Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Supplément à la théorie de la Terre/Second mémoire
SECOND MÉMOIRE
FONDEMENTS DES RECHERCHES PRÉCÉDENTES SUR LA TEMPÉRATURE DES PLANÈTES.
L’homme nouveau n’a pu voir, et l’homme ignorant ne voit encore aujourd’hui la nature et l’étendue de l’univers que par le simple rapport de ses yeux : la terre est pour lui un solide d’un volume sans bornes, d’une étendue sans limites, dont il ne peut qu’avec peine parcourir de petits espaces superficiels, tandis que le soleil, les planètes et l’immensité des cieux ne lui présentent que des points lumineux dont le soleil et la lune lui paraissent être les seuls objets dignes de fixer ses regards. À cette fausse idée sur l’étendue de la nature et sur les proportions de l’univers s’est bientôt joint le sentiment encore plus disproportionné de la prétention. L’homme, en se comparant aux autres êtres terrestres, s’est trouvé le premier : dès lors il a cru que tous étaient faits pour lui, que la terre même n’avait été créée que pour lui servir de domicile et le ciel de spectacle ; qu’enfin l’univers entier devait se rapporter à ses besoins et même à ses plaisirs. Mais à mesure qu’il a fait usage de cette lumière divine qui seule ennoblit son être, à mesure que l’homme s’est instruit, il a été forcé de rabattre de plus en plus de ces prétentions ; il s’est vu rapetisser en même raison que l’univers s’agrandissait, et il lui est aujourd’hui bien évidemment démontré que cette terre qui fait tout son domaine, et sur laquelle il ne peut malheureusement subsister sans querelle et sans trouble, est à proportion tout aussi petite pour l’univers que lui-même l’est pour le Créateur. En effet, il n’est plus possible de douter que cette même terre, si grande et si vaste pour nous, ne soit une assez médiocre planète, une petite masse de matière qui circule avec les autres autour du soleil ; que cet astre de lumière et de feu ne soit plus de douze cent mille fois plus gros que le globe de la terre, et que sa puissance ne s’étende à tous les corps qu’il fléchit autour de lui ; en sorte que notre globe en étant éloigné de trente-trois millions de lieues au moins, la planète de Saturne se trouve à plus de trois cent treize millions des mêmes lieues ; d’où l’on ne peut s’empêcher de conclure que l’étendue de l’empire du soleil, ce roi de la nature, ne soit une sphère dont le diamètre est de six cent vingt-sept millions de lieues, tandis que celui de la terre n’est que de deux mille huit cent soixante-cinq ; et si l’on prend le cube de ces deux nombres, on se démontrera que la terre est plus petite, relativement à cet espace, qu’un grain de sable ne l’est relativement au volume entier du globe.
Néanmoins la planète de Saturne, quoique la plus éloignée du soleil, n’est pas encore à beaucoup près sur les confins de son empire. Les limites en sont beaucoup plus reculées, puisque les comètes parcourent, au delà de cette distance, des espaces encore plus grands que l’on peut estimer par la période du temps de leurs révolutions. Une comète qui, comme celle de l’année 1680, circule autour du soleil en 575 ans, s’éloigne de cet astre 15 fois plus que Saturne n’en est distant ; car le grand axe de son orbite est 138 fois plus grand que la distance de la terre au soleil. Dès lors, on doit augmenter encore l’étendue de la puissance solaire de 15 fois la distance du soleil à Saturne, en sorte que tout l’espace dans lequel sont comprises les planètes n’est qu’une petite province du domaine de cet astre, dont les bornes doivent être posées au moins à 138 fois la distance du soleil à la terre, c’est-à-dire à 138 fois 33 ou 34 millions de lieues.
Quelle immensité d’espace ! et quelle quantité de matière ! car, indépendamment des planètes, il existe probablement quatre ou cinq cents comètes, peut-être plus grosses que la terre, qui parcourent en tous sens les différentes régions de cette vaste sphère dont le globe terrestre ne fait qu’un point, une unité sur 191 201 612 985 514 260 000, quantité que ces nombres représentent, mais que l’imagination ne peut atteindre ni saisir. N’en voila-t-il pas assez pour nous rendre, nous, les nôtres, et notre grand domicile, plus petits que des atomes ?
Cependant cette énorme étendue, cette sphère si vaste n’est encore qu’un très petit espace dans l’immensité des deux : chaque étoile fixe est un soleil, un centre d’une sphère tout aussi vaste ; et comme on en compte plus de deux mille qu’on aperçoit à la vue simple, et qu’avec les lunettes on en découvre un nombre d’autant plus grand que ces instruments sont plus puissants, l’étendue de l’univers entier paraît être sans bornes, et le système solaire ne fait plus qu’une province de l’empire universel du Créateur, empire infini comme lui.
Sirius, étoile fixe la plus brillante, et que par cette raison nous pouvons regarder comme le soleil le plus voisin du nôtre, ne donnant à nos yeux qu’une seconde de parallaxe annuelle sur le diamètre entier de l’orbe de la terre, est à 6 771 770 millions de lieues de distance de nous, c’est-à-dire à 6 767 216 millions des limites du système solaire, telles que nous les avons assignées d’après la profondeur à laquelle s’enfoncent les comètes, dont la période est la plus longue. Supposant donc qu’il ait été départi à Sirius un espace égal à celui qui appartient à notre soleil, on voit qu’il faut encore reculer les limites de notre système solaire de 742 fois plus qu’il ne l’est déjà jusqu’à l’aphélie de la comète, dont l’énorme distance au soleil n’est néanmoins qu’une unité sur 742 du demi-diamètre total de la sphère entière du système solaire[1].
Ainsi, quand même il existerait des comètes dont la période de révolution serait double, triple et même décuple de la période de 575 ans, la plus longue qui nous soit connue, quand les comètes en conséquence pourraient s’enfoncer à une profondeur dix fois plus grande, il y aurait encore un espace 74 ou 75 fois plus profond pour arriver aux derniers confins, tant du système solaire que du système sirien ; en sorte qu’en donnant à Sirius autant de grandeur et de puissance qu’en a notre soleil, et supposant dans son système autant ou plus de corps cométaires qu’il n’existe de comètes dans le système solaire, Sirius les régira comme le soleil régit les siens, et il restera de même un intervalle immense entre les confins des deux empires : intervalle qui ne paraît être qu’un désert dans l’espace, et qui doit faire soupçonner qu’il existe des corps cométaires dont les périodes sont plus longues, et qui parviennent à une beaucoup plus grande distance que nous ne pouvons le déterminer par nos connaissances actuelles. Il se pourrait aussi que Sirius fût un soleil beaucoup plus grand et plus puissant que le nôtre ; et, si cela était, il faudrait reculer d’autant les bornes de son domaine en les rapprochant de nous, et rétrécir en même raison la circonférence de celui du soleil.
On ne peut s’empêcher de présumer en effet que dans ce très grand nombre d’étoiles fixes, qui toutes sont autant de soleils, il n’y en ait de plus grands et de plus petits que le nôtre, d’autres plus ou moins lumineux, quelques-uns plus voisins qui nous sont représentés par ces astres que les astronomes appellent Étoiles de la première grandeur, et beaucoup d’autres plus éloignés, qui par cette raison nous paraissent plus petits ; les étoiles qu’ils appellent nébuleuses semblent manquer de lumière et de feu, et n’être, pour ainsi dire, allumées qu’à demi ; celles qui paraissent et disparaissent alternativement sont peut-être d’une forme aplatie par la violence de la force centrifuge dans leur mouvement de rotation : on voit ces soleils lorsqu’ils montrent leur grande face, et ils disparaissent toutes les fois qu’ils se présentent de côté. Il y a dans ce grand ordre de choses, et dans la nature des astres, les mêmes variétés, les mêmes différences en nombre, grandeur, espace, mouvement, forme et durée, les mêmes rapports, les mêmes degrés, les mêmes nuances qui se trouvent dans tous les autres ordres de la création.
Chacun de ces soleils étant doué comme le nôtre, et comme toute matière l’est, d’une puissance attractive, qui s’étend à une distance indéfinie et décroît comme l’espace augmente, l’analogie nous conduit à croire qu’il existe dans la sphère de chacun de ces astres lumineux un grand nombre de corps opaques, planètes ou comètes, qui circulent autour d’eux, mais que nous n’apercevrons jamais que par l’œil de l’esprit, puisque étant obscurs et beaucoup plus petits que les soleils qui leur servent de foyer, ils sont hors de la portée de notre vue, et même de tous les arts qui peuvent l’étendre ou la perfectionner.
On pourrait donc imaginer qu’il passe quelquefois des comètes d’un système dans l’autre, et que s’il s’en trouve sur les confins des deux empires, elles seront saisies par la puissance prépondérante et forcées d’obéir aux lois d’un nouveau maître. Mais par l’immensité de l’espace qui se trouve au delà de l’aphélie de nos comètes, il paraît que le Souverain ordonnateur a séparé chaque système par des déserts mille et mille fois plus vastes que toute l’étendue des espaces fréquentés. Ces déserts, dont les nombres peuvent à peine sonder la profondeur, sont les barrières éternelles, invincibles, que toutes les forces de la nature créée ne peuvent franchir ni surmonter. Il faudrait, pour qu’il y eût communication d’un système à l’autre et pour que les sujets d’un empire pussent passer dans un autre, que le siège du trône ne fût pas immobile ; car l’étoile fixe ou plutôt le soleil, le roi de ce système, changeant de lieu, entraînerait à sa suite tous les corps qui dépendent de lui, et pourrait dès lors s’approcher et même s’emparer du domaine d’un autre. Si sa marche se trouvait dirigée vers un astre plus faible, il commencerait par lui enlever les sujets de ses provinces les plus éloignées, ensuite ceux des provinces intérieures ; il les forcerait tous à augmenter son cortège en circulant autour de lui, et son voisin, dès lors dénué de ses sujets, n’ayant plus ni planètes ni comètes, perdrait en même temps sa lumière et son feu, que leur mouvement seul peut exciter et entretenir ; dès lors cet astre isolé, n’étant plus maintenu dans sa place par l’équilibre des forces, serait contraint de changer de lieu en changeant de nature, et, devenu corps obscur, obéirait comme les autres à la puissance du conquérant, dont le feu augmenterait à proportion du nombre de ses conquêtes.
Car que peut-on dire sur la nature du soleil, sinon que c’est un corps d’un prodigieux volume, une masse énorme de matière pénétrée de feu, qui paraît subsister sans aliment comme dans un métal fondu, ou dans un corps solide en incandescence ? Et d’où peut venir cet état constant d’incandescence, cette production toujours renouvelée d’un feu dont la consommation ne parait entretenue par aucun aliment, et dont la déperdition est nulle ou du moins insensible, quoique constante depuis un si grand nombre de siècles ? Y a-t-il, peut-il même y avoir une autre cause de la production et du maintien de ce feu permanent, sinon le mouvement rapide de la forte pression de tous les corps qui circulent autour de ce foyer commun, qui réchauffent et l’embrasent, comme une roue rapidement tournée embrase son essieu ? La pression qu’ils exercent en vertu de leur pesanteur équivaut au frottement, et même est plus puissante, parce que cette pression est une force pénétrante, qui frotte non seulement la surface extérieure, mais toutes les parties intérieures de la masse : la rapidité de leur mouvement est si grande que le frottement acquiert une force presque infinie, et met nécessairement toute la masse de l’essieu dans un état d’incandescence, de lumière, de chaleur et de feu, qui dès lors n’a pas besoin d’aliment pour être entretenu, et qui, malgré la déperdition qui s’en fait chaque jour par l’émission de la lumière, peut durer des siècles de siècles sans atténuation sensible, les autres soleils rendant au nôtre autant de lumière qu’il leur en envoie, et le plus petit atome de feu ou d’une matière quelconque ne pouvant se perdre nulle part dans un système où tout s’attire.
Si de cette esquisse du grand tableau des cieux, que je n’ai tâché de tracer que pour me représenter la proportion des espaces et celle du mouvement des corps qui les parcourent ; si de ce point de vue auquel je ne me suis élevé que pour voir plus clairement combien la nature doit être multipliée dans les différentes régions de l’univers, nous descendons à cette portion de l’espace qui nous est mieux connue, et dans laquelle le soleil exerce sa puissance, nous reconnaîtrons que, quoiqu’il régisse par sa force tous les corps qui s’y trouvent, il n’a pas néanmoins la puissance de les vivifier ni même celle d’y entretenir la végétation et la vie.
Mercure, qui de tous les corps circulants autour du soleil en est le plus voisin, n’en reçoit néanmoins qu’une chaleur 508 fois plus grande que celle que la terre en reçoit, et cette chaleur 508 fois plus grande que la chaleur envoyée du soleil à la terre, bien loin d’être brûlante comme on l’a toujours cru, ne serait pas assez grande pour maintenir la pleine vigueur de la nature vivante, car la chaleur actuelle du soleil sur la terre n’étant que 150 fois de celle de la chaleur propre du globe terrestre, celle du soleil sur Mercure est par conséquent 50400 ou 18 de la chaleur actuelle de la terre. Or si l’on diminuait des trois quarts et demi la chaleur qui fait aujourd’hui la température de la terre, il est sûr que la nature vivante serait au moins bien engourdie, supposé qu’elle ne fût pas éteinte. Et puisque le feu du soleil ne peut pas seul maintenir la nature organisée dans la planète la plus voisine, combien a plus forte raison ne s’en faut-il pas qu’il puisse vivifier celles qui en sont plus éloignées ? Il n’envoie à Vénus qu’une chaleur 502 150 fois plus grande que celle qu’il envoie à la terre, et cette chaleur 502 150 fois plus grande que celle du soleil sur la terre, bien loin d’être assez forte pour maintenir la nature vivante, ne suffirait certainement pas pour entretenir la liquidité des eaux, ni peut-être même la fluidité de l’air, puisque notre température actuelle se trouverait refroidie à 249 ou à 124 12, ce qui est tout près du terme 125 que nous avons donné comme la limite extrême de la plus petite chaleur, relativement à la nature vivante. Et à l’égard de Mars, de Jupiter, de Saturne et de tous leurs satellites, la quantité de chaleur que le soleil leur envoie est si petite en comparaison de celle qui est nécessaire au maintien de la nature, qu’on pourrait la regarder comme de nul effet, surtout dans les deux plus grosses planètes, qui néanmoins paraissent être les objets essentiels du système solaire.
Toutes les planètes, sans même en excepter Mercure, seraient donc et auraient toujours été des volumes aussi grands qu’inutiles, d’une matière plus que brute, profondément gelée, et par conséquent des lieux inhabités de tous les temps, inhabitables à jamais si elles ne renfermaient pas au dedans d’elles-mêmes des trésors d’un feu bien supérieur à celui qu’elles reçoivent du soleil. Cette quantité de chaleur que notre globe possède en propre, et qui est 50 fois plus grande que la chaleur qui lui vient du soleil, est en effet le trésor de la nature, le vrai fonds du feu qui nous anime, ainsi que tous les êtres ; c’est cette chaleur intérieure de la terre qui fait tout germer, tout éclore ; c’est elle qui constitue l’élément du feu proprement dit, élément qui seul donne le mouvement aux autres éléments, et qui, s’il était réduit à 150, ne pourrait vaincre leur résistance, et tomberait lui-même dans l’inertie ; or cet élément, le seul actif, le seul qui puisse rendre l’air fluide, l’eau liquide, et la terre pénétrable, n’aurait-il été donné qu’au seul globe terrestre ? L’analogie nous permet-elle de douter que les autres planètes ne contiennent de même une quantité de chaleur qui leur appartient en propre, et qui doit les rendre capables de recevoir et de maintenir la nature vivante ? N’est-il pas plus grand, plus digne de l’idée que nous devons avoir du Créateur, de penser que partout il existe des êtres qui peuvent le connaître et célébrer sa gloire, que de dépeupler l’univers, à l’exception de la terre, et de le dépouiller de tous êtres sensibles, en le réduisant à une profonde solitude, où l’on ne trouverait que le désert de l’espace et les épouvantables masses d’une matière entièrement inanimée ?
Il est donc nécessaire, puisque la chaleur du soleil est si petite sur la terre et sur les autres planètes, que toutes possèdent une chaleur qui leur appartient en propre, et nous devons rechercher d’où provient cette chaleur qui seule peut constituer l’élément du feu dans chacune des planètes. Or, où pourrons-nous puiser cette grande quantité de chaleur, si ce n’est dans la source même de toute chaleur, dans le soleil seul, de la matière duquel les planètes ayant été formées et projetées par une seule et même impulsion, auront toutes conservé leur mouvement dans le même sens, et leur chaleur à proportion de leur grosseur et de leur densité. Quiconque pèsera la valeur de ces analogies et sentira la force de leurs rapports, ne pourra guère douter que les planètes ne soient issues et sorties du soleil, par le choc d’une comète, parce qu’il n’y a dans le système solaire que les comètes qui soient des corps assez puissants et en assez grand mouvement, pour pouvoir communiquer une pareille impulsion aux masses de matière qui composent les planètes. Si l’on réunit à tous les faits sur lesquels j’ai fondé cette hypothèse[2], le nouveau fait de la chaleur propre de la terre et de l’insuffisance de celle du soleil pour maintenir la nature, on demeurera persuadé, comme je le suis, que, dans le temps de leur formation, les planètes et la terre étaient dans un état de liquéfaction, ensuite dans un état d’incandescence, et enfin dans un état successif de chaleur, toujours décroissante depuis l’incandescence jusqu’à la température actuelle.
Car y a-t-il moyen de concevoir autrement l’origine et la durée de cette chaleur propre de la terre ? Comment imaginer que le feu, qu’on appelle central, pût subsister en effet au fond du globe sans air, c’est-à-dire sans son premier aliment, et d’où viendrait ce feu qu’on suppose renfermé dans le centre du globe, quelle source, quelle origine pourra-t-on lui trouver ?
Descartes avait déjà pensé que la terre et les planètes n’étaient que de petits soleils encroûtés, c’est-à-dire éteints. Leibniz n’a pas hésité à prononcer que le globe terrestre devait sa forme et la consistance de ses matières à l’élément du feu ; et néanmoins ces deux grands philosophes n’avaient pas, à beaucoup près, autant de faits, autant d’observations qu’on en a rassemblé et acquis de nos jours : ces faits sont actuellement en si grand nombre et si bien constatés, qu’il me paraît plus que probable que la terre, ainsi que les planètes, ont été projetées hors du soleil, et par conséquent composées de la même matière, qui d’abord étant en liquéfaction, a obéi à la force centrifuge en même temps qu’elle se rassemblait par celle de l’attraction ; ce qui a donné à toutes les planètes la forme renflée sous l’équateur, et aplatie sous les pôles, en raison de la vitesse de leur rotation ; qu’ensuite ce grand feu s’étant peu à peu dissipé, l’état d’une température bénigne et convenable à la nature organisée a succédé ou plus tôt ou plus tard dans les différentes planètes, suivant la différence de leur épaisseur et de leur densité. Et quand même il y aurait pour la terre et pour les planètes d’autres causes particulières de chaleur qui se combineraient avec celles dont nous avons calculé les effets, nos résultats n’en sont pas moins curieux, et n’en seront que plus utiles à l’avancement des sciences. Nous parlerons ailleurs de ces causes particulières de chaleur : tout ce que nous en pouvons dire ici, pour ne pas compliquer les objets, c’est que ces causes particulières pourront prolonger encore le temps du refroidissement du globe et la durée de la nature vivante, au delà des termes que nous avons indiqués.
Mais, me dira-t-on, votre théorie est-elle également bien fondée dans tous les points qui lui servent de base ? Il est vrai, d’après vos expériences, qu’un globe, gros comme la terre et composé des mêmes matières, ne pourrait se refroidir, depuis l’incandescence à la température actuelle, qu’en 74 mille ans, et que, pour l’échauffer jusqu’à l’incandescence, il faudrait la quinzième partie de ce temps, c’est-à-dire environ cinq mille ans, et encore faudrait-il que ce globe fût environné pendant tout ce temps du feu le plus violent : dès lors il y a, comme vous le dites, de fortes présomptions que cette grande chaleur de la terre n’a pu lui être communiquée de loin, et que par conséquent la matière terrestre a fait autrefois partie de la masse du soleil ; mais il ne parait pas également prouvé que la chaleur de cet astre sur la terre ne soit aujourd’hui que 150 de la chaleur propre du globe. Le témoignage de nos sens semble se refuser à cette opinion que vous donnez comme une vérité constante, et quoiqu’on ne puisse pas douter que la terre n’ait une chaleur propre qui nous est démontrée par sa température toujours égale dans tous les lieux profonds où le froid de l’air ne peut communiquer, en résulte-t-il que cette chaleur qui ne nous paraît être qu’une température médiocre soit néanmoins cinquante fois plus grande que la chaleur du soleil qui semble nous brûler ?
Je puis satisfaire pleinement à ces objections, mais il faut auparavant réfléchir avec moi sur la nature de nos sensations. Une différence très légère, et souvent imperceptible dans la réalité ou dans la mesure des causes qui nous affectent, en produit une prodigieuse dans leurs effets. Y a-t-il rien de plus voisin du très grand plaisir que la douleur, et qui peut assigner la distance entre le chatouillement vif qui nous remue délicieusement et le frottement qui nous blesse, entre le feu qui nous réchauffe et celui qui nous brûle, entre la lumière qui réjouit nos yeux et celle qui les offusque, entre la saveur qui flatte notre goût et celle qui nous déplaît, entre l’odeur dont une petite dose nous affecte agréablement d’abord et bientôt nous donne des nausées ? On doit donc cesser d’être étonné qu’une petite augmentation de chaleur telle que 150 puisse nous paraître si sensible, et que les limites du plus grand chaud de l’été au plus grand froid de l’hiver soient entre 7 et 8, comme l’a dit M. Amontons, ou même entre 31 et 32, comme M. de Mairan l’a trouvé en prenant tous les résultats des observations faites sur cela pendant cinquante-six années consécutives.
Mais il faut avouer que si l’on voulait juger de la chaleur réelle du globe d’après les rapports que ce dernier auteur nous a donnés des émanations de la chaleur terrestre aux accessions de la chaleur solaire dans ce climat, il se trouverait que le rapport étant à peu près : : 29 : 1 en été, et : : 471 ou même : : 491 en hiver : 1, il se trouverait, dis-je, en joignant ces deux rapports, que la chaleur solaire ne serait à la chaleur terrestre que : : 1500 : 2, ou : : 1250 : 1. Mais cette estimation serait fautive, et l’erreur deviendrait d’autant plus grande que les climats seraient plus froids. Il n’y a donc que celui de l’équateur jusqu’aux tropiques, ou la chaleur étant en toutes saisons presque égale, on puisse établir avec fondement la proportion entre la chaleur des émanations de la terre et des accédions de la chaleur solaire. Or ce rapport dans tout ce vaste climat, où les étés et les hivers sont presque égaux, est à très peu près : : 50 : 1. C’est par cette raison que j’ai adopté cette proportion, et que j’en ai fait la base du calcul de mes recherches.
Néanmoins, je ne prétends pas assurer affirmativement que la chaleur propre de la terre soit réellement cinquante fois plus grande que celle qui lui vient du soleil : comme cette chaleur du globe appartient à toute la matière terrestre, dont nous faisons partie, nous n’avons point de mesure que nous puissions en séparer, ni par conséquent d’unité sensible et réelle à laquelle nous puissions en rapporter. Mais quand même on voudrait que la chaleur solaire fût plus grande ou plus petite que nous ne l’avons supposée, relativement à la chaleur terrestre, notre théorie ne changerait que par la proportion des résultats.
Par exemple, si nous renfermons toute l’étendue de nos sensations du plus grand chaud au plus grand froid dans les limites données par les observations de M. Amontons, c’est-à-dire entre 7 et 8 ou dans 18, et qu’en même temps nous supposions que la chaleur du soleil peut produire seule cette différence de nos sensations, on aura dès lors la proportion de 8 à 1 de la chaleur propre du globe terrestre à celle qui lui vient du soleil, et par conséquent la compensation que fait actuellement sur la terre cette chaleur du soleil serait de 18, et la compensation qu’elle a faite dans le temps de l’incandescence aura été 1200. Ajoutant ces deux termes, on a 26200 qui, multipliés par 12 12, moitié de la somme de tous les termes de la diminution de la chaleur, donnent 325200 ou 1 58 pour la compensation totale qu’a faite la chaleur du soleil pendant la période de 74 047 ans du refroidissement de la terre à la température actuelle. Et comme la perte totale de la chaleur propre est à la compensation totale en même raison que le temps de la période est à celui du refroidissement, on aura 25 : 1 58 : : 74 047 : 4 813 125, en sorte que le refroidissement du globe de la terre, au lieu de n’avoir été prolongé que de 770 ans, l’aurait été de 4 813 125 ans ; ce qui, joint au prolongement plus long que produirait aussi la chaleur de la lune dans cette supposition, donnerait plus de 5 000 ans, dont il faudrait encore reculer la date de la formation des planètes.
Si l’on adopte les limites données par M. de Mairan, qui sont de 31 à 32, et qu’on suppose que la chaleur solaire n’est que de 132 de celle de la terre, on n’aura que le quart de ce prolongement, c’est-à-dire environ 1 250 ans, au lieu de 770 que donne la supposition de 150 que nous avons adoptée.
Mais, au contraire, si l’on supposait que la chaleur du soleil n’est que 1250 de celle de la terre, comme cela paraît résulter des observations faites au climat de Paris, on aurait pour la compensation dans le temps de l’incandescence 16250, et 1250 pour la compensation à la fin de la période de 74 047 ans du refroidissement du globe terrestre à la température actuelle, et l’on trouverait 13250 pour la compensation totale, faite par la chaleur du soleil pendant cette période, ce qui ne donnerait que 154 ans, c’est-à-dire le cinquième de 770 ans pour le temps du prolongement du refroidissement. Et de même si, au lieu de 150, nous supposions que la chaleur solaire fût de 110 de la chaleur terrestre, nous trouverions que le temps du prolongement serait cinq fois plus long, c’est-à-dire de 3 850 ans ; en sorte que plus on voudra augmenter la chaleur qui nous vient du soleil, relativement à celle qui émane de la terre, et plus on étendra la durée de la nature, et l’on reculera le terme de l’antiquité du monde ; car en supposant que cette chaleur du soleil sur la terre fût égale à la chaleur propre du globe, on trouverait que le temps du prolongement serait de 38 504 ans, ce qui par conséquent donnerait à la terre 38 ou 39 mille ans d’ancienneté de plus.
Si l’on jette les yeux sur la table que M. de Mairan a dressée avec grande exactitude et dans laquelle il donne la proportion de la chaleur qui nous vient du soleil à celle qui émane de la terre dans tous les climats, on y reconnaîtra d’abord un fait bien avéré, c’est que dans tous les climats où l’on a fait des observations les étés sont égaux, tandis que les hivers sont prodigieusement inégaux ; ce savant physicien attribue cette égalité constante de l’intensité de la chaleur pendant l’été dans tous les climats à la compensation réciproque de la chaleur solaire et de la chaleur des émanations du feu central : « Ce n’est donc pas ici, dit-il (page 253), une affaire de choix, de système ou de convenance, que cette marche alternativement décroissante et croissante des émanations centrales en inverse des étés solaires, c’est le fait même, etc. » En sorte que, selon lui, les émanations de la chaleur de la terre croissent ou décroissent précisément dans la même raison que l’action de la chaleur du soleil décroît et croît dans les différents climats ; et comme cette proportion d’accroissement et de décroissement entre la chaleur terrestre et la chaleur solaire lui paraît, avec raison, très étonnante suivant sa théorie, et qu’en même temps il ne peut pas douter du fait, il tâche de l’expliquer en disant : « que le globe terrestre étant d’abord une pâte molle de terre et d’eau, venant à tourner sur son axe, et continuellement exposée aux rayons du soleil, selon tous les aspects annuels des climats, s’y sera durcie vers la surface, et d’autant plus profondément, que ces parties y seront plus exactement exposées. Et si un terrain plus dur, plus compact, plus épais, et en général plus difficile à pénétrer, devient dans ces mêmes rapports un obstacle d’autant plus grand aux émanations du feu intérieur de la terre, comme il est évident que cela doit arriver, ne voilà-t-il pas dès lors ces obstacles en raison directe des différentes chaleurs de l’été solaire, et les émanations centrales en raison inverse de ces mêmes chaleurs ? Et qu’est-ce alors autre chose que l’égalité universelle des étés ? Car, supposant ces obstacles ou ces retranchements de chaleur faits à l’émanation constante et primitive exprimés par les valeurs mêmes des étés solaires, c’est-à-dire dans la plus parfaite et la plus visible de toutes les proportionnalités, l’égalité, il est clair qu’on ne retranche d’un côté à la même grandeur que ce qu’on y ajoute de l’autre, et que par conséquent les sommes ou les étés en seront toujours et partout les mêmes. Voilà donc (ajoute-t-il) cette égalité surprenante des étés, dans tous les climats de la terre, ramenée à un principe intelligible, soit que la terre, d’abord fluide, ait été durcie ensuite par l’action du soleil, du moins vers les dernières couches qui la composent, soit que Dieu l’ait créée tout d’un coup dans l’état où les causes physiques et les lois du mouvement l’auraient amenée. » Il me semble que l’auteur aurait mieux fait de s’en tenir bonnement à cette dernière cause qui dispense de toutes recherches et de toutes spéculations que de donner une explication qui pèche non seulement dans le principe, mais dans presque tous les points des conséquences qu’on en pourrait tirer.
Car y a-t-il rien de plus indépendant l’un de l’autre que la chaleur qui appartient en propre à la terre, et celle qui lui vient du dehors ? est-il naturel, est-il même raisonnable d’imaginer qu’il existe réellement dans la nature une loi de calcul, par laquelle les émanations de cette chaleur intérieure du globe suivraient exactement l’inverse des accessions de la chaleur du soleil sur la terre ? et cela dans une proportion si précise que l’augmentation des unes compenserait exactement la diminution des autres. Il ne faut qu’un peu de réflexion pour se convaincre que ce rapport purement idéal n’est nullement fondé, et que, par conséquent, le fait très réel de l’égalité des étés ou de l’égale intensité de chaleur en été dans tous les climats ne dérive pas de cette combinaison précaire dont ce physicien fait un principe, mais d’une cause toute différente que nous allons exposer.
Pourquoi dans tous les climats de la terre, où l’on a fait des observations suivies avec des thermomètres comparables, se trouve-t-il que les étés (c’est-à-dire l’intensité de la chaleur en été) sont égaux, tandis que les hivers (c’est-à-dire l’intensité de la chaleur en hiver) sont prodigieusement différents et d’autant plus inégaux qu’on s’avance plus vers les zones froides ? voilà la question ; le fait est vrai, mais l’explication qu’en donne l’habile physicien que je viens de citer me paraît plus que gratuite ; elle nous renvoie directement aux causes finales qu’il croyait éviter, car n’est-ce pas nous dire, pour toute explication, que le soleil et la terre ont d’abord été dans un état tel que la chaleur de l’un pouvait cuire les couches extérieures de l’autre, et les durcir précisément à un tel degré que les émanations de la chaleur terrestre trouveraient toujours des obstacles à leur sortie, qui seraient exactement en proportion des facilités avec lesquelles la chaleur du soleil arrive à chaque climat ; que de cette admirable contexture des couches de la terre qui permettent plus ou moins l’issue des émanations du feu central il résulte sur la surface de la terre une compensation exacte de la chaleur solaire et de la chaleur terrestre, ce qui néanmoins rendait les hivers égaux partout aussi bien que les étés ; mais que, dans la réalité, comme il n’y a que les étés d’égaux dans tous les climats et que les hivers y sont, au contraire, prodigieusement inégaux, il faut bien que ces obstacles, mis à la liberté des émanations centrales, soient encore plus grands qu’on ne vient de les supposer, et qu’ils soient, en effet, et très réellement dans la proportion qu’exige l’inégalité des hivers des différents climats ? Or qui ne voit que ces petites combinaisons ne sont point entrées dans le plan du souverain Être, mais seulement dans la tête du physicien, qui, ne pouvant expliquer cette égalité des étés et cette inégalité des hivers, a eu recours à deux suppositions qui n’ont aucun fondement, et à des combinaisons qui n’ont pu même à ses yeux avoir d’autre mérite que celui de s’accommoder à sa théorie, et de ramener, comme il le dit, cette égalité surprenante des étés à un principe intelligible ! Mais ce principe une fois entendu n’est qu’une combinaison de deux suppositions, qui toutes deux sont de l’ordre de celles qui rendraient possible l’impossible, et dès lors présenteraient en effet l’absurde comme intelligible.
Tous les physiciens qui se sont occupés de cet objet conviennent avec moi que le globe terrestre possède en propre une chaleur indépendante de celle qui lui vient du soleil : dès lors, n’est-il pas évident que cette chaleur propre serait égale sur tous les points de la surface du globe, abstraction faite de celle du soleil, et qu’il n’y aurait d’autre différence à cet égard que celle qui doit résulter du renflement de la terre à l’équateur, et de son aplatissement sous les pôles, différence qui, étant en même raison à peu près que les deux diamètres, n’excède pas 1230 ; en sorte que la chaleur propre du sphéroïde terrestre doit être de 1230 plus grande sous l’équateur que sous les pôles. La déperdition qui s’en est faite et le temps du refroidissement doit donc avoir été plus prompt dans les climats septentrionaux ; l’épaisseur du globe est moins grande que dans les climats du midi, mais cette différence de 1230 ne peut pas produire celle de l’inégalité des émanations centrales, dont le rapport à la chaleur du soleil en hiver étant : : 50 : 1 dans les climats voisins de l’équateur, se trouve déjà double au 27e degré, triple au 35e, quadruple au 40e, décuple au 49e et 35 fois plus grand au 60e degré de latitude. Cette cause qui se présente la première contribue au froid des climats septentrionaux, mais elle est insuffisante pour le fait de l’inégalité des hivers, puisque cet effet serait 35 fois plus grand que sa cause au 60e degré, plus grand encore et même plus excessif dans les climats voisins du pôle, et qu’en même temps il ne serait nulle part proportionnel à cette même cause.
D’autre côté, ce serait sans aucun fondement qu’on voudrait soutenir que dans un globe qui a reçu ou qui possède un certain degré de chaleur, il pourrait y avoir des parties beaucoup moins chaudes les unes que les autres. Nous connaissons assez le progrès de la chaleur et les phénomènes de sa communication pour être assurés qu’elle se distribue toujours également, puisqu’en appliquant un corps, même froid, sur un corps chaud, celui-ci communiquera nécessairement à l’autre assez de chaleur pour que tous deux soient bientôt au même degré de température. L’on ne doit donc pas supposer qu’il y ait vers le climat des pôles des couches de matières moins chaudes, moins perméables à la chaleur que dans les autres climats, car, de quelque nature qu’on les voulût supposer, l’expérience nous démontre qu’en un très petit temps elles seraient devenues aussi chaudes que les autres.
Les grands froids du Nord ne viennent donc pas de ces prétendus obstacles qui s’opposeraient à la sortie de la chaleur, ni de la petite différence que doit produire celle des diamètres du sphéroïde terrestre, et il m’a paru, après y avoir réfléchi, qu’on devait attribuer l’égalité des étés et la grande inégalité des hivers à une cause bien plus simple, et qui néanmoins a échappé à tous les physiciens.
Il est certain que, comme la chaleur propre de la terre est beaucoup plus grande que celle qui lui vient du soleil, les étés doivent paraître à très peu près égaux partout, parce que cette même chaleur du soleil ne fait qu’une petite augmentation au fonds réel de la chaleur propre, et que, par conséquent, si cette chaleur envoyée du soleil n’est que 150 de la chaleur propre du globe, le plus ou moins de séjour de cet astre sur l’horizon, sa plus grande ou sa moindre obliquité sur le climat, et même son absence totale ne produirait que de différence sur la température du climat, et que dès lors les étés doivent paraître, et sont en effet à très peu près égaux dans tous les climats de la terre. Mais ce qui fait que les hivers sont si fort inégaux, c’est que les émanations de cette chaleur intérieure du globe se trouvent en très grande partie supprimées dès que le froid et la gelée resserrent et consolident la surface de la terre et des eaux. Comme cette chaleur qui sort du globe décroît dans les airs à mesure et en même raison que l’espace augmente, elle a déjà beaucoup perdu à une demi-lieue ou une lieue de hauteur ; la seule condensation de l’air par cette cause suffit pour produira des vents froids qui, se rabattant sur la surface de la terre, la resserrent et la gèlent[3]. Tant que dure ce resserrement de la couche extérieure de la terre, les émanations de la chaleur intérieure sont retenues et le froid paraît et est, en effet, très considérablement augmenté par cette suppression d’une partie de cette chaleur ; mais dès que l’air devient plus doux, et que la couche superficielle du globe perd sa rigidité, la chaleur, retenue pendant tout le temps de la gelée, sort en plus grande abondance que dans les climats où il ne gèle pas ; en sorte que la somme des émanations de la chaleur devient égale et la même partout, et c’est par cette raison que les plantes végètent plus vite, et que les récoltes se font en beaucoup moins de temps dans les pays du nord ; c’est par la même raison qu’on y ressent souvent, au commencement de l’été, des chaleurs insoutenables, etc.
Si l’on voulait douter de la suppression des émanations de la chaleur intérieure par l’effet de la gelée, il ne faut, pour s’en convaincre, que se rappeler des faits connus de tout le monde. Qu’après une gelée il tombe de la neige, on la verra se fondre sur tous les puits, les aqueducs, les citernes, les ciels de carrière, les voûtes des fosses souterraines ou des galeries des mines, lors même que ces profondeurs, ces puits ou ces citernes ne contiennent point d’eau. Les émanations de la terre ayant leur libre issue par ces espèces de cheminées, le terrain qui en recouvre le sommet n’est jamais gelé au même degré que la terre pleine ; il permet aux émanations leur cours ordinaire, et leur chaleur suffit pour fondre la neige sur tous ces endroits creux, tandis qu’elle subsiste et demeure sur tout le reste de la surface où la terre n’est point excavée.
Cette suppression des émanations de la chaleur propre de la terre se fait non seulement par la gelée, mais encore par le simple resserrement de la terre, souvent occasionné par un moindre degré de froid que celui qui est nécessaire pour en geler la surface. Il y a très peu de pays où il gèle dans les plaines au delà du 35e degré de latitude, surtout dans l’hémisphère boréal ; il semble donc que depuis l’équateur jusqu’au 35e degré, les émanations de la chaleur terrestre ayant toujours leur libre issue, il ne devrait y avoir presque aucune différence de l’hiver à l’été, puisque cette différence ne pourrait provenir que de deux causes, toutes deux trop petites pour produire un résultat sensible. La première de ces causes est la différence de l’action solaire ; mais comme cette action elle-même est beaucoup plus petite que celle de la chaleur terrestre, leur différence devient dès lors si peu considérable, qu’on peut la regarder comme nulle. La seconde cause est l’épaisseur du globe, qui, vers le 35e degré, est à peu près de 1230 moindre qu’à l’équateur ; mais cette différence ne peut encore produire qu’un très petit effet, qui n’est nullement proportionnel à celui que nous indiquent les observations, puisqu’à 35 degrés le rapport des émanations de la chaleur terrestre à la chaleur solaire est en été de 33 à 1, et en hiver de 153 à 1, ce qui donnerait 186 à 2, ou 93 à 1. Ce ne peut donc être qu’au resserrement de la terre, occasionné par le froid, ou même au froid produit par les pluies durables qui tombent dans ces climats, qu’on peut attribuer cette différence de l’hiver à l’été ; le resserrement de la terre par le froid supprime une partie des émanations de la chaleur intérieure, et le froid, toujours renouvelé par la chute des pluies, diminue l’intensité de cette même chaleur ; ces deux causes produisent donc ensemble la différence de l’hiver à l’été.
D’après cet exposé, il me semble que l’on est maintenant en état d’entendre pourquoi les hivers semblent être si différents. Ce point de physique générale n’avait jamais été discuté ; personne, avant M. de Mairan, n’avait même cherché les moyens de l’expliquer, et nous avons démontré précédemment l’insuffisance de l’explication qu’il en donne : la mienne, au contraire, me parait si simple et si bien fondée, que je ne doute pas qu’elle ne soit entendue pour tous les bons esprits.
Après avoir prouvé que la chaleur qui nous vient du soleil est fort inférieure à la chaleur propre de notre globe ; après avoir exposé qu’en ne la supposant que de 150, le refroidissement du globe à la température actuelle n’a pu se faire qu’en 74 832 ans ; après avoir montré que le temps de ce refroidissement serait encore plus long, si la chaleur envoyée par le soleil à la terre était dans un rapport plus grand, c’est-à-dire de 125 ou de 110 au lieu de 150 ; on ne pourra pas nous blâmer d’avoir adopté la proportion qui nous paraît la plus plausible par les raisons physiques, et en même temps la plus convenable, pour ne pas trop étendre et reculer trop loin les temps du commencement de la nature, que nous avons fixé à 37 ou 38 mille ans à dater en arrière de ce jour.
J’avoue néanmoins que ce temps, tout considérable qu’il est, ne me paraît pas encore assez grand, assez long pour certains changements, certaines altérations successives que l’histoire naturelle nous démontre, et qui semble avoir exigé une suite de siècles encore plus longue ; je serais donc très porté à croire que dans le réel les temps ci-devant indiqués pour la durée de la nature doivent être augmentés peut-être du double si l’on veut se trouver à l’aise pour l’explication de tous les phénomènes. Mais, je le répète, je m’en suis tenu aux moindres termes, et j’ai restreint les limites du temps autant qu’il était possible de le faire sans contredire les faits et les expériences.
On pourra peut-être chicaner ma théorie par une autre objection qu’il est bon de prévenir. On me dira que j’ai supposé, d’après Newton, la chaleur de l’eau bouillante trois fois plus grande que celle du soleil d’été, et la chaleur du fer rouge huit fois plus grande que celle de l’eau bouillante, c’est-à-dire vingt-quatre ou vingt-cinq fois plus grande que celle de la température actuelle de la terre, et qu’il entre de l’hypothétique dans cette supposition, sur laquelle j’ai néanmoins fondé la seconde base de mes calculs, dont les résultats seraient sans doute fort différents si cette chaleur du fer rouge ou du verre en incandescence, au lieu d’être en effet vingt-cinq fois plus grande que la chaleur actuelle du globe, n’était par exemple que cinq ou six fois aussi grande.
Pour sentir la valeur de cette objection, faisons d’abord le calcul du refroidissement de la terre, dans cette supposition qu’elle n’était dans le temps de l’incandescence que cinq fois plus chaude qu’elle l’est aujourd’hui, en supposant, comme dans les autres calculs, que la chaleur solaire n’est que 150 de la chaleur terrestre. Cette chaleur solaire, qui fait aujourd’hui compensation de 150, n’aurait fait compensation que de 1250 dans le temps de l’incandescence. Ces deux termes ajoutés donnent 6250, qui multipliés par 2 12, moitié de la somme de tous les termes de la diminution de la chaleur, donnent 15250 pour la compensation totale qu’a faite la chaleur du soleil pendant la période entière de la déperdition de la chaleur propre du globe, qui est de 74 047 ans. Ainsi l’on aura 5 : 15250 : : 74 047 : 888 1425. D’où l’on voit que le prolongement du refroidissement qui, pour une chaleur vingt-cinq fois plus grande que la température actuelle, n’a été que de 770 ans, aurait été de 888 1425, dans la supposition que cette première chaleur n’aurait été que cinq fois plus grande que cette même température actuelle. Cela seul nous fait voir que, quand même on voudrait supposer cette chaleur primitive fort au-dessous de vingt-cinq, il n’en résulterait qu’un prolongement plus long pour le refroidissement du globe, et cela seul me paraît suffire aussi pour satisfaire à l’objection.
Enfin, me dira-t-on, vous avez calculé la durée du refroidissement des planètes, non seulement par la raison inverse de leurs diamètres, mais encore par la raison inverse de leur densité ; cela serait fondé si l’on pouvait imaginer qu’il existe en effet des matières dont la densité serait aussi différente de celle de notre globe ; mais en existe-t-il ? Quelle sera, par exemple, la matière dont vous composerez Saturne, puisque sa densité est plus de cinq fois moindre que celle de la terre ?
À cela je réponds qu’il serait aisé de trouver dans le genre végétal des matières cinq ou six fois moins denses qu’une masse de fer, de marbre blanc, de grès, de marbre commun et de pierre calcaire dure, dont nous savons que la terre est principalement composée ; mais sans sortir du règne minéral, et considérant la densité de ces cinq matières, on a pour celle du fer 21 1072, pour celle du marbre blanc 8 2572, pour celle du grès 7 2472, pour celles du marbre commun et de la pierre calcaire dure 7 2520 : prenant le terme moyen des densités de ces cinq matières, dont le globe terrestre est principalement composé, on trouve que sa densité est 10 518. Il s’agit donc de trouver une matière dont la densité soit 1 891 191000 ce qui est le même rapport de 184, densité de Saturne, à 1 000, densité de la terre. Or, cette matière serait une espèce de pierre ponce un peu moins dense que la pierre ponce ordinaire, dont la densité relative est ici de 1 6972 ; il paraît donc que Saturne est principalement composé d’une matière légère semblable à la pierre ponce.
De même, la densité de la terre étant à celle de Jupiter : : 1 000 : 292, ou : : 10 518 : 3 1 191000, on doit croire que Jupiter est composé d’une matière plus dense que la pierre ponce, et moins dense que la craie.
La densité de la terre étant à celle de la lune : : 1 000 : 702, ou : : 10 518 : 7 2151000, cette planète secondaire est composée d’une matière dont la densité n’est pas tout à fait si grande que celle de la pierre calcaire dure, mais plus grande que celle de la pierre calcaire tendre.
La densité de la terre étant à celle de Mars : : 1 000 : 730, ou : : 10 518 : 7 502 191000 on doit croire que cette planète est composée d’une matière dont la densité est un peu plus grande que celle du grès, et moins grande que celle du marbre blanc.
Mais la densité de la terre étant à celle de Vénus : : 1 270 : 1 270, ou : : 10 518 : 13 52 791000 on peut croire que cette planète est principalement composée d’une matière plus dense que l’émeril, et moins dense que le zinc.
Enfin la densité de la terre étant à celle de Mercure : : 1 270 : 2 040, ou : : 10 518 : 200 966 231000 on doit croire que cette planète est composée d’une matière un peu moins dense que le fer, mais plus dense que l’étain.
Eh ! comment, dira-t-on, la nature vivante, que vous supposez établie partout, peut-elle exister sur des planètes de fer, d’émeril ou de pierre ponce ? Par les mêmes causes, répondrai-je, et par les mêmes moyens qu’elle existe sur le globe terrestre, quoique composé de pierre, de grès, de marbre, de fer et de verre. Il en est des autres planètes comme de notre globe, leur fonds principal est une des matières que nous venons d’indiquer, mais les causes extérieures auront bientôt altéré la couche superficielle de cette matière, et selon les différents degrés de chaleur ou de froid, de sécheresse ou d’humidité, elles auront converti en assez peu de temps cette matière, de quelque nature qu’on la suppose, en une terre féconde et propre à recevoir les germes de la nature organisée, qui tous n’ont besoin que de chaleur et d’humidité pour se développer.
Après avoir satisfait aux objections qui paraissent se présenter les premières, il est nécessaire d’exposer les faits et les observations par lesquelles on s’est assuré que la chaleur du soleil n’est qu’un accessoire, un petit complément à la chaleur réelle qui émane continuellement du globe de la terre ; et il sera bon de faire voir en même temps comment les thermomètres comparables nous ont appris d’une manière certaine que le chaud de l’été est égal dans tous les climats de la terre, à l’exception de quelques endroits, comme le Sénégal, et de quelques autres parties de l’Afrique, où la chaleur est plus grande qu’ailleurs, par des raisons particulières dont nous parlerons lorsqu’il s’agira d’examiner les exceptions à cette règle générale.
On peut démontrer, par des évaluations incontestables, que la lumière, et par conséquent la chaleur envoyée du soleil à la terre en été est très grande en comparaison de la chaleur envoyée par ce même astre en hiver, et que néanmoins, par des observations très exactes et très réitérées, la différence de la chaleur réelle de l’été à celle de l’hiver est fort petite. Cela seul serait suffisant pour prouver qu’il existe dans le globe terrestre une très grande chaleur, dont celle du soleil ne fait que le complément ; car en recevant les rayons du soleil sur le même thermomètre en été et en hiver, M. Amontons a le premier observé que les plus grandes chaleurs de l’été dans notre climat ne diffèrent du froid de l’hiver, lorsque l’eau se congèle, que comme 7 diffère de 6, tandis qu’on peut démontrer que l’action du soleil en été est environ 66 fois plus grande que celle du soleil en hiver : on ne peut donc pas douter qu’il n’y ait un fonds de très grande chaleur dans le globe terrestre, sur lequel, comme base, s’élèvent les degrés de la chaleur qui nous vient du soleil, et que les émanations de ce fonds de chaleur à la surface du globe ne nous donnent une quantité de chaleur beaucoup plus grande que celle qui nous arrive du soleil.
Si l’on demande comment on a pu s’assurer que la chaleur envoyée par le soleil en été est 66 fois plus grande que la chaleur envoyée par ce même astre en hiver dans notre climat, je ne puis mieux répondre qu’en renvoyant aux Mémoires donnés par feu M. de Mairan en 1719, 1722 et 1765, et insérés dans ceux de l’Académie, où il examine avec une attention scrupuleuse les causes de la vicissitude des saisons dans les différents climats. Ces causes peuvent se réduire à quatre principales, savoir : 1o l’inclinaison sous laquelle tombe la lumière du soleil suivant les différentes hauteurs de cet astre sur l’horizon ; 2o l’intensité de la lumière, plus ou moins grande, à mesure que son passage dans l’atmosphère est plus ou moins oblique ; 3o la différente distance de la terre au soleil en été et en hiver ; 4o l’inégalité de la longueur des jours dans les climats différents. Et en partant du principe que la quantité de la chaleur est proportionnelle à l’action de la lumière, on se démontrera aisément à soi-même que ces quatre causes réunies, combinées et comparées, diminuent pour notre climat cette action de la chaleur du soleil dans un rapport d’environ 66 à 1 du solstice d’été au solstice d’hiver. Et en supposant l’affaiblissement de l’action de la lumière par ces quatre causes, c’est-à-dire : 1o par la moindre ascension ou élévation du soleil à midi du solstice d’hiver, en comparaison de son ascension à midi du solstice d’été ; 2o par la diminution de l’intensité de la lumière qui traverse plus obliquement l’atmosphère au solstice d’hiver qu’au solstice d’été ; 3o par la plus grande proximité de la terre au soleil en hiver qu’en été ; 4o par la diminution de la continuité de la chaleur produite par la moindre durée du jour ou par la plus longue absence du soleil au solstice d’hiver, qui, dans notre climat, est à peu près double de celle du solstice d’été, on ne pourra pas douter que la différence ne soit en effet très grande et environ de 66 à 1 dans notre climat, et cette vérité de théorie peut être regardée comme aussi certaine que la seconde vérité qui est d’expérience, et qui nous démontre, par les observations du thermomètre exposé immédiatement aux rayons du soleil en hiver et en été, que la différence de la chaleur réelle dans ces deux temps n’est néanmoins tout au plus que de 7 à 6 ; je dis tout au plus, car cette détermination donnée par M. Amontons n’est pas à beaucoup près aussi exacte que celle qui a été faite par M. de Mairan, d’après un grand nombre d’observations ultérieures, par lesquelles il prouve que ce rapport est : : 32 : 31. Que doit donc indiquer cette prodigieuse inégalité entre ces deux rapports de l’action de la chaleur solaire en été et en hiver, qui est de 66 à 1, et de celui de la chaleur réelle qui n’est que, de 32 à 31 de l’été à l’hiver ? N’est-il pas évident que la chaleur propre du globe de la terre est nombre de fois plus grande que celle qui lui vient du soleil ? Il paraît en effet que, dans le climat de Paris, cette chaleur de la terre est 29 fois plus grande en été, et 491 fois plus grande en hiver que celle du soleil, comme l’a déterminé M. de Mairan. Mais j’ai déjà averti qu’on ne devait pas conclure de ces deux rapports combinés le rapport réel de la chaleur du globe de la terre à celle qui lui vient du soleil, et j’ai donné les raisons qui m’ont décidé à supposer qu’on peut estimer cette chaleur du soleil cinquante fois moindre que la chaleur qui émane de la terre.
Il nous reste maintenant à rendre compte des observations faites avec les thermomètres. On a recueilli, depuis l’année 1701 jusqu’en 1756 inclusivement, le degré du plus grand chaud et celui du plus grand froid qui s’est fait à Paris chaque année ; on en a fait une somme, et l’on a trouvé qu’année commune tous les thermomètres, réduits à la division de Réaumur, ont donné 1 026, pour la plus grande chaleur de l’été, c’est-à-dire 26 degrés au-dessus du point de la congélation de l’eau. On a trouvé de même que le degré commun du plus grand froid de l’hiver a été pendant ces cinquante-six années de 994, ou de 6 degrés au-dessous de la congélation de l’eau ; d’où l’on a conclu, avec raison, que le plus grand chaud de nos étés à Paris ne diffère du plus grand froid de nos hivers que de 132, puisque 991 : 1 026 : : 31 : 32. C’est sur ce fondement que nous avons dit que le rapport du plus grand chaud au plus grand froid n’était que : : 31 : 32. Mais on peut objecter contre la précision de cette évaluation le défaut de construction du thermomètre, division de Réaumur, auquel on réduit ici l’échelle de tous les autres, et ce défaut est de ne partir que de 1 000 degrés au-dessous de la glace, comme si ce millième degré était en effet celui du froid absolu, tandis que le froid absolu n’existe point dans la nature, et que celui de la plus petite chaleur devrait être supposé de 10 000 au lieu de 1 000, ce qui changerait la graduation du thermomètre. On peut encore dire qu’à la vérité il n’est pas impossible que toutes nos sensations entre le plus grand chaud et le plus grand froid soient comprises dans un aussi petit intervalle que celui d’une unité sur 32 de chaleur, mais que la voix du sentiment semble s’élever contre cette opinion, et nous dire que cette limite est trop étroite, et que c’est bien assez réduire cet intervalle que de lui donner un huitième ou un septième au lieu d’un trente-deuxième.
Mais, quoi qu’il en soit de cette évaluation, qui se trouvera peut-être encore trop forte lorsqu’on aura des thermomètres mieux construits, on ne peut pas douter que la chaleur de la terre, qui sert de base à la chaleur réelle que nous éprouvons ne soit très considérablement plus grande que celle qui nous vient du soleil, et que cette dernière n’en soit qu’un petit complément. De même, quoique les thermomètres dont en s’est servi pèchent par le principe de leur construction et par quelques autres défauts dans leur graduation, on ne peut pas douter de la vérité des faits comparés que nous ont appris les observations faites en différents pays avec ces mêmes thermomètres, construits et gradues de la même façon, parce qu’il ne s’agit ici que de vérités relatives et de résultats comparés, et non pas de vérités absolues.
Or, de la même manière qu’on a trouvé, par l’observation de cinquante-six années successives, la chaleur de l’été à Paris, de 1 026 ou de 26 degrés au-dessus de la congélation, on a aussi trouvé avec les mêmes thermomètres que cette chaleur de l’été était 1 026 dans tous les autres climats de la terre, depuis l’équateur jusque vers le cercle polaire[4] ; à Madagascar, aux îles de France et de Bourbon, à l’île Rodrigue, à Siam, aux Indes orientées, à Alger, à Malte, à Cadix, à Montpellier, à Lyon, à Amsterdam, à Varsovie, à Upsal, à Pétersbourg et jusqu’en Laponie, près du cercle polaire ; à Cayenne, au Pérou, à la Martinique, à Carthagène en Amérique et à Panama ; enfin dans tous les climats des deux hémisphères et des deux continents où l’on a pu faire des observations, on a constamment trouvé que la liqueur du thermomètre s’élevait également à 25, 26 ou 27 degrés dans les jours les plus chauds de l’été ; et de là résulte le fait incontestable de l’égalité de la chaleur en été dans tous les climats de la terre. Il n’y a sur cela d’autres exceptions que celles du Sénégal et de quelques autres endroits où le thermomètre s’élève 5 ou 6 degrés de plus, c’est-à-dire 31 ou 32 degrés ; mais c’est par des causes accidentelles et locales qui n’altèrent point la vérité des observations ni la certitude de ce fait général, lequel seul pourrait encore nous démontrer qu’il existe réellement une très grande chaleur dans le globe terrestre, dont l’effet ou les émanations sont à peu près égales dans tous les points de sa surface, et que le soleil, bien loin d’être la sphère unique de la chaleur qui anime la nature, n’en est tout au plus que le régulateur.
Ce fait important, que nous consignons à la postérité, lui fera reconnaître la progression réelle de la diminution de la chaleur du globe terrestre, que nous n’avons pu déterminer que d’une manière hypothétique ; on verra dans quelques siècles que la plus grande chaleur de l’été, au lieu d’élever la liqueur du thermomètre à 26, ne l’élèvera plus qu’à 25, à 24 ou au-dessous, et on jugera par cet effet, qui est le résultat de toutes les causes combinées, de la valeur de chacune des causes particulières qui produisent l’effet total de la chaleur à la surface du globe ; car indépendamment de la chaleur qui appartient en propre à la terre, et qu’elle possède dès le temps de l’incandescence, chaleur dont la quantité est très considérablement diminuée, et continuera de diminuer dans la succession des temps, indépendamment de la chaleur qui nous vient du soleil, qu’on peut regarder comme constante, et qui par conséquent fera dans la suite une plus grande compensation qu’aujourd’hui à la perte de cette chaleur propre du globe, il y a encore deux autres causes particulières qui peuvent ajouter une quantité considérable de chaleur à l’effet des deux premières, qui sont les seules dont nous ayons fait jusqu’ici l’évaluation.
L’une de ces causes particulières provient en quelque façon de la première cause générale, et peut y ajouter quelque chose. Il est certain que dans le temps de l’incandescence et dans tous les siècles subséquents, jusqu’à celui du refroidissement de la terre au point de pouvoir la toucher, toutes les matières volatiles ne pouvaient résider à la surface ni même dans l’intérieur du globe ; elles étaient élevées et répandues en forme de vapeurs, et n’ont pu se déposer que successivement à mesure qu’il se refroidissait. Ces matières ont pénétré par les fentes et les crevasses de la terre à d’assez grandes profondeurs en une infinité d’endroits ; c’est là le fonds primitif des volcans, qui, comme l’on sait, se trouvent tous dans les hautes montagnes, où les fentes de la terre sont d’autant plus grandes que ces pointes du globe sont plus avancées, plus isolées : ce dépôt des matières volatiles du premier âge aura été prodigieusement augmenté par l’addition de toutes les matières combustibles, dont la formation est des âges subséquents. Les pyrites, les soufres, les charbons de terre, les bitumes, etc., ont pénétré dans les cavités de la terre et ont produit presque partout de grands amas de matières inflammables, et souvent des incendies qui se manifestent par des tremblements de terre, par l’éruption des volcans, et par les sources chaudes qui découlent des montagnes, ou sourdissent à l’intérieur dans les cavités de la terre. On peut donc présumer que ces feux souterrains, dont les uns brûlent, pour ainsi dire, sourdement et sans explosion, et dont les autres éclatent avec tant de violence, augmentent un peu l’effet de la chaleur générale du globe. Néanmoins, cette addition de chaleur ne peut être que très petite, car on a observé qu’il fait à très peu près aussi froid au-dessus des volcans qu’au-dessus des autres montagnes à la même hauteur, à l’exception des temps où le volcan travaille et jette au dehors des vapeurs enflammées ou des matières brûlantes. Cette cause particulière de chaleur ne me paraît donc pas mériter autant de considération que lui en ont donné quelques physiciens.
Il n’en est pas de même d’une seconde cause à laquelle il semble qu’on n’a pas pensé : c’est le mouvement de la lune autour de la terre. Cette planète secondaire fait sa révolution autour de nous en 27 jours un tiers environ, et étant éloignée à 85 325 lieues, elle parcourt une circonférence de 536 329 lieues dans cet espace de temps, ce qui fait un mouvement de 817 lieues par heure, ou de 13 à 14 lieues par minute : quoique cette marche soit peut-être la plus lente de tous les corps célestes, elle ne laisse pas d’être assez rapide pour produire sur la terre, qui sert d’essieu ou de pivot à ce mouvement, une chaleur considérable par le frottement qui résulte de la charge et de la vitesse de cette planète. Mais il ne nous est pas possible d’évaluer cette quantité de chaleur produite par cette cause extérieure, parce que nous n’avons rien jusqu’ici qui puisse nous servir d’unité ou de terme de comparaison. Mais si l’on parvient jamais à connaître le nombre, la grandeur et la vitesse de toutes les comètes, comme nous connaissons le nombre, la grandeur et la vitesse de toutes les planètes qui circulent autour du soleil, on pourra juger alors de la quantité de chaleur que la lune peut donner à la terre par la quantité beaucoup plus grande de feu que tous ces vastes corps excitent dans le soleil. Et je serais fort porté à croire que la chaleur produite par cette cause dans le globe de la terre ne laisse pas de faire une partie assez considérable de sa chaleur propre ; et qu’en conséquence il faut encore étendre les limites des temps pour la durée de la nature. Mais revenons à notre principal objet.
Nous avons vu que les étés sont à très peu près égaux dans tous les climats de la terre, et que cette vérité est appuyée sur des faits incontestables ; mais il n’en est pas de même des hivers ; ils sont très inégaux, et d’autant plus inégaux dans les différents climats qu’on s’éloigne plus de celui de l’équateur, où la chaleur en hiver et en été est à peu près la même. Je crois en avoir donné la raison dans le cours de ce Mémoire, et avoir expliqué d’une manière satisfaisante la cause de cette inégalité, par la suppression des émanations de la chaleur terrestre. Cette suppression est, comme je l’ai dit, occasionnée par les vents froids qui se rabattent du haut de l’air, resserrent les terres, glacent les eaux et renferment les émanations de la chaleur terrestre pendant tout le temps que dure la gelée, en sorte qu’il n’est pas étonnant que le froid des hivers soit en effet d’autant plus grand que l’on avance davantage vers les climats où la masse de l’air, recevant plus obliquement les rayons du soleil, est par cette raison la plus froide.
Mais il y a pour le froid comme pour le chaud quelques contrées sur la terre qui font une exception à la règle générale. Au Sénégal, en Guinée, à Angola, et probablement dans tous les pays où l’on trouve l’espèce humaine teinte de noir, comme en Nubie, à la terre des Papous, dans la Nouvelle-Guinée, etc., il est certain que la chaleur est plus grande que dans tout le reste de la terre ; mais c’est par des causes locales, dont nous avons donné l’explication dans le second volume de cet ouvrage[5]. Ainsi, dans ces climats particuliers où le vent d’est règne pendant toute l’année, et passe avant d’arriver sur une étendue de terre très considérable où il prend une chaleur brûlante, il n’est pas étonnant que la chaleur se trouve plus grande de 5, 6 et même 7 degrés qu’elle ne l’est partout ailleurs. Et de même les froids excessifs de la Sibérie ne prouvent rien autre chose, sinon que cette partie de la surface du globe est beaucoup plus élevée que toutes les terres adjacentes. « Les pays asiatiques septentrionaux, dit le baron de Strahlenberg, sont considérablement plus élevés que les Européens ; ils le sont comme une table l’est en comparaison du plancher sur lequel elle est posée ; car lorsqu’en venant de l’ouest et sortant de la Russie on passe à l’est par les monts Riphées et Rymniques pour entrer en Sibérie, on avance toujours plus en montant qu’en descendant[6]. — Il y a bien des plaines en Sibérie, dit M. Gmelin, qui ne sont pas moins élevées au-dessus du reste de la terre, ni moins éloignées de son centre, que ne le sont d’assez hautes montagnes en plusieurs autres régions[7]. » Ces plaines de Sibérie paraissent être en effet tout aussi hautes que le sommet des monts Riphées, sur lequel la glace et la neige ne fondent pas entièrement pendant l’été : et si ce même effet n’arrive pas dans les plaines de Sibérie, c’est parce qu’elles sont moins isolées, car cette circonstance locale fait encore beaucoup à la durée et à l’intensité du froid ou du chaud. Une vaste plaine une fois échauffée conservera sa chaleur plus longtemps qu’une montagne isolée, quoique toutes deux également élevées, et par cette même raison la montagne une fois refroidie conservera sa neige ou sa glace plus longtemps que la plaine.
Mais si l’on compare l’excès du chaud à l’excès du froid produit par ces causes particulières et locales, on sera peut-être surpris de voir que dans les pays tels que le Sénégal, où la chaleur est la plus grande, elle n’excède néanmoins que de 7 degrés la plus grande chaleur générale qui est de 26 degrés au-dessus de la congélation, et que la plus grande hauteur à laquelle s’élève la liqueur du thermomètre n’est tout au plus que de 33 degrés au-dessus de ce même point, tandis que les grands froids de Sibérie vont quelquefois jusqu’à 60 et 70 degrés au-dessous de ce même point de la congélation, et qu’à Pétersbourg, à Upsal, etc., sous la même latitude de la Sibérie, les plus grands froids ne font descendre la liqueur qu’à 25 ou 26 degrés au-dessous de la congélation ; ainsi l’excès de chaleur produit par les causes locales n’étant que de 6 ou 7 degrés au-dessus de la plus grande chaleur du reste de la zone torride, et l’excès du froid produit de même par les causes locales étant de plus de 40 degrés au-dessous du plus grand froid sous la même latitude, on doit en conclure que ces mêmes causes locales ont bien plus d’influence dans les climats froids que dans les climats chauds, quoiqu’on ne voie pas d’abord ce qui peut produire cette grande différence dans l’excès du froid et du chaud. Cependant, en y réfléchissant, il me semble qu’on peut concevoir aisément la raison de cette différence. L’augmentation de la chaleur d’un climat tel que le Sénégal ne peut venir que de l’action de l’air, de la nature du terroir et de la dépression du terrain : cette contrée presque au niveau de la mer est en grande partie couverte de sables arides ; un vent d’est constant, au lieu d’y rafraîchir l’air, le rend brûlant, parce que ce vent traverse avant que d’arriver plus de 2 000 lieues de terre, sur laquelle il s’échauffe toujours de plus en plus, et néanmoins toutes ces causes réunies ne produisent qu’un excès de 6 ou 7 degrés au-dessus de 26, qui est le terme de la plus grande chaleur de tous les autres climats. Mais, dans une contrée telle que la Sibérie, où les plaines sont élevées comme les sommets des montagnes le sont au-dessus du niveau du reste de la terre, cette seule différence d’élévation doit produire un effet proportionnellement beaucoup plus grand que la dépression du terrain du Sénégal, qu’on ne peut pas supposer plus grande que celle du niveau de la mer ; car si les plaines de Sibérie sont seulement élevées de quatre ou cinq cents toises au-dessus du niveau d’Upsal ou de Pétersbourg, on doit cesser d’être étonné que l’excès du froid y soit si grand, puisque la chaleur qui émane de la terre décroissant à chaque point comme l’espace augmente, cette seule cause de l’élévation du terrain suffit pour expliquer cette grande différence du froid sous la même latitude.
Il ne reste sur cela qu’une question assez intéressante. Les hommes, les animaux et les plantes peuvent supporter pendant quelque temps la rigueur de ce froid extrême, qui est de 60 degrés au-dessous de la congélation : pourraient-ils également supporter une chaleur qui serait de 60 degrés au-dessus ? Oui, si l’on pouvait se précautionner et se mettre à l’abri contre le chaud, comme on sait le faire contre le froid ; si d’ailleurs cette chaleur excessive ne durait, comme le froid excessif, que pendant un petit temps, et si l’air pouvait pendant le reste de l’année rafraîchir la terre de la même manière que les émanations de la chaleur du globe réchauffent l’air dans les pays froids : on connaît des plantes, des insectes et des poissons qui croissent et vivent dans des eaux thermales, dont la chaleur est de 45, 50, et jusqu’à 60 degrés ; il y a donc des espèces dans la nature vivante qui peuvent supporter ce degré de chaleur, et comme les nègres sont dans le genre humain ceux que la grande chaleur incommode le moins, ne devrait-on pas en conclure avec assez de vraisemblance, que, dans notre hypothèse, leur race pourrait être plus ancienne que celle des hommes blancs ?
- Notes de Buffon.
- ↑
Distance de la terre au soleil.
33 millions de lieues. Distance de Saturne au soleil.313 — — Distance de l’aphélie de la comète au soleil.4 554 — — Distance de Sirius au soleil.6 771 770 — — Distance de Sirius au point de l’aphélie de la comète, en supposant qu’en remontant du soleil, la comète ait pointé directement vers Sirius (supposition qui diminue la distance autant qu’il est possible).6 767 216 — — Moitié de la distance de Sirius au soleil, ou profondeur du système solaire et du système Sirien.3 385 885 — — Étendue au delà des limites de l’aphélie des comètes.3 381 331 — — Ce qui étant divisé par la distance de l’aphélie de la comète, donne.742 12 environ — On peut encore d’une autre manière se former une idée de cette distance immense de Sirius à nous, en se rappelant que le disque du soleil forme à nos yeux un angle de 32 minutes, tandis que celui de Sirius n’en fait pas un d’une seconde ; et Sirius étant un soleil comme le nôtre, que nous supposerons d’une égale grandeur, puisqu’il n’y a pas plus de raison de le supposer plus grand que plus petit, il nous paraîtrait aussi grand que le soleil s’il n’était qu’à la même distance. Prenant donc deux nombres proportionnels au carré de 32 minutes et au carré d’une seconde, on aura 3 686 400 pour la distance de la terre à Sirius, et 1 pour sa distance au soleil ; et comme cette unité vaut 33 millions de lieues, on voit à combien de milliards de lieues Sirius est loin de nous, puisqu’il faut multiplier ces 33 millions par 3 686 400, et si nous divisons l’espace entre ces deux soleils voisins, quoique si fort éloignés, nous verrons que les comètes pourraient s’éloigner à une distance dix-huit cent mille fois plus grande que celle de la terre au soleil, sans sortir des limites de l’univers solaire, et sans subir par conséquent d’autres lois que celle de notre soleil ; et de là on peut conclure que le système, solaire a pour diamètre une étendue qui, quoique prodigieuse, ne fait néanmoins qu’une très petite portion des cieux, et l’on en doit inférer une vérité peu connue, c’est que de tous les points de l’univers planétaire, c’est-à-dire que du soleil, de la terre et de toutes les autres planètes, le ciel doit paraître le même.
Lorsque dans une belle nuit l’on considère tous ces feux dont brille la voûte céleste, on imaginerait qu’en se transportant dans une autre planète plus éloignée du soleil que ne l’est la terre, on verrait ces astres étincelants grandir et répandre une lumière plus vive, puisqu’on les verrait de plus près. Néanmoins l’espèce de calcul que nous venons de faire démontre que quand nous serions placés dans Saturne, c’est-à-dire neuf ou dix fois plus loin de notre soleil, et 300 millions de lieues plus près de Sirius, il ne nous paraîtrait plus gros que d’une 194 021e partie, augmentation qui serait absolument insensible ; d’où l'on doit conclure que le ciel a pour toutes les planètes le même aspect que pour la terre.
- ↑ Voyez ci-dessus l’article qui a pour titre : De la formation des Planètes.
- ↑ On s’aperçoit de ces vents rabattus toutes les fois qu’il doit geler ou tomber de la neige ; le vent, sans même être très violent, se rabat par les cheminées, et chasse dans la chambre les cendres du foyer ; cela ne manque jamais d’arriver, surtout pendant la nuit, lorsque le feu est éteint ou couvert.
- ↑ Voyez sur cela les Mémoires de feu M. de Réaumur, dans ceux de l’Académie, ann. 1735 et 1741 ; et aussi les mémoires de feu M. de Mairan, dans ceux de l’année 1765, p. 213.
- ↑ Voyez l’Histoire naturelle, t. II, art. Variétés de l’espèce humaine, p. 137 et suivantes.
- ↑ Description de l’empire Russien, traduction française, t. Ier, p. 322, d’après l’allemand, imprimée à Stockholm, en 1730.
- ↑ Flora Siberica, Præf., p. 58 et 64.