Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Animaux communs aux deux continents

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 579-594).

ANIMAUX COMMUNS AUX DEUX CONTINENTS


Nous avons vu, par l’énumération précédente, que non seulement les animaux des climats les plus chauds de l’Afrique et de l’Asie manquent à l’Amérique, mais même que la plupart de ceux des climats tempérés de l’Europe y manquent également. Il n’en est pas ainsi des animaux qui peuvent aisément supporter le froid et se multiplier dans les climats du Nord ; on en trouve plusieurs dans l’Amérique septentrionale, et quoique ce ne soit jamais sans quelque différence assez marquée, on ne peut cependant se refuser à les regarder comme les mêmes, et à croire qu’ils ont autrefois passé de l’un à l’autre continent par des terres du Nord peut-être encore actuellement inconnues, ou plutôt anciennement submergées ; et cette preuve, tirée de l’histoire naturelle, démontre mieux la contiguïté presque continue des deux continents vers le Nord, que toutes les conjectures de la géographie spéculative.

Les ours des Illinois de la Louisiane, etc., paraissent être les mêmes que nos ours : ceux-là sont seulement plus petits et plus noirs.

Le cerf du Canada, quoique plus petit que notre cerf, n’en diffère au reste que par la plus grande hauteur du bois, le plus grand nombre d’andouillers, et par la queue, qu’il a plus longue.

Il en est de même du chevreuil, qui se trouve au midi du Canada et dans la Louisiane, qui est aussi plus petit, et qui a la queue plus longue que le chevreuil d’Europe ; et encore de l’orignal, qui est le même animal que l’élan, mais qui n’est pas si grand.

Le renne de Laponie, le daim de Groenland et le caribou de Canada me paraissent ne faire qu’un seul et même animal. Le daim ou cerf de Groenland, décrit et dessiné par Edwards[1], ressemble trop au renne pour qu’on puisse le regarder comme faisant une espèce différente ; et à l’égard du caribou, dont on ne trouve nulle part de description exacte, nous avons cependant jugé par toutes les indications que nous avons pu recueillir, que c’était le même animal que le renne. M. Brisson[2] a cru devoir en faire une espèce différente, et il rapporte le caribou au cervus burgundicus de Jonston ; mais ce cervus burgundicus est un animal inconnu, et qui sûrement n’existe ni en Bourgogne ni en Europe : c’est simplement un nom que l’on aura donné à quelque tête de cerf ou de daim dont le bois était bizarre ; ou bien il se pourrait que la tête du caribou qu’a vue M. Brisson, et dont le bois n’était composé de chaque côté que, d’un seul merrain droit, long de dix pouces, avec un andouiller près de la base tourné en avant, soit en effet une tête de renne femelle, ou bien une jeune tête d’une première ou d’une seconde année : car on sait que dans le renne, la femelle porte un bois comme le mâle, mais beaucoup plus petit, et que dans tous deux la direction des premiers andouillers est en avant ; et enfin que dans cet animal l’étendue et les ramifications du bois, comme dans tous les autres qui en portent, suivent exactement la progression des années.

Les lièvres, les écureuils, les hérissons, les rats musqués, les loutres, les marmottes, les rats, les musaraignes, les chauves-souris, les taupes, sont aussi des espèces qu’on pourrait regarder comme communes aux deux continents, quoique dans tous ces genres il n’y ait aucune espèce qui soit parfaitement semblable en Amérique à celles de l’Europe ; et l’on sent qu’il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de prononcer si ce sont réellement des espèces différentes, ou seulement des variétés de la même espèce, qui ne sont devenues constantes que par l’influence du climat.

Les castors de l’Europe paraissent être les mêmes que ceux du Canada ; ces animaux préfèrent les pays froids, mais ils peuvent aussi subsister et se multiplier dans les pays tempérés : il y en a encore quelques-uns en France dans les îles du Rhône ; il y en avait autrefois en bien plus grand nombre, et il paraît qu’ils aiment encore moins les pays trop peuplés que les pays trop chauds : ils n’établissent leur société que dans les déserts éloignés de toute habitation ; et dans le Canada même, qu’on doit encore regarder comme un vaste désert, ils se sont retirés fort loin des habitations de toute la colonie.

Les loups et les renards sont aussi des animaux communs aux deux continents : on les trouve dans toutes les parties de l’Amérique septentrionale, mais avec des variétés ; il y a surtout des renards et des loups noirs, et tous y sont en général plus petits qu’en Europe, comme le sont aussi tous les autres animaux, tant ceux qui sont naturels au pays, que ceux qui y ont été transportés.

Quoique la belette et l’hermine fréquentent les pays froids en Europe, elles sont au moins très rares en Amérique ; il n’en est pas absolument de même des martes, des fouines et des putois.

La marte du nord de l’Amérique paraît être la même que celle de notre nord ; le vison de Canada ressemble beaucoup à la fouine, et le putois rayé de l’Amérique septentrionale n’est peut-être qu’une variété de l’espèce du putois de l’Europe.

Le lynx ou loup cervier, qu’on trouve en Amérique comme en Europe, nous a paru le même animal ; il habite les pays froids de préférence, mais il ne laisse pas de vivre et de multiplier sous les climats tempérés, et il se tient ordinairement dans les forêts et sur les montagnes.

Le phoca ou veau marin paraît confiné dans les pays du Nord, et se trouve également dans les côtes de l’Europe et de l’Amérique septentrionales.

Voilà tous les animaux, à très peu près, qu’on peut regarder comme communs aux deux continents de l’ancien et du nouveau monde ; et dans ce nombre qui, comme l’on voit, n’est pas considérable, on doit en retranche peut-être encore plus d’un tiers, dont les espèces, quoique assez semblables en apparence, peuvent cependant être réellement différentes. Mais, en admet tant même dans tous ces animaux l’identité d’espèce avec ceux d’Europe on voit que le nombre de ces espèces communes aux deux continents est assez petit en comparaison de celui des espèces qui sont propres et particulières à chacun des deux : on voit de plus qu’il n’y a de tous ces animaux que ceux qui habitent ou fréquentent les terres du Nord qui soient communs aux deux mondes, et qu’aucun de ceux qui ne peuvent se multiplier que dans les pays chauds ou tempérés ne se trouvent à la fois dans tous les deux.

Il ne paraît donc plus douteux que les deux continents ne soient ou n’aient été contigus vers le Nord, et que les animaux qui leur sont communs n’aient passé de l’un à l’autre par des terres qui nous sont inconnues. On serait fondé à croire, surtout d’après les nouvelles découvertes des Russes au nord de Kamtschatka, que c’est avec l’Asie que l’Amérique communique par des terres contiguës, et il semble, au contraire, que le nord de l’Europe en soit et en ait été toujours séparé par des mers assez considérables pour qu’aucun animal quadrupède n’ait pu les franchir ; cependant les animaux du nord de l’Amérique ne sont pas précisément ceux du nord de l’Asie, ce sont plutôt ceux du nord de l’Europe. Il en est de même des animaux des contrées tempérées : l’argali[3], la zibeline, la taupe dorée de Sibérie, le musc de la Chine, ne se trouvent point à la baie d’Hudson, ni dans aucune autre partie du nord-ouest du nouveau continent ; on trouve, au contraire, dans les terres du nord-est de l’Amérique non seulement les animaux communs à celles du nord en Europe et en Asie, mais aussi ceux qui semblent être particuliers à l’Europe seule, comme l’élan, le renne, etc. ; néanmoins il faut avouer que les parties orientales du nord de l’Asie sont encore si peu connues qu’on ne peut pas assurer si les animaux du nord de l’Europe s’y trouvent ou ne s’y trouvent pas.

Nous avons remarqué, comme une chose très singulière, que dans le nouveau continent les animaux des provinces méridionales sont tous très petits en comparaison des animaux des pays chauds de l’ancien continent. Il n’y a, en effet, nulle comparaison, pour la grandeur, de l’éléphant, du rhinocéros, de l’hippopotame, de la girafe, du chameau, du lion, du tigre, etc., tous animaux naturels et propres à l’ancien continent, et du tapir, du cabiai, du fourmilier, du lama, du puma, du jaguar, etc., qui sont les plus grands animaux du nouveau monde ; les premiers sont quatre, six, huit et dix fois plus gros que les derniers. Une autre observation qui vient encore à l’appui de ce fait général, c’est que tous les animaux qui ont été transportés d’Europe en Amérique, comme les chevaux, les ânes, les bœufs, les brebis, les chèvres, les cochons, les chiens, etc., tous ces animaux, dis-je, y sont devenus plus petits ; et que ceux qui n’y ont pas été transportés et qui y sont allés d’eux-mêmes, ceux, en un mot, qui sont communs aux deux mondes, tels que les loups, les renards, les cerfs, les chevreuils, les élans, sont aussi considérablement plus petits en Amérique qu’en Europe, et cela sans aucune exception.

Il y a donc dans la combinaison des éléments et des autres causes physiques quelque chose de contraire à l’agrandissement de la nature vivante dans ce nouveau monde[NdÉ 1] ; il y a des obstacles au développement et peut-être à la formation des grands germes ; ceux même qui, par les douces influences d’un autre climat, ont reçu leur forme plénière et leur extension tout entière, se resserrent, se rapetissent, sous ce ciel avare et dans cette terre vide, où l’homme en petit nombre était épars, errant ; où, loin d’user en maître de ce territoire comme de son domaine, il n’avait nul empire ; où ne s’étant jamais soumis ni les animaux ni les éléments, n’ayant ni dompté les mers, ni dirigé les fleuves, ni travaillé la terre, il n’était en lui-même qu’un animal du premier rang, et n’existait pour la nature que comme un être sans conséquence, une espèce d’automate impuissant, incapable de la réformer ou de la seconder ; elle l’avait traité moins en mère qu’en marâtre en lui refusant le sentiment d’amour et le désir vif de se multiplier. Car, quoique le sauvage du nouveau monde soit à peu près de même nature que l’homme de notre monde, cela ne suffit pas pour qu’il puisse faire une exception au fait général du rapetissement de la nature vivante dans tout ce continent : le sauvage est faible et petit par les organes de la génération ; il n’a ni poil ni barbe, et nulle ardeur pour sa femelle ; quoique plus léger que l’Européen parce qu’il a plus d’habitude à courir, il est cependant beaucoup moins fort de corps ; il est aussi bien moins sensible, et cependant plus craintif et plus lâche ; il n’a nulle vivacité, nulle activité dans l’âme ; celle du corps est moins un exercice, un mouvement volontaire, qu’une nécessité d’action causée par le besoin ; ôtez-lui la faim et la soif, vous détruirez en même temps le principe actif de tous ses mouvements ; il demeurera stupidement en repos sur ses jambes ou couché pendant des jours entiers. Il ne faut pas aller chercher plus loin la cause de la vie dispersée des sauvages et de leur éloignement pour la société : la plus précieuse étincelle du feu de la nature leur a été refusée ; ils manquent d’ardeur pour leur femelle, et par conséquent d’amour pour leurs semblables ; ne connaissant pas l’attachement le plus vif, le plus tendre de tous, leurs autres sentiments de ce genre sont froids et languissants ; ils aiment faiblement leurs pères et leurs enfants ; la société la plus intime de toutes, celle de la même famille, n’a donc chez eux que de faibles liens ; la société d’une famille à l’autre n’en a point du tout : dès lors nulle réunion, nulle république, nul état social. Le physique de l’amour fait chez eux le moral des mœurs ; leur cœur est glacé, leur société froide et leur empire dur. Ils ne regardent leurs femmes que comme des servantes de peine ou des bêtes de somme qu’ils chargent, sans ménagement, du fardeau de leur chasse, et qu’ils forcent sans pitié, sans reconnaissance, à des ouvrages qui souvent sont au-dessus de leurs forces : ils n’ont que peu d’enfants ; ils en ont peu de soin ; tout se ressent de leur premier défaut ; ils sont indifférents parce qu’ils sont peu puissants, et cette indifférence pour le sexe est la tache originelle qui flétrit la nature, qui l’empêche de s’épanouir et qui, détruisant les germes de la vie, coupe en même temps la racine de la société.

L’homme ne fait donc point d’exception ici. La nature, en lui refusant les puissances de l’amour, l’a plus maltraité et plus rapetissé qu’aucun des animaux ; mais, avant d’exposer les causes de cet effet général, nous ne devons pas dissimuler que si la nature a rapetissé dans le nouveau monde tous les animaux quadrupèdes, elle paraît avoir maintenu les reptiles et agrandi les insectes : car, quoique au Sénégal il y ait encore de plus gros lézards et de plus longs serpents que dans l’Amérique méridionale, il n’y a pas, à beaucoup près, la même différence entre ces animaux qu’entre les quadrupèdes ; le plus gros serpent du Sénégal n’est pas double de la grande couleuvre de Cayenne, au lieu qu’un éléphant est peut-être dix fois plus gros que le tapir qui, comme nous l’avons dit, est le plus grand quadrupède de l’Amérique méridionale ; mais, à l’égard des insectes, on peut dire qu’ils ne sont nulle part aussi grands que dans le nouveau monde : les plus grosses araignées, les plus grands scarabées, les chenilles les plus longues, les papillons les plus étendus, se trouvent au Brésil, à Cayenne et dans les autres provinces de l’Amérique méridionale ; ils l’emportent sur presque tous les insectes de l’ancien monde, non seulement par la grandeur du corps et des ailes, mais aussi par la vivacité des couleurs, le mélange des nuances, la variété des formes, le nombre des espèces et la multiplication prodigieuse des individus dans chacune. Les crapauds, les grenouilles et les autres bêtes de ce genre sont aussi très grosses en Amérique. Nous ne dirons rien des oiseaux ni des poissons, parce que, pouvant passer d’un monde à l’autre, il serait presque impossible de distinguer ceux qui appartiennent en propre à l’un ou à l’autre, au lieu que les insectes et les reptiles sont à peu près comme les quadrupèdes confinés chacun dans son continent.

Voyons donc pourquoi il se trouve de si grands reptiles, de si gros insectes, de si petits quadrupèdes et des hommes si froids dans ce nouveau monde. Cela tient à la qualité de la terre, à la condition du ciel, au degré de chaleur, à celui d’humidité, à la situation, à l’élévation des montagnes, à la quantité des eaux courantes ou stagnantes, à l’étendue des forêts, et surtout à l’état brut dans lequel on y voit la nature. La chaleur est, en général, beaucoup moindre dans cette partie du monde, et l’humidité beaucoup plus grande : si l’on compare le froid et le chaud dans tous les degrés de latitude, on trouvera qu’à Québec, c’est-à-dire sous celle de Paris, l’eau des fleuves gèle tous les ans de quelques pieds d’épaisseur, qu’une masse encore plus épaisse de neige y couvre la terre pendant plusieurs mois, que l’air y est si froid que tous les oiseaux fuient et disparaissent pour tout l’hiver, etc. ; cette différence de température sous la même latitude dans la zone tempérée, quoique très grande, l’est peut-être encore moins que celle de la chaleur sous la zone torride : on brûle au Sénégal, et sous la même ligne on jouit d’une douce température au Pérou ; il en est de même sous toutes les autres latitudes qu’on voudra comparer. Le continent de l’Amérique est situé et formé de façon que tout concourt à diminuer l’action de la chaleur ; on y trouve les plus hautes montagnes, et par la même raison les plus grands fleuves du monde : ces hautes montagnes forment une chaîne qui semble borner vers l’Ouest le continent dans toute sa longueur ; les plaines et les basses terres sont toutes situées en deçà des montagnes, et s’étendent depuis leur pied jusqu’à la mer, qui, de notre côté, sépare les continents : ainsi le vent d’est qui, comme l’on sait, est le vent constant et général entre les tropiques, n’arrive en Amérique qu’après avoir traversé une très vaste étendue d’eau sur laquelle il se rafraîchit ; et c’est par cette raison qu’il fait beaucoup moins chaud au Brésil, à Cayenne, etc., qu’au Sénégal, en Guinée, etc., où ce même vent d’est arrive chargé de la chaleur de toutes les terres et des sables brûlants qu’il parcourt en traversant et l’Afrique et l’Asie. Qu’on se rappelle ce que nous avons dit au sujet de la différente couleur des hommes, et en particulier de celle des nègres ; il paraît démontré que la teinte plus ou moins forte du tanné, du brun et du noir dépend entièrement de la situation du climat ; que les nègres de Nigritie et ceux de la côte occidentale de l’Afrique sont les plus noirs de tous, parce que ces contrées sont situées de manière que la chaleur y est constamment plus grande que dans aucun autre endroit du globe, le vent d’est avant d’y arriver ayant à traverser des trajets de terres immenses ; qu’au contraire les Indiens méridionaux ne sont que tannés, et les Brésiliens bruns, quoique sous la même latitude que les nègres, parce que la chaleur de leur climat est moindre et moins constante, le vent d’est n’y arrivant qu’après s’être rafraîchi sur les eaux et chargé de vapeurs humides. Les nuages qui interceptent la lumière et la chaleur du soleil, les pluies qui rafraîchissent l’air et la surface de la terre sont périodiques et durent plusieurs mois à Cayenne et dans les autres contrées de l’Amérique méridionale. Cette première cause rend donc toutes les côtes orientales de l’Amérique beaucoup plus tempérées que l’Afrique et l’Asie ; et lorsque après être arrivé frais sur ces côtes, le vent d’est commence à reprendre un degré plus vif de chaleur en traversant les plaines de l’Amérique, il est tout à coup arrêté, refroidi par cette chaîne de montagnes énormes dont est composée toute la partie occidentale du nouveau continent ; en sorte qu’il fait encore moins chaud sous la ligne au Pérou qu’au Brésil et à Cayenne, etc., à cause de l’élévation prodigieuse des terres : aussi les naturels du Pérou, du Chili, etc., ne sont que d’un brun rouge et tanné moins foncé que celui des Brésiliens. Supprimons pour un instant la chaîne des Cordillères, ou plutôt rabaissons ces montagnes au niveau des plaines adjacentes, la chaleur eût été excessive vers ces terres occidentales, et l’on eût trouvé les hommes noirs au Pérou et au Chili tels qu’on les trouve sur les côtes occidentales de l’Afrique.

Ainsi, par la seule disposition des terres de ce nouveau continent, la chaleur y serait déjà beaucoup moindre que dans l’ancien ; et en même temps nous allons voir que l’humidité y est beaucoup plus grande. Les montagnes étant les plus hautes de la terre, et se trouvant opposées de face à la direction du vent d’est, arrêtent, condensent toutes les vapeurs de l’air, et produisent par conséquent une quantité infinie de sources vives qui par leur réunion forment bientôt des fleuves les plus grands de la terre : il y a donc beaucoup plus d’eaux courantes dans le nouveau continent que dans l’ancien, proportionnellement à l’espace ; et cette quantité d’eau se trouve encore prodigieusement augmentée par le défaut d’écoulement ; les hommes n’ayant ni borné les torrents, ni dirigé les fleuves, ni séché les marais, les eaux stagnantes couvrent des terres immenses, augmentent encore l’humidité de l’air et en diminuent la chaleur : d’ailleurs la terre étant partout en friche et couverte dans toute son étendue d’herbes grossières, épaisses et touffues, elle ne s’échauffe, ne se sèche jamais ; la transpiration de tant de végétaux, pressés les uns contre les autres, ne produit que des exhalaisons humides et malsaines ; la nature, cachée sous ses vieux vêtements, ne montra jamais de parure nouvelle dans ces tristes contrées ; n’étant ni caressée ni cultivée par l’homme, jamais elle n’avait ouvert son sein bienfaisant ; jamais la terre n’avait vu sa surface dorée de ces riches épis qui font notre opulence et sa fécondité. Dans cet état d’abandon tout languit, tout se corrompt, tout s’étouffe ; l’air et la terre, surchargés de vapeurs humides et nuisibles, ne peuvent s’épurer ni profiter des influences de l’astre de la vie ; le soleil darde inutilement ses rayons les plus vifs sur cette masse froide, elle est hors d’état de répondre à son ardeur ; elle ne produira que des êtres humides, des plantes, des reptiles, des insectes, et ne pourra nourrir que des hommes froids et des animaux faibles.

C’est donc principalement parce qu’il y avait peu d’hommes en Amérique, et parce que la plupart de ces hommes, menant la vie des animaux, laissaient la nature brute et négligeaient la terre, qu’elle est demeurée froide, impuissante à produire les principes actifs, à développer les germes des plus grands quadrupèdes auxquels il faut, pour croître et se multiplier, toute la chaleur, toute l’activité que le soleil peut donner à la terre amoureuse ; et c’est par la raison contraire que les insectes, les reptiles et toutes les espèces d’animaux qui se traînent dans la fange, dont le sang est de l’eau, et qui pullulent par la pourriture, sont plus nombreuses et plus grandes dans toutes les terres basses, humides et marécageuses de ce nouveau continent.

Lorsqu’on réfléchit sur ces différences si marquées qui se trouvent entre l’ancien et le nouveau monde, on serait tenté de croire que celui-ci est en effet bien plus nouveau, et qu’il a demeuré plus longtemps que le reste du globe sous les eaux de la mer : car à l’exception des énormes montagnes qui le bornent vers l’Ouest, et qui paraissent être des monuments de la plus haute antiquité du globe, toutes les parties basses de ce continent semblent être des terrains nouvellement élevés et formés par le dépôt des fleuves et le limon des eaux : on y trouve en effet, en plusieurs endroits, sous la première couche de la terre végétale, les coquilles et les madrépores de la mer, formant déjà des bancs, des masses de pierre à chaux, mais d’ordinaire moins dures et moins compactes que nos pierres de taille, qui sont de même nature. Si ce continent est réellement aussi ancien que l’autre, pourquoi y a-t-on trouvé si peu d’hommes ? pourquoi y étaient-ils presque tous sauvages et dispersés ? pourquoi ceux qui s’étaient réunis en société, les Mexicains et les Péruviens, ne comptaient-ils que deux ou trois cents ans depuis le premier homme qui les avait rassemblés ? pourquoi ignoraient-ils encore l’art de transmettre à la postérité les faits par des signes durables, puisqu’ils avaient déjà trouvé celui de se communiquer de loin leurs idées, et de s’écrire en nouant des cordons ? Pourquoi ne s’étaient-ils pas soumis les animaux, et ne se servaient-ils que du lama et du pacos, qui n’étaient pas, comme nos animaux domestiques, résidants, fidèles et dociles ? Leurs arts étaient naissants comme leur société, leurs talents imparfaits, leurs idées non développées, leurs organes rudes et leur langue barbare ; qu’on jette les yeux sur la liste des animaux[4], leurs noms sont presque tous si difficiles à prononcer, qu’il est étonnant que les Européens aient pris la peine de les écrire.

Tout semble donc indiquer que les Américains étaient des hommes nouveaux, ou pour mieux dire des hommes si anciennement dépaysés qu’ils avaient perdu toute notion, toute idée de ce monde dont ils étaient issus. Tout semble s’accorder aussi pour prouver que la plus grande partie des continents de l’Amérique était une terre nouvelle encore hors de la main de l’homme, et dans laquelle la nature n’avait pas eu le temps d’établir tous ses plans, ni celui de se développer dans toute son étendue ; que les hommes y sont froids et les animaux petits, parce que l’ardeur des uns et la grandeur des autres dépendent de la salubrité et de la chaleur de l’air, et que dans quelques siècles, lorsqu’on aura défriché les terres, abattu les forêts, dirigé les fleuves et contenu les eaux, cette même terre deviendra la plus féconde, la plus saine, la plus riche de toutes, comme elle paraît déjà l’être dans toutes les parties que l’homme a travaillées. Cependant nous ne voulons pas en conclure qu’il y naîtra pour lors des animaux plus grands : jamais le tapir et le cabiai n’atteindront à la taille de l’éléphant ou de l’hippopotame ; mais au moins les animaux qu’on y transportera ne diminueront pas de grandeur, comme ils l’ont fait dans les premiers temps : peu à peu l’homme remplira le vide de ces terres immenses qui n’étaient qu’un désert lorsqu’on les découvrit.

Les premiers historiens qui ont écrit les conquêtes des Espagnols ont, pour augmenter la gloire de leurs armes, prodigieusement exagéré le nombre de leurs ennemis : ces historiens pourront-ils persuader à un homme sensé qu’il y avait des millions d’hommes à Saint-Domingue et à Cuba, lorsqu’ils disent en même temps qu’il n’y avait parmi tous ces hommes ni monarchie, ni république, ni presque aucune société ; et quand on sait d’ailleurs que, dans ces deux grandes îles voisines l’une de l’autre, et en même temps peu éloignées de la terre ferme du continent, il n’y avait en tout que cinq espèces d’animaux quadrupèdes, dont la plus grande était à peu près de la grosseur d’un écureuil ou d’un lapin. Rien ne prouve mieux que ce fait combien la nature était vide et déserte dans cette terre nouvelle. « On ne trouva, dit de Laet, dans l’île de Saint-Domingue, que fort peu d’espèces d’animaux à quatre pieds, comme le hutias, qui est un petit animal peu différent de nos lapins, mais un peu plus petit, avec les oreilles plus courtes et la queue comme une taupe… Le chemi, qui est presque de la même forme, mais un peu plus grand que le hutias… Le mohui, un peu plus petit que le hutias… Le cori, pareil en grandeur au lapin, ayant la gueule comme une taupe, sans queue, les jambes courtes ; il y en a de blancs et de noirs, et plus souvent mêlés des deux : c’est un animal domestique et grandement privé… De plus, une petite espèce de chiens qui étaient absolument muets ; aujourd’hui il y a fort peu de tous ces animaux, parce que les chiens d’Europe les ont détruits[5]. Il n’y avait, dit Acosta, aux îles de Saint-Domingue et de Cuba, non plus qu’aux Antilles, presque aucuns animaux du nouveau continent de l’Amérique, et pas un seul des animaux semblables à ceux d’Europe[6]… Tout ce qu’il y a aux Antilles, dit le P. du Tertre, de moutons, de chèvres, de chevaux, de bœufs, d’ânes, tant dans la Guadeloupe que dans les autres îles habitées par les François, a été apporté par eux ; les Espagnols n’y en mirent aucun, comme ils ont fait dans les autres îles, d’autant que les Antilles étant dans ce temps toutes couvertes de bois, le bétail n’y aurait pu subsister sans herbages[7]. » M. Fabry, que j’ai déjà eu occasion de citer dans cet ouvrage, qui avait erré pendant quinze mois dans les terres de l’ouest de l’Amérique, au delà du fleuve Mississipi, m’a assuré qu’il avait fait souvent trois et quatre cents lieues sans rencontrer un seul homme. Nos officiers, qui ont été de Québec à la belle rivière d’Ohio, et de cette rivière à la Louisiane, conviennent tous qu’on pourrait souvent faire cent et deux cents lieues dans la profondeur des terres sans rencontrer une seule famille de sauvages : tous ces témoignages indiquent assez jusqu’à quel point la nature est déserte dans les contrées même de ce nouveau continent, où la température est la plus agréable ; mais, ce qu’ils nous apprennent de plus particulier et de plus utile pour notre objet, c’est à nous défier du témoignage postérieur des descripteurs de cabinets ou des nomenclateurs, qui peuplent ce nouveau monde d’animaux, lesquels ne se trouvent que dans l’ancien, et qui en désignent d’autres comme originaires de certaines contrées, où cependant jamais ils n’ont existé. Par exemple, il est clair et certain qu’il n’y avait originairement dans l’île Saint-Domingue aucun animal quadrupède plus fort qu’un lapin ; il est encore certain que, quand il y en aurait eu, les chiens européens, devenus sauvages et méchants comme des loups, les auraient détruits : cependant on a appelé chat-tigre ou chat tigré[8] de Saint-Domingue le marac ou maracaia du Brésil, qui ne se trouve que dans la terre ferme du continent. On a dit que le lézard écailleux ou diable de Java se trouvait en Amérique, et que les Brésiliens[9] l’appelaient tatoë, tandis qu’il ne se trouve qu’aux Indes orientales ; on a prétendu que la civette[10], qui est un animal des parties méridionales de l’ancien continent, se trouvait aussi dans le nouveau, et surtout à la Nouvelle-Espagne, sans faire attention que les civettes étaient des animaux utiles, et qu’on éleva en plusieurs endroits de l’Afrique, du Levant et des Indes, comme des animaux domestiques, pour en recueillir le parfum, dont il se fait un grand commerce ; les Espagnols n’auraient pas manqué d’en tirer le même avantage et de faire le même commerce, si la civette se fût en effet trouvée dans la Nouvelle-Espagne.

De la même manière que les nomenclateurs ont quelquefois peuplé mal à propos le nouveau monde d’animaux qui ne se trouvent que dans l’ancien continent, ils ont aussi transporté dans celui-ci ceux de l’autre ; ils ont mis des philandres aux Indes orientales, d’autres à Amboine[11], des paresseux à Ceylan[12], et cependant les philandres et les paresseux sont des animaux d’Amérique si remarquables, l’un par l’espèce de sac qu’il a sous le ventre et dans lequel il porte ses petits, l’autre par l’excessive lenteur de sa démarche et de tous ses mouvements, qu’il ne serait pas possible, s’ils eussent existé aux Indes orientales, que les voyageurs n’en eussent fait mention. Seba s’appuie du témoignage de François Valentin, au sujet du philandre des Indes orientales ; mais cette autorité devient, pour ainsi dire, nulle, puisque ce François Valentin connaissait si peu les animaux et les poissons d’Amboine, ou que ses descriptions sont si mauvaises, qu’Artedi lui en fait le reproche, et déclare qu’il n’est pas possible de les reconnaître aux notices qu’il en donne.

Au reste, nous ne prétendons pas assurer affirmativement et généralement que de tous les animaux qui habitent les climats les plus chauds de l’un ou de l’autre continent, aucun ne se trouve dans tous les deux à la fois ; il faudrait, pour en être physiquement certain, les avoir tous vus : nous prétendons seulement en être moralement sûrs, puisque cela est évident pour tous les grands animaux, lesquels seuls ont été remarqués et bien désignés par les voyageurs ; que cela est encore assez clair pour la plupart des petits, et qu’il en reste peu sur lesquels nous ne puissions prononcer[NdÉ 2]. D’ailleurs, quand il se trouverait à cet égard quelques exceptions évidentes (ce que j’ai bien de la peine à imaginer), elles ne porteraient jamais que sur un très petit nombre d’animaux, et ne détruiraient pas la loi générale que je viens d’établir, et qui me paraît être la seule boussole qui puisse nous guider dans la connaissance des animaux. Cette loi, qui se réduit à les juger autant par le climat et par le naturel, que par la figure et la conformation, se trouvera très rarement en défaut, et nous fera prévenir ou reconnaître beaucoup d’erreurs. Supposons, par exemple, qu’il soit question d’un animal d’Arabie, tel que l’hyène, nous pourrons assurer, sans crainte de nous tromper, qu’il ne se trouve point en Laponie, et nous ne dirons pas, comme quelques-uns de nos naturalistes, que l’hyène[13] et le glouton sont le même animal. Nous ne dirons pas, avec Kolbe[14], que le renard croisé, qui habite les parties les plus boréales de l’ancien et du nouveau continent, se trouve en même temps au cap de Bonne-Espérance, et nous trouverons que l’animal dont il parle n’est point un renard, mais un chacal. Nous reconnaîtrons que l’animal du cap de Bonne-Espérance, que le même auteur désigne par le nom de cochon de terre, et qui vit de fourmis, ne doit pas être confondu avec les fourmiliers d’Amérique, et qu’en effet cet animal du Cap est vraisemblablement le lézard écailleux[15], qui n’a de commun avec les fourmiliers que de manger des fourmis. De même, s’il eût fait attention que l’élan[16] est un animal du Nord, il n’eût pas appelé de ce nom un animal d’Afrique, qui n’est qu’une gazelle. Le phoca, qui n’habite que les rivages des mers septentrionales, ne doit pas se trouver au cap de Bonne-Espérance[17]. La genette, qui est un animal de l’Espagne, de l’Asie Mineure, etc., et qui ne se trouve que dans l’ancien continent, ne doit pas être indiquée par le nom de coati, qui est américain, comme on le trouve dans M. Klein[18]. L’ysquiepatl du Mexique, animal qui répand une odeur empestée, et que, par cette raison, nous appellerons moufette, ne doit pas être pris pour un petit renard ou pour un blaireau[19]. Le coati-mondi d’Amérique ne doit pas être confondu, comme l’a fait Aldrovande[20], avec le blaireau-cochon, dont on n’a jamais parlé que comme un animal d’Europe. Mais je n’ai pas entrepris d’indiquer ici toutes les erreurs de la nomenclature des quadrupèdes ; je veux seulement prouver qu’il y en aurait moins, si l’on eût fait quelque attention à la différence des climats, si l’on eût assez étudié l’histoire des animaux pour reconnaître, comme nous l’avons fait les premiers, que ceux des parties méridionales de chaque continent ne se trouvent pas dans toutes les deux à la fois, et enfin si l’on se fût en même temps abstenu de faire des noms génériques qui confondent ensemble une grande quantité d’espèces, non seulement différentes, mais souvent très éloignées les unes des autres.

Le vrai travail d’un nomenclateur ne consiste point ici à faire des recherches pour allonger sa liste, mais des comparaisons raisonnées pour la raccourcir. Rien n’est plus aisé que de prendre dans tous les auteurs qui ont écrit des animaux les noms et les phrases pour en faire une table, qui deviendra d’autant plus longue, qu’on examinera moins : rien n’est plus difficile que de les comparer avec assez de discernement pour réduire cette table à sa juste dimension. Je le répète, il n’y a pas dans toute la terre habitable et connue deux cents espèces d’animaux quadrupèdes, en y comprenant même les singes pour quarante ; il ne s’agit donc que de leur assigner à chacun leur nom, et il ne faudra, pour posséder parfaitement cette nomenclature, qu’un très médiocre usage de sa mémoire, puisqu’il ne s’agira que de retenir ces deux cents noms. À quoi sert-il donc d’avoir fait pour les quadrupèdes des classes, des genres, des méthodes, en un mot, qui ne sont que des échafaudages qu’on a imaginés pour aider la mémoire dans la connaissance des plantes, dont le nombre est en effet trop grand, les différences trop petites, les espèces trop peu constantes, et le détail trop minutieux et trop indifférent pour ne pas les considérer par blocs, et en faire des tas ou des genres, en mettant ensemble celles qui paraissent se ressembler le plus ? Car, comme dans toutes les productions de l’esprit, ce qui est absolument inutile est toujours mal imaginé et devient souvent nuisible, il est arrivé qu’au lieu d’une liste de deux cents noms, à quoi se réduit toute la nomenclature des quadrupèdes, on a fait des dictionnaires d’un si grand nombre de termes et de phrases qu’il faut plus de travail pour les débrouiller qu’il n’en a fallu pour les composer. Pourquoi faire du jargon et des phrases lorsqu’on peut parler clair, en ne prononçant qu’un nom simple ? Pourquoi changer toutes les acceptions des termes, sous le prétexte de faire des classes et des genres ? Pourquoi, lorsque l’on fait un genre d’une douzaine d’animaux par exemple, sous le nom de genre du lapin, le lapin même ne s’y trouve-t-il pas, et qu’il faut l’aller chercher dans le genre du lièvre[21] ? N’est-il pas absurde, disons mieux, il n’est que ridicule de faire des classes où l’on rassemble les genres les plus éloignés, par exemple, de mettre ensemble dans la première l’homme[22] et la chauve-souris, dans la seconde l’éléphant et le lézard écailleux, dans la troisième le lion et le furet, dans la quatrième le cochon et la taupe, dans la cinquième le rhinocéros et le rat, etc. Ces idées mal conçues ne peuvent se soutenir : aussi les ouvrages qui les contiennent sont-ils successivement détruits par leurs propres auteurs ; une édition contredit l’autre, et le tout n’a de mérite que pour des écoliers ou des enfants, toujours dupes du mystère, à qui l’air méthodique paraît scientifique, et qui ont enfin d’autant plus de respect pour leur maître, qu’il a plus d’art à leur présenter les choses les plus claires et les plus aisées sous un point de vue le plus obscur et le plus difficile.

En comparant la quatrième édition de l’ouvrage de M. Linnæus avec la dixième, que nous venons de citer, l’homme[23] n’est pas dans la première classe ou dans le premier ordre avec la chauve-souris, mais avec le lézard écailleux ; l’éléphant, le cochon, le rhinocéros, au lieu de se trouver le premier avec le lézard écailleux, le second avec la taupe, et le troisième avec le rat, se trouvent tous trois ensemble[24] avec la musaraigne : au lieu de cinq ordres ou classes principales[25] antropomorpha, feræ, glires, jumenta, pecora, auxquelles il avait réduit tous les quadrupèdes, l’auteur dans cette dernière édition en a fait sept[26], primates, brutæ, feræ, bestiæ, glires, pecora, belluæ. On peut juger, par ces changements essentiels et très généraux, de tous ceux qui se trouvent dans les genres, et combien les espèces, qui sont cependant les seules choses réelles, y sont ballottées, transportées et mal mises ensemble. Il y a maintenant deux espèces d’hommes, l’homme de jour et l’homme de nuit[27], homo diurnus sapiens, homo nocturnus troglodites ; ce sont[28], dit l’auteur, deux espèces très distinctes, et il faut bien se garder de croire que ce n’est qu’une variété. N’est-ce pas ajouter des fables à des absurdités ? et peut-on présenter le résultat des contes de bonnes femmes, ou les visions mensongères de quelques voyageurs suspects, comme faisant partie principale du système de la nature ? De plus, ne vaudrait-il pas mieux se taire sur les choses qu’on ignore que d’établir des caractères essentiels et des différences générales sur des erreurs grossières, en assurant, par exemple, que dans tous les animaux à mamelles, la femme[29] seule a un clitoris ; tandis que nous savons par la dissection que nous avons vu faire de plus de cent espèces d’animaux, que le clitoris ne manque à aucune femelle ? Mais j’abandonne cette critique, qui cependant pourrait être beaucoup plus longue, parce qu’elle ne fait point ici mon principal objet ; j’en ai dit assez pour que l’on soit en garde contre les erreurs, tant générales que particulières, qui ne se trouvent nulle part en aussi grand nombre que dans ces ouvrages de nomenclature, parce que, voulant y tout comprendre, on est forcé d’y réunir tout ce que l’on ne sait pas au peu qu’on sait.

En tirant des conséquences générales de tout ce que nous avons dit, nous trouverons que l’homme est le seul des êtres vivants dont la nature soit assez forte, assez étendue, assez flexible pour pouvoir subsister, se multiplier partout, et se prêter aux influences de tous les climats de la terre ; nous verrons évidemment qu’aucun des animaux n’a obtenu ce grand privilège ; que, loin de pouvoir se multiplier partout, la plupart sont bornés et confinés dans de certains climats, et même dans des contrées particulières. L’homme est en tout l’ouvrage du ciel ; les animaux ne sont à beaucoup d’égards que des productions de la terre ; ceux d’un continent ne se trouvent pas dans l’autre ; ceux qui s’y trouvent sont altérés, rapetissés, changés souvent au point d’être méconnaissables : en faut-il plus pour être convaincu que l’empreinte de leur forme n’est pas inaltérable, que leur nature, beaucoup moins constante que celle de l’homme, peut se varier et même se changer absolument avec le temps, que par la même raison les espèces les moins parfaites, les plus délicates, les plus pesantes, les moins agissantes, les moins armées, etc., ont déjà disparu ou disparaîtront[NdÉ 3] ? leur état, leur vie, leur être, dépendent de la forme que l’homme donne ou laisse à la surface de la terre.

Le prodigieux mammouth, animal quadrupède, dont nous avons souvent considéré les ossements énormes avec étonnement, et que nous avons jugé six fois au moins plus grand que le plus fort éléphant, n’existe plus nulle part ; et cependant on a trouvé de ses dépouilles en plusieurs endroits éloignés les uns des autres, comme en Irlande, en Sibérie, à la Louisiane, etc. Cette espèce était certainement la première, la plus grande, la plus forte de tous les quadrupèdes : puisqu’elle a disparu, combien d’autres plus petites, plus faibles et moins remarquables, ont dû périr aussi sans nous avoir laissé ni témoignages ni renseignements sur leur existence passée ? Combien d’autres espèces s’étant dénaturées, c’est-à-dire perfectionnées ou dégradées par les grandes vicissitudes de la terre et des eaux, par l’abandon ou la culture de la nature, par la longue influence d’un climat devenu contraire ou favorable, ne sont plus les mêmes qu’elles étaient autrefois ? et cependant les animaux quadrupèdes sont, après l’homme, les êtres dont la nature est la plus fixe et la forme la plus constante : celle des oiseaux et des poissons varie davantage, celle des insectes encore plus, et si l’on descend jusqu’aux plantes, que l’on ne doit point exclure de la nature vivante, on sera surpris de la promptitude avec laquelle les espèces varient, et de la facilité qu’elles ont à se dénaturer en prenant de nouvelles formes.

Il ne serait donc pas impossible que, même sans intervertir l’ordre de la nature, tous ces animaux du nouveau monde ne fussent dans le fond les mêmes que ceux de l’ancien, desquels ils auraient autrefois tiré leur origine ; on pourrait dire qu’en ayant été séparés dans la suite par des mers immenses ou par des terres impraticables, ils auront avec le temps reçu toutes les impressions, subi tous les effets d’un climat devenu nouveau lui-même, et qui aurait aussi changé de qualité par les causes mêmes qui ont produit la séparation, que par conséquent ils se seront avec le temps rapetissés, dénaturés, etc. Mais cela ne doit pas nous empêcher de les regarder aujourd’hui comme des animaux d’espèces différentes : de quelque cause que vienne cette différence, qu’elle ait été produite par le temps, le climat et la terre, ou qu’elle soit de même date que la création, elle n’en est pas moins réelle : la nature, je l’avoue, est dans un mouvement de flux continuel ; mais c’est assez pour l’homme de la saisir dans l’instant de son siècle, et de jeter quelques regards en arrière et en avant pour tâcher d’entrevoir ce que jadis elle pouvait être, et ce que dans la suite elle pourrait devenir.

Et à l’égard de l’utilité particulière que nous pouvons tirer de ces recherches sur la comparaison des animaux, on sent bien, qu’indépendamment des corrections de la nomenclature, dont nous avons donné quelques exemples, nos connaissances sur les animaux en seront plus étendues, moins imparfaites et plus sûres ; que nous risquerons moins d’attribuer à un animal d’Amérique ce qui n’appartient qu’à celui des Indes orientales, qui porte le même nom ; qu’en parlant des animaux étrangers sur les notices des voyageurs, nous saurons mieux distinguer les noms et les faits, et les rapporter aux vraies espèces ; qu’enfin l’histoire des animaux que nous sommes chargé d’écrire en sera moins fautive, et peut-être plus lumineuse et plus complète.


Notes de Buffon
  1. Voyez A natural History of birds, by George Edwards. London, 1743, p. 51.
  2. Brisson, Règne animal, p. 91.
  3. Argali, animal de Sibérie dont M. Gmelin donne une bonne description dans le Ier tome de ses Voyages, p. 368, et qu’il croît être le même que le musimon ou mouflon des anciens. Pline a parlé de cet animal, et Gessner en fait mention dans son Hist. des quadrup., p. 934 et 935.
  4. Pelon ichiatl oquitli. — Le lama.

    Tapiierete au Brésil, maypoury ou manipouris à la Guyane. — Le tapir.

    Tamandua-guacu au Brésil, ouariri à la Guyane. — Le tamanoir.

    Ouatiriouaou à la Guyane. — Le fourmilier.

    Ouaikaré à la Guiane, ai ou hai au Brésil. — Le paresseux.

    Aiotochtli au Mexique, tatu ou tatupeba au Brésil, chirquinchum à la Nouvelle-Espagne. — Le tatou.

    Tatu-ete au Brésil, tatou-kabassou à la Guyane. — Le tatouet.

    Macatlchichiltic ou temamaçama, animal qui ressemble à quelques égards à la gazelle, et qui n’a pas encore d’autre nom que celui de gazelle de la Nouvelle-Espagne.

    Jiya ou carigueibeju, animal qui ressemble assez à la loutre, et que par cette raison l’on a nommé loutre du Brésil.

    Quauhtla coymatl ou quapizotl au Mexique, ou caaigoara au Brésil. — Le tajacu ou tajacou.

    Talcoozclotl ou tlalocelotl. — Le chat-pard.

    Cabionara ou cabybara. — Le cabiai.

    Tlatlauhqui ocelotl au Mexique, janowara ou jaguara au Brésil. — Le jaguar.

    Cuguacu arana, ou cuguacu ara, ou cougouacou ara. — Le couguar.

    Tlaquatzin au Mexique, aouaré à la Guyane. — Le philandre.

    Hoitzlaquatzin, animal qui ressemble au porc-épic, et qui n’a pas encore d’autre nom que celui de porc-épic de la Nouvelle-Espagne.

    Cuandu ou gouandou, animal qui ressemble encore au porc-épic, que l’on a nommé porc-épic du Brésil, et qui peut-être est le même que le précédent.

    Tepe-maxtlaton au Mexique, maraguao ou maracaia au Brésil. — Le marac. Cet animal a la peau marquée comme celle d’une panthère ; il est de la forme et de la grosseur d’un chat ; on l’a appelé mal à propos chat-tigre ou chat sauvage tigré, puisque sa robe est marquée comme celle de la panthère et non pas comme celle du tigre.

    Quauhtechatlotl thliltic ou tlilocoteqvillin, animal qui ressemble à l’écureuil, et qui n’a pas encore d’autre nom que celui d’écureuil noir.

    Quimichptlan ou assapanick, animal qui ressemble à l’écureuil volant, et qui peut-être est le même.

    Yzquiepatl. — La moufette. C’est un animal qu’on a appelé petit renard, renard d’Inde, blaireau de Surinam, mais qui n’est ni renard, ni blaireau ; comme il répand une odeur empestée et qui suffoque même à une assez grande distance, nous l’appellerons mouffette.

    Xoloitzcuintli ou cuetlachtli, animal qui a quelque ressemblance avec le loup, et qui n’a pas encore d’autre nom que celui de loup du Mexique, etc.

  5. Voyez l’Histoire du nouveau monde, par Jean de Laet. Leyde, 1640, liv. i, chap. iv, p. 5. Voyez aussi l’Histoire de l’isle Saint-Domingue, par le P. Charlevoix. Paris, 1730, t. Ier, p. 35.
  6. Voyez l’Histoire naturelle des Indes, par Joseph Acosta, traduction de Renaud. Paris, 1600, p. 144 et suiv.
  7. Voyez l’Histoire générale des Antilles, par le P. du Tertre. Paris, 1667, t. II, p. 289 et suiv., où l’on doit observer qu’il y a plusieurs choses empruntées de Joseph Acosta.
  8. Felis silvestris, Tigrinus en Hispagnola. Seba, vol. I, p. 77.
  9. Seba, vol. I, p. 88.
  10. Brisson, Règne animal, p. 258.
  11. Seba, vol. I, p. 61 et 64.
  12. Idem, ibidem, p. 54.
  13. Voyez le Règne animal, par M. Brisson, p. 234.
  14. Voyez la Description du cap de Bonne-Espérance, par Kolbe. Amsterd., 1741, t. III, p. 62.
  15. Idem, ibid., p. 43.
  16. Idem, ibid., p. 128, Voyez aussi le Règne animal, etc.
  17. Voyez le Règne animal, par M. Brisson, p. 230, où il est dit, d’après Kolbe, que le phoca s’appelle chien marin par les habitants du cap de Bonne-Espérance.
  18. Vide Klein, De quadrup., p. 63.
  19. Vide Seba, vol. I, p. 68 ; et le Règne animal de M. Brisson, p. 255.
  20. Vide Aldrovand., Quadruped. digit., p. 267.
  21. Vide Brisson, Règne animal, p. 140 et 142.
  22. Vide Linnæi, Syst. nat. Holmiæ, 1758, t. Ier, p. 18 et 19.
  23. Vide Linnæi, Syst. nat., édit. IV. Parisiis, 1744, p. 64.
  24. Idem, ibid., p. 69.
  25. Idem, ibid., p. 63 et suiv.
  26. Vide idem, ibid., édit. X. Holmiæ, 1758, p. 16 et 17.
  27. Idem, ibid., p. 20 et 24.
  28. « Speciem trogloditæ ab homine sapiente distinctissimam, nec nostri generis illam nec sanguinis esse, staturâ quamvis simillimam dubium non est, ne itaque varietatem credas quam vel sola membrana nictitans absolute negat. » Linnæi, Syst. nat., édit. X, p. 24.
  29. Linnæi, Syst. nat., edit. X, p. 24 et 25.
Notes de l’éditeur
  1. ette proposition ne pourrait être appliquée qu’aux animaux actuels, car on a trouvé en Amérique de grands mammifères fossiles.
  2. La proposition de Buffon qu’aucune espèce du sud de l’Amérique ne se trouve dans le sud de l’ancien continent a été confirmée par toutes les observations faites depuis un siècle.
  3. Dans cette phrase se trouve en germe toute la théorie de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle que Darwin développera cent ans plus tard.