empêche d’en jouir pleinement. Le mouvement que nous faisons en conséquence du désir, et le désir lui-même, ne viennent donc que de l’impression qu’a faite cet objet sur nos sens[NdÉ 12].

Que ce soit un objet que nous ayons aperçu par les yeux et que nous désirions toucher, s’il est à notre portée nous étendons le bras pour l’atteindre, et s’il est éloigné nous nous mettons en mouvement pour nous en approcher. Un homme profondément occupé d’une spéculation ne saisira-t-il pas, s’il a grand faim, le pain qu’il trouvera sous sa main ? il pourra même le porter à sa bouche et le manger sans s’en apercevoir. Ces mouvements sont une suite nécessaire de la première impression des objets ; ces mouvements ne manqueraient jamais de succéder à cette impression, si d’autres impressions qui se réveillent en même temps ne s’opposaient souvent à cet effet naturel, soit en affaiblissant, soit en détruisant l’action de cette première impression[NdÉ 13].

Un être organisé qui n’a point de sens, une huître, par exemple, qui probablement n’a qu’un toucher fort imparfait, est donc un être privé non seulement de mouvement progressif, mais même de sentiment et de toute intelligence, puisque l’un ou l’autre produiraient également le désir et se manifesteraient par le mouvement extérieur[NdÉ 14]. Je n’assurerai pas que ces êtres privés de sens soient aussi privés du sentiment même de leur existence, mais au moins peut-on dire qu’ils ne la sentent que très imparfaitement, puisqu’ils ne peuvent apercevoir ni sentir l’existence des autres êtres.

C’est donc l’action des objets sur les sens qui fait naître le désir, et c’est le désir qui produit le mouvement progressif. Pour le faire encore mieux sentir, supposons un homme, qui, dans l’instant où il voudrait s’approcher d’un objet, se trouverait tout à coup privé des membres nécessaires à cette action, cet homme, auquel nous retranchons les jambes, tâcherait de marcher sur ses genoux ; ôtons-lui encore les genoux et les cuisses, en lui conservant toujours le désir de s’approcher de l’objet, il s’efforcera alors de marcher sur ses mains ; privons-le encore des bras et des mains, il rampera, il se traînera, il emploiera toutes les forces de son corps et s’aidera de toute la flexibilité des vertèbres pour se mettre en mouvement, il s’accrochera par le menton ou avec les dents à quelque point d’appui pour tacher de changer de lieu ; et quand même nous réduirions son corps à un point physique, à un atome globuleux, si le désir subsiste, il emploiera toujours toutes ses forces pour changer de situation ; mais comme il n’aurait alors d’autre moyen pour se mouvoir que d’agir contre le plan sur lequel il porte, il ne manquerait pas de s’élever plus ou moins haut pour atteindre à l’objet. Le mouvement extérieur et progressif ne dépend donc point de l’organisation et de la figure du corps et des membres, puisque de quelque manière qu’un être fût extérieurement conformé, il ne pourrait manquer de se mouvoir, pourvu qu’il eût des sens et le désir de les satisfaire[NdÉ 15].

C’est, à la vérité, de cette organisation extérieure que dépend la facilité, la vitesse, la direction, la continuité, etc., du mouvement ; mais la cause, le principe, l’action, la détermination, viennent uniquement du désir occasionné par l’impression des objets sur les sens : car supposons maintenant que, la conformation extérieure étant toujours la même, un homme se trouvât privé successivement de ses sens, il ne changera pas de lieu pour satisfaire ses yeux, s’il est privé de la vue ; il ne s’approchera pas pour entendre, si le son ne fait aucune impression sur son organe ; il ne fera jamais aucun mouvement pour respirer une bonne odeur ou pour en éviter une mauvaise, si son odorat est détruit ; il en est de même du toucher et du goût, si ces deux sens ne sont plus susceptibles d’impression, il n’agira pas pour les satisfaire ; cet homme demeurera donc en repos, et perpétuellement en repos, rien ne pourra le faire changer de situation et lui imprimer le mouvement progressif, quoique par sa conformation extérieure il fût parfaitement capable de se mouvoir et d’agir.

Les besoins naturels, celui, par exemple, de prendre de la nourriture, sont des mouvements intérieurs dont les impressions font naître le désir, l’appétit, et même la nécessité ; ces mouvements intérieurs pourront donc produire des mouvements extérieurs dans l’animal, et pourvu qu’il ne soit pas privé de tous les sens extérieurs, pourvu qu’il ait un sens relatif à ses besoins, il agira pour les satisfaire. Le besoin n’est pas le désir ; il en diffère comme la cause diffère de l’effet, et il ne peut le produire sans le concours des sens. Toutes les fois que l’animal aperçoit quelque objet relatif à ses besoins, le désir ou l’appétit naît, et l’action suit.

Les objets extérieurs exerçant leur action sur les sens, il est donc nécessaire que cette action produise quelque effet, et on concevrait aisément que l’effet de cette action serait le mouvement de l’animal, si, toutes les fois que ses sens sont frappés de la même façon, le même effet, le même mouvement succédait toujours à cette impression ; mais comment entendre cette modification de l’action des objets sur l’animal, qui fait naître l’appétit ou la répugnance ? comment concevoir ce qui s’opère au delà des sens à ce terme moyen entre l’action des objets et l’action de l’animal ? opération dans laquelle cependant consiste le principe de la détermination du mouvement puisqu’elle change et modifie l’action de l’animal, et qu’elle la rend quelquefois nulle malgré l’impression des objets.

Cette question est d’autant plus difficile à résoudre qu’étant, par notre nature, différents des animaux[NdÉ 16], l’âme a part à presque tous nos mouvements, et peut-être à tous, et qu’il nous est très difficile de distinguer les effets de l’action de cette substance spirituelle de ceux qui sont produits par les seules forces de notre être matériel : nous ne pouvons en juger que par analogie et en comparant à nos actions les opérations naturelles des animaux ; mais comme cette substance spirituelle n’a été accordée qu’à l’homme, et que ce n’est que par elle qu’il pense et qu’il réfléchit ; que l’animal est, au contraire, un être purement matériel, qui ne pense ni ne réfléchit, et qui cependant agit et semble se déterminer, nous ne pouvons pas douter que le principe de la détermination du mouvement ne soit dans l’animal un effet purement mécanique et absolument dépendant de son organisation[NdÉ 17].

Je conçois donc que dans l’animal l’action des objets sur les sens en produit une autre sur le cerveau, que je regarde comme un sens intérieur et général qui reçoit toutes les impressions que les sens extérieurs lui transmettent. Ce sens interne est non seulement susceptible d’être ébranlé par l’action des sens et des organes extérieurs, mais il est encore, par sa nature, capable de conserver longtemps l’ébranlement que produit cette action ; et c’est dans la continuité de cet ébranlement que consiste l’impression, qui est plus ou moins profonde à proportion que cet ébranlement dure plus ou moins de temps.

Le sens intérieur diffère donc des sens extérieurs, d’abord par la propriété qu’il a de recevoir généralement toutes les impressions, de quelque nature qu’elles soient ; au lieu que les sens extérieurs ne les reçoivent que d’une manière particulière et relative à leur conformation, puisque l’œil n’est jamais plus ébranlé par le son que l’oreille par la lumière. Secondement, ce sens intérieur diffère des sens extérieurs par la durée de l’ébranlement que produit l’action des causes extérieures ; mais, pour tout le reste, il est de la même nature que les sens extérieurs. Le sens intérieur de l’animal est, aussi bien que ses sens extérieurs, un organe, un résultat de mécanique, un sens purement matériel. Nous avons, comme l’animal, ce sens intérieur matériel, et nous possédons de plus un sens d’une nature supérieure et bien différente qui réside dans la substance spirituelle qui nous anime et nous conduit.

Le cerveau de l’animal est donc un sens interne, général et commun, qui reçoit également toutes les impressions que lui transmettent les sens externes, c’est-à-dire tous les ébranlements que produit l’action des objets, et ces ébranlements durent et subsistent bien plus longtemps dans ce sens interne que dans les sens externes : on le concevra facilement, si l’on fait attention que même dans les sens externes il y a une différence très sensible dans la durée de leurs ébranlements. L’ébranlement que la lumière produit dans l’œil subsiste plus longtemps que l’ébranlement de l’oreille par le son ; il ne faut, pour s’en assurer que réfléchir sur des phénomènes fort connus. Lorsqu’on tourne avec quelque vitesse un charbon allumé, ou que l’on met le feu à une fusée volante, ce charbon allumé forme à nos yeux un cercle de feu, et la fusée volante une longue trace de flamme. On sait que ces apparences viennent de la durée de l’ébranlement que la lumière produit sur l’organe, et de ce que l’on voit en même temps la première et la dernière image du charbon ou de la fusée volante : or, le temps entre la première et la dernière impression ne laisse pas d’être sensible. Mesurons cet intervalle, et disons qu’il faut une demi-seconde, ou, si l’on veut, un quart de seconde pour que le charbon allumé décrive son cercle et se retrouve au même point de la circonférence ; cela étant, l’ébranlement causé par la lumière dure une demi-seconde ou un quart de seconde au moins. Mais l’ébranlement que produit le son n’est pas, à beaucoup près, d’une aussi longue durée, car l’oreille saisit de bien plus petits intervalles de temps ; on peut entendre distinctement trois ou quatre fois le même son, ou trois ou quatre sons successifs dans l’espace d’un quart de seconde, et sept ou huit dans une demi-seconde, et la dernière impression ne se confond point avec la première ; elle en est distincte et séparée ; au lieu que dans l’œil la première et la dernière impression semblent être continues, et c’est par cette raison qu’une suite de couleurs, qui se succéderaient aussi vite que des sons, doit se brouiller nécessairement, et ne peut pas nous affecter d’une manière distincte comme le fait une suite de sons.

Nous pouvons donc présumer, avec assez de fondement, que les ébranlements peuvent durer beaucoup plus longtemps dans le sens intérieur qu’ils ne durent dans les sens extérieurs, puisque dans quelques-uns de ces sens même l’ébranlement dure plus longtemps que dans d’autres, comme nous venons de le faire voir de l’œil, dont les ébranlements sont plus durables que ceux de l’oreille : c’est par cette raison que les impressions que ce sens transmet au sens intérieur sont plus fortes que les impressions transmises par l’oreille, et que nous nous représentons les choses que nous avons vues beaucoup plus vivement que celles que nous avons entendues. Il paraît même que de tous les sens l’œil est celui dont les ébranlements ont le plus de durée, et qui doit par conséquent former les impressions les plus fortes, quoiqu’on apparence elles soient les plus légères : car cet organe paraît par sa nature participer plus qu’aucun autre à la nature de l’organe intérieur. On pourrait le prouver par la quantité de nerfs qui arrivent à l’œil ; il en reçoit presque autant lui seul que l’ouïe, l’odorat, et le goût pris ensemble.

L’œil peut donc être regardé comme une continuation du sens intérieur[NdÉ 18], ce n’est, comme nous l’avons dit à l’article des sens, qu’un gros nerf épanoui, un prolongement de l’organe dans lequel réside le sens intérieur de l’animal ; il n’est donc pas étonnant qu’il approche plus qu’aucun autre sens de la nature de ce sens intérieur : en effet, non seulement ses ébranlements sont plus durables, comme dans le sens intérieur, mais il a encore des propriétés éminentes au-dessus des autres sens, et ces propriétés sont semblables à celles du sens intérieur.

L’œil rend au dehors les impressions intérieures, il exprime le désir que l’objet agréable qui vient de le frapper a fait naître ; c’est, comme le sens intérieur, un sens actif ; tous les autres sens au contraire sont presque purement passifs, ce sont de simples organes faits pour recevoir les impressions extérieures, mais incapables de les conserver, et plus encore de les réfléchir au dehors. L’œil les réfléchit, parce qu’il les conserve ; et il les conserve, parce que les ébranlements dont il est affecté sont durables, au lieu que ceux des autres sens naissent et finissent presque dans le même instant[NdÉ 19].

Cependant, lorsqu’on ébranle très fortement et très longtemps quelque sens que ce soit, l’ébranlement subsiste et continue longtemps après l’action de l’objet extérieur. Lorsque l’œil est frappé par une lumière trop vive, ou lorsqu’il se fixe trop longtemps sur un objet, si la couleur de cet objet est éclatante, il reçoit une impression si profonde et si durable qu’il porte ensuite l’image de cet objet sur tous les autres objets. Si l’on regarde le soleil un instant, on verra pendant plusieurs minutes, et quelquefois pendant plusieurs heures et même plusieurs jours, l’image du disque du soleil sur tous les autres objets. Lorsque l’oreille a été ébranlée pendant quelques heures de suite par le même air de musique, par des sons forts auxquels on aura fait attention, comme par des hautbois ou par des cloches, l’ébranlement subsiste, on continue d’entendre les cloches et les hautbois ; l’impression dure quelquefois plusieurs jours, et ne s’efface que peu à peu. De même, lorsque l’odorat et le goût ont été affectés par une odeur très forte et par une saveur très désagréable, on sent encore longtemps après cette mauvaise odeur ou ce mauvais goût ; et enfin lorsqu’on exerce trop le sens du toucher sur le même objet, lorsqu’on applique fortement un corps étranger sur quelque partie de notre corps, l’impression subsiste aussi pendant quelque temps, et il nous semble encore toucher et être touché.

Tous les sens ont donc la faculté de conserver plus ou moins les impressions des causes extérieures[NdÉ 20], mais l’œil l’a plus que les autres sens ; et le cerveau, où réside le sens intérieur de l’animal, a éminemment cette propriété : non seulement il conserve les impressions qu’il a reçues, mais il en propage l’action en communiquant aux nerfs les ébranlements. Les organes des sens extérieurs, le cerveau qui est l’organe du sens intérieur, la moelle épinière, et les nerfs qui se répandent dans toutes les parties du corps animal, doivent être regardés comme faisant un corps continu, comme une machine organique dans laquelle les sens sont les parties sur lesquelles s’appliquent les forces ou les puissances extérieures[NdÉ 21] ; le cerveau est l’hypomochlion ou la masse d’appui, et les nerfs sont les parties que l’action des puissances met en mouvement. Mais ce qui rend cette machine si différente des autres machines, c’est que l’hypomochlion est non seulement capable de résistance et de réaction, mais qu’il est lui-même actif, parce qu’il conserve longtemps l’ébranlement qu’il a reçu[NdÉ 22] ; et comme cet organe intérieur, le cerveau et les membranes qui l’environnent, est d’une très grande capacité et d’une très grande sensibilité, il peut recevoir un très grand nombre d’ébranlements successifs et contemporains, et les conserver dans l’ordre où il les a reçus, parce que chaque impression n’ébranle qu’une partie du cerveau, et que les impressions successives ébranlent différemment la même partie, et peuvent ébranler aussi des parties voisines et contiguës.

Si nous supposions un animal qui n’eût point de cerveau, mais qui eût un sens extérieur fort sensible et fort étendu, un œil, par exemple, dont la rétine eût une aussi grande étendue que celle du cerveau, et eût en même temps cette propriété du cerveau de conserver longtemps les impressions qu’elle aurait reçues, il est certain qu’avec un tel sens l’animal verrait en même temps non seulement les objets qui le frapperait actuellement, mais encore tous ceux qui l’auraient frappé auparavant, parce que dans cette supposition les ébranlements subsistant toujours, et la capacité de la rétine étant assez grande pour les recevoir dans des parties différentes, il apercevrait également et en même temps les premières et les dernières images ; et voyant ainsi le passé et le présent du même coup d’œil, il serait déterminé mécaniquement à faire telle ou telle action en conséquence du degré de force et du nombre plus ou moins grand des ébranlements produits par les images relatives ou contraires à cette détermination. Si le nombre des images propres à faire naître l’appétit surpasse celui des images propres à faire naître la répugnance, l’animal sera nécessairement déterminé à faire un mouvement pour satisfaire cet appétit ; et si le nombre ou la force des images d’appétit sont égaux au nombre ou à la force des images de répugnance, l’animal ne sera pas déterminé, il demeurera en équilibre entre ces deux puissances égales, et il ne fera aucun mouvement ni pour atteindre, ni pour éviter. Je dis que ceci se fera mécaniquement et sans que la mémoire y ait aucune part ; car l’animal voyant en même temps toutes les images, elles agissent par conséquent toutes en même temps : celles qui sont relatives à l’appétit se réunissent et s’opposent à celles qui sont relatives à la répugnance, et c’est par la prépondérance, ou plutôt par l’excès de la force et du nombre des unes ou des autres, que l’animal serait, dans cette supposition, nécessairement déterminé à agir de telle ou telle façon.

Ceci nous fait voir que dans l’animal le sens intérieur ne diffère des sens extérieurs que par cette propriété qu’a le sens intérieur de conserver les ébranlements[NdÉ 23], les impressions qu’il a reçues ; cette propriété seule est suffisante pour expliquer toutes les actions des animaux et nous donner quelque idée de ce qui se passe dans leur intérieur ; elle peut aussi servir à démontrer la différence essentielle et infinie qui doit se trouver entre eux et nous, et en même temps à nous faire reconnaître ce que nous avons de commun avec eux.

Les animaux ont les sens excellents ; cependant ils ne les ont pas généralement tous aussi bons que l’homme, et il faut observer que les degrés d’excellence des sens suivent dans l’animal un autre ordre que dans l’homme. Le sens le plus relatif à la pensée et à la connaissance est le toucher ; l’homme, comme nous l’avons prouvé[1], a ce sens plus parfait que les animaux. L’odorat est le sens le plus relatif à l’instinct, à l’appétit ; l’animal a ce sens infiniment meilleur que l’homme : aussi l’homme doit plus connaître qu’appéter, et l’animal doit plus appéter que connaître. Dans l’homme, le premier des sens pour l’excellence est le toucher, et l’odorat est le dernier ; dans l’animal, l’odorat est le premier des sens, et le toucher est le dernier : cette différence est relative à la nature de l’un et de l’autre. Le sens de la vue ne peut avoir de sûreté et ne peut servir à la connaissance que par le secours du sens du toucher : aussi le sens de la vue est-il plus imparfait, ou plutôt acquiert moins de perfection dans l’animal que dans l’homme[NdÉ 24]. L’oreille, quoique peut-être aussi bien conformée dans l’animal que dans l’homme, lui est cependant beaucoup moins utile par le défaut de la parole, qui dans l’homme est une dépendance du sens de l’ouïe[NdÉ 25], un organe de communication, organe qui rend ce sens actif, au lieu que dans l’animal l’ouïe est un sens presque entièrement passif. L’homme a donc le toucher, l’œil et l’oreille plus parfaits, et l’odorat plus imparfait que l’animal ; et comme le goût est un odorat intérieur, et qu’il est encore plus relatif à l’appétit qu’aucun des autres sens, on peut croire que l’animal a ce sens plus sûr et peut-être plus exquis que l’homme : on pourrait le prouver par la répugnance invincible que les animaux ont pour certains aliments, et par l’appétit naturel qui les porte à choisir, sans se tromper, ceux qui leur conviennent, au lieu que l’homme, s’il n’était averti, mangerait le fruit du mancenillier comme la pomme, et la ciguë comme le persil.

L’excellence des sens vient de la nature, mais l’art et l’habitude peuvent leur donner aussi un plus grand degré de perfection ; il ne faut pour cela que les exercer souvent et longtemps sur les mêmes objets : un peintre, accoutumé à considérer attentivement les formes, verra du premier coup d’œil une infinité de nuances et de différences qu’un autre homme ne pourra saisir qu’avec beaucoup de temps, et que même il ne pourra peut-être saisir. Un musicien, dont l’oreille est continuellement exercée à l’harmonie, sera vivement choqué d’une dissonance : une voix fausse, un son aigre l’offensera, le blessera ; son oreille est un instrument qu’un son discordant démonte et désaccorde. L’œil du peintre est un tableau où les nuances les plus légères sont senties, où les traits les plus délicats sont tracés. On perfectionne aussi les sens, et même l’appétit des animaux ; on apprend aux oiseaux à répéter des paroles et des chants ; on augmente l’ardeur d’un chien pour la chasse en lui faisant prendre part à la curée.

Mais cette excellence des sens et la perfection même qu’on peut leur donner n’ont des effets bien sensibles que dans l’animal : il nous paraîtra d’autant plus actif et plus intelligent que ses sens seront meilleurs ou plus perfectionnés.

L’homme, au contraire, n’en est pas plus raisonnable, pas plus spirituel pour avoir beaucoup exercé son oreille et ses yeux. On ne voit pas que les personnes qui ont les sens obtus, la vue courte, l’oreille dure, l’odorat détruit ou insensible, aient moins d’esprit que les autres[NdÉ 26] ; preuve évidente qu’il y a dans l’homme quelque chose de plus qu’un sens intérieur animal : celui-ci n’est qu’un organe matériel, semblable à l’organe des sens extérieurs, et qui n’en diffère que parce qu’il a la propriété de conserver les ébranlements qu’il a reçus ; l’âme de l’homme, au contraire, est un sens supérieur, une substance spirituelle, entièrement différente, par son essence et par son action, de la nature des sens extérieurs.

Ce n’est pas qu’on puisse nier pour cela qu’il y ait dans l’homme un sens intérieur matériel, relatif, comme dans l’animal, aux sens extérieurs : l’inspection seule le démontre. La conformité des organes dans l’un et dans l’autre, le cerveau qui est dans l’homme comme dans l’animal, et qui même est d’une plus grande étendue, relativement au volume du corps, suffisent pour assurer dans l’homme l’existence de ce sens intérieur matériel. Mais ce que je prétends, c’est que ce sens est infiniment subordonné à l’autre ; la substance spirituelle le commande, elle en détruit ou en fait naître l’action : ce sens, en un mot, qui fait tout dans l’animal, ne fait dans l’homme que ce que le sens supérieur n’empêche pas ; il fait aussi ce que le sens supérieur ordonne. Dans l’animal ce sens est le principe de la détermination du mouvement et de toutes les actions ; dans l’homme ce n’en est que le moyen ou la cause secondaire[NdÉ 27].

Développons, autant qu’il nous sera possible, ce point important ; voyons ce que ce sens intérieur matériel peut produire : lorsque nous aurons fixé l’étendue de la sphère de son activité, tout ce qui n’y sera pas compris dépendra nécessairement du sens spirituel ; l’âme fera tout ce que ce sens matériel ne peut faire. Si nous établissons des limites certaines entre ces deux puissances, nous reconnaîtrons clairement ce qui appartient à chacune ; nous distinguerons aisément ce que les animaux ont de commun avec nous, et ce que nous avons au-dessus d’eux.

Le sens intérieur matériel reçoit également toutes les impressions que chacun des sens extérieurs lui transmet ; ces impressions viennent de l’action des objets ; elles ne font que passer par les sens extérieurs, et ne produisent dans ces sens qu’un ébranlement très peu durable, et, pour ainsi dire, instantané ; mais elles s’arrêtent sur le sens intérieur, et produisent dans le cerveau, qui en est l’organe, des ébranlements durables et distincts. Ces ébranlements sont agréables ou désagréables, c’est-à-dire sont relatifs ou contraires à la nature de l’animal, et font naître l’appétit ou la répugnance, selon l’état et la disposition présente de l’animal. Prenons un animal au moment de sa naissance : dès que par les soins de la mère il se trouve débarrassé de ses enveloppes, qu’il a commencé à respirer et que le besoin de prendre de la nourriture se fait sentir, l’odorat, qui est le sens de l’appétit, reçoit les émanations de l’odeur du lait qui est contenu dans les mamelles de la mère ; ce sens, ébranlé par les particules odorantes, communique cet ébranlement au cerveau, et le cerveau agissant à son tour sur les nerfs, l’animal fait des mouvements et ouvre la bouche pour se procurer cette nourriture dont il a besoin. Le sens de l’appétit étant bien plus obtus dans l’homme que dans l’animal, l’enfant nouveau-né ne sent que le besoin de prendre de la nourriture ; il l’annonce par des cris ; mais il ne peut se la procurer seul, il n’est point averti par l’odorat, rien ne peut déterminer ses mouvements pour trouver cette nourriture ; il faut l’approcher de la mamelle et la lui faire sentir et toucher avec la bouche ; alors ces sens ébranlés communiqueront leur ébranlement à son cerveau, et le cerveau agissant sur les nerfs, l’enfant fera les mouvements nécessaires pour recevoir et sucer cette nourriture. Ce ne peut être que par l’odorat et par le goût, c’est-à-dire par les sens de l’appétit, que l’animal est averti de la présence de la nourriture et du lieu où il faut la chercher : ses yeux ne sont point encore ouverts, et, le fussent-ils, ils seraient, dans ces premiers instants, inutiles à la détermination du mouvement. L’œil, qui est un sens plus relatif à la connaissance qu’à l’appétit, est ouvert dans l’homme au moment de sa naissance, et demeure dans la plupart des animaux fermé pour plusieurs jours. Les sens de l’appétit, au contraire, sont bien plus parfaits et bien plus développés dans l’animal que dans l’enfant : autre preuve que dans l’homme les organes de l’appétit sont moins parfaits que ceux de la connaissance, et que dans l’animal ceux de la connaissance le sont moins que ceux de l’appétit.

Les sens relatifs à l’appétit sont donc plus développés dans l’animal qui vient de naître que dans l’enfant nouveau-né. Il en est de même du mouvement progressif et de tous les autres mouvements extérieurs : l’enfant peut à peine mouvoir ses membres, il se passera beaucoup de temps avant qu’il ait la force de changer de lieu ; le jeune animal, au contraire, acquiert en très peu de temps toutes ces facultés : comme elles ne sont dans l’animal que relatives à l’appétit, que cet appétit est véhément et promptement développé, et qu’il est le principe unique de la détermination de tous les mouvements ; que dans l’homme, au contraire, l’appétit est faible, ne se développe que plus tard, et ne doit pas influer autant que la connaissance sur la détermination des mouvements, l’homme est à cet égard plus tardif que l’animal.

Tout concourt donc à prouver, même dans le physique, que l’animal n’est remué que par l’appétit, et que l’homme est conduit par un principe supérieur : s’il y a toujours eu du doute sur ce sujet, c’est que nous ne concevons pas bien comment l’appétit seul peut produire dans l’animal des effets si semblables à ceux que produit chez nous la connaissance ; et que d’ailleurs nous ne distinguons pas aisément ce que nous faisons en vertu de la connaissance, de ce que nous ne faisons que par la force de l’appétit. Cependant il me semble qu’il n’est pas impossible de faire disparaître cette incertitude, et même d’arriver à la conviction, en employant le principe que nous avons établi. Le sens intérieur matériel, avons-nous dit, conserve longtemps les ébranlements qu’il a reçus ; ce sens existe dans l’animal, et le cerveau en est l’organe ; ce sens reçoit toutes les impressions que chacun des sens extérieurs lui transmet : lorsqu’une cause extérieure, un objet, de quelque nature qu’il soit, exerce donc son action sur les sens extérieurs, cette action produit un ébranlement durable dans le sens intérieur, cet ébranlement communique du mouvement à l’animal ; ce mouvement sera déterminé, si l’impression vient des sens de l’appétit, car l’animal avancera pour atteindre, ou se détournera pour éviter l’objet de cette impression, selon qu’il en aura été flatté ou blessé ; ce mouvement peut aussi être incertain, lorsqu’il sera produit par les sens qui ne sont pas relatifs à l’appétit, comme l’œil et l’oreille. L’animal qui voit ou qui entend pour la première fois est, à la vérité, ébranlé par la lumière ou par le son ; mais l’ébranlement ne produira d’abord qu’un mouvement incertain, parce que l’impression de la lumière ou du son n’est nullement relative à l’appétit ; ce n’est que par des actes répétés, et lorsque l’animal aura joint aux impressions du sens de la vue ou de l’ouïe celles de l’odorat, du goût ou du toucher, que le mouvement deviendra déterminé, et qu’en voyant un objet ou en entendant un son il avancera pour atteindre, ou reculera pour éviter la chose qui produit ces impressions, devenues par l’expérience relatives à ses appétits.

Pour nous faire mieux entendre, considérons un animal instruit, un chien, par exemple, qui, quoique pressé d’un violent appétit, semble n’oser toucher et ne touche point en effet à ce qui pourrait le satisfaire, mais en même temps fait beaucoup de mouvements pour l’obtenir de la main de son maître ; cet animal ne paraît-il pas combiner des idées ? ne paraît-il pas désirer et craindre, en un mot raisonner à peu près comme un homme qui voudrait s’emparer du bien d’autrui, et qui, quoique violemment tenté, est retenu par la crainte du châtiment ? voilà l’interprétation vulgaire de la conduite de l’animal. Comme c’est de cette façon que la chose se passe chez nous, il est naturel d’imaginer, et on imagine, en effet, qu’elle se passe de même dans l’animal : l’analogie, dit-on, est bien fondée, puisque l’organisation et la conformation des sens, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, sont semblables dans l’animal et dans l’homme. Cependant ne devrions-nous pas voir que, pour que cette analogie fût en effet bien fondée, il faudrait quelque chose de plus, qu’il faudrait du moins que rien ne pût la démentir, qu’il serait nécessaire que les animaux pussent faire, et fissent, dans quelques occasions, tout ce que nous faisons ? Or le contraire est évidemment démontré ; ils n’inventent, ils ne perfectionnent rien, ils ne réfléchissent par conséquent sur rien, ils ne font jamais que les mêmes choses, de la même façon[NdÉ 28] : nous pouvons donc déjà rabattre beaucoup de la force de cette analogie, nous pouvons même douter de sa réalité, et nous devons chercher si ce n’est pas par un autre principe différent du nôtre qu’ils sont conduits, et si leurs sens ne suffisent pas pour produire leurs actions, sans qu’il soit nécessaire de leur accorder une connaissance de réflexion.

Tout ce qui est relatif à leur appétit ébranle très vivement leur sens intérieur, et le chien se jetterait à l’instant sur l’objet de cet appétit, si ce même sens intérieur ne conservait pas les impressions antérieures de douleur dont cette action a été précédemment accompagnée ; les impressions extérieures ont modifié l’animal, cette proie qu’on lui présente n’est pas offerte à un chien simplement, mais à un chien battu ; et comme il a été frappé toutes les fois qu’il s’est livré à ce mouvement d’appétit, les ébranlements de douleur se renouvellent en même temps que ceux de l’appétit se font sentir, parce que ces deux ébranlements se sont faits toujours ensemble. L’animal étant donc poussé tout à la fois par deux impulsions contraires qui se détruisent mutuellement, il demeure en équilibre entre ces deux puissances égales ; la cause déterminante de son mouvement étant contre-balancée, il ne se mouvra pas pour atteindre à l’objet de son appétit. Mais les ébranlements de l’appétit et de la répugnance, ou, si l’on veut, du plaisir et de la douleur, subsistant toujours ensemble dans une opposition qui en détruit les effets, il se renouvelle en même temps dans le cerveau de l’animal un troisième ébranlement, qui a souvent accompagné les deux premiers ; c’est l’ébranlement causé par l’action de son maître, de la main duquel il a souvent reçu ce morceau qui est l’objet de son appétit ; et comme ce troisième ébranlement n’est contre-balancé par rien de contraire, il devient la cause déterminante du mouvement. Le chien sera donc déterminé à se mouvoir vers son maître et à s’agiter jusqu’à ce que son appétit soit satisfait en entier.

On peut expliquer de la même façon et par les mêmes principes toutes les actions des animaux, quelque compliquées qu’elles puissent paraître, sans qu’il soit besoin de leur accorder ni la pensée, ni la réflexion : leur sens intérieur suffit pour produire tous leurs mouvements. Il ne reste plus qu’une chose à éclaircir, c’est la nature de leurs sensations, qui doivent être, suivant ce que nous venons d’établir, bien différentes des nôtres. Les animaux, nous dira-t-on, n’ont-ils donc aucune connaissance ? leur ôtez-vous la conscience de leur existence, le sentiment ? puisque vous prétendez expliquer mécaniquement toutes leurs actions, ne les réduisez-vous pas à n’être que de simples machines, que d’insensibles automates ?

Si je me suis bien expliqué, on doit avoir déjà vu que, bien loin de tout ôter aux animaux, je leur accorde tout, à l’exception de la pensée et de la réflexion : ils ont le sentiment, ils l’ont même à un plus haut degré que nous ne l’avons ; ils ont aussi la conscience de leur existence actuelle, mais ils n’ont pas celle de leur existence passée ; ils ont des sensations, mais il leur manque la faculté de les comparer, c’est-à-dire, la puissance qui produit les idées : car les idées ne sont que des sensations comparées, ou, pour mieux dire, des associations de sensations[NdÉ 29].

Considérons en particulier chacun de ces objets. Les animaux ont le sentiment, même plus exquis que nous ne l’avons : je crois ceci déjà prouvé par ce que nous avons dit de l’excellence de ceux de leurs sens qui sont relatifs à l’appétit ; par la répugnance naturelle et invincible qu’ils ont pour de certaines choses, et l’appétit constant et décidé qu’ils ont pour d’autres choses ; par cette faculté qu’ils ont, bien supérieurement à nous, de distinguer sur-le-champ et sans aucune incertitude ce qui leur convient de ce qui leur est nuisible. Les animaux ont donc comme nous de la douleur et du plaisir ; ils ne connaissent pas le bien et le mal, mais ils le sentent : ce qui leur est agréable est bon, ce qui leur est désagréable est mauvais ; l’un et l’autre ne sont que des rapports convenables ou contraires à leur nature, à leur organisation. Le plaisir que le chatouillement nous donne, la douleur que nous cause une blessure, sont des douleurs et des plaisirs qui nous sont communs avec les animaux, puisqu’ils dépendent absolument d’une cause extérieure matérielle, c’est-à-dire, d’une action plus ou moins forte sur les nerfs qui sont les organes du sentiment. Tout ce qui agit mollement sur ces organes, tout ce qui les remue délicatement, est une cause de plaisir ; tout ce qui les ébranle violemment, tout ce qui les agite fortement, est une cause de douleur. Toutes les sensations sont donc des sources de plaisir tant qu’elles sont douces, tempérées et naturelles ; mais dès qu’elles deviennent trop fortes, elles produisent la douleur, qui, dans le physique, est l’extrême plutôt que le contraire du plaisir.

En effet, une lumière trop vive, un feu trop ardent, un trop grand bruit, une odeur trop forte, un mets insipide ou grossier, un frottement dur, nous blessent ou nous affectent désagréablement ; au lieu qu’une couleur tendre, une chaleur tempérée, un son doux, un parfum délicat, une saveur fine, un attouchement léger, nous flattent et souvent nous remuent délicieusement. Tout effleurement des sens est donc un plaisir, et toute secousse forte, tout ébranlement violent, est une douleur ; et comme les causes qui peuvent occasionner des commotions et des ébranlements violents, se trouvent plus rarement dans la nature que celles qui produisent des mouvements doux et des effets modérés ; que d’ailleurs les animaux, par l’exercice de leurs sens, acquièrent en peu de temps les habitudes non seulement d’éviter les rencontres offensantes et de s’éloigner des choses nuisibles, mais même de distinguer les objets qui leur conviennent et de s’en approcher ; il n’est pas douteux qu’ils n’aient beaucoup plus de sensations agréables que de sensations désagréables, et que la somme du plaisir ne soit plus grande que celle de la douleur.

Si dans l’animal le plaisir n’est autre chose que ce qui flatte les sens, et que dans le physique ce qui flatte les sens ne soit que ce qui convient à la nature ; si la douleur au contraire n’est que ce qui blesse les organes et ce qui répugne à la nature ; si, en un mot, le plaisir est le bien, et la douleur le mal physique, on ne peut guère douter que tout être sentant n’ait en général plus de plaisir que de douleur : car tout ce qui est convenable à sa nature, tout ce qui peut contribuer à sa conservation, tout ce qui soutient son existence est plaisir ; tout ce qui tend au contraire à sa destruction, tout ce qui peut déranger son organisation, tout ce qui change son état naturel, est douleur. Ce n’est donc que par le plaisir qu’un être sentant peut continuer d’exister ; et si la somme des sensations flatteuses, c’est-à-dire, des effets convenables à sa nature, ne surpassait pas celle des sensations douloureuses ou des effets qui lui sont contraires, privé de plaisir, il languirait d’abord faute de bien ; chargé de douleur, il périrait ensuite par l’abondance du mal[NdÉ 30].

Dans l’homme le plaisir et la douleur physiques ne font que la moindre partie de ses peines et de ses plaisirs ; son imagination qui travaille continuellement fait tout, ou plutôt ne fait rien que pour son malheur : car elle ne présente à l’âme que des fantômes vains ou des images exagérées, et la force à s’en occuper : plus agitée par ces illusions qu’elle ne le peut être par les objets réels, l’âme perd sa faculté de juger, et même son empire, elle ne compare que des chimères, elle ne veut plus qu’en second, et souvent elle veut l’impossible ; sa volonté, qu’elle ne détermine plus, lui devient donc à charge, ses désirs outrés sont des peines, et ses vaines espérances sont tout au plus de faux plaisirs qui disparaissent et s’évanouissent dès que le calme succède et que l’âme reprenant sa place vient à les juger.

Nous nous préparons donc des peines toutes les fois que nous cherchons des plaisirs ; nous sommes malheureux dès que nous désirons d’être plus heureux. Le bonheur est au dedans de nous-mêmes, il nous a été donné ; le malheur est au dehors et nous l’allons chercher. Pourquoi ne sommes-nous pas convaincus que la jouissance paisible de notre âme est notre seul et vrai bien, que nous ne pouvons l’augmenter sans risque de le perdre, que moins nous désirons et plus nous possédons, qu’enfin tout ce que nous voulons au delà de ce que la nature peut nous donner est peine, et que rien n’est plaisir que ce qu’elle nous offre ?

Or la nature nous a donné et nous offre encore à tout instant des plaisirs sans nombre ; elle a pourvu à nos besoins, elle nous a munis contre la douleur ; il y a dans le physique infiniment plus de bien que de mal : ce n’est donc pas la réalité, c’est la chimère qu’il faut craindre ; ce n’est ni la douleur du corps, ni les maladies, ni la mort, mais l’agitation de l’âme, les passions et l’ennui qui sont à redouter.

Les animaux n’ont qu’un moyen d’avoir du plaisir, c’est d’exercer leur sentiment pour satisfaire leur appétit ; nous avons cette même faculté, et nous avons de plus un autre moyen de plaisir, c’est d’exercer notre esprit, dont l’appétit est de savoir. Cette source de plaisirs serait la plus abondante et la plus pure si nos passions, en s’opposant à son cours, ne venaient à la troubler ; elles détournent l’âme de toute contemplation ; dès qu’elles ont pris le dessus, la raison est dans le silence, ou du moins elle n’élève plus qu’une voix faible et souvent importune, le dégoût de la vérité suit, le charme de l’illusion augmente, l’erreur se fortifie, nous entraîne et nous conduit au malheur : car quel malheur plus grand que de ne plus rien voir tel qu’il est, de ne plus rien juger que relativement à sa passion, de n’agir que par son ordre, de paraître en conséquence injuste ou ridicule aux autres, et d’être forcé de se mépriser soi-même lorsqu’on vient à s’examiner ?

Dans cet état d’illusion et de ténèbres, nous voudrions changer la nature même de notre âme ; elle ne nous a été donnée que pour connaître, nous ne voudrions l’employer qu’à sentir ; si nous pouvions étouffer en entier sa lumière, nous n’en regretterions pas la perte, nous envierions volontiers le sort des insensés : comme ce n’est plus que par intervalles que nous sommes raisonnables, et que ces intervalles de raison nous sont à charge et se passent en reproches secrets, nous voudrions les supprimer ; ainsi marchant toujours d’illusions en illusions, nous cherchons volontairement à nous perdre de vue pour arriver bientôt à ne nous plus connaître, et finir par nous oublier.

Une passion sans intervalles est démence ; et l’état de démence est pour l’âme un état de mort. De violentes passions avec des intervalles sont des accès de folie, des maladies de l’âme d’autant plus dangereuses qu’elles sont plus longues et plus fréquentes. La sagesse n’est que la somme des intervalles de santé que ces accès nous laissent ; cette somme n’est point celle de notre bonheur, car nous sentons alors que notre âme a été malade, nous blâmons nos passions, nous condamnons nos actions. La folie est le germe du malheur, et c’est la sagesse qui le développe ; la plupart de ceux qui se disent malheureux sont des hommes passionnés, c’est-à-dire des fous, auxquels il reste quelques intervalles de raison, pendant lesquels ils connaissent leur folie, et sentent par conséquent leur malheur ; et comme il y a dans les conditions élevées plus de faux désirs, plus de vaines prétentions, plus de passions désordonnées, plus d’abus de son âme, que dans les états inférieurs, les grands sont sans doute de tous les hommes les moins heureux.

Mais détournons les yeux de ces tristes objets et de ces vérités humiliantes ; considérons l’homme sage, le seul qui soit digne d’être considéré : maître de lui-même, il l’est des événements ; content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a toujours vécu ; se suffisant à lui-même, il n’a qu’un faible besoin des autres, il ne peut leur être à charge ; occupé continuellement à exercer les facultés de son âme, il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nouvelles connaissances, et se satisfait à tout instant sans remords, sans dégoût, il jouit de tout l’univers en jouissant de lui-même.

Un tel homme est sans doute l’être le plus heureux de la nature : il joint aux plaisirs du corps, qui lui sont communs avec les animaux, les joies de l’esprit, qui n’appartiennent qu’à lui : il a deux moyens d’être heureux, qui s’aident et se fortifient mutuellement ; et, si par un dérangement de santé ou par quelque autre accident il vient à ressentir de la douleur, il souffre moins qu’un autre, la force de son âme le soutient, la raison le console ; il a même de la satisfaction en souffrant, c’est de se sentir assez fort pour souffrir.

La santé de l’homme est moins ferme et plus chancelante que celle d’aucun des animaux ; il est malade plus souvent et plus longtemps ; il périt à tout âge, au lieu que les animaux semblent parcourir d’un pas égal et ferme l’espace de la vie. Cela me paraît venir de deux causes, qui, quoique bien différentes, doivent toutes deux contribuer à cet effet. La première est l’agitation de notre âme ; elle est occasionnée par le dérèglement de notre sens intérieur matériel ; les passions et les malheurs qu’elles entraînent influent sur la santé et dérangent les principes qui nous animent : si l’on observait les hommes, on verrait que presque tous mènent une vie timide ou contentieuse, et que la plupart meurent de chagrin. La seconde est l’imperfection de ceux de nos sens qui sont relatifs à l’appétit. Les animaux sentent bien mieux que nous ce qui convient à leur nature, ils ne se trompent pas dans le choix de leurs aliments, ils ne s’excèdent pas dans leurs plaisirs ; guidés par le seul sentiment de leurs besoins actuels, ils se satisfont sans chercher à en faire naître de nouveaux. Nous, indépendamment de ce que nous voulons tout à l’excès, indépendamment de cette espèce de fureur avec laquelle nous cherchons à nous détruire en cherchant à forcer la nature, nous ne savons pas trop ce qui nous convient ou ce qui nous est nuisible, nous ne distinguons pas bien les effets de telle ou telle nourriture, nous dédaignons les aliments simples, et nous leur préférons des mets composés, parce que nous avons corrompu notre goût, et que d’un sens de plaisir nous en avons fait un organe de débauche, qui n’est flatté que de ce qui l’irrite.

Il n’est donc pas étonnant que nous soyons, plus que les animaux, sujets à des infirmités, puisque nous ne sentons pas aussi bien qu’eux ce qui nous est bon ou mauvais, ce qui peut contribuer à conserver ou à détruire notre santé ; que notre expérience est à cet égard bien moins sûre que leur sentiment ; que d’ailleurs nous abusons infiniment plus qu’eux de ces mêmes sens de l’appétit qu’ils ont meilleurs et plus parfaits que nous, puisque ces sens ne sont pour eux que des moyens de conservation et de santé, et qu’ils deviennent pour nous des causes de destruction et de maladies. L’intempérance détruit et fait languir plus d’hommes, elle seule, que tous les autres fléaux de la nature humaine réunis.

Toutes ces réflexions nous portent à croire que les animaux ont le sentiment plus sûr et plus exquis que nous ne l’avons, car, quand même on voudrait m’opposer qu’il y a des animaux qu’on empoisonne aisément, que d’autres s’empoisonnent eux-mêmes, et que par conséquent ces animaux ne distinguent pas mieux que nous ce qui peut leur être contraire ; je répondrai toujours qu’ils ne prennent le poison qu’avec l’appât dont il est enveloppé, ou avec la nourriture dont il se trouve environné ; que d’ailleurs ce n’est que quand ils n’ont point à choisir, quand la faim les presse, et quand le besoin devient nécessité, qu’ils dévorent en effet tout ce qu’ils trouvent ou tout ce qui leur est présenté, et encore arrive-t-il que la plupart se laissent consumer d’inanition et périr de faim, plutôt que de prendre des nourritures qui leur répugnent.

Les animaux ont donc le sentiment, même à un plus haut degré que nous ne l’avons ; je pourrais le prouver encore par l’usage qu’ils font de ce sens admirable, qui seul pourrait leur tenir lieu de tous les autres sens. La plupart des animaux ont l’odorat si parfait qu’ils sentent de plus loin qu’ils ne voient ; non seulement ils sentent de très loin les corps présents et actuels, mais ils en sentent les émanations et les traces longtemps après qu’ils sont absents et passés. Un tel sens est un organe universel de sentiment ; c’est un œil qui voit les objets non seulement où ils sont, mais même partout où il ont été ; c’est un organe de goût par lequel l’animal savoure non seulement ce qu’il peut toucher et saisir, mais même ce qui est éloigné et qu’il ne peut atteindre ; c’est le sens par lequel il est le plus tôt, le plus souvent et le plus sûrement averti, par lequel il agit, il se détermine, par lequel il reconnaît ce qui est convenable ou contraire à sa nature, par lequel enfin il aperçoit, sent et choisit ce qui peut satisfaire son appétit.

Les animaux ont donc les sens relatifs à l’appétit plus parfaits que nous ne les avons, et par conséquent ils ont le sentiment plus exquis et à un plus haut degré que nous ne l’avons ; ils ont aussi la conscience de leur existence actuelle, mais ils n’ont pas celle de leur existence passée. Cette seconde proposition mérite, comme la première, d’être considérée ; je vais tâcher d’en prouver la vérité.

La conscience de son existence, ce sentiment intérieur qui constitue le moi, est composé chez nous de la sensation de notre existence actuelle et du souvenir de notre existence passée. Ce souvenir est une sensation tout aussi présente que la première, elle nous occupe même quelquefois plus fortement, et nous affecte plus puissamment que les sensations actuelles ; et comme ces deux espèces de sensation sont différentes, et que notre âme a la faculté de les comparer et d’en former des idées, notre conscience d’existence est d’autant plus certaine et d’autant plus étendue, que nous nous représentons plus souvent et en plus grand nombre les choses passées, et que par nos réflexions nous les comparons et les combinons davantage entre elles et avec les choses présentes. Chacun conserve dans soi-même un certain nombre de sensations relatives aux différentes existences, c’est-à-dire aux différents états où l’on s’est trouvé ; ce nombre de sensations est devenu une succession et a formé une suite d’idées, par la comparaison que notre âme a faite de ces sensations entre elles. C’est dans cette comparaison de sensations que consiste l’idée du temps, et même toutes les autres idées ne sont, comme nous l’avons déjà dit, que des sensations comparées[NdÉ 31]. Mais cette suite de nos idées, cette chaîne de nos existences, se présente à nous souvent dans un ordre fort différent de celui dans lequel nos sensations nous sont arrivées : c’est l’ordre de nos idées, c’est-à-dire des comparaisons que notre âme a faites de nos sensations, que nous voyons, et point du tout l’ordre de ces sensations, et c’est en cela principalement que consiste la différence des caractères et des esprits : car de deux hommes que nous supposerons semblablement organisés, et qui auront été élevés ensemble et de la même façon, l’un pourra penser bien différemment de l’autre, quoique tous deux aient reçu leurs sensations dans le même ordre ; mais comme la trempe de leurs âmes est différente, et que chacune de ces âmes a comparé et combiné ces sensations semblables, d’une manière qui lui est propre et particulière, le résultat général de ces comparaisons, c’est-à-dire les idées, l’esprit et le caractère acquis, seront aussi différents.

Il y a quelques hommes dont l’activité de l’âme est telle qu’ils ne reçoivent jamais deux sensations sans les comparer et sans en former par conséquent une idée ; ceux-ci sont les plus spirituels, et peuvent, suivant les circonstances, devenir les premiers des hommes en tout genre[NdÉ 32]. Il y en a d’autres en assez grand nombre dont l’âme moins active laisse échapper toutes les sensations qui n’ont pas un certain degré de force, et ne compare que celles qui l’ébranlent fortement ; ceux-ci ont moins d’esprit que les premiers, et d’autant moins que leur âme se porte moins fréquemment à comparer leurs sensations et à en former des idées ; d’autres enfin, et c’est la multitude, ont si peu de vie dans l’âme et une si grande indolence à penser, qu’ils ne comparent et ne combinent rien, rien au moins du premier coup d’œil ; il leur faut des sensations fortes et répétées mille et mille fois, pour que leur âme vienne enfin à en comparer quelqu’une et à former une idée : ces hommes sont plus ou moins stupides, et semblent ne différer des animaux que par ce petit nombre d’idées que leur âme a tant de peine à produire.

La conscience de notre existence étant donc composée non seulement de nos sensations actuelles, mais même de la suite d’idées qu’a fait naître la comparaison de nos sensations et de nos existences passées, il est évident que plus on a d’idées, et plus on est sûr de son existence ; que plus on a d’esprit, plus on existe ; qu’enfin c’est par la puissance de réfléchir qu’a notre âme, et par cette seule puissance, que nous sommes certains de nos existences passées et que nous voyons nos existences futures, l’idée de l’avenir n’étant que la comparaison inverse du présent au passé, puisque dans cette vue de l’esprit le présent est passé, et l’avenir est présent.

Cette puissance de réfléchir ayant été refusée aux animaux, il est donc certain qu’ils ne peuvent former d’idées, et que par conséquent leur conscience d’existence est moins sûre et moins étendue que la nôtre : car ils ne peuvent avoir aucune idée du temps, aucune connaissance du passé, aucune notion de l’avenir[NdÉ 33] ; leur conscience d’existence est simple, elle dépend uniquement des sensations qui les affectent actuellement, et consiste dans le sentiment intérieur que ces sensations produisent.

Ne pouvons-nous pas concevoir ce que c’est que cette conscience d’existence dans les animaux, en faisant réflexion sur l’état où nous nous trouvons lorsque nous sommes fortement occupés d’un objet, ou violemment agités par une passion qui ne nous permet de faire aucune réflexion sur nous-mêmes ? On exprime l’idée de cet état en disant qu’on est hors de soi, et l’on est en effet hors de soi dès que l’on n’est occupé que des sensations actuelles, et l’on est d’autant plus hors de soi que ces sensations sont plus vives, plus rapides, et qu’elles donnent moins de temps à l’âme pour les considérer : dans cet état nous nous sentons, nous sentons même le plaisir et la douleur dans toutes leurs nuances ; nous avons donc alors le sentiment, la conscience de notre existence, sans que notre âme semble y participer. Cet état, où nous ne nous trouvons que par instants, est l’état habituel des animaux : privés d’idées et pourvus de sensations, ils ne savent point qu’ils existent, mais ils le sentent.

Pour rendre plus sensible la différence que j’établis ici entre les sensations et les idées, et pour démontrer en même temps que les animaux ont des sensations et qu’ils n’ont point d’idées, considérons en détail leurs facultés et les nôtres, et comparons leurs opérations à nos actions. Ils ont, comme nous, des sens, et par conséquent ils reçoivent les impressions des objets extérieurs ; ils ont, comme nous, un sens intérieur, un organe qui conserve les ébranlements causés par ces impressions, et par conséquent ils ont des sensations qui, comme les nôtres, peuvent se renouveler, et sont plus ou moins fortes et plus ou moins durables ; cependant ils n’ont ni l’esprit, ni l’entendement, ni la mémoire comme nous l’avons, parce qu’ils n’ont pas la puissance de comparer leurs sensations, et que ces trois facultés de notre âme dépendent de cette puissance.

Les animaux n’ont pas la mémoire ? le contraire paraît démontré, me dira-t-on ; ne reconnaissent-ils pas après une absence les personnes auprès desquelles ils ont vécu, les lieux qu’ils ont habités, les chemins qu’ils ont parcourus ? ne se souviennent-ils pas des châtiments qu’ils ont essuyés, des caresses qu’on leur a faites, des leçons qu’on leur a données ? Tout semble prouver qu’en leur ôtant l’entendement et l’esprit, on ne peut leur refuser la mémoire, et une mémoire active, étendue, et peut-être plus fidèle que la nôtre. Cependant, quelque grandes que soient ces apparences, et quelque fort que soit le préjugé qu’elles ont fait naître, je crois qu’on peut démontrer qu’elles nous trompent ; que les animaux n’ont aucune connaissance du passé, aucune idée du temps, et que par conséquent ils n’ont pas la mémoire.

Chez nous, la mémoire émane de la puissance de réfléchir, car le souvenir que nous avons des choses passées suppose non seulement la durée des ébranlements de notre sens intérieur matériel, c’est-à-dire le renouvellement de nos sensations antérieures, mais encore les comparaisons que notre âme a faites de ces sensations, c’est-à-dire les idées qu’elle en a formées. Si la mémoire ne consistait que dans le renouvellement des sensations passées, ces sensations se représenteraient à notre sens intérieur sans y laisser une impression déterminée ; elles se présenteraient sans aucun ordre, sans liaison entre elles, à peu près comme elles se présentent dans l’ivresse ou dans certains rêves, où tout est si décousu, si peu suivi, si peu ordonné, que nous ne pouvons en conserver le souvenir : car nous ne nous souvenons que des choses qui ont des rapports avec celles qui les ont précédées ou suivies ; et toute sensation isolée, qui n’aurait aucune liaison avec les autres sensations, quelque forte qu’elle pût être, ne laisserait aucune trace dans notre esprit : or c’est notre âme qui établi ces rapports entre les choses, par la comparaison qu’elle fait des unes avec les autres ; c’est elle qui forme la liaison de nos sensations et qui ourdit la trame de nos existences par un fil continu d’idées. La mémoire consiste donc dans une succession d’idées, et suppose nécessairement la puissance qui les produit.

Mais pour ne laisser, s’il est possible, aucun doute sur ce point important, voyons qu’elle est l’espèce de souvenir que nous laissent nos sensations, lorsqu’elles n’ont point été accompagnées d’idées. La douleur et le plaisir sont de pures sensations, et les plus fortes de toutes, cependant lorsque nous voulons nous rappeler ce que nous avons senti dans les instants les plus vifs de plaisir ou de douleur, nous ne pouvons le faire que faiblement, confusément ; nous nous souvenons seulement que nous avons été flattés ou blessés, mais notre souvenir n’est pas distinct ; nous ne pouvons nous représenter ni l’espèce, ni le degré, ni la durée de ces sensations qui nous ont cependant si fortement ébranlés, et nous sommes d’autant moins capables de nous les représenter, qu’elles ont été moins répétées et plus rares. Une douleur, par exemple, que nous n’aurons éprouvée qu’une fois, qui n’aura duré que quelques instants, et qui sera différente des douleurs que nous éprouvons habituellement, sera nécessairement bientôt oubliée, quelque vive qu’elle ait été ; et quoique nous nous souvenions que dans cette circonstance nous avons ressenti une grande douleur, nous n’avons qu’une faible réminiscence de la sensation même, tandis que nous avons une mémoire nette des circonstances qui l’accompagnaient et du temps où elle nous est arrivée.

Pourquoi tout ce qui s’est passé dans notre enfance est-il presque entièrement oublié ? et pourquoi les vieillards ont-ils un souvenir plus présent de ce qui leur est arrivé dans le moyen âge que de ce qui leur arrive dans leur vieillesse ? y a-t-il une meilleure preuve que les sensations toutes seules ne suffisent pas pour produire la mémoire, et qu’elle n’existe en effet que dans la suite des idées que notre âme peut tirer de ces sensations ? car dans l’enfance les sensations sont aussi et peut-être plus vives et plus rapides que dans le moyen âge, et cependant elles ne laissent que peu ou point de traces, parce qu’à cet âge la puissance de réfléchir, qui seule peut former des idées, est dans une inaction presque totale, et que dans les moments où elle agit, elle ne compare que des superficies, elle ne combine que de petites choses pendant un petit temps, elle ne met rien en ordre, elle ne réduit rien en suite. Dans l’âge mûr, où la raison est entièrement développée, parce que la puissance de réfléchir est en entier exercice, nous tirons de nos sensations tout le fruit qu’elles peuvent produire, et nous nous formons plusieurs ordres d’idées et plusieurs chaînes de pensées dont chacune fait une trace durable, sur laquelle nous repassons si souvent qu’elle devient profonde, ineffaçable, et que plusieurs années après, dans le temps de notre vieillesse, ces mêmes idées se présentent avec plus de force que celles que nous pouvons tirer immédiatement des sensations actuelles, parce qu’alors ces sensations sont faibles, lentes, émoussées, et qu’à cet âge l’âme même participe à la langueur du corps. Dans l’enfance, le temps présent est tout, dans l’âge mûr ont jouit également du passé, du présent et de l’avenir, et dans la vieillesse on sent peu le présent, on détourne les yeux de l’avenir, et on ne vit que dans le passé. Ces différences ne dépendent-elles pas entièrement de l’ordonnance que notre âme a faite de nos sensations, et ne sont-elles pas relatives au plus ou moins de facilité que nous avons dans ces différents âges à former, à acquérir et à conserver des idées ? L’enfant qui jase et le vieillard qui radote n’ont ni l’un ni l’autre le ton de la raison, parce qu’ils manquent également d’idées ; le premier ne peut encore en former, et le second n’en forme plus.

Un imbécile, dont les sens et les organes corporels nous paraissent sains et bien disposés, a comme nous des sensations de toute espèce ; il les aura aussi dans le même ordre, s’il vit en société et qu’on l’oblige à faire ce que font les autres hommes ; cependant, comme ces sensations ne lui font point naître d’idées, qu’il n’y a point de correspondance entre son âme et son corps, et qu’il ne peut réfléchir sur rien, il est en conséquence privé de la mémoire et de la connaissance de soi-même. Cet homme ne diffère en rien de l’animal quant aux facultés extérieures, car, quoiqu’il ait une âme, et que par conséquent il possède en lui le principe de la raison, comme ce principe demeure dans l’inaction et qu’il ne reçoit rien des organes corporels avec lesquels il n’a aucune correspondance, il ne peut influer sur les actions de cet homme, qui dès lors ne peut agir que comme un animal uniquement déterminé par ses sensations et par le sentiment de son existence actuelle et de ses besoins présents. Ainsi l’homme imbécile et l’animal sont des êtres dont les résultats et les opérations sont les mêmes à tous égards, parce que l’un n’a point d’âme et que l’autre ne s’en sert point ; tous deux manquent de la puissance de réfléchir, et n’ont par conséquent ni entendement, ni esprit, ni mémoire, mais tous deux ont des sensations, du sentiment et du mouvement.

Cependant, me répétera-t-on toujours, l’homme imbécile et l’animal n’agissent-ils pas souvent comme s’ils étaient déterminés par la connaissance des choses passées ? ne reconnaissent-ils pas les personnes avec lesquelles ils ont vécu, les lieux qu’ils ont habités, etc. ? ces actions ne supposent-elles pas nécessairement la mémoire ? et cela ne prouverait-il pas, au contraire, qu’elle n’émane point de la puissance de réfléchir ?

Si l’on a donné quelque attention à ce que je viens de dire, on aura déjà senti que je distingue deux espèces de mémoires infiniment différentes l’une de l’autre par leur cause, et qui peuvent cependant se ressembler en quelque sorte par leurs effets ; la première est la trace de nos idées, et la seconde, que j’appellerais volontiers réminiscence plutôt que mémoire, n’est que le renouvellement de nos sensations, ou plutôt des ébranlements qui les ont causées ; la première émane de l’âme, et, comme je l’ai prouvé, elle est pour nous bien plus parfaite que la seconde ; cette dernière, au contraire, n’est produite que par le renouvellement des ébranlements du sens intérieur matériel, et elle est la seule qu’on puisse accorder à l’animal ou à l’homme imbécile : leur sensations antérieures sont renouvelées par les sensations actuelles ; elles se réveillent avec toutes les circonstances qui les accompagnaient, l’image principale et présente appelle les images anciennes et accessoires ; ils sentent comme ils ont senti ; ils agissent donc comme ils ont agi, ils voient ensemble le présent et le passé, mais sans les distinguer, sans les comparer, et par conséquent sans les connaître[NdÉ 34].

Une seconde objection qu’on me fera sans doute, et qui n’est cependant qu’une conséquence de la première, mais qu’on ne manquera pas de donner comme une autre preuve de l’existence de la mémoire dans les animaux, ce sont les rêves. Il est certain que les animaux se représentent dans le sommeil les choses dont ils ont été occupés pendant la veille ; les chiens jappent souvent en dormant, et quoique cet aboiement soit sourd et faible, on y reconnaît cependant la voix de la chasse, les accents de la colère, les sons du désir ou du murmure, etc. ; on ne peut donc pas douter qu’ils n’aient des choses passées un souvenir très vif, très actif, et différent de celui dont nous venons de parler, puisqu’il se renouvelle indépendamment d’aucune cause extérieure qui pourrait y être relative.

Pour éclaircir cette difficulté, et y répondre d’une manière satisfaisante, il faut examiner la nature de nos rêves, et chercher s’ils viennent de notre âme ou s’ils dépendent seulement de notre sens intérieur matériel : si nous pouvions prouver qu’ils y résident en entier, ce serait non seulement une réponse à l’objection, mais une nouvelle démonstration contre l’entendement et la mémoire des animaux.

Les imbéciles, dont l’âme est sans action, rêvent comme les autres hommes : il se produit donc des rêves indépendamment de l’âme, puisque dans les imbéciles l’âme ne produit rien. Les animaux, qui n’ont point d’âme, peuvent donc rêver aussi ; et non seulement il se produit des rêves indépendamment de l’âme, mais je serais fort porté à croire que tous les rêves en sont indépendants. Je demande seulement que chacun réfléchisse sur ses rêves, et tâche à reconnaître pourquoi les parties en sont si mal liées et les événements si bizarres : il m’a paru que c’était principalement parce qu’ils ne roulent que sur des sensations et point du tout sur des idées. L’idée du temps, par exemple, n’y entre jamais ; on se représente bien les personnes que l’on n’a pas vues, et même celles qui sont mortes depuis plusieurs années, on les voit vivantes et telles qu’elles étaient, mais on les joint aux choses actuelles et aux personnes présentes, ou à des choses et à des personnes d’un autre temps ; il en est de même de l’idée du lieu, on ne voit pas où elles étaient ; les choses qu’on se représente on les voit ailleurs, où elles ne pouvaient être : si l’âme agissait, il ne lui faudrait qu’un instant pour mettre de l’ordre dans cette suite décousue, dans ce chaos de sensations ; mais ordinairement elle n’agit point, elle laisse les représentations se succéder en désordre, et quoique chaque objet se présente vivement, la succession en est souvent confuse et toujours chimérique ; et s’il arrive que l’âme soit à demi réveillée par l’énormité de ces disparates, ou seulement par la force de ces sensations, elle jettera sur-le-champ une étincelle de lumière au milieu des ténèbres, elle produira une idée réelle dans le sein même des chimères ; on rêvera que tout cela pourrait bien n’être qu’un rêve, je devrais dire on pensera, car, quoique cette action ne soit qu’un petit signe de l’âme, ce n’est point une sensation ni un rêve, c’est une pensée, une réflexion, mais qui, n’étant pas assez forte pour dissiper l’illusion, s’y mêle, en devient partie, et n’empêche pas les représentations de se succéder ; en sorte qu’au réveil on imagine avoir rêvé cela même qu’on avait pensé.

Dans les rêves on voit beaucoup, on entend rarement, on ne raisonne point, on sent vivement, les images se suivent, les sensations se succèdent sans que l’âme les compare ni les réunisse ; on n’a donc que des sensations et point d’idées, puisque les idées ne sont que les comparaisons des sensations : ainsi les rêves ne résident que dans le sens intérieur matériel, l’âme ne les produit point ; ils feront donc partie de ce souvenir animal, de cette espèce de réminiscence matérielle dont nous avons parlé ; la mémoire au contraire ne peut exister sans l’idée du temps, sans la comparaison des idées antérieures et des idées actuelles ; et puisque ces idées n’entrent point dans les rêves, il paraît démontré qu’ils ne peuvent être ni une conséquence, ni un effet, ni une preuve de la mémoire. Mais quand même on voudrait soutenir qu’il y a quelquefois des rêves d’idées, quand on citerait pour le prouver les somnambules, les gens qui parlent en dormant et disent des choses suivies, qui répondent à des questions, etc., et que l’on en inférerait que les idées ne sont pas exclues des rêves, du moins aussi absolument que je le prétends, il me suffirait, pour ce que j’avais à prouver, que le renouvellement des sensations puisse les produire : car, dès lors, les animaux n’auront que des rêves de cette espèce, et ces rêves, bien loin de supposer la mémoire, n’indiquent au contraire que la réminiscence matérielle.

Cependant je suis bien éloigné de croire que les somnambules, les gens qui parlent en dormant, qui répondent à des questions, etc., soient en effet occupés d’idées : l’âme ne me paraît avoir aucune part à toutes ces actions, car les somnambules vont, viennent, agissent sans réflexion, sans connaissance de leur situation, ni du péril, ni des inconvénients qui accompagnent leurs démarches ; les seules facultés animales sont en exercice, et même elles n’y sont pas toutes ; un somnambule est, dans cet état, plus stupide qu’un imbécile, parce qu’il n’y a qu’une partie de ses sens et de son sentiment qui soit alors en exercice, au lieu que l’imbécile dispose de tous ses sens, et jouit du sentiment dans toute son étendue. Et à l’égard des gens qui parlent en dormant, je ne crois pas qu’ils disent rien de nouveau ; la réponse à certaines questions triviales et usitées, la répétition de quelques phrases communes, ne prouvent pas l’action de l’âme : tout cela peut s’opérer indépendamment du principe de la connaissance et de la pensée. Pourquoi dans le sommeil ne parlerait-on pas sans penser, puisqu’en s’examinant soi-même lorsqu’on est le mieux éveillé, on s’aperçoit, surtout dans les passions, qu’on dit tant de choses sans réflexion ?

À l’égard de la cause occasionnelle des rêves, qui fait que les sensations antérieures se renouvellent sans être excitées par les objets présents ou par des sensations actuelles, on observera que l’on ne rêve point lorsque le sommeil est profond, tout est alors assoupi, on dort en dehors et en dedans ; mais le sens intérieur s’endort le dernier et se réveille le premier, parce qu’il est plus vif, plus actif, plus aisé à ébranler que les sens extérieurs ; le sommeil est dès lors moins complet et moins profond, c’est là le temps des songes illusoires ; les sensations antérieures, surtout celles sur lesquelles nous n’avons pas réfléchi, se renouvellent ; le sens intérieur, ne pouvant être occupé par des sensations actuelles à cause de l’inaction des sens externes, agit et s’exerce sur ses sensations passées ; les plus fortes sont celles qu’il saisit le plus souvent : plus elles sont fortes, plus les situations sont excessives, et c’est par cette raison que presque tous les rêves sont effroyables ou charmants.

Il n’est pas même nécessaire que les sens extérieurs soient absolument assoupis pour que le sens intérieur matériel puisse agir de son propre mouvement, il suffit qu’ils soient sans exercice. Dans l’habitude où nous sommes de nous livrer régulièrement à un repos anticipé, on ne s’endort pas toujours aisément ; le corps et les membres mollement étendus sont sans mouvement ; les yeux, doublement voilés par la paupière et les ténèbres, ne peuvent s’exercer ; la tranquillité du lieu et le silence de la nuit rendent l’oreille inutile ; les autres sens sont également inactifs, tout est en repos, et rien n’est encore assoupi : dans cet état, lorsqu’on ne s’occupe pas d’idées et que l’âme est aussi dans l’inaction, l’empire appartient au sens intérieur matériel, il est alors la seule puissance qui agisse, c’est là le temps des images chimériques, des ombres voltigeantes ; on veille, et cependant on éprouve les effets du sommeil : si l’on est en pleine santé, c’est une suite d’images agréables, d’illusions charmantes ; mais, pour peu que le corps soit souffrant ou affaissé, les tableaux sont bien différents : on voit des figures grimaçantes, des visages de vieilles, des fantômes hideux qui semblent s’adresser à nous, et qui se succèdent avec autant de bizarrerie que de rapidité ; c’est la lanterne magique, c’est une scène de chimères qui remplissent le cerveau vide alors de toute autre sensation, et les objets de cette scène sont d’autant plus vifs, d’autant plus nombreux, d’autant plus désagréables, que les autres facultés animales sont plus lésées, que les nerfs sont plus délicats, et que l’on est plus faible, parce que les ébranlements causés par les sensations réelles étant dans cet état de faiblesse ou de maladie beaucoup plus forts et plus désagréables que dans l’état de santé, les représentations de ces sensations, que produit le renouvellement de ces ébranlements, doivent aussi être plus vives et plus désagréables.

Au reste, nous nous souvenons de nos rêves, par la même raison que nous nous souvenons des sensations que nous venons d’éprouver ; et la seule différence qu’il y ait ici entre les animaux et nous, c’est que nous distinguons parfaitement ce qui appartient à nos rêves de ce qui appartient à nos idées ou à nos sensations réelles, et ceci est une comparaison, une opération de la mémoire, dans laquelle entre l’idée du temps ; les animaux au contraire, qui sont privés de la mémoire et de cette puissance de comparer les temps, ne peuvent distinguer leurs rêves de leurs sensations réelles, et l’on peut dire que ce qu’ils ont rêvé leur est effectivement arrivé.

Je crois avoir déjà prouvé d’une manière démonstrative, dans ce que j’ai écrit sur la nature de l’homme, que les animaux n’ont pas la puissance de réfléchir : or l’entendement est non seulement une faculté de cette puissance de réfléchir, mais c’est l’exercice même de cette puissance, c’en est le résultat, c’est ce qui la manifeste ; seulement nous devons distinguer dans l’entendement deux opérations différentes, dont la première sert de base à la seconde et la précède nécessairement. Cette première action de la puissance de réfléchir est de comparer les sensations et d’en former des idées, et la seconde est de comparer les idées mêmes et d’en former des raisonnements : par la première de ces opérations, nous acquérons des idées particulières et qui suffisent à la connaissance de toutes les choses sensibles ; par la seconde, nous nous élevons à des idées générales, nécessaires pour arriver à l’intelligence des choses abstraites. Les animaux n’ont ni l’une ni l’autre de ces facultés, parce qu’ils n’ont point d’entendement, et l’entendement de la plupart des hommes paraît être borné à la première de ces opérations.

Car si tous les hommes étaient également capables de comparer des idées, de les généraliser et d’en former de nouvelles combinaisons, tous manifesteraient leur génie par des productions nouvelles, toujours différentes de celles des autres, et souvent plus parfaites ; tous auraient le don d’inventer, ou du moins les talents de perfectionner. Mais non : réduits à une imitation servile, la plupart des hommes ne font que ce qu’ils voient faire, ne pensent que de mémoire et dans le même ordre que les autres ont pensé ; les formules, les méthodes, les métiers, remplissent toute la capacité de leur entendement, et les dispensent de réfléchir assez pour créer.

L’imagination est aussi une faculté de l’âme : si nous entendons par ce mot imagination la puissance que nous avons de comparer des images avec des idées, de donner des couleurs à nos pensées, de représenter et d’agrandir nos sensations, de peindre le sentiment, en un mot de saisir vivement les circonstances et de voir nettement les rapports éloignés des objets que nous considérons, cette puissance de notre âme en est même la qualité la plus brillante et la plus active : c’est l’esprit supérieur, c’est le génie, les animaux en sont encore plus dépourvus que d’entendement et de mémoire ; mais il y a une autre imagination, un autre principe qui dépend uniquement des organes corporels, et qui nous est commun avec les animaux : c’est cette action tumultueuse et forcée qui s’excite au dedans de nous-mêmes par les objets analogues ou contraires à nos appétits ; c’est cette impression vive et profonde des images de ces objets, qui malgré nous se renouvelle à tout instant et nous contraint d’agir comme les animaux, sans réflexion, sans délibération ; cette représentation des objets, plus active encore que leur présence, exagère tout, falsifie tout. Cette imagination est l’ennemie de notre âme, c’est la source de l’illusion, la mère des passions qui nous maîtrisent, nous emportent malgré les efforts de la raison, et nous rendent le malheureux théâtre d’un combat continuel, où nous sommes presque toujours vaincus.

Homo duplex.

L’homme intérieur est double ; il est composé de deux principes différents par leur nature et contraires par leur action. L’âme, ce principe spirituel, ce principe de toute connaissance, est toujours en opposition avec cet autre principe animal et purement matériel : le premier est une lumière pure qu’accompagnent le calme et la sérénité, une source salutaire dont émanent la science, la raison, la sagesse ; l’autre est une fausse lueur qui ne brille que par la tempête et dans l’obscurité, un torrent impétueux qui roule et entraîne à sa suite les passions et les erreurs.

Le principe animal se développe le premier : comme il est purement matériel et qu’il consiste dans la durée des ébranlements et le renouvellement des impressions formées dans notre sens intérieur matériel par les objets analogues ou contraires à nos appétits, il commence à agir dès que le corps peut sentir de la douleur ou du plaisir, il nous détermine le premier et aussitôt que nous pouvons faire usage de nos sens. Le principe spirituel se manifeste plus tard, il se développe, il se perfectionne au moyen de l’éducation, c’est par la communication des pensées d’autrui que l’enfant en acquiert et devient lui-même pensant et raisonnable, et sans cette communication il ne serait que stupide ou fantasque, selon le degré d’inaction ou d’activité de son sens intérieur matériel.

Considérons un enfant lorsqu’il est en liberté et loin de l’œil de ses maîtres : nous pouvons juger de ce qui se passe au dedans de lui par le résultat de ses actions extérieures ; il ne pense ni ne réfléchit à rien, il suit indifféremment toutes les routes du plaisir, il obéit à toutes les impressions des objets extérieurs, il s’agite sans raison, il s’amuse, comme les jeunes animaux, à courir, à exercer son corps, il va, vient et revient sans dessein, sans projet, il agit sans ordre et sans suite ; mais bientôt, rappelé par la voix de ceux qui lui ont appris à penser, il se compose, il dirige ses actions, et donne des preuves qu’il a conservé les pensées qu’on lui a communiquées. Le principe matériel domine donc dans l’enfance, et il continuerait de dominer et d’agir presque seul pendant toute la vie, si l’éducation ne venait à développer le principe spirituel et à mettre l’âme en exercice.

Il est aisé, en rentrant en soi-même, de reconnaître l’existence de ces deux principes : il y a des instants dans la vie, il y a même des heures, des jours, des saisons, où nous pouvons juger non seulement de la certitude de leur existence, mais aussi de leur contrariété d’action. Je veux parler de ces temps d’ennui, d’indolence, de dégoût, où nous ne pouvons nous déterminer à rien, où nous voulons ce que nous ne faisons pas, et faisons ce que nous ne voulons pas ; de cet état ou de cette maladie à laquelle on a donné le nom de vapeurs, état où se trouvent si souvent les hommes oisifs, et même les hommes qu’aucun travail ne commande. Si nous nous observons dans cet état, notre moi nous paraîtra divisé en deux personnes, dont la première, qui représente la faculté raisonnable, blâme ce que fait la seconde, mais n’est pas assez forte pour s’y opposer efficacement et la vaincre ; au contraire, cette dernière étant formée de toutes les illusions de nos sens et de notre imagination, elle contraint, elle enchaîne, et souvent elle accable la première et nous fait agir contre ce que nous pensons, ou nous force à l’inaction, quoique nous ayons la volonté d’agir.

Dans le temps où la faculté raisonnable domine, on s’occupe tranquillement de soi-même, de ses amis, de ses affaires ; mais on s’aperçoit encore, ne fût-ce que par des distractions involontaires, de la présence de l’autre principe. Lorsque celui-ci vient à dominer à son tour, on se livre ardemment à la dissipation, à ses goûts, à ses passions, et à peine réfléchit-on par instants sur les objets mêmes qui nous occupent et qui nous remplissent tout entiers. Dans ces deux états nous sommes heureux ; dans le premier nous commandons avec satisfaction, et dans le second nous obéissons encore avec plus de plaisir : comme il n’y a que l’un des deux principes qui soit alors en action, et qu’il agit sans opposition de la part de l’autre, nous ne sentons aucune contrariété intérieure, notre moi nous paraît simple, parce que nous n’éprouvons qu’une impulsion simple, et c’est dans cette unité d’action que consiste notre bonheur. Car pour peu que par des réflexions nous venions à blâmer nos plaisirs, ou que par la violence de nos passions nous cherchions à haïr la raison, nous cessons dès lors d’être heureux ; nous perdons l’unité de notre existence en quoi consiste notre tranquillité : la contrariété intérieure se renouvelle, les deux personnes se représentent en opposition, et les deux principes se font sentir et se manifestent par les doutes, les inquiétudes et les remords.

De là on peut conclure que le plus malheureux de tous les états est celui où ces deux puissances souveraines de la nature de l’homme sont toutes deux en grand mouvement, mais en mouvement égal et qui fait équilibre ; c’est là le point de l’ennui le plus profond et de cet horrible dégoût de soi-même, qui ne nous laisse d’autre désir que celui de cesser d’être, et ne nous permet qu’autant d’action qu’il en faut pour nous détruire, en tournant froidement contre nous des armes de fureur.

Quel état affreux ! je viens d’en peindre la nuance la plus noire ; mais combien n’y a-t-il pas d’autres sombres nuances qui doivent la précéder ! Toutes les situations voisines de cette situation, tous les états qui approchent de cet état d’équilibre, et dans lesquels les deux principes opposés ont peine à se surmonter, et agissent en même temps et avec des forces presque égales, sont des temps de trouble, d’irrésolution et de malheur ; le corps même vient à souffrir de ce désordre et de ces combats intérieurs ; il languit dans l’accablement, ou se consume par l’agitation que cet état produit.

Le bonheur de l’homme consistant dans l’unité de son intérieur, il est heureux dans le temps de l’enfance, parce que le principe matériel domine seul et agit presque continuellement. La contrainte, les remontrances, et même les châtiments, ne sont que de petits chagrins, l’enfant ne les ressent que comme on sent les douleurs corporelles, le fond de son existence n’en est point affecté, il reprend, dès qu’il est en liberté, toute l’action, toute la gaieté que lui donnent la vivacité et la nouveauté de ses sensations : s’il était entièrement livré à lui-même, il serait parfaitement heureux ; mais ce bonheur cesserait, il produirait même le malheur pour les âges suivants ; on est donc obligé de contraindre l’enfant ; il est triste, mais nécessaire, de le rendre malheureux par instants, puisque ces instants même de malheur son les germes de tout son bonheur à venir.

Dans la jeunesse, lorsque le principe spirituel commence à entrer en exercice et qu’il pourrait déjà nous conduire, il naît un nouveau sens matériel qui prend un empire absolu, et commande si impérieusement à toutes nos facultés que l’âme elle-même semble se prêter avec plaisir aux passions impétueuses qu’il produit ; le principe matériel domine donc encore, et peut-être avec plus d’avantage que jamais : car non seulement il efface et soumet la raison, mais il la pervertit et s’en sert comme d’un moyen de plus ; on ne pense et on n’agit que pour approuver et pour satisfaire sa passion. Tant que cette ivresse dure on est heureux ; les contradictions et les peines extérieures semblent resserrer encore l’unité de l’intérieur, elles fortifient la passion, elles en remplissent les intervalles languissants, elles réveillent l’orgueil, et achèvent de tourner toutes nos vues vers le même objet et toutes nos puissances vers le même but.

Mais ce bonheur va passer comme un songe ; le charme disparaît, le dégoût suit, un vide affreux succède à la plénitude des sentiments dont on était occupé. L’âme, au sortir de ce sommeil léthargique, a peine à se reconnaître ; elle a perdu par l’esclavage l’habitude de commander, elle n’en a plus la force, elle regrette même la servitude, et cherche un nouveau maître, un nouvel objet de passion qui disparaît bientôt à son tour, pour être suivi d’un autre qui dure encore moins : ainsi les excès et les dégoûts se multiplient, les plaisirs fuient, les organes s’usent, le sens matériel, loin de pouvoir commander, n’a plus la force d’obéir. Que reste-t-il à l’homme après une telle jeunesse ? un corps énervé, une âme amollie, et l’impuissance de se servir de tous deux.

Aussi a-t-on remarqué que c’est dans le moyen âge que les hommes sont le plus sujets à ces langueurs de l’âme, à cette maladie intérieure, à cet état de vapeurs dont j’ai parlé. On court encore à cet âge après les plaisirs de la jeunesse, on les cherche par habitude et non par besoin ; et comme à mesure qu’on avance il arrive toujours plus fréquemment qu’on sent moins le plaisir que l’impuissance d’en jouir, on se trouve contredit par soi-même, humilié par sa propre faiblesse, si nettement et si souvent, qu’on ne peut s’empêcher de se blâmer, de condamner ses actions et de se reprocher même ses désirs.

D’ailleurs, c’est à cet âge que naissent les soucis et que la vie est la plus contentieuse : car on a pris un état, c’est-à-dire qu’on est entré par hasard ou par choix dans une carrière qu’il est toujours honteux de ne pas fournir, et souvent très dangereux de remplir avec éclat. On marche donc péniblement entre deux écueils également formidables, le mépris et la haine, on s’affaiblit par les efforts qu’on fait pour les éviter, et l’on tombe dans le découragement : car lorsqu’à force d’avoir vécu et d’avoir reconnu, éprouvé les injustices des hommes, on a pris l’habitude d’y compter comme sur un mal nécessaire, lorsqu’on s’est enfin accoutumé à faire moins de cas de leurs jugements que de son repos, et que le cœur, endurci par les cicatrices mêmes des coups qu’on lui a portés, est devenu plus insensible, on arrive aisément à cet état d’indifférence, à cette quiétude indolente, dont on aurait rougi quelques années auparavant. La gloire, ce puissant mobile de toutes les grandes âmes, et qu’on voyait de loin comme un but éclatant qu’on s’efforçait d’atteindre par des actions brillantes et des travaux utiles, n’est plus qu’un objet sans attraits pour ceux qui en ont approché, et un fantôme vain et trompeur pour les autres qui sont restés dans l’éloignement. La paresse prend sa place, et semble offrir à tous des routes plus aisées et des biens plus solides ; mais le dégoût la précède et l’ennui la suit, l’ennui, ce triste tyran de toutes les âmes qui pensent, contre lequel la sagesse peut moins que la folie.

C’est donc parce que la nature de l’homme est composée de deux principes opposés, qu’il a tant de peine à se concilier avec lui-même ; c’est de là que viennent son inconstance, son irrésolution, ses ennuis.

Les animaux au contraire, dont la nature est simple et purement matérielle, ne ressentent, ni combats intérieurs, ni opposition, ni trouble ; ils n’ont ni nos regrets, ni nos remords, ni nos espérances, ni nos craintes.

Séparons de nous tout ce qui appartient à l’âme, ôtons-nous l’entendement, l’esprit et la mémoire ; ce qui nous restera sera la partie matérielle par laquelle nous sommes animaux ; nous aurons encore des besoins, des sensations, des appétits, nous aurons de la douleur et du plaisir, nous aurons même des passions : car une passion est-elle autre chose qu’une sensation plus forte que les autres, et qui se renouvelle à tout instant ? Or, nos sensations pourrons se renouveler dans notre sens intérieur matériel ; nous aurons donc toutes les passions, du moins toutes les passions aveugles que l’âme, ce principe de la connaissance, ne peut ni produire, ni fomenter.

C’est ici le point le plus difficile : comment pourrons-nous, surtout avec l’abus que l’on a fait des termes, nous faire entendre et distinguer nettement les passions qui n’appartiennent qu’à l’homme, de celles qui lui sont communes avec les animaux ? est-il certain, est-il croyable que les animaux puissent avoir des passions ? n’est-il pas au contraire convenu que toute passion est une émotion de l’âme ? doit-on par conséquent chercher ailleurs que dans ce principe spirituel les germes de l’orgueil, de l’envie, de l’ambition, de l’avarice et de toutes les passions qui nous commandent ?

Je ne sais, mais il me semble que tout ce qui commande à l’âme est hors d’elle ; il me semble que le principe de la connaissance n’est point celui du sentiment ; il me semble que le germe de nos passions est dans nos appétits, que les illusions viennent de nos sens et résident dans notre sens intérieur matériel, que d’abord l’âme n’y a de part que par son silence, que quand elle s’y prête elle est subjuguée, et pervertie lorsqu’elle s’y complaît.

Distinguons donc, dans les passions de l’homme, le physique et le moral : l’un est la cause, l’autre l’effet ; la première émotion est dans le sens intérieur matériel, l’âme peut la recevoir, mais elle ne la produit pas. Distinguons aussi les mouvements instantanés des mouvements durables, et nous verrons d’abord que la peur, l’horreur, la colère, l’amour, ou plutôt le désir de jouir, sont des sentiments qui, quoique durables, ne dépendent que de l’impression des objets sur nos sens, combinée avec les impressions subsistantes de nos sensations antérieures, et que par conséquent ces passions doivent nous être communes avec les animaux. Je dis que les impressions actuelles des objets sont combinées avec les impressions subsistantes de nos sensations antérieures, parce que rien n’est horrible, rien n’est effrayant, rien n’est attrayant, pour un homme ou pour un animal qui voit pour la première fois. On peut en faire l’épreuve sur de jeunes animaux : j’en ai vu se jeter au feu la première fois qu’on les y présentait ; ils n’acquièrent de l’expérience que par des actes réitérés, dont les impressions subsistent dans leur sens extérieur ; et quoique leur expérience ne soit point raisonnée, elle n’en est pas moins sûre, elle n’en est même que plus circonspecte : car un grand bruit, un mouvement violent, une figure extraordinaire, qui se présente ou se fait entendre subitement et pour la première fois, produit dans l’animal une secousse dont l’effet est semblable aux premiers mouvements de la peur, mais ce sentiment n’est qu’instantané ; comme il ne peut se combiner avec aucune sensation précédente, il ne peut donner à l’animal qu’un ébranlement momentané, et non pas une émotion durable, telle que la suppose la passion de la peur.

Un jeune animal, tranquille habitant des forêts, qui tout à coup entend le son éclatant d’un cor, ou le bruit subit et nouveau d’une arme à feu, tressaille, bondit, et fuit par la seule violence de la secousse qu’il vient d’éprouver. Cependant si ce bruit est sans effet, s’il cesse, l’animal reconnaît d’abord le silence ordinaire de la nature, il se calme, s’arrête, et regagne à pas égaux sa paisible retraite. Mais l’âge et l’expérience le rendront bientôt circonspect et timide, dès qu’à l’occasion d’un bruit pareil il se sera senti blessé, atteint ou poursuivi : ce sentiment de peine ou cette sensation de douleur se conserve dans son sens intérieur ; et lorsque le même bruit se fait encore entendre elle se renouvelle, et se combinant avec l’ébranlement actuel elle produit un sentiment durable, une passion subsistante, une vraie peur ; l’animal fuit, et fuit de toutes ses forces, il fuit très loin, il fuit longtemps, il fuit toujours, puisque souvent il abandonne à jamais son séjour ordinaire.

La peur est donc une passion dont l’animal est susceptible, quoiqu’il n’ait pas nos craintes raisonnées ou prévues ; il en est de même de l’horreur, de la colère, de l’amour, quoiqu’il n’ait ni nos aversions réfléchies, ni nos haines durables, ni nos amitiés constantes. L’animal a toutes ces passions premières ; elles ne supposent aucune connaissance, aucune idée, et ne sont fondées que sur l’expérience du sentiment, c’est-à-dire sur la répétition des actes de douleur ou de plaisir, et le renouvellement des sensations antérieures du même genre. La colère, ou, si l’on veut, le courage naturel, se remarque dans les animaux qui sentent leurs forces, c’est-à-dire qui les ont éprouvées, mesurées et trouvées supérieures à celles des autres ; la peur est le partage des faibles, mais le sentiment d’amour leur appartient à tous.

Amour ! désir inné ! âme de la nature[NdÉ 35] ! principe inépuisable d’existence ! puissance souveraine qui peut tout et contre laquelle rien ne peut, par qui tout agit, tout respire et tout se renouvelle ! divine flamme ! germe de perpétuité que l’Éternel a répandu dans tout avec le souffle de vie ! Précieux sentiment qui peut seul amollir les cœurs féroces et glacés, en les pénétrant d’une douce chaleur ! cause première de tout bien, de toute société, qui réunis sans contrainte et par tes seuls attraits les natures sauvages et dispersées ! source unique et féconde de tout plaisir, de toute volupté ! Amour ! pourquoi fais-tu l’état heureux de tout les êtres et le malheur de l’homme ?

C’est qu’il n’y a que le physique de cette passion qui soit bon ; c’est que, malgré ce que peuvent dire les gens épris, le moral n’en vaut rien. Qu’est-ce en effet que le moral de l’amour ? la vanité : vanité dans le plaisir de la conquête, erreur qui vient de ce qu’on en fait trop de cas ; vanité dans le désir de la conserver exclusivement, état malheureux qu’accompagne toujours la jalousie, petite passion si basse qu’on voudrait la cacher ; vanité dans la manière d’en jouir, qui fait qu’on ne multiplie que ses gestes et ses efforts sans multiplier ses plaisirs ; vanité dans la façon même de la perdre, on veut rompre le premier : car si l’on est quitté, quelle humiliation ! et cette humiliation se tourne en désespoir lorsqu’on vient à reconnaître qu’on a été longtemps dupe et trompé.

Les animaux ne sont point sujets à toutes ces misères ; ils ne cherchent pas des plaisirs où il ne peut y en avoir : guidés par le sentiment seul, il ne se trompent jamais dans leurs choix, leurs désirs sont toujours proportionnés à la puissance de jouir, ils sentent autant qu’ils jouissent, et ne jouissent qu’autant qu’ils sentent ; l’homme au contraire, en voulant inventer des plaisirs, n’a fait que gâter la nature ; en voulant se forcer sur le sentiment, il ne fait qu’abuser de son être et creuser dans son cœur un vide que rien ensuite n’est capable de remplir.

Tout ce qu’il y a de bon dans l’amour appartient donc aux animaux tout aussi bien qu’à nous, et même, comme si ce sentiment ne pouvait jamais être pur, ils paraissent avoir une petite portion de ce qu’il y a de moins bon, je veux parler de la jalousie. Chez nous, cette passion suppose toujours quelque défiance de soi-même, quelque connaissance sourde de sa propre faiblesse ; les animaux au contraire semblent être d’autant plus jaloux qu’ils ont plus de force, plus d’ardeur et plus d’habitude au plaisir : c’est que notre jalousie dépend de nos idées, et la leur du sentiment ; ils ont joui, ils désirent de jouir encore, ils s’en sentent la force, ils écartent donc tous ceux qui veulent occuper leur place ; leur jalousie n’est point réfléchie, ils ne la tournent pas contre l’objet de leur amour, ils ne sont jaloux que de leurs plaisirs[NdÉ 36].

Mais les animaux sont-ils bornés aux seules passions que nous venons de décrire ? la peur, la colère, l’horreur, l’amour et la jalousie sont-elles les seules affections durables qu’ils puissent éprouver ? Il me semble qu’indépendamment de ces passions, dont le sentiment naturel, ou plutôt l’expérience du sentiment rend les animaux susceptibles, ils ont encore des passions qui leur sont communiquées et qui viennent de l’éducation, de l’exemple, de l’imitation et de l’habitude : ils ont leur espèce d’amitié, leur espèce d’orgueil, leur espèce d’ambition ; et quoiqu’on puisse déjà s’être assuré, par ce que nous avons dit, que dans toutes leurs opérations et dans tous les actes qui émanent de leurs passions il n’entre ni réflexion, ni pensée, ni même aucune idée, cependant comme les habitudes dont nous parlons sont celles qui semblent le plus supposer quelque degré d’intelligence, et que c’est ici où la nuance entre eux et nous est la plus délicate et la plus difficile à saisir, ce doit être aussi celle que nous devons examiner avec le plus de soin[NdÉ 37].

Y a-t-il rien de comparable à l’attachement du chien pour la personne de son maître ? On en a vu mourir sur le tombeau qui la renfermait ; mais (sans vouloir citer les prodiges ni les héros d’aucun genre) quelle fidélité à accompagner, quelle constance à suivre, quelle attention à défendre son maître ! quel empressement à rechercher ses caresses ! quelle docilité à lui obéir ! quelle patience à souffrir sa mauvaise humeur et des châtiments souvent injustes ! Quelle douceur et quelle humilité pour tâcher de rentrer en grâce ! que de mouvements, que d’inquiétudes, que de chagrin, s’il est absent ! que de joie lorsqu’il se retrouve ! À tous ces traits peut-on méconnaître l’amitié ? se marque-t-elle même parmi nous par des caractères aussi énergiques ?

Il en est de cette amitié comme de celle d’une femme pour son serin, d’un enfant pour son jouet, etc. : toutes deux sont aussi peu réfléchies, toutes deux ne sont qu’un sentiment aveugle[NdÉ 38] ; celui de l’animal est seulement plus naturel, puisqu’il est fondé sur le besoin, tandis que l’autre n’a pour objet qu’un insipide amusement auquel l’âme n’a point de part. Ces habitudes puériles ne durent que par le désœuvrement, et n’ont de force que par le vide de la tête ; et le goût pour les magots et le culte des idoles, l’attachement en un mot aux choses inanimées n’est-il pas le dernier degré de la stupidité ? Cependant que de créateurs d’idoles et de magots dans ce monde ! que de gens adorent l’argile qu’ils ont pétrie ! Combien d’autres sont amoureux de la glèbe qu’ils ont remuée[NdÉ 39] !

Il s’en faut donc bien que tous les attachements viennent de l’âme, et que la faculté de pouvoir s’attacher suppose nécessairement la puissance de penser et de réfléchir, puisque c’est lorsqu’on pense et qu’on réfléchit le moins que naissent la plupart de nos attachements, que c’est encore faute de penser et de réfléchir qu’ils se confirment et se tournent en habitude, qu’il suffit que quelque chose flatte nos sens pour que nous l’aimions, et qu’enfin il ne faut que s’occuper souvent et longtemps d’un objet pour en faire une idole.

Mais l’amitié suppose cette puissance de réfléchir : c’est de tous les attachements le plus digne de l’homme et le seul qui ne le dégrade point. L’amitié n’émane que de la raison, l’impression des sens n’y fait rien, c’est l’âme de son ami qu’on aime, et pour aimer une âme il faut en avoir une, il faut en avoir fait usage, l’avoir connue, l’avoir comparée et trouvée de niveau à ce que l’on peut connaître de celle d’un autre : l’amitié suppose donc non seulement le principe de la connaissance, mais l’exercice actuel et réfléchi de ce principe.

Ainsi l’amitié n’appartient qu’à l’homme, et l’attachement peut appartenir aux animaux : le sentiment seul suffit pour qu’ils s’attachent aux gens qu’ils voient souvent, à ceux qui les soignent, qui les nourrissent, etc. ; le seul sentiment suffit encore pour qu’ils s’attachent aux objets dont ils sont forcés de s’occuper. L’attachement des mères pour leurs petits ne vient que de ce qu’elles ont été fort occupées à les porter, à les produire, à les débarrasser de leurs enveloppes, et qu’elles le sont encore à les allaiter ; et si dans les oiseaux les pères semblent avoir quelque attachement pour leurs petits et paraissent en prendre soin comme les mères, c’est qu’ils se sont occupés comme elles de la construction du nid, c’est qu’ils l’ont habité, c’est qu’ils y ont eu du plaisir avec leurs femelles, dont la chaleur dure encore longtemps après avoir été fécondées, au lieu que dans les autres espèces d’animaux où la saison des amours est fort courte, où, passé cette saison, rien n’attache plus les mâles à leurs femelles, où il n’y a point de nid, point d’ouvrage à faire en commun, les pères ne sont pères que comme on l’était à Sparte, ils n’ont aucun souci de leur postérité.

L’orgueil et l’ambition des animaux tiennent à leur courage naturel, c’est-à-dire au sentiment qu’ils ont de leur force, de leur agilité, etc. : les grands dédaignent les petits et semblent mépriser leur audace insultante. On augmente même par l’éducation ce sang-froid, cet à-propos de courage, on augmente aussi leur ardeur, on leur donne de l’éducation par l’exemple, car ils sont susceptibles et capables de tout, excepté de raison ; en général, les animaux peuvent apprendre à faire mille fois tout ce qu’ils ont fait une fois, à faire de suite ce qu’ils ne faisaient que par intervalles, à faire pendant longtemps ce qu’ils ne faisaient que pendant un instant, à faire volontiers ce qu’ils ne faisaient d’abord que par force, à faire par habitude ce qu’ils ont fait une fois par hasard, à faire d’eux-mêmes ce qu’ils voient faire aux autres[NdÉ 40]. L’imitation est de tous les résultats de la machine animale le plus admirable, c’en est le mobile le plus délicat et le plus étendu, c’est ce qui copie de plus près la pensée ; et quoique la cause en soit dans les animaux purement matérielle et mécanique, c’est par ses effets qu’ils nous étonnent davantage. Les hommes n’ont jamais plus admiré les singes que quand ils les ont vus imiter les actions humaines : en effet, il n’est point trop aisé de distinguer certaines copies de certains originaux ; il y a si peu de gens d’ailleurs qui voient nettement combien il y a de distance entre faire et contrefaire, que les singes doivent être pour le gros du genre humain des êtres étonnants, humiliants, au point qu’on ne peut guère trouver mauvais qu’on ait donné sans hésiter plus d’esprit au singe, qui contrefait et copie l’homme, qu’à l’homme (si peu rare parmi nous) qui ne fait ni ne copie rien.

Cependant les singes sont tout au plus des gens à talents que nous prenons pour des gens d’esprit : quoiqu’ils aient l’art de nous imiter, ils n’en sont pas moins de la nature des bêtes, qui toutes ont plus ou moins le talent de l’imitation[NdÉ 41]. À la vérité, dans presque tous les animaux ce talent est borné à l’espèce même, et ne s’étend point au delà de l’imitation de leurs semblables, au lieu que le singe, qui n’est pas plus de notre espèce que nous ne sommes de la sienne, ne laisse pas de copier quelques-unes de nos actions ; mais c’est parce qu’il nous ressemble à quelques égards, c’est parce qu’il est extérieurement à peu près conformé comme nous, et cette ressemblance grossière suffit pour qu’il puisse se donner des mouvements, et même des suites de mouvements semblables aux nôtres, pour qu’il puisse, en un mot, nous imiter grossièrement ; en sorte que tous ceux qui ne jugent des choses que par l’extérieur trouvent ici comme ailleurs du dessein, de l’intelligence et de l’esprit, tandis qu’en effet il n’y a que des rapports de figure, de mouvement et d’organisation.

C’est par les rapports de mouvement que le chien prend les habitudes de son maître, c’est par les rapports de figure que le singe contrefait les gestes humains, c’est par les rapports d’organisation que le serin répète des airs de musique et que le perroquet imite le signe le moins équivoque de la pensée, la parole, qui met à l’extérieur autant de différence entre l’homme et l’homme qu’entre l’homme et la bête, puisqu’elle exprime dans les uns la lumière et la supériorité de l’esprit, qu’elle ne laisse apercevoir dans les autres qu’une confusion d’idées obscures ou empruntées, et que dans l’imbécile ou le perroquet elle marque le dernier degré de la stupidité, c’est-à-dire l’impossibilité où ils sont tous deux de produire intérieurement la pensée, quoiqu’il ne leur manque aucun des organes nécessaires pour la rendre au dehors.

Il est aisé de prouver encore mieux que l’imitation n’est qu’un effet mécanique, un résultat purement machinal, dont la perfection dépend de la vivacité avec laquelle le sens intérieur matériel reçoit les impressions des objets, et de la facilité de les rendre au dehors par la similitude et la souplesse des organes extérieurs. Les gens qui ont les sens exquis, délicats, faciles à ébranler, et les membres obéissants, agiles et flexibles, sont, toutes choses égales d’ailleurs, les meilleurs acteurs, les meilleurs pantomimes, les meilleurs singes : les enfants, sans y songer, prennent les habitudes du corps, empruntent les gestes, imitent les manières de ceux avec qui ils vivent ; ils sont aussi très portés à répéter et à contrefaire. La plupart des jeunes gens les plus vifs et les moins pensants, qui ne voient que par les yeux du corps, saisissent cependant merveilleusement le ridicule des figures ; toute forme bizarre les affecte, toute représentation les frappe, toute nouveauté les émeut ; l’impression en est si forte qu’ils représentent eux-mêmes, ils racontent avec enthousiasme, ils copient facilement et avec grâce ; ils ont donc supérieurement le talent de l’imitation, qui suppose l’organisation la plus parfaite, les dispositions du corps les plus heureuses, et auquel rien n’est plus opposé qu’une forte dose de bon sens.

Ainsi, parmi les hommes, ce sont ordinairement ceux qui réfléchissent le moins qui ont le plus ce talent de l’imitation ; il n’est donc pas surprenant, qu’on le trouve dans les animaux qui ne réfléchissent point du tout ; ils doivent même l’avoir à un plus haut degré de perfection, parce qu’ils n’ont rien qui s’y oppose, parce qu’ils n’ont aucun principe par lequel ils puissent avoir la volonté d’être différents les uns des autres. C’est par notre âme que nous différons entre nous, c’est par notre âme que nous sommes nous, c’est d’elle que vient la diversité de nos caractères et la variété de nos actions : les animaux, au contraire, qui n’ont point d’âme, n’ont point le moi qui est le principe de la différence, la cause qui constitue la personne ; ils doivent donc, lorsqu’ils se ressemblent par l’organisation ou qu’ils sont de la même espèce, se copier tous, faire tous les mêmes choses et de la même façon, s’imiter en un mot beaucoup plus parfaitement que les hommes ne peuvent s’imiter les uns les autres ; et par conséquent ce talent d’imitation, bien loin de supposer de l’esprit et de la pensée dans les animaux, prouve, au contraire, qu’ils en sont absolument privés.

C’est par la même raison que l’éducation des animaux, quoique fort courte, est toujours heureuse ; ils apprennent en très de temps presque tout ce que savent leur père et mère, et c’est par l’imitation qu’ils l’apprennent[NdÉ 42] ; ils ont donc non seulement l’expérience qu’ils peuvent acquérir par le sentiment, mais ils profitent encore, par le moyen de l’imitation, de l’expérience que les autres ont acquise. Les jeunes animaux se modèlent sur les vieux ; ils voient que ceux-ci s’approchent ou fuient lorsqu’ils entendent certains bruits, lorsqu’ils aperçoivent certains objets, lorsqu’ils sentent certaines odeurs ; ils s’approchent aussi ou fuient d’abord avec eux sans autre cause déterminante que l’imitation, et ensuite ils s’approchent ou fuient d’eux-mêmes et tout seuls, parce qu’ils ont pris l’habitude de s’approcher ou de fuir toutes les fois qu’ils ont éprouvé les mêmes sensations.

Après avoir comparé l’homme à l’animal, pris chacun individuellement, je vais comparer l’homme en société avec l’animal en troupe, et rechercher en même temps qu’elle peut être la cause de cette espèce d’industrie qu’on remarque dans certains animaux, même dans les espèces les plus viles et les plus nombreuses : que de choses ne dit-on pas de celle de certains insectes ! Nos observateurs admirent à l’envie l’intelligence et les talents des abeilles : elles ont, disent-ils, un génie particulier, un art qui n’appartient qu’à elles, l’art de se bien gouverner. Il faut savoir observer pour s’en apercevoir ; mais une ruche est une république où chaque individu ne travaille que pour la société, où tout est ordonné, distribué, réparti avec une prévoyance, une équité, une prudence admirables ; Athènes n’était pas mieux conduite ni mieux policée : plus on observe ce panier de mouches et plus on découvre de merveilles, un fond de gouvernement inaltérable et toujours le même, un respect profond pour la personne en place, une vigilance singulière pour son service, la plus soigneuse attention pour ses plaisirs, un amour constant pour la patrie, une ardeur inconcevable pour le travail, une assiduité à l’ouvrage que rien n’égale, le plus grand désintéressement joint à la plus grande économie, la plus fine géométrie employée à la plus élégante architecture, etc. Je ne finirais point si je voulais seulement parcourir les annales de cette république, et tirer de l’histoire de ces insectes tous les traits qui ont excité l’admiration de leurs historiens.

C’est qu’indépendamment de l’enthousiasme qu’on prend pour son sujet, on admire toujours d’autant plus qu’on observe davantage et qu’on raisonne moins. Y a-t-il, en effet, rien de plus gratuit que cette admiration pour les mouches, et que ces vues morales qu’on voudrait leur prêter, que cet amour du bien commun qu’on leur suppose, que cet instinct singulier qui équivaut à la géométrie la plus sublime, instinct qu’on leur a nouvellement accorde, par lequel les abeilles résolvent sans hésiter le problème de bâtir le plus solidement qu’il soit possible dans le moindre espace possible, et avec la plus grande économie possible[NdÉ 43] ? que penser de l’excès auquel on a porté le détail de ces éloges ? car enfin une mouche ne doit pas tenir dans la tête d’un naturaliste plus de place qu’elle n’en tient dans la nature ; et cette république merveilleuse ne sera jamais, aux yeux de la raison, qu’une foule de petites bêtes qui n’ont d’autre rapport avec nous que celui de nous fournir de la cire et du miel.

Ce n’est point la curiosité que je blâme ici, ce sont les raisonnements et les exclamations : qu’on ait observé avec attention leurs manœuvres, qu’on ait suivi avec soin leurs procédés et leur travail, qu’on ait décrit exactement leur génération, leur multiplication, leurs métamorphoses, etc., tous ces objets peuvent occuper le loisir d’un naturaliste ; mais c’est la morale, c’est la théologie[NdÉ 44] des insectes que je ne puis entendre prêcher ; ce sont les merveilles que les observateurs y mettent et sur lesquelles ensuite ils se récrient, comme si elles y étaient en effet, qu’il faut examiner ; c’est cette intelligence, cette prévoyance, cette connaissance même de l’avenir qu’on leur accorde avec tant de complaisance, et que cependant on doit leur refuser rigoureusement, que je vais tâcher de réduire à sa juste valeur.

Les mouches solitaires n’ont, de l’aveu de ces observateurs, aucun esprit en comparaison des mouches qui vivent ensemble ; celles qui ne forment que de petites troupes en ont moins que celles qui sont en grand nombre, et les abeilles, qui de toutes sont peut-être celles qui forment la société la plus nombreuse, sont aussi celles qui ont le plus de génie. Cela seul ne suffit-il pas pour faire penser que cette apparence d’esprit ou de génie n’est qu’un résultat purement mécanique, une combinaison de mouvement proportionnelle au nombre, un rapport qui n’est compliqué que parce qu’il dépend de plusieurs milliers d’individus ? Ne sait-on pas que tout rapport, tout désordre même, pourvu qu’il soit constant, nous paraît une harmonie dès que nous en ignorons les causes, et que de la supposition de cette apparence d’ordre à celle de l’intelligence il n’y a qu’un pas, les hommes aimant mieux admirer qu’approfondir ?

On conviendra donc d’abord, qu’à prendre les mouches une à une, elles ont moins de génie que le chien, le singe et la plupart des animaux ; on conviendra qu’elles ont moins de docilité, moins d’attachement, moins de sentiment, moins, en un mot, de qualités relatives aux nôtres : dès lors on doit convenir que leur intelligence apparente ne vient que de leur multitude réunie ; cependant cette réunion même ne suppose aucune intelligence, car ce n’est point par des vues morales qu’elles se réunissent, c’est sans leur consentement qu’elles se trouvent ensemble. Cette société n’est donc qu’un assemblage physique ordonné par la nature, et indépendant de toute vue, de toute connaissance, de tout raisonnement. La mère abeille produit dix mille individus tout à la fois et dans un même lieu ; ces dix mille individus, fussent-ils encore mille fois plus stupides que je ne le suppose, seront obligés, pour continuer seulement d’exister, de s’arranger de quelque façon : comme ils agissent tous les uns contre les autres avec des forces égales, eussent-ils commencé par se nuire, à force de se nuire ils arriveront bientôt à se nuire le moins qu’il sera possible, c’est-à-dire à s’aider ; ils auront donc l’air de s’entendre et de concourir au même but[NdÉ 45]. L’observateur leur prêtera bientôt des vues et tout l’esprit qui leur manque ; il voudra rendre raison de chaque action, chaque mouvement aura bientôt son motif, et de là sortiront des merveilles ou des monstres de raisonnement sans nombre : car ces dix mille individus, qui ont été tous produits à la fois, qui ont habité ensemble, qui se sont tous métamorphosés à peu près en même temps, ne peuvent manquer de faire tous la même chose, et, pour peu qu’ils aient de sentiment, de prendre des habitudes communes, de s’arranger, de se trouver bien ensemble, de s’occuper de leur demeure, d’y revenir après s’en être éloignés, etc., et de là l’architecture, la géométrie, l’ordre, la prévoyance, l’amour de la patrie, la république en un mot, le tout fondé, comme l’on voit, sur l’admiration de l’observateur.

La nature n’est-elle pas assez étonnante par elle-même, sans chercher encore à nous surprendre en nous étourdissant de merveilles qui n’y sont pas et que nous y mettons ? Le Créateur n’est-il pas assez grand par ses ouvrages, et croyons-nous le faire plus grand par notre imbécillité[NdÉ 46] ? ce serait, s’il pouvait l’être, la façon de le rabaisser. Lequel, en effet, a de l’Être suprême la plus grande idée, celui qui le voit créer l’univers, ordonner les existences, fonder la nature sur des lois invariables et perpétuelles, ou celui qui le cherche et veut le trouver attentif à conduire une république de mouches, et fort occupé de la manière dont se doit plier l’aile d’un scarabée ?

Il y a parmi certains animaux une espèce de société qui semble dépendre du choix de ceux qui la composent, et qui, par conséquent, approche bien davantage de l’intelligence et du dessein, que la société des abeilles, qui n’a d’autre principe qu’une nécessité physique : les éléphants, les castors, les singes, et plusieurs autres espèces d’animaux se cherchent, se rassemblent, vont par troupes, se secourent, se défendent, s’avertissent et se soumettent à des allures communes : si nous ne troublions pas si souvent ces sociétés, et que nous pussions les observer aussi facilement que celles des mouches, nous y verrions sans doute bien d’autres merveilles, qui cependant ne seraient que des rapport et des convenances physiques. Qu’on mette ensemble et dans un même lieu un grand nombre d’animaux de même espèce, il en résultera nécessairement un certain arrangement, un certain ordre, de certaines habitudes communes, comme nous le dirons dans l’histoire du daim, du lapin, etc. Or toute habitude commune, bien loin d’avoir pour cause le principe d’une intelligence éclaircie, ne suppose, au contraire, que celui d’une aveugle imitation.

Parmi les hommes, la société dépend moins des convenances physiques que des relations morales[NdÉ 47]. L’homme a d’abord mesuré sa force et sa faiblesse, il a comparé son ignorance et sa curiosité, il a senti que seul il ne pouvait suffire ni satisfaire par lui-même à la multiplicité de ses besoins, il a reconnu l’avantage qu’il aurait à renoncer à l’usage illimité de sa volonté pour acquérir un droit sur la volonté des autres, il a réfléchi sur l’idée du bien et du mal, il l’a gravée au fond de son cœur à la faveur de la lumière naturelle qui lui a été départie par la bonté du Créateur, il a vu que la solitude n’était pour lui qu’un état de danger et de guerre, il a cherché la sûreté et la paix dans la société, il y a porté ses forces et ses lumières pour les augmenter en les réunissant à celles des autres : cette réunion est de l’homme l’ouvrage le meilleur, c’est de sa raison l’usage le plus sage. En effet il n’est tranquille, il n’est fort, il n’est grand, il ne commande à l’univers, que parce qu’il a su se commander à lui-même, se dompter, se soumettre et s’imposer des lois ; l’homme, en un mot, n’est homme que parce qu’il a su se réunir à l’homme.

Il est vrai que tout a concouru à rendre l’homme sociable : car, quoique les grandes sociétés, les sociétés policées, dépendent certainement de l’usage et quelquefois de l’abus qu’il a fait de sa raison, elles ont sans doute été précédées par de petites sociétés qui ne dépendaient, pour ainsi dire, que de la nature. Une famille est une société naturelle, d’autant plus stable, d’autant mieux fondée qu’il y a plus de besoins, plus de causes d’attachement. Bien différent des animaux, l’homme n’existe presque pas encore lorsqu’il vient de naître ; il est nu, faible, incapable d’aucun mouvement, privé de toute action, réduit à tout souffrir, sa vie dépend des secours qu’on lui donne. Cet état de l’enfance imbécile, impuissante, dure longtemps ; la nécessité du secours devient donc une habitude, qui seule serait capable de produire l’attachement mutuel de l’enfant et des père et mère ; mais comme à mesure qu’il avance, l’enfant acquiert de quoi se passer plus aisément de secours, comme il a physiquement moins besoin d’aide, que les parents, au contraire, continuent à s’occuper de lui beaucoup plus qu’il ne s’occupe d’eux, il arrive toujours que l’amour descend beaucoup plus qu’il ne remonte : l’attachement des père et mère devient excessif, aveugle, idolâtre, et celui de l’enfant reste tiède et ne reprend des forces que lorsque la raison vient à développer le germe de la reconnaissance.

Ainsi la société, considérée même dans une seule famille, suppose dans l’homme la faculté raisonnable ; la société, dans les animaux qui semblent se réunir librement et par convenance, suppose l’expérience du sentiment ; et la société des bêtes qui, comme les abeilles, se trouvent ensemble sans s’être cherchées, ne suppose rien : quels qu’en puissent être les résultats, il est clair qu’ils n’ont été ni prévus, ni ordonnés, ni conçus par ceux qui les exécutent, et qu’ils ne dépendent que du mécanisme universel et des lois du mouvement établis par le Créateur. Qu’on mette ensemble dans le même lieu dix mille automates animés d’une force vive et tous déterminés, par la ressemblance parfaite de leur forme extérieure et intérieure, et par la conformité de leurs mouvements, à faire chacun la même chose dans ce même lieu, il en résultera nécessairement un ouvrage régulier ; les rapports d’égalité, de similitude, de situation, s’y trouveront, puisqu’ils dépendent de ceux de mouvement que nous supposons égaux et conformes ; les rapports de juxtaposition, d’étendue, de figure, s’y trouveront aussi puisque nous supposons l’espace donné et circonscrit ; et si nous accordons à ces automates le plus petit degré de sentiment, celui seulement qui est nécessaire pour sentir son existence, tendre à sa propre conservation, éviter les choses nuisibles, appéter les choses convenables, etc., l’ouvrage sera non seulement régulier, proportionné, situé, semblable, égal, mais il aura encore l’air de la symétrie, de la solidité, de la commodité, etc., au plus haut point de perfection, parce qu’en le formant, chacun de ces dix mille individus a cherché à s’arranger de la manière la plus commode pour lui, et qu’il a en même temps été forcé d’agir et de se placer de la manière la moins incommode aux autres.

Dirai-je encore un mot ? ces cellules des abeilles, ces hexagones tant vantés, tant admirés, me fournissent une preuve de plus contre l’enthousiasme et l’admiration : cette figure, toute géométrique et toute régulière qu’elle nous paraît et qu’elle est en effet dans la spéculation, n’est ici qu’un résultat mécanique et assez imparfait qui se trouve souvent dans la nature, et que l’on remarque même dans ses productions les plus brutes ; les cristaux et plusieurs autres pierres, quelques sels, etc., prennent constamment cette figure dans leur formation. Qu’on observe les petites écailles de la peau d’une roussette, on verra qu’elles sont hexagones, parce que chaque écaille croissant en même temps se fait obstacle et tend à occuper le plus d’espace qu’il est possible dans un espace donné : on voit ces mêmes hexagones dans le second estomac des animaux ruminants, on les trouve dans les graines, dans leurs capsules, dans certaines fleurs, etc. Qu’on remplisse un vaisseau de pois, ou plutôt de quelque autre graine cylindrique, et qu’on le ferme exactement, après y avoir versé autant d’eau que les intervalles qui restent entre ces graines peuvent en recevoir ; qu’on fasse bouillir cette eau, tous ces cylindres deviendront des colonnes à six pans. On en voit clairement la raison, qui est purement mécanique : chaque graine, dont la figure est cylindrique, tend par son renflement à occuper le plus d’espace possible dans un espace donné, elles deviennent donc toutes nécessairement hexagones par la compression réciproque. Chaque abeille cherche à occuper de même le plus d’espace possible dans un espace donné ; il est donc nécessaire aussi, puisque le corps des abeilles est cylindrique, que leurs cellules soient hexagones, par la même raison des obstacles réciproques[NdÉ 48].

On donne plus d’esprit aux mouches dont les ouvrages sont les plus réguliers ; les abeilles sont, dit-on, plus ingénieuses que les guêpes, les frelons, etc., qui savent aussi l’architecture, mais dont les constructions sont plus grossières et plus irrégulières que celles des abeilles. On ne veut pas voir, ou l’on ne se doute pas que cette régularité plus ou moins grande dépend uniquement du nombre et de la figure, et nullement de l’intelligence de ces petites bêtes : plus elles sont nombreuses, plus il y a de forces qui agissent également et qui s’opposent de même, plus il y a par conséquent de contrainte mécanique, de régularité forcée et de perfection apparente dans leurs productions.

Les animaux qui ressemblent le plus à l’homme par leur figure et par leur organisation seront donc, malgré les apologistes des insectes, maintenus dans la possession où ils étaient, d’êtres supérieurs à tous les autres pour les qualités intérieures ; et quoiqu’elles soient infiniment différentes de celles de l’homme, qu’elles ne soient, comme nous l’avons prouvé, que des résultats de l’exercice et de l’expérience du sentiment, ces animaux sont par ces facultés mêmes fort supérieurs aux insectes ; et comme tout se fait et que tout est par nuance dans la nature, on peut établir une échelle pour juger des degrés des qualités intrinsèques de chaque animal, en prenant pour premier terme la partie matérielle de l’homme, et plaçant successivement les animaux à différentes distances, selon qu’en effet ils en approchent ou s’en éloignent davantage, tant par la forme extérieure que par l’organisation intérieure : en sorte que le singe, le chien, l’éléphant et les autres quadrupèdes seront au premier rang ; les cétacés, qui, comme les quadrupèdes et l’homme, ont de la chair et du sang, qui sont comme eux vivipares, seront au second, les oiseaux au troisième, parce qu’à tout prendre ils diffèrent de l’homme plus que les cétacés et que les quadrupèdes ; et s’il n’y avait pas des êtres qui, comme les huîtres ou les polypes, semblent en différer autant qu’il est possible, les insectes seraient avec raison les bêtes du dernier rang.

Mais, si les animaux sont dépourvus d’entendement, d’esprit et de mémoire, s’ils sont privés de toute intelligence, si toutes leurs facultés dépendent de leurs sens, s’ils sont bornés à l’exercice et à l’expérience du sentiment seul, d’où peut venir cette espèce de prévoyance qu’on remarque dans quelques-uns d’entre eux ? Le seul sentiment peut-il faire qu’ils ramassent des vivres pendant l’été pour subsister pendant l’hiver ? ceci ne suppose-t-il pas une comparaison des temps, une notion de l’avenir, une inquiétude raisonnée ? pourquoi trouve-t-on à la fin de l’automne, dans le trou d’un mulot, assez de glands pour le nourrir jusqu’à l’été suivant ? pourquoi cette abondante récolte de cire et de miel dans les ruches ? pourquoi les fourmis font-elles des provisions ? pourquoi les oiseaux feraient-ils des nids, s’ils ne savaient pas qu’ils en auront besoin pour y déposer leurs œufs et y élever leurs petits, etc., et tant d’autres faits particuliers que l’on raconte de la prévoyance des renards, qui cachent leur gibier en différents endroits pour le retrouver au besoin et s’en nourrir pendant plusieurs jours ; de la subtilité raisonnée des hiboux, qui savent ménager leur provision de souris en leur coupant les pattes pour les empêcher de fuir ; de la pénétration merveilleuse des abeilles, qui savent d’avance que leur reine doit pondre dans un tel temps tel nombre d’œufs d’une certaine espèce dont il doit sortir des vers de mouches mâles, et tel autre nombre d’œufs d’une autre espèce qui doivent produire les mouches neutres, et qui, en conséquence de cette connaissance de l’avenir, construisent tel nombre d’alvéoles plus grandes pour les premières, et tel autre nombre d’alvéoles plus petites pour les secondes, etc.

Avant que de répondre à ces questions, et même de raisonner sur ces faits, il faudrait être assuré qu’ils sont réels et avérés, il faudrait qu’au lieu d’avoir été racontés par le peuple ou publiés par des observateurs amoureux du merveilleux, ils eussent été vus par des gens sensés, et recueillis par des philosophes : je suis persuadé que toutes les prétendues merveilles disparaîtraient, et qu’en y réfléchissant on trouverait la cause de chacun de ces effets en particulier. Mais admettons pour un instant la vérité de tous ces faits ; accordons, avec ceux qui les racontent, le pressentiment, la prévision, la connaissance même de l’avenir aux animaux, en résultera-t-il que ce soit un effet de leur intelligence ? Si cela était, elle serait bien supérieure à la nôtre, car notre prévoyance est toujours conjecturale, nos notions sur l’avenir ne sont que douteuses, toute la lumière de notre âme suffit à peine pour nous faire entrevoir les probabilités des choses futures ; dès lors les animaux qui en voient la certitude, puisqu’ils se déterminent d’avance et sans jamais se tromper, auraient en eux quelque chose de bien supérieur au principe de notre connaissance, ils auraient une âme bien plus pénétrante et bien plus clairvoyante que la nôtre. Je demande si cette conséquence ne répugne pas autant à la religion qu’à la raison.

Ce ne peut donc être par une intelligence semblable à la nôtre que les animaux aient une connaissance certaine de l’avenir, puisque nous n’en avons que des notions très douteuses et très imparfaites : pourquoi donc leur accorder si légèrement une qualité si sublime ? pourquoi nous dégrader mal à propos ? ne serait-il pas moins déraisonnable, supposé qu’on ne pût pas douter des faits, d’en rapporter la cause à des lois mécaniques établies, comme toutes les autres lois de la nature, par la volonté du Créateur ? La sûreté avec laquelle on suppose que les animaux agissent, la certitude de leur détermination, suffirait seule pour qu’on dût en conclure que ce sont les effets d’un pur mécanisme. Le caractère de la raison le plus marqué, c’est le doute, c’est la délibération, c’est la comparaison ; mais des mouvements et des actions qui n’annoncent que la décision et la certitude prouvent en même temps le mécanisme et la stupidité.

Cependant, comme les lois de la nature, telles que nous les connaissons, n’en sont que les effets généraux, et que les faits dont il s’agit ne sont au contraire que des effets très particuliers, il serait peu philosophique et peu digne de l’idée que nous devons avoir du Créateur, de charger mal à propos sa volonté de tant de petites lois, ce serait déroger à sa toute-puissance et à la noble simplicité de la nature que de l’embarrasser gratuitement de cette quantité de statuts particuliers, dont l’un ne serait fait que pour les mouches, l’autre pour les hiboux, l’autre pour les mulots, etc. Ne doit-on pas au contraire faire tous ses efforts pour ramener ces effets particuliers aux effets généraux ; et, si cela n’était pas possible, mettre ces faits en réserve et s’abstenir de vouloir les expliquer jusqu’à ce que, par de nouveaux faits et par de nouvelles analogies, nous puissions en connaître les causes ?

Voyons donc en effet s’ils sont inexplicables, s’ils sont si merveilleux, s’ils sont même avérés. La prévoyance des fourmis n’était qu’un préjugé[NdÉ 49] : on la leur avait accordée en les observant, on la leur a ôtée en les observant mieux ; elles sont engourdies tout l’hiver, leurs provisions ne sont donc que des amas superflus, amas accumulés sans vues, sans connaissance de l’avenir, puisque par cette connaissance même elles en auraient prévu toute l’inutilité. N’est-il pas très naturel que des animaux qui ont une demeure fixe où ils sont accoutumés à transporter les nourritures dont ils ont actuellement besoin et qui flattent leur appétit, en transportent beaucoup plus qu’il ne leur en faut, déterminés par le sentiment seul et par le plaisir de l’odorat ou de quelques autres de leurs sens, et guidés par l’habitude qu’ils ont prise d’emporter leurs vivres pour les manger en repos ? Cela même ne démontre-t-il pas qu’ils n’ont que du sentiment et point de raisonnement ? C’est par la même raison que les abeilles ramassent beaucoup plus de cire et de miel qu’il ne leur en faut ; ce n’est donc point du produit de leur intelligence, c’est des effets de leur stupidité que nous profitons : car l’intelligence les porterait nécessairement à ne ramasser qu’à peu près autant qu’elles ont besoin, et à s’épargner la peine de tout le reste, surtout après la triste expérience que ce travail est en pure perte, qu’on leur enlève tout ce qu’elles ont de trop, qu’enfin cette abondance est la seule cause de la guerre qu’on leur fait, et la source de la désolation et du trouble de leur société. Il est si vrai que ce n’est que par sentiment aveugle qu’elles travaillent, qu’on peut les obliger à travailler, pour ainsi dire, autant que l’on veut : tant qu’il y a des fleurs qui leur conviennent dans le pays qu’elles habitent, elles ne cessent d’en tirer le miel et la cire ; elles ne discontinuent leur travail et ne finissent leur récolte que parce quelles ne trouvent plus rien à ramasser. On a imaginé de les transporter et de les faire voyager dans d’autres pays où il y a encore des fleurs, alors elles reprennent le travail, elles continuent à ramasser, à entasser jusqu’à ce que les fleurs de ce nouveau canton soient épuisées ou flétries ; et si on les porte dans un autre qui soit encore fleuri, elles continueront de même à recueillir, à amasser : leur travail n’est donc point une prévoyance ni une peine qu’elles se donnent dans la vue de faire des provisions pour elles, c’est au contraire un mouvement dicté par le sentiment, et ce mouvement dure et se renouvelle autant et aussi longtemps qu’il existe des objets qui y sont relatifs.

Je me suis particulièrement informé des mulots, et j’ai vu quelques-uns de leurs trous ; ils sont ordinairement divisés en deux : dans l’un ils font leurs petits, dans l’autre ils entassent tout ce qui flatte leur appétit. Lorsqu’ils font eux-mêmes leurs trous, ils ne les font pas grands, et alors ils ne peuvent y placer qu’une assez petite quantité de graines ; mais lorsqu’ils trouvent sous le tronc d’un arbre un grand espace, ils s’y logent et ils le remplissent, autant qu’ils peuvent, de blé, de noix, de noisettes, de glands, selon les pays qu’ils habitent : en sorte que la provision, au lieu d’être proportionnée au besoin de l’animal, ne l’est au contraire qu’à la capacité du lieu.

Voilà donc déjà les provisions des fourmis, des mulots, des abeilles, réduites à des tas inutiles, disproportionnés et ramassés sans vues ; voilà les petites lois particulières de leur prévoyance supposée ramenées à la loi réelle et générale du sentiment ; il en sera de même de la prévoyance des oiseaux. Il n’est pas nécessaire de leur accorder la connaissance de l’avenir, ou de recourir à la supposition d’une loi particulière que le Créateur aurait établie en leur faveur, pour rendre raison de la construction de leurs nids ; ils sont conduits par degrés à les faire, ils trouvent d’abord un lieu qui convient, ils s’y arrangent, ils y portent ce qui le rendra plus commode ; ce nid n’est qu’un lieu qu’ils reconnaîtront, qu’ils habiteront sans inconvénient et où ils séjourneront tranquillement : l’amour est le sentiment qui les guide et les excite à cet ouvrage, ils ont besoin mutuellement l’un de l’autre, ils se trouvent bien ensemble, ils cherchent à se cacher, à se dérober au reste de l’univers, devenu pour eux plus incommode et plus dangereux que jamais ; ils s’arrêtent donc dans les endroits les plus touffus des arbres, dans les lieux les plus inaccessibles ou les plus obscurs ; et pour s’y soutenir, pour y demeurer d’une manière moins incommode, ils entassent des feuilles, ils arrangent de petits matériaux, et travaillent à l’envi à leur habitation commune : les uns, moins adroits ou moins sensuels, ne font que des ouvrages grossièrement ébauchés, d’autres se contentent de ce qu’ils trouvent tout fait, et n’ont pas d’autre domicile que les trous qui se présentent ou les pots qu’on leur offre. Toutes ces manœuvres sont relatives à leur organisation et dépendantes du sentiment qui ne peut, à quelque degré qu’il soit, produire le raisonnement, et encore moins donner cette prévision intuitive, cette connaissance certaine de l’avenir, qu’on leur suppose[NdÉ 50].

On peut le prouver par des exemples familiers : non seulement ces animaux ne savent pas ce qui doit arriver, mais ils ignorent même ce qui est arrivé. Une poule ne distingue pas ses œufs de ceux d’un autre oiseau, elle ne voit point que les petits canards qu’elle vient de faire éclore ne lui appartiennent point, elle couve des œufs de craie, dont il ne doit rien résulter, avec autant d’attention que ses propres œufs ; elle ne connaît donc ni le passé, ni l’avenir, et se trompe encore sur le présent. Pourquoi les oiseaux de basse-cour ne font-ils pas des nids comme les autres ? serait-ce parce que le mâle appartient à plusieurs femelles, ou plutôt n’est-ce pas qu’étant domestiques, familiers et accoutumés à être à l’abri des inconvénients et des dangers, ils n’ont aucun besoin de se soustraire aux yeux, aucune habitude de chercher leur sûreté dans la retraite et dans la solitude ? Cela même pourrait encore se prouver par le fait, car, dans la même espèce, l’oiseau sauvage fait souvent ce que l’oiseau domestique ne fait point ; la gelinotte et la cane sauvage font des nids, la poule et la cane domestiques n’en font point. Les nids des oiseaux, les cellules des mouches, les provisions des abeilles, des fourmis, des mulots, ne supposent donc aucune intelligence dans l’animal, et n’émanent pas de quelques lois particulièrement établies pour chaque espèce, mais dépendent, comme toutes les autres opérations des animaux, du nombre, de la figure, du mouvement, de l’organisation et du sentiment, qui sont les lois de la nature, générales et communes à tous les êtres animés.

Il n’est pas étonnant que l’homme, qui se connaît si peu lui-même, qui confond si souvent ses sensations et ses idées, qui distingue si peu le produit de son âme de celui de son cerveau, se compare aux animaux, et n’admette entre eux et lui qu’une nuance dépendante d’un peu plus ou d’un peu moins de perfection dans les organes ; il n’est pas étonnant qu’il les fasse raisonner, s’entendre et se déterminer comme lui, et qu’il leur attribue non seulement les qualités qu’il a, mais encore celles qui lui manquent. Mais que l’homme s’examine, s’analyse et s’approfondisse, il reconnaîtra bientôt la noblesse de son être, il sentira l’existence de son âme, il cessera de s’avilir, et verra d’un coup d’œil la distance infinie que l’Être suprême a mise entre les bêtes et lui.

Dieu seul connaît le passé, le présent et l’avenir ; il est de tous les temps, et voit dans tous les temps : l’homme, dont la durée est de si peu d’instants, ne voit que ces instants ; mais une puissance vive, immortelle, compare ces instants, les distingue, les ordonne ; c’est par elle qu’il connaît le présent, qu’il juge du passé et qu’il prévoit l’avenir. Otez à l’homme cette lumière divine, vous effacez, vous obscurcissez son être, il ne restera que l’animal ; il ignorera le passé, ne soupçonnera pas l’avenir, et ne saura même ce que c’est que le présent[NdÉ 51].


Notes de Buffon
  1. Voyez le Traité des sens, p. 126 et suiv.
Notes de l’éditeur
  1. Sous les termes « état de veille » et « état de sommeil » dont Buffon fait usage ici, sans doute dans le but de rendre sa pensée plus saisissable aux gens du monde en vue desquels il se plaît à habiller ses exposés les plus rigoureusement scientifiques, sous ces termes, dis-je, le savant naturaliste expose les caractères qui différencient la vie végétative de la vie de relation.
  2. L’animal qui dort est un être à peu près exclusivement réduit à la vie végétative, sans autres rapports avec le milieu ambiant que ceux nécessaires à l’accomplissement des fonctions de nutrition, de respiration, etc., tandis que l’animal éveillé est en rapport direct et étroit avec ce même milieu par un ou plusieurs sens.
  3. Pensée très juste. La première des « deux parties » que Buffon distingue dans « l’économie animale » est celle qui se rapporte aux fonctions végétatives ; la seconde est celle qui se rapporte à la vie de relation, c’est-à-dire aux rapports que l’animal entretient avec le milieu ambiant et avec les autres organismes.
  4. L’huître, quoi qu’en dise Buffon, possède des « mouvements extérieurs sensibles », et des sens, c’est-à-dire des appareils de relation. À l’époque de Buffon les animaux inférieurs n’étaient que fort peu connus, et Buffon lui-même paraît ne les avoir presque pas étudiés.
  5. Les végétaux possèdent des mouvements. Leur protoplasma jouit de toutes les propriétés essentielles que l’on observe chez les animaux. (Voyez mon Introduction.)
  6. Pour que cette proposition soit tout à fait exacte il suffit de corriger l’erreur dans laquelle tombe Buffon quand il assure qu’il existe des organismes totalement dépourvus de sens et de mouvement progressif. La vérité est que tous les organismes sont susceptibles de percevoir les impressions des objets extérieurs, et que la substance fondamentale de tous est douée de mouvement ; mais, comme le dit fort bien Buffon, tous ne possèdent pas des appareils de réception des impressions, c’est-à-dire des sens également parfaits, et leur perfection plus ou moins grande résulte du plus ou moins de développement et de complexité de leurs divers appareils.
  7. Nous avons déjà dit que les huîtres ne sont pas aussi simples que le pensait Buffon. Elles ont un système nerveux assez développé, un appareil du toucher assez sensible,  etc.
  8. Il existe des animaux dépourvus de système nerveux et d’organes spéciaux des sens qui, cependant, se montrent sensibles non seulement aux chocs, aux irritations chimiques,  etc., mais encore à la chaleur, à la lumière, au son. Les Infusoires se montrent sensibles aux mêmes rayons lumineux que l’homme. Il en est de même des végétaux. (Voyez mon Introduction.)
  9. Observation très juste. Buffon réduit, avec raison, les phénomènes de sensibilité et de mouvement à de simples actions et réactions purement mécaniques.
  10. Il faut, en effet, dans l’étude des actions et des réactions mécaniques, tenir compte non seulement de l’intensité de l’action, mais encore de la nature du corps sur lequel l’action s’exerce, l’intensité de la réaction variant avec la constitution et l’organisation du corps qui la produit.
  11. Tout ce passage témoigne de l’indépendance d’esprit et de la hardiesse avec lesquelles Buffon envisageait les plus graves problèmes de la nature. Il est aussi l’un de ceux dans lesquels son génie divinatoire a le mieux vu la vérité.
  12. Tout cela est de la plus grande justesse.
  13. Ces phénomènes ont été désignés, par les physiologistes modernes, sous le nom de « phénomènes reflexes ». Buffon en avait bien saisi toute l’importance en même temps qu’il en avait découvert l’origine et la cause.
  14. Un organisme qui n’aurait aucun sens, c’est-à-dire qui serait incapable de percevoir les impressions du milieu ambiant serait, en effet, incapable de tout mouvement ; mais un tel organisme ne serait pas un organisme vivant.
  15. Buffon donne ici une excellente explication du « désir », de sa nature, de son origine et des effets qu’il produit. Il manifeste, en même temps, qu’il avait entrevu le rôle considérable joué dans la transformation des organes et leur production par les efforts que fait l’organisme vivant en vue de satisfaire ses besoins. Je trouve dans cette partie de son œuvre le germe de la théorie de Lamarck relativement aux transformations produites par les besoins et les habitudes, et celui de la théorie plus moderne de la transformation des fonctions entraînant la transformation des organes. (Voyez mon Introduction.)
  16. Buffon dit vingt fois le contraire. Je ne puis voir dans tout ce passage qu’une satisfaction donnée aux préjugés de son milieu. Tout ce que va dire Buffon dans les pages suivantes est, en effet, en contradiction avec ce qu’il a écrit dans les pages précédentes.
  17. Cela est vrai, mais c’est vrai pour l’homme comme pour l’animal. C’est, du reste, ce que Buffon lui-même va avoir soin de démontrer en parlant du « sens interne ».
  18. Tous les sens sont dans le même cas.
  19. La persistance des sensations est facile à constater non seulement en ce qui concerne la vue, mais pour tous les autres sens. Buffon le dit lui-même un peu plus bas.
  20. Cette propriété est très exacte.
  21. Cette observation est très juste.
  22. C’est dans cette propriété très remarquable, mais nullement réservée au cerveau, que Buffon trouve l’explication des phénomènes que nous réunissons sous la dénomination générale de « mémoire ». Cette opinion est très remarquable ; j’ajoute qu’elle est à la fois la plus simple et la plus plausible de toutes celles qui ont été émises relativement à la mémoire. Elle a pour elle l’avantage précieux de faire rentrer cette remarquable faculté dans le cadre des propriétés communes à toutes les formes de la matière. (Voyez mon Introduction.)
  23. Buffon a déjà dit que tous les organes des sens jouissent de la même propriété ; il considère donc l’organe du sens intérieur, c’est-à-dire le cerveau, comme la possédant à un degré plus élevé.
  24. Cela n’est pas vrai pour tous les animaux. Chez les oiseaux, par exemple, le sens de la vue est beaucoup plus développé que chez l’homme. D’une façon générale, les considérations émises ici par Buffon sur la perfection relative des sens ne sont qu’en partie exactes. La vérité est que chaque groupe d’animaux possède un ou deux sens beaucoup plus développés et plus délicats que les autres ; chez les oiseaux, la vue est très parfaite, chez les insectes, c’est l’odorat qui paraît acquérir le plus de délicatesse ; chez les poissons, l’ouïe paraît être plus développée que la vue ; chez les chiens, c’est l’odorat, etc. ; chez l’homme, tous les sens ont un développement à peu près égal, ou, du moins, aucun n’acquiert une très grande prépondérance sur les autres. Il faut ajouter que l’éducation est une cause puissante de perfectionnement des sens. Il est facile, par exemple, de faire prendre chez l’homme un développement très considérable à un sens tandis qu’on atrophie les autres. La nature des besoins et les conditions auxquelles leur satisfaction est soumise jouent également un rôle considérable dans l’évolution ascendante ou descendante des sens. Un aveugle acquiert rapidement une délicatesse de toucher infiniment supérieure à celle qu’on constate chez les hommes dont la vue est bien développée.
  25. Pensée très juste.
  26. Cette proposition est formellement contredite par ce que Buffon dit ailleurs du rôle joué par les sens dans le développement de nos connaissances.
  27. Les explications dans lesquelles va entrer Buffon, bien loin de démontrer l’exactitude de cette proposition, fournissent des arguments contre elle. Buffon l’a-t-il fait en connaissance de cause ? A-t-il voulu par là faire taire les grondements de la Sorbonne ? Nous ne pouvons que poser la question.
  28. C’est une erreur. Des observations extrêmement nombreuses démontrent d’une manière irréfutable que l’animal réfléchit et qu’il perfectionne, sous l’influence de l’expérience et de la réflexion, tous ses moyens d’action. Non seulement les animaux peuvent être éduqués par l’homme, mais encore ils s’instruisent entre eux. Chez les oiseaux, les parents exercent leurs petits à voler, à poursuivre les insectes dont certains se nourrissent, à éviter par mille ruses les atteintes du chasseur, etc. Les mêmes animaux varient dans la manière de construire leurs nids, suivant les conditions dans lesquelles ils se trouvent et les matériaux qu’ils ont à leur disposition. On a constaté que de génération en génération les hirondelles modifient la forme, la disposition et les dimensions de leurs nids, suivant les circonstances. Les fourmis montrent une grande tendance à profiter de tout ce qui peut diminuer la somme énorme de travail qu’exige la construction de leurs habitations. En un mot, la plupart des animaux font preuve d’une perfectibilité et d’une éducabilité très manifestes.
  29. Expression très juste, mais formellement contradictoire de cette phrase écrite plus haut par Buffon : « L’homme n’en est pas plus raisonnable, pas plus spirituel pour avoir beaucoup exercé son oreille et ses yeux. » Il me paraît évident que ces contradictions sont voulues et quelque peu intéressées.
  30. Buffon se montre ici disciple des doctrines morales d’Épicure, dont tout le système philosophique se reflète d’ailleurs dans son œuvre.
  31. Pensée très juste.
  32. Encore un passage dans lequel Buffon contredit formellement ce qu’il a dit plus haut de l’indépendance des sens et de l’intelligence. Il est bien évident que si les hommes « les plus spirituels », que si les hommes qui « peuvent, suivant les circonstances, devenir les premiers des hommes en tout genre », sont ceux qui possèdent au plus haut degré la faculté de comparer leurs sensations, il est bien évident, dis-je, que s’il en est ainsi, l’intelligence et les sens sont dans un rapport étroit et nécessaire.
  33. Un assez grand nombre d’observations bien faites prouvent que certains animaux ont une notion assez précise du temps. Il est encore mieux prouvé qu’ils « peuvent former des idées » par la comparaison de leurs sensations.
  34. Les deux sortes de mémoires que distingue Buffon sous les noms de « mémoire » et de « réminiscence » ne sont, en réalité, que deux degrés différents d’une seule et même faculté, de même que l’instinct et l’intelligence ne sont que deux degrés d’une seule faculté. Plus l’organisme des animaux est perfectionné, plus la puissance de ces facultés est grande. Quand on les étudie chez des êtres suffisamment éloignés les uns des autres, elles affectent des différences d’intensité assez prononcées pour qu’il soit difficile de constater leur nature véritable, leur identité ; mais il est facile, en examinant les êtres intermédiaires, de s’assurer que leurs différences ne résultent que des degrés divers de développement des organismes envisagés.
  35. L’usage que Buffon fait ici du mot « âme » est peut-être de nature à révéler aux esprits clairvoyants les préoccupations qui ont inspiré à Buffon tout ce chapitre.
  36. Il y a là une erreur ; certains animaux montrent, comme l’homme, de la jalousie alors même qu’ils ne sont plus en état de jouir. Ils se montrent jaloux, comme l’homme, non seulement de la femelle qu’ils ont conquise, mais encore de tous les êtres qui leur témoignent de l’affection ; les chiens et les chats montrent souvent une très grande jalousie quand leurs maîtres caressent d’autres animaux ou même des enfants.
  37. Il est très exact que les animaux ont comme nous de véritables passions, de même qu’ils ont des idées. Buffon le reconnaît ; il semble, à maintes reprises, indiquer qu’il ne voit à cet égard, comme aux autres, entre les animaux et l’homme, que des différences de degrés ; pourquoi donc insiste-t-il tant sur la distinction qu’il prétend établir, au point de vue de « l’âme », entre les animaux et l’homme ?
  38. L’amitié du chien pour son maître n’est pas le moins du monde aveugle ; elle résulte des soins qui sont donnés à l’animal, des caresses qui lui sont faites, etc. Quoi qu’en dise plus bas Buffon, l’amitié des hommes n’a pas d’autre raison d’être.
  39. Faut-il voir dans cette phrase la clef de toutes les contradictions contenues dans ce très remarquable chapitre ? Est-ce bien à toutes « les idoles » que Buffon lance ses sarcasmes ?
  40. Tout cela est applicable aussi bien à l’homme qu’aux animaux.
  41. Ce « talent de l’imitation » exige une observation attentive et une comparaison des gestes à imiter avec ceux que l’animal fait en vue de les reproduire, c’est-à-dire de la réflexion. Buffon fournit donc ici lui-même les arguments contraires à la thèse qu’il soutient.
  42. Mais ils l’apprennent très inégalement, suivant que leur intelligence est plus ou moins développée. Si, d’ailleurs, il est vrai que chez les animaux l’éducation consiste simplement dans une imitation des actes, des gestes, des cris, des sons de voix de l’éducateur, on doit ajouter que, chez l’homme, c’est encore en cela que consiste l’éducation.
  43. Buffon ne résiste jamais au plaisir de décocher un trait railleur à Réaumur. J’en ai dit les motifs dans mon Introduction ; mais cela l’entraîne plus d’une fois à remplacer les idées justes de son adversaire par des opinions erronées.
  44. Cette critique s’adresse à Lesser qui venait de publier un ouvrage intitulé : Théologie des Insectes, et au naturaliste Lyonnet, qui en avait fait la traduction.
  45. Buffon trace, peut-être sans s’en douter, une rapide, mais superbe esquisse des conditions qui produisent les sociétés, et des mobiles qui les perpétuent et qui président à leur organisation. Mais tout ce qu’il dit des sociétés animales s’applique aux sociétés humaines. J’ai démontré, d’une manière que je crois irréfutable, que les sociétés, tant humaines qu’animales, résultent de la nécessité où se trouvent tous les êtres vivants d’être réunis en nombre d’autant plus considérable que leurs ennemis sont plus forts et plus nombreux. (Voyez De Lanessan, La lutte pour l’existence et l’association pour la lutte. — Le Transformisme.)
  46. Ce mot, évidemment appliqué à Réaumur, est véritablement dur et témoigne de l’irritation que les critiques de ce naturaliste avaient produite en Buffon.
  47. Elle dépend, à la fois, de l’une et de l’autre.
  48. Quoi qu’en dise Buffon, ce n’est pas sous l’action pure d’une sorte de hasard que les cellules des abeilles ont revêtu la forme hexagonale, c’est-à-dire celle qui leur permet d’occuper le moins d’espace possible et d’être aussi économiques que possible ; toutes les espèces ne construisent pas de la même façon, et l’on a pu s’assurer qu’il existait entre elles des différences résultant d’une véritable éducation par l’expérience.
  49. Ce n’est point un préjugé, mais un fait absolument démontré.
  50. Ne sont-ce pas exactement les mêmes motifs qui poussent l’homme à se bâtir une demeure, d’abord grossière, puis de plus en plus commode et dans laquelle il finit par entasser les produits luxueux d’une industrie dont l’unique préoccupation est de faire naître et d’exciter les désirs qu’elle se donne pour mission de satisfaire.
  51. En d’autres termes, ôtez à l’homme les qualités perfectionnées qui font sa supériorité et rien ne le distinguera plus des autres animaux. Ainsi formulée, ainsi dégagée des termes mal définis par lesquels Buffon l’obscurcit, cette proposition est d’une indéniable justesse.