Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article XI



ARTICLE XI

DES MERS ET DES LACS



L’océan environne de tous côtés les continents ; il pénètre en plusieurs endroits dans l’intérieur des terres, tantôt par des ouvertures assez larges, tantôt par de petits détroits, et il forme des mers méditerranées, dont les unes participent immédiatement à ses mouvements de flux et de reflux, et dont les autres semblent n’avoir rien de commun que la continuité des eaux. Nous allons suivre l’océan dans tous ses contours, et faire en même temps l’énumération de toutes les mers méditerranées ; nous tâcherons de les distinguer de celles qu’on doit appeler golfes, et aussi de celles qu’on devrait regarder comme des lacs.

La mer qui baigne les côtes occidentales de la France fait un golfe entre les terres de l’Espagne et celles de la Bretagne ; ce golfe, que les navigateurs appellent le golfe de Biscaye, est fort ouvert, et la pointe de ce golfe la plus avancée dans les terres est entre Bayonne et Saint-Sébastien ; une autre partie du golfe, qui est aussi fort avancée, c’est celle qui baigne les côtes du pays d’Aunis à La Rochelle et à Rochefort ; ce golfe commence au cap d’Ortegal et finit à Brest, où commence un détroit entre la pointe de la Bretagne et le cap Lézard ; ce détroit, qui d’abord est assez large, fait un petit golfe dans le terrain de la Normandie, dont la pointe la plus avancée dans les terres est à Avranches ; le détroit continue sur une assez grande largeur jusqu’au Pas-de-Calais où il est fort étroit ; ensuite il s’élargit tout à coup fort considérablement, et finit entre le Texel et la côte d’Angleterre à Norwich ; au Texel, il forme une petite mer méditerranée qu’on appelle Zuyderzée, et plusieurs autres grandes lagunes dont les eaux ont peu de profondeur, aussi bien que celles de Zuyderzée.

Après cela, l’océan forme un grand golfe qu’on appelle la mer d’Allemagne, et ce golfe, pris dans toute son étendue, commence à la pointe septentrionale de l’Écosse, en descendant tout le long des côtes orientales de l’Écosse et de l’Angleterre jusqu’à Norwich, de là au Texel tout le long des côtes de Hollande et d’Allemagne, de Jutland et de la Norvège jusqu’au-dessus de Bergen ; on pourrait même prendre ce grand golfe pour une mer méditerranée, parce que les îles Orcades ferment en partie son ouverture et semblent être dirigées comme si elles étaient une continuation des montagnes de Norvège. Ce grand golfe forme un large détroit qui commence à la pointe méridionale de la Norvège, et qui continue sur une grande largeur jusqu’à l’île de Séeland, ou il se rétrécit tout à coup, et forme, entre les côtes de la Suède, les îles du Danemark et de Jutland, quatre petits détroits, après quoi il s’élargit comme un petit golfe, dont la pointe la plus avancée est à Lubeck ; de là, il continue sur une assez grande largeur jusqu’à l’extrémité méridionale de la Suède ; ensuite il s’élargit toujours de plus en plus, et forme la mer Baltique, qui est une mer méditerranée qui s’étend du midi au nord dans une étendue de près de trois cents lieues, en y comprenant le golfe de Bothnie, qui n’est en effet que la continuation de la mer Baltique ; cette mer a de plus deux autres golfes, celui de Livonie, dont la pointe la plus avancée dans les terres est auprès de Mittau et de Riga, et celui de Finlande, qui est un bras de la mer Baltique, qui s’étend entre la Livonie et la Finlande jusqu’à Pétersbourg, et communique au lac Ladoga, et même au lac Onéga, qui communique par le fleuve Onéga à la mer Blanche. Toute cette étendue d’eau qui forme la mer Baltique, le golfe de Bothnie, celui de Finlande et celui de Livonie, doit être regardée comme un grand lac qui est entretenu par les eaux des fleuves qu’il reçoit en très grand nombre, comme l’Oder, la Vistule, le Niémen, le Droine en Allemagne et en Pologne, plusieurs autres rivières en Livonie et en Finlande, d’autres plus grandes encore qui viennent des terres de la Laponie, comme le fleuve de Tornea, les rivières Calis, Lula, Pitha, Uma, et plusieurs autres encore qui viennent de la Suède ; ces fleuves, qui sont assez considérables, sont au nombre de plus de quarante, y compris les rivières qu’ils reçoivent, ce qui ne peut manquer de produire une très grande quantité d’eau, qui est probablement plus que suffisante pour entretenir la mer Baltique ; d’ailleurs, cette mer n’a aucun mouvement de flux et de reflux, quoiqu’elle soit étroite ; elle est aussi fort peu salée, et, si l’on considère le gisement des terres et le nombre des lacs et des marais de la Finlande et de la Suède, qui sont presque contigus à cette mer, on sera très porté à la regarder, non pas comme une mer, mais comme un grand lac formé dans l’intérieur des terres par l’abondance des eaux, qui ont forcé les passages auprès du Danemark pour s’écouler dans l’océan, comme elles y coulent en effet, au rapport de tous les navigateurs.

Au sortir du grand golfe qui forme la mer d’Allemagne et qui finit au-dessus de Bergen, l’océan suit les côtes de Norvège, de la Laponie suédoise, de la Laponie septentrionale et de la Laponie moscovite, à la partie orientale de laquelle il forme un assez large détroit qui aboutit à une mer méditerranée, qu’on appelle la mer Blanche. Cette mer peut encore être regardée comme un grand lac ; car elle reçoit douze ou treize rivières, toutes assez considérables, et qui sont plus que suffisantes pour l’entretenir, et elle n’est que peu salée : d’ailleurs, il ne s’en faut presque rien qu’elle n’ait communication avec la mer Baltique en plusieurs endroits ; elle en a même une effective avec le golfe de Filande, car, en remontant le fleuve Onéga, on arrive au lac de même nom ; de ce lac Onéga il y a deux rivières de communication avec le lac Ladoga ; ce dernier lac communique par un large bras avec le golfe de Finlande, et il y a dans la Laponie suédoise plusieurs endroits dont les eaux coulent presque indifféremment, les unes vers la mer Blanche, les autres vers le golfe de Bothnie, et les autres vers celui de Finlande ; et tout ce pays étant rempli de lacs et de marais, il semble que la mer Baltique et la mer Blanche soient les réceptacles de toutes ces eaux, qui se déchargent ensuite dans la mer Glaciale et dans la mer d’Allemagne.

En sortant de la mer Blanche et en côtoyant l’île de Candenos et les côtes septentrionales de la Russie, on trouve que l’océan fait un petit bras dans les terres à l’embouchure du fleuve Petzora ; ce petit bras, qui a environ quarante lieues de longueur sur huit ou dix de largeur, est plutôt un amas d’eau formé par le fleuve qu’un golfe de la mer, et l’eau y est aussi fort peu salée. Là, les terres font un cap avancé et terminé par les petites îles Maurice et d’Orange ; et, entre ces terres et celles qui avoisinent le détroit de Waigats au midi, il y a un petit golfe d’environ trente lieues dans sa plus grande profondeur au dedans des terres ; ce golfe appartient immédiatement à l’océan et n’est pas formé des eaux de la terre : on trouve ensuite le détroit de Waigats, qui est à très peu près sous le 70e degré de latitude nord ; ce détroit n’a pas plus de huit ou dix lieues de longueur, et communique à une mer qui baigne les côtes septentrionales de la Sibérie : comme ce détroit est fermé par les glaces pendant la plus grande partie de l’année, il est assez difficile d’arriver dans la mer qui est au delà. Le passage de ce détroit a été tenté inutilement par un grand nombre de navigateurs, et ceux qui l’ont passé heureusement ne nous ont pas laissé de cartes exactes de cette mer, qu’ils ont appelée mer Tranquille ; il paraît seulement par les cartes les plus récentes, et par le dernier globe de Senex, fait en 1739 ou 1740, que cette mer Tranquille pourrait bien être entièrement méditerranée, et ne pas communiquer avec la grande mer de Tartarie, car elle paraît renfermée et bornée au midi par les terres des Samoyèdes, qui sont aujourd’hui bien connues, et ces terres, qui la bornent au midi, s’étendent depuis le détroit de Waigats jusqu’à l’embouchure du fleuve Jénisca ; au levant, elle est bornée par la terre de Jelmorland ; au couchant, par celle de la Nouvelle-Zemble ; et, quoiqu’on ne connaisse pas l’étendue de cette mer méditerranée du côté du nord et du nord-est, comme on y connaît des terres non interrompues, il est très probable que cette mer Tranquille est une mer méditerranée, une espèce de cul-de-sac fort difficile à aborder et qui ne mène à rien ; ce qui le prouve, c’est qu’en partant du détroit de Waigats on a côtoyé la Nouvelle-Zemble dans la mer Glaciale tout le long de ses côtes occidentales et septentrionales jusqu’au cap Désire ; qu’après ce cap on a suivi les côtes à l’est de la Nouvelle-Zemble jusqu’à un petit golfe qui est environ à 75 degrés, où les Hollandais passèrent un hiver mortel en 1596 ; qu’au delà de ce petit golfe on a découvert la terre de Jelmorland en 1664, laquelle n’est éloignée que de quelques lieues des terres de la Nouvelle-Zemble, en sorte que le seul petit endroit qui n’ait pas été reconnu est auprès du petit golfe dont nous venons de parler, et cet endroit n’a peut-être pas trente lieues de longueur ; de sorte que, si la mer Tranquille communique à l’océan, il faut que ce soit à l’endroit de ce petit golfe, qui est le seul par où cette mer méditerranée peut se joindre à la grande mer ; et comme ce petit golfe est à 75 degrés nord, et que, quand même la communication existerait, il faudrait toujours s’élever de cinq degrés vers le nord pour gagner la grande mer, il est clair que, si l’on veut tenter la route du nord pour aller à la Chine, il vaut beaucoup mieux passer au nord de la Nouvelle-Zemble à 77 ou 78 degrés, où d’ailleurs la mer est plus libre et moins glacée, que de tenter encore le chemin du détroit glacé de Waigats, avec l’incertitude de ne pouvoir sortir de cette mer méditerranée.

En suivant donc l’océan tout le long des côtes de la Nouvelle-Zemble et du Jelmorland, on a reconnu ces terres jusqu’à l’embouchure du Chotanga, qui est environ au 73e degré ; après quoi l’on trouve un espace d’environ deux cents lieues, dont les côtes ne sont pas encore connues ; on a su seulement, par le rapport des Moscovites qui ont voyagé par terre dans ces climats, que les terres ne sont point interrompues, et leurs cartes y marquent des fleuves et des peuples qu’ils ont appelés Populi Patati. Cet intervalle de côtes encore, inconnues est depuis l’embouchure du Chotanga jusqu’à celle du Kauvoina, au 66e degré de latitude : là, l’océan fait un golfe dont le point le plus avancé dans les terres est à l’embouchure du Len, qui est un fleuve très considérable ; ce golfe est formé par les eaux de l’océan ; il est fort ouvert et il appartient à la mer de Tartarie : on l’appelle le golfe Linchidolin, et les Moscovites y pèchent la baleine.

De l’embouchure du fleuve Len, on peut suivre les côtes septentrionales de la Tartarie dans un espace de plus de 500 lieues vers l’orient, jusqu’à une grande péninsule ou terre avancée où habitent les peuples Schelates ; cette pointe est l’extrémité la plus septentrionale de la Tartarie la plus orientale, et est elle située sous le 72e degré environ de latitude nord : dans cette longueur de plus de 500 lieues, l’océan ne fait aucune irruption dans les terres, aucun golfe, aucun bras, il forme seulement un coude considérable à l’endroit de la naissance de cette péninsule des peuples Schelates, à l’embouchure du fleuve Korvinea ; cette pointe de terre fait aussi l’extrémité orientale de la côte septentrionale du continent de l’ancien monde, dont l’extrémité occidentale est au cap Nord en Laponie, en sorte que l’ancien continent a environ 1 700 lieues de côtes septentrionales, en y comprenant les sinuosités des golfes, en comptant depuis le cap Nord de Laponie jusqu’à la pointe de la terre des Schelates, et il y a environ 1 100 lieues en naviguant sous le même parallèle.

Suivons maintenant les côtes orientales de l’ancien continent, en commençant à cette pointe de la terre des peuples Schelates, et en descendant vers l’équateur : l’océan fait d’abord un coude entre la terre des peuples Schelates et celle des peuples Tschutschi, qui avance considérablement dans la mer ; au midi de cette terre, il forme un petit golfe fort ouvert, qu’on appelle le golfe Suctoikret, et ensuite un autre plus petit golfe qui avance même comme un bras à 40 ou 50 lieues dans la terre de Kamtchatka ; après quoi l’océan entre dans les terres par un large détroit rempli de plusieurs petites îles, entre la pointe méridionale de la terre de Kamtchatka et la pointe septentrionale de la terre d’Yeço, et il forme une grande mer méditerranée dont il est bon que nous suivions toutes les parties. La première est la mer de Kamtchatka, dans laquelle se trouve une île très considérable qu’on appelle l’île d’Amour ; cette mer de Kamtchatka pousse un bras dans les terres au nord-est, mais ce petit bras et la mer de Kamtchatka elle-même pourraient bien être, au moins en partie, formés par l’eau des fleuves qui y arrivent, tant des terres de Kamtchatka que de celles de la Tartarie. Quoi qu’il en soit, cette mer de Kamtchatka communique par un très large détroit avec la mer de Corée, qui fait la seconde partie de cette mer méditerranée ; et toute cette mer, qui a plus de 600 lieues de longueur, est bornée à l’occident et au nord par les terres de Corée et de Tartarie, à l’orient et au midi par celles de Kamtchatka, d’Yeço et du Japon, sans qu’il y ait d’autre communication avec l’océan que celle du détroit dont nous avons parlé, entre Kamtchatka et Yeço, car on n’est pas assuré si celui que quelques cartes ont marqué entre le Japon et la terre d’Yeço existe réellement, et quand même ce détroit existerait, la mer de Kamtchatka et celle de Corée ne laisseraient pas d’être toujours regardées comme formant ensemble une grande mer méditerranée, séparée de l’océan de tous côtés, et qui ne doit pas être prise pour un golfe, car elle ne communique pas directement avec le grand océan par son détroit méridional qui est entre le Japon et la Corée ; la mer de la Chine, à laquelle elle communique par ce détroit, est plutôt encore une mer méditerranée qu’un golfe de l’océan.

Nous avons dit dans le Discours précédent que la mer avait un mouvement constant d’orient en occident, et que par conséquent la grande mer Pacifique fait des efforts continuels contre les terres orientales : l’inspection attentive du globe confirmera les conséquences que nous avons tirées de cette observation, car si l’on examine le gisement des terres, à commencer de Kamtchatka jusqu’à la Nouvelle-Bretagne, découverte en 1700 par Dampier, et qui est à 4 ou 5 degrés de l’équateur latitude sud, on sera très porté à croire que l’océan a rongé toutes les terres de ces climats dans une profondeur de quatre ou cinq cents lieues, que par conséquent les bornes orientales de l’ancien continent ont été reculées, et qu’il s’étendait autrefois beaucoup plus vers l’orient ; car on remarquera que la Nouvelle-Bretagne et Kamtchatka, qui sont les terres les plus avancées vers l’orient, sont sous le même méridien ; on observera que toutes les terres sont dirigées du nord au midi : Kamtchatka fait une pointe d’environ 160 du nord au midi, et cette pointe, qui du côté de l’orient est baignée par la mer Pacifique, et de l’autre par la mer méditerranée dont nous venons de parler, est partagée dans cette direction du nord au midi par une chaîne de montagnes. Ensuite Yeço et le Japon forment une terre dont la direction est aussi du nord au midi dans une étendue de plus de 400 lieues entre la grande mer et celle de Corée, et les chaînes des montagne d’Yeço et de cette partie du Japon ne peuvent pas manquer d’être dirigées du nord au midi, puisque ces terres, qui ont quatre cents lieues de longueur dans cette direction, n’en ont pas plus de cinquante, soixante ou cent de largeur dans l’autre direction de l’est à l’ouest ; ainsi Kamtchatka, Yeço et la partie orientale du Japon sont des terres qu’on doit regarder comme contiguës et dirigées du nord au sud ; et suivant toujours la même direction l’on trouve, après la pointe du cap Ava au Japon, l’île de Barnevelt et trois autres îles qui sont posées les unes au-dessus des autres exactement dans la direction du nord au sud, et qui occupent en tout un espace d’environ cent lieues : on trouve ensuite dans la même direction trois autres îles appelées les îles des Callanos, qui sont encore toutes trois posées les unes au-dessus des autres dans la même direction du nord au sud ; après quoi on trouve les îles des Larrons au nombre de quatorze ou quinze, qui sont toutes posées les unes au-dessus des autres dans la même direction du nord au sud, et qui occupent toutes ensemble, y compris les îles des Callanos, un espace de plus de trois cents lieues de longueur dans cette direction du nord au sud, sur une largeur si petite que dans l’endroit où elle est la plus grande, ces îles n’ont pas sept à huit lieues : il me paraît donc que Kamtchatka, Yeço, le Japon oriental, les îles Barnevelt, du Prince, des Callanos et des Larrons, ne sont que la même chaîne de montagnes et les restes de l’ancien pays que l’océan a rongé et couvert peu à peu. Toutes ces contrées ne sont en effet que des montagnes, et ces îles des pointes de montagnes ; les terrains moins élevés ont été submergés par l’océan, et, si ce qui est rapporté dans les Lettres édifiantes est vrai, et qu’en effet on ait découvert une quantité d’îles qu’on a appelées les Nouvelles-Philippines, et que leur position soit réellement telle qu’elle est donnée par le P. Gobien, on ne pourra guère douter que les îles les plus orientales de ces nouvelles Philippines ne soient une continuation de la chaîne de montagnes qui forme les îles des Larrons ; car ces îles orientales, au nombre de onze, sont toutes placées les unes au-dessus des autres dans la même direction du nord au sud ; elles occupent en longueur un espace de plus de deux cents lieues, et la plus large n’a pas sept ou huit lieues de largeur dans la direction de l’est à l’ouest.

Mais si l’on trouve ces conjectures trop hasardées, et qu’on m’oppose les grands intervalles qui sont entre les îles voisines du cap Ava, du Japon et celles des Callanos, et entre ces îles et celles des Larrons, et encore entre celles des Larrons et les Nouvelles-Philippines, dont en effet le premier est d’environ cent soixante lieues, le second de cinquante ou soixante, et le troisième de près de cent vingt, je répondrai que les chaînes des montagnes s’étendent souvent beaucoup plus loin sous les eaux de la mer, et que ces intervalles sont petits en comparaison de l’étendue de terre que présentent ces montagnes dans cette direction, qui est de plus de onze cents lieues, en les prenant depuis l’intérieur de la presqu’île de Kamtchatka. Enfin si l’on se refuse totalement à cette idée que je viens de proposer au sujet des cinq cents lieues que l’océan doit avoir gagnées sur les côtes orientales du continent, et de cette suite de montagnes que je fais passer par les îles des Larrons, on ne pourra pas s’empêcher de m’accorder au moins que Kamtchatka, Yeço, le Japon, les îles Bongo, Tanaxima, celles de Lequeogrande, l’île des Rois, celle de Formosa, celle de Vaif, de Bashe, de Babuyanes, la grande île de Luçon, les autres Philippines, Mindanao, Gilolo, etc. ; enfin la Nouvelle-Guinée, qui s’étend jusqu’à la Nouvelle-Bretagne, située sous le même méridien que Kamtchatka, ne fassent une continuité de terre de plus de deux mille deux cents lieues, qui n’est interrompue que par de petits intervalles, dont le plus grand n’a peut-être pas vingt lieues, en sorte que l’océan forme dans l’intérieur des terres du continent oriental un très grand golfe, qui commence à Kamtchatka et finit à la Nouvelle-Bretagne ; que ce golfe est semé d’îles, qu’il est figuré comme le serait tout autre enfoncement que les eaux pourraient faire à la longue en agissant continuellement contre des rivages et des côtes, et que par conséquent on peut conjecturer avec quelque vraisemblance que l’océan, par son mouvement constant d’orient en occident, a gagné peu à peu cette étendue sur le continent oriental et qu’il a de plus formé les mers méditerranées de Kamtchatka, de Corée, de la Chine, et peut-être tout l’archipel des Indes, car la terre et la mer y sont mêlées de façon qu’il paraît évidemment que c’est un pays inondé, duquel on ne voit plus que les éminences et les terres élevées, et dont les terres plus basses sont cachées par les eaux ; aussi cette mer n’est-elle pas profonde comme les autres ; et les îles innombrables qu’on y trouve ne sont presque toutes que des montagnes.

Si l’on examine maintenant toutes ces mers en particulier, à commencer au détroit de la mer de Corée vers celle de la Chine, où nous en étions demeurés, on trouvera que cette mer de Chine forme dans sa partie septentrionale un golfe fort profond, qui commence à l’île Fungma, et se termine à la frontière de la province de Pékin, à une distance d’environ quarante-cinq ou cinquante lieues de cette capitale de l’empire chinois ; ce golfe, dans sa partie la plus intérieure et la plus étroite, s’appelle le golfe de Changi : il est très probable que ce golfe de Changi et une partie de cette mer de la Chine ont été formés par l’océan, qui a inondé tout le plat pays de ce continent, dont il ne reste que les terres les plus élevées, qui sont les îles dont nous avons parlé ; dans cette partie méridionale sont les golfes de Tonquin et de Siam, auprès duquel est la presqu’île de Malaye formée par une longue chaîne de montagnes, dont la direction est du nord au sud, et les îles Andaman, qui sont une autre chaîne de montagnes dans la même direction, et qui ne paraissent être qu’une suite des montagnes de Sumatra.

L’océan fait ensuite un grand golfe qu’on appelle le golfe de Bengale, dans lequel on peut remarquer que les terres de la presqu’île de l’Inde font une courbe concave vers l’orient, à peu près comme le grand golfe du continent oriental, ce qui semble aussi avoir été produit par le même mouvement de l’océan d’orient en occident : c’est dans cette presqu’île que sont les montagnes de Gates, qui ont une direction du nord au sud jusqu’au cap de Comorin, et il semble que l’île de Ceylan en ait été séparée et qu’elle ait fait autrefois partie de ce continent. Les Maldives ne sont qu’une autre chaîne de montagnes, dont la direction est encore la même, c’est-à-dire du nord au sud ; après cela est la mer d’Arabie qui est un très grand golfe, duquel partent quatre bras qui s’étendent dans les terres, les deux plus grands du côté de l’occident, et les deux plus petits du côté de l’orient ; le premier de ces bras du côté de l’orient est le petit golfe de Cambaie, qui n’a guère que 50 à 60 lieues de profondeur, et qui reçoit deux rivières assez considérables, savoir le fleuve Tapty et la rivière de Baroche, que Pietro della Valle appelle le Mehi ; le second bras vers l’orient est cet endroit fameux par la vitesse et la hauteur des marées, qui y sont plus grandes qu’en aucun lieu du monde, en sorte que ce bras, ou ce petit golfe tout entier, n’est qu’une terre, tantôt couverte par le flux, et tantôt découverte par le reflux, qui s’étend à plus de 50 lieues : il tombe dans cet endroit plusieurs grands fleuves, tels que l’Indus, le Padar, etc., qui ont amené une grande quantité de terre et de limon à leurs embouchures, ce qui a peu à peu élevé le terrain du golfe, dont la pente est si douce, que la marée s’étend à une distance extrêmement grande. Le premier bras du golfe Arabique vers l’occident est le golfe Persique, qui a plus de 250 lieues d’étendue dans les terres, et le second est la mer Rouge, qui en a plus de 680 en comptant depuis l’île de Socotora : on doit regarder ces deux bras comme deux mers méditerranées, en les prenant au delà des détroits d’Ormuz et de Bab-el-Mandel, et quoiqu’elles soient toutes deux sujettes à un grand flux et reflux, et qu’elles participent par conséquent au mouvement de l’océan, c’est parce qu’elles ne sont pas éloignées de l’équateur où le mouvement des marées est beaucoup plus grand que dans les autres climats, et que d’ailleurs elles sont toutes deux fort longues et fort étroites : le mouvement des marées est beaucoup plus violent dans la mer Rouge que dans le golfe Persique, parce que la mer Rouge, qui est près de trois fois plus longue et presque aussi étroite que le golfe Persique, ne reçoit aucun fleuve dont le mouvement puisse s’opposer à celui du flux, au lieu que le golfe Persique en reçoit de très considérables à son extrémité la plus avancée dans les terres. Il paraît ici assez visiblement que la mer Rouge a été formée par une irruption de l’océan dans les terres ; car, si on examine le gisement des terres au-dessus et au-dessous de l’ouverture qui lui sert de passage, on verra que ce passage n’est qu’une coupure, et que de l’un et de l’autre côté de ce passage les côtes suivent une direction droite et sur la même ligne, la côte d’Arabie depuis le cap Rozalgate jusqu’au cap Fartaque étant dans la même direction que la côte d’Afrique depuis le cap de Guardafui jusqu’au cap de Sands.

À l’extrémité de la mer Rouge est cette fameuse langue de terre qu’on appelle l’isthme de Suez, qui fait une barrière aux eaux de la mer Rouge et empêche la communication des mers. On a vu, dans le Discours précédent, les raisons qui peuvent faire croire que la mer Rouge est plus élevée que la Méditerranée, et que, si l’on coupait l’isthme de Suez, il pourrait s’ensuivre une inondation et une augmentation de la Méditerranée ; nous ajouterons à ce que nous avons dit que, quand même on ne voudrait pas convenir que la mer Rouge fût plus élevée que la Méditerranée, on ne pourra pas nier qu’il n’y ait aucun flux et reflux dans cette partie de la Méditerranée voisine des bouches de Nil, et qu’au contraire il y a dans la mer Rouge un flux et reflux très considérable et qui élève les eaux de plusieurs pieds, ce qui seul suffirait pour faire passer une grande quantité d’eau dans la Méditerranée, si l’isthme était rompu. D’ailleurs nous avons un exemple cité à ce sujet par Varenius, qui prouve que les mers ne sont pas également élevées dans toutes leurs parties ; voici ce qu’il en dit page 100 de sa Géographie : Oceanus Germanicus, qui est Atlantici pars, inter Frisiam et Hollandiam se effundens, efficit sinum qui, etsi parvus sit respectu celebrium sinuum maris, tamen et ipse dicitur mare, alluitque Hollandise emporium celeberrimum, Amstellodamum. Non procul indè abest lacus Harlemensis, qui etiam mare Harlemense dicitur. Hujus altitudo non est minor altitudine sinùs illius Belgici, quem diximus, et mittit ramum ad urbem Leidam, ubi in varias fossas divaricatur. Quoniam itaque nec lacus hic, neque sinus ille. Hollandici maris inundant adjacentes agros (de naturali constitutione loquor, non ubi tempestatibus urgentur, propter quas aggeres facti sunt) patet indè quod non sint altiores quàm agri Hollandiæ. At vero Oceanum Germanicum esse altiorem quàm terras hasce experti sunt Leidenses, cum suscepissent fossam seu alveum ex urbe sua ad Oceani Germanici littora, prope Cattarum vicum perducere (distantia est duorum milliarium) ut, recepto par alveum hune mari, possent navigationem instituere in Oceanum Germanicum, et hinc in varias terræ regiones. Verum enimvero cùm magnam jam alvei partem perfecissent, desistere coacti sunt, quoniam tum demum per observaitonem cognitum est Oceani Germanici aquam esse altiorem quàm agrum inter Leidam et littus Oceani illius ; undè locus ille, ubi fodere desierunt, dicitur Het malle Gat. Oceanus itaque Germanicus est aliquantùm altior quam sinus ille Hollandicus, etc. Ainsi, on peut croire que la mer Rouge est plus haute que la Méditerranée, comme la mer d’Allemagne est plus haute que la mer de Hollande. Quelques anciens auteurs, comme Hérodote et Diodore de Sicile, parlent d’un canal de communication du Nil et de la Méditerranée avec la mer Rouge, et en dernier lieu M. Delisle a donné une carte en 1704, dans laquelle il a marqué un bout de canal qui sort du bras le plus oriental du Nil et qu’il juge devoir être une partie de celui qui faisait autrefois cette communication du Nil avec la mer Rouge (Voyez les Mém. de l’Acad. des Sc., an. 1704.) Dans la troisième partie du livre qui a pour titre, Connaissance de l’ancien monde, imprimé en 1707, on trouve le même sentiment, et il y est dit, d’après Diodore de Sicile, que ce fut Néco, roi d’Égypte, qui commença ce canal, que Darius, roi de Perse, le continua, et que Ptolémée II l’acheva et le conduisit jusqu’à la ville d’Arsinoé ; qu’il le faisait ouvrir et fermer selon qu’il en avait besoin. Sans que je prétende vouloir nier ces faits, je suis obligé d’avouer qu’ils me paraissent douteux, et je ne sais pas si la violence et la hauteur des marées dans la mer Rouge ne se seraient pas nécessairement communiquées aux eaux de ce canal ; il me semble qu’au moins il aurait fallu de grandes précautions pour contenir les eaux, éviter les inondations, et beaucoup de soin pour entretenir ce canal en bon état : aussi les historiens qui nous disent que ce canal a été entrepris et achevé ne nous disent pas s’il a duré, et les vestiges qu’on prétend en reconnaître aujourd’hui sont peut-être tout ce qui en a jamais été fait. On a donné à ce bras de l’océan le nom de mer Rouge, parce qu’elle a en effet cette couleur dans tous les endroits où il se trouve des madrépores sur son fond : voici ce qui est rapporté dans l’Histoire générale des Voyages, tome Ier, pages 198 et 199. « Avant que de quitter la mer Rouge Dom Jean examina quelles peuvent avoir été les raisons qui ont fait donner ce nom au golfe Arabique par les anciens, et si cette mer est en effet différente des autres par la couleur ; il observa que Pline rapporte plusieurs sentiments sur l’origine de ce nom ; les uns le font venir d’un roi nommé Érythros qui régna dans ces cantons, et dont le nom en grec signifie rouge ; d’autres se sont imaginé que la réflexion du soleil produit une couleur rougeâtre sur la surface de l’eau, et d’autres que l’eau du golfe a naturellement cette couleur. Les Portugais, qui avaient déjà fait plusieurs voyages à l’entrée des détroits, assuraient que toute la côte d’Arabie étant fort rouge, le sable et la poussière qui s’en détachaient, et que le vent poussait dans la mer, teignaient les eaux de la même couleur.

» Dom Jean qui, pour vérifier ces opinions, ne cessa point jour et nuit, depuis son départ de Socotora, d’observer la nature de l’eau et les qualités des côtes jusqu’à Suez, assure que, loin d’être naturellement rouge, l’eau est de la couleur des autres mers, et que le sable ou la poussière, n’ayant rien de rouge non plus, ne donnent point cette teinte à l’eau du golfe. La terre sur les deux côtes est généralement brune, et noire même en quelques endroits ; dans d’autres lieux, elle est blanche : ce n’est qu’au delà de Suaquen, c’est-à-dire sur des côtes où les Portugais n’avaient point encore pénétré, qu’il vit en effet trois montagnes rayées de rouge, encore étaient-elles d’un roc fort dur, et le pays voisin était de la couleur ordinaire.

» La vérité donc est que cette mer, depuis l’entrée jusqu’au fond du golfe, est partout de la même couleur, ce qu’il est facile de se démontrer à soi-même en puisant de l’eau à chaque lieu ; mais il faut avouer aussi que, dans quelques endroits, elle paraît rouge par accident, et dans d’autres verte et blanche ; voici l’explication de ce phénomène. Depuis Suaquen jusqu’à Kossir, c’est-à-dire pendant l’espace de 136 lieues, la mer est remplie de bancs et de rochers de corail ; on leur donne ce nom, parce que leur forme et leur couleur les rendent si sembables au corail qu’il faut une certaine habileté pour ne pas s’y tromper ; ils croissent comme des arbres, et leurs branches prennent la forme de celles du corail ; on en distingue deux sortes, l’une blanche et l’autre fort rouge ; ils sont couverts en plusieurs endroits d’une espèce de gomme ou de glu verte, et dans d’autres lieux, orange foncé. Or l’eau de cette mer étant plus claire et plus transparente qu’aucune autre eau du monde, de sorte qu’à 20 brasses de profondeur l’œil pénètre jusqu’au fond, surtout depuis Suaquen jusqu’à l’extrémité du golfe, il arrive qu’elle paraît prendre la couleur des choses qu’elle couvre : par exemple, lorsque les rocs sont comme enduits de glu verte, l’eau qui passe par-dessus paraît d’un vert plus foncé que les rocs mêmes, et lorsque le fond est uniquement de sable, l’eau paraît blanche ; de même, lorsque les rocs sont de corail, dans le sens que j’ai donné à ce terme, et que la glu qui les environne est rouge ou rougeâtre, l’eau se teint ou plutôt semble se teindre en rouge ; ainsi comme les rocs de cette couleur sont plus fréquents que les blancs et les verts, Dom Jean conclut qu’on a dû donner au golfe Arabique le nom de mer Rouge plutôt que celui de mer verte ou blanche ; il s’applaudit de cette découverte avec d’autant plus de raison, que la méthode par laquelle il s’en était assuré ne pouvait lui laisser aucun doute. Il faisait amarrer une flûte contre les rocs dans les lieux qui n’avaient point assez de profondeur pour permettre aux vaisseaux d’approcher, et souvent les matelots pouvaient exécuter ses ordres à leur aise, sans avoir la mer plus haut que l’estomac à plus d’une demi-lieue des rocs ; la plus grande partie des pierres ou des cailloux qu’ils en tiraient, dans les lieux où l’eau paraissait rouge, avaient aussi cette couleur ; dans l’eau qui paraissait verte, les pierres étaient vertes, et si l’eau paraissait blanche, le fond était d’un sable blanc, où l’on n’apercevait point d’autre mélange. »

Depuis l’entrée de la mer Rouge au cap Gardafui jusqu’à la pointe de l’Afrique au cap de Bonne-Espérance, l’océan a une direction assez égale ; il ne forme aucun golfe considérable dans l’intérieur des terres ; il y a seulement une espèce d’enfoncement à la côte de Mélinde, qu’on pourrait regarder comme faisant partie d’un grand golfe, si l’île de Madagascar était réunie à la terre ferme : il est vrai que cette île, quoique séparée par le large détroit de Mozambique, paraît avoir appartenu autrefois au continent, car il y a des sables fort hauts et d’une vaste étendue dans ce détroit, surtout du côté de Madagascar ; ce qui reste de passage absolument libre dans ce détroit n’est pas fort considérable.

En remontant la côte occidentale de l’Afrique depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au cap Negro, les terres sont droites et dans la même direction, et il semble que toute cette longue côte ne soit qu’une suite de montagnes ; c’est au moins un pays élevé qui ne produit, dans une étendue de plus de 500 lieues, aucune rivière considérable, à l’exception d’une ou de deux dont on n’a reconnu que l’embouchure ; mais au delà du cap Negro la côte fait une courbe dans les terres qui, dans toute l’étendue de cette courbe, paraissent être un pays plus bas que le reste de l’Afrique, et qui est arrosé de plusieurs fleuves dont les plus grands sont le Coanza et le Zaïré. On compte depuis le cap Negro jusqu’au cap Gonsalvez vingt-quatre embouchures de rivières toutes considérables, et l’espace contenu entre ces deux caps est d’environ 420 lieues en suivant les côtes. On peut croire que l’océan a un peu gagné sur ces terres basses de l’Afrique, non pas par son mouvement naturel d’orient en occident, qui est dans une direction contraire à celle qu’exigerait l’effet dont il est question, mais seulement parce que ces terres étant plus basses que toutes les autres, il les aura surmontées et minées presque sans effort. Du cap Gonsalvez au cap des Trois-Pointes l’océan forme un golfe fort ouvert qui n’a rien de remarquable, sinon un cap fort avancé et situé à peu près dans le milieu de l’étendue des côtes qui forment ce golfe : on l’appelle le cap Formosa : il y a aussi trois îles dans la partie la plus méridionale de ce golfe, qui sont les îles Fernando-Po, du Prince et de Saint-Thomas ; ces îles paraissent être la continuation d’une chaîne de montagnes située entre Rio-del-Rey et le fleuve Jamoer. Du cap des Trois-Pointes au cap Palmas, l’océan rentre un peu dans les terres, et du cap Palmas au cap Tagrin il n’y a rien de remarquable dans le gisement des terres ; mais auprès du cap Tagrin l’océan fait un très petit golfe dans les terres de Sierra-Leona, et plus haut un autre encore plus petit où sont les îles Bisagas ; ensuite on trouve le cap Vert qui est fort avancé dans la mer, et dont il paraît que les îles du même nom ne sont que la continuation, ou, si l’on veut, celle du cap Blanc, qui est une terre élevée, encore plus considérable et plus avancée que celle du cap Vert. On trouve ensuite la côte montagneuse et sèche qui commence au cap Blanc et finit au cap Bajador ; les îles Canaries paraissent être une continuation de ces montagnes ; enfin, entre les terres du Portugal et de l’Afrique, l’océan fait un golfe fort ouvert, au milieu duquel est le fameux détroit de Gibraltar, par lequel l’océan coule dans la Méditerranée avec une grande rapidité. Cette mer s’étend à près de 900 lieues dans l’intérieur des terres, et elle a plusieurs choses remarquables : premièrement, elle ne participe pas d’une manière sensible au mouvement de flux et de reflux, et il n’y a que dans le golfe de Venise, où elle se rétrécit beaucoup, que ce mouvement se fait sentir ; on prétend aussi s’être aperçu de quelque petit mouvement à Marseille et à la côte de Tripoli ; en second lieu, elle contient de grandes îles : celle de Sicile, celle de Sardaigne, de Corse, de Chypre, de Majorque, etc., et l’une des plus grandes presqu’îles du monde, qui est l’Italie : elle a aussi un archipel, ou plutôt c’est de cet archipel de notre mer Méditerranée que les autres amas d’îles ont emprunté ce nom ; mais cet archipel de la Méditerranée me paraît appartenir plutôt à la mer Noire, et il semble que ce pays de la Grèce ait été en partie noyé par les eaux surabondantes de la mer Noire, qui coulent dans la mer de Marmara, et de là dans la mer Méditerranée.

Je sais bien que quelques gens ont prétendu qu’il y avait dans le détroit de Gibraltar un double courant : l’un supérieur, qui portait l’eau de l’océan dans la Méditerranée, et l’autre Inférieur, dont l’effet, disent-ils, est contraire ; mais cette opinion est évidemment fausse et contraire aux lois de l’hydrostatique : on a dit de même que, dans plusieurs autres endroits, il y avait de ces courants inférieurs, dont la direction était opposée à celle du courant supérieur, comme dans le Bosphore, dans le détroit du Sund, etc., et Marsilli rapporte même des expériences qui ont été faites dans le Bosphore et qui prouvent ce fait — mais il y a grande apparence que les expériences ont été mal faites, puisque la chose est impossible et qu’elle répugne à toutes les notions que l’on a sur le mouvement des eaux : d’ailleurs, Greaves, dans sa Pyramidographie, pages 101 et 102, prouve par des expériences bien faites qu’il n’y a dans le Bosphore aucun courant inférieur dont la direction soit opposée au courant supérieur : ce qui a pu tromper Marsilli et les autres, c’est que dans le Bosphore, comme dans le détroit de Gibraltar et dans tous les fleuves qui coulent avec quelque rapidité, il y a un remous considérable le long des rivages, dont la direction est ordinairement différente, et quelquefois contraire à celle du courant principal des eaux.

Parcourons maintenant toutes les côtes du nouveau continent, et commençons par le point du cap Holdwith-Hope, situé au 73e degré latitude nord : c’est la terre la plus septentrionale que l’on connaisse dans le nouveau Groenland ; elle n’est éloignée du cap Nord de Laponie que d’environ 160 ou 180 lieues ; de ce cap on peut suivre la côte du Groenland jusqu’au cercle polaire ; là, l’océan forme un large détroit entre l’Islande et les terres du Groenland. On prétend que ce pays voisin de l’Islande n’est pas l’ancien Groenland que les Danois possédaient autrefois comme province dépendante de leur royaume ; il y avait dans cet ancien Groenland des peuples policés et chrétiens, des évêques, des églises, des villes considérables par leur commerce ; les Danois y allaient aussi souvent et aussi aisément que les Espagnols pourraient aller aux Canaries : il existe encore, à ce qu’on assure, des titres et des ordonnances pour les affaires de ce pays, et tout cela n’est pas bien ancien ; cependant, sans qu’on puisse deviner comment ni pourquoi, ce pays est absolument perdu, et l’on n’a trouvé dans le nouveau Groenland aucun indice de tout ce que nous venons de rapporter : les peuples y sont sauvages ; il n’y a aucun vestige d’édifice, pas un mot de leur langue qui ressemble à la langue danoise, enfin rien qui puisse faire juger que c’est le même pays ; il est même presque désert et bordé de glaces pendant la plus grande partie de l’année ; mais, comme ces terres sont d’une très vaste étendue et que les côtes ont été très peu fréquentées par les navigateurs modernes, ces navigateurs ont pu manquer le lieu où habitent les descendants de ces peuples policés, ou bien il se peut que les glaces étant devenues plus abondantes dans cette mer, elles empêchent aujourd’hui d’aborder en cet endroit : tout ce pays cependant, à en juger par les cartes, a été côtoyé et reconnu en entier, il forme une grande presqu’île à l’extrémité de laquelle sont les deux détroits de Frobisher et l’île de Frisland, où il fait un froid extrême, quoiqu’ils ne soient qu’à la hauteur des Orcades, c’est-à-dire à 60 degrés.

Entre la côte occidentale du Groenland et celle de la terre de Labrador, l’océan fait un golfe, et ensuite une grande mer méditerranée, la plus froide de toutes les mers, et dont les côtes ne sont pas encore bien reconnues ; en suivant ce golfe droit au nord on trouve le large détroit de Davis qui conduit à la mer Christiane, terminée par la mer de Baffin, qui fait un cul-de-sac dont il paraît qu’on ne peut sortir que pour tomber dans un autre cul-de-sac qui est la baie de Hudson. Le détroit de Cumberland qui peut, aussi bien que celui de Davis, conduire à la mer Christiane, est plus étroit et plus sujet à être glacé ; celui de Hudson, quoique beaucoup plus méridional, est aussi glacé pendant une partie de l’année, et on a remarqué dans ces détroits et dans ces mers méditerranées un mouvement de flux et reflux très fort, tout au contraire de ce qui arrive dans les mers méditerranées de l’Europe, soit dans la Méditerranée, soit dans la mer Baltique, où il n’y a point de flux et reflux, ce qui ne peut venir que de la différence du mouvement de la mer, qui, se faisant toujours d’orient en occident, occasionne de grandes marées dans les détroits qui sont opposés à cette direction de mouvement, c’est-à-dire dans les détroits dont les ouvertures sont tournées vers l’orient, au lieu que dans ceux de l’Europe, qui présentent leur ouverture à l’occident, il n’y a aucun mouvement : l’océan, par son mouvement général, entre dans les premiers et fuit les derniers, et c’est par cette même raison qu’il y a de violentes marées dans les mers de la Chine, de Corée et de Kamtchatka.

En descendant du détroit de Hudson vers la terre de Labrador, on voit une ouverture étroite, dans laquelle Davis, en 1586, remonta jusqu’à trente lieues, et fit quelque petit commerce avec les habitants ; mais personne, que je sache, n’a depuis tenté la découverte de ce bras de mer, et on ne connaît de la terre voisine que le pays des Esquimaux : le fort Pontchartrain est la seule habitation et la plus septentrionale de tout ce pays, qui n’est séparé de l’île de Terre-Neuve que par le petit détroit de Bellisle, qui n’est pas trop fréquenté ; et comme la côte orientale de Terre-Neuve est dans la même direction que la côte de Labrador, on doit regarder l’île de Terre-Neuve comme une partie du continent, de même que l’île Royale paraît être une partie du continent de l’Acadie. Le grand banc et les autres bancs sur lesquels on pêche la morue ne sont pas des hauts-fonds, comme on pourrait le croire ; ils sont à une profondeur considérable sous l’eau, et produisent dans cet endroit des courants très violents. Entre le cap Breton et Terre-Neuve est un détroit assez large par lequel on entre dans une petite mer méditerranée qu’on appelle le golfe de Saint-Laurent ; cette petite mer a un bras qui s’étend assez considérablement dans les terres, et qui semble n’être que l’embouchure du fleuve Saint-Laurent ; le mouvement du flux et reflux est extrêmement sensible dans ce bras de mer, et à Québec même, qui est plus avancé dans les terres, les eaux s’élèvent de plusieurs pieds. Au sortir du golfe de Canada et en suivant la côte de l’Acadie, on trouve un petit golfe qu’on appelle la baie de Boston, qui fait un petit enfoncement carré dans les terres ; mais, avant que de suivre cette côte plus loin, il est bon d’observer que depuis l’île de Terre-Neuve jusqu’aux îles Antilles les plus avancées, comme la Barbade et Antigoa, et même jusqu’à celles de la Guyane, l’océan fait un très grand golfe qui a plus de 500 lieues d’enfoncement jusqu’à la Floride ; ce golfe du nouveau continent est semblable à celui de l’ancien continent dont nous avons parlé, et, tout de même que dans le continent oriental, l’océan, après avoir fait un golfe entre les terres de Kamtchatka et de la Nouvelle-Bretagne, forme ensuite une vaste mer méditerranée, qui comprend la mer de Kamtchatka, celle de Corée, celle de la Chine, etc., dans le nouveau continent, l’océan, après avoir fait un grand golfe entre les terres de Terre-Neuve et celles de la Guyane, forme une très grande mer méditerranée qui s’étend depuis les Antilles jusqu’au Mexique ; ce qui confirme ce que nous avons dit au sujet des effets du mouvement de l’océan d’orient en occident, car il semble que l’océan ait gagné tout autant de terrain sur les côtes orientales de l’Amérique qu’il en a gagné sur les côtes orientales de l’Asie ; et ces deux grands golfes ou enfoncements que l’océan a formés dans ces deux continents sont sous le même degré de latitude et à peu près de la même étendue, ce qui fait des rapports ou des convenances singulières, et qui paraissent venir de la même cause.

Si l’on examine la position des îles Antilles, à commencer par celle de la Trinité, qui est la plus méridionale, on ne pourra guère douter que les îles de la Trinité, de Tabago, de la Grenade, les îles des Grenadilles, celles de Saint-Vincent, de la Martinique, de Marie-Galante, de la Désirade, d’Antigoa, de la Barbade, avec toutes les autres îles qui les accompagnent, ne fassent une chaîne de montagnes dont la direction est du sud au nord, comme est celle de l’île de Terre-Neuve et de la terre des Esquimaux. Ensuite la direction de ces îles Antilles est de l’est à l’ouest, en commençant à l’île de la Barbade, passant par Saint-Barthélemy, Porto-Rico, Saint-Domingue et l’île de Cuba, à peu près comme les terres du cap Breton, de l’Acadie, de la Nouvelle-Angleterre ; toutes ces îles sont si voisines les unes des autres, qu’on peut les regarder comme une bande de terre non interrompue et comme les parties les plus élevées d’un terrain submergé : la plupart de ces îles ne sont, en effet, que des pointes de montagnes, et la mer qui est au delà est une vraie mer méditerranée, où le mouvement du flux et reflux n’est guère plus sensible que dans notre mer Méditerranée, quoique les ouvertures qu’elles présentent à l’océan soient directement opposées au mouvement des eaux d’orient en occident, ce qui devrait contribuer à rendre ce mouvement sensible dans le golfe du Mexique ; mais, comme cette mer méditerranée est fort large, le mouvement du flux et reflux qui lui est communiqué par l’océan, se répandant sur un aussi grand espace, perd une grande partie de sa vitesse et devient presque insensible à la côte de la Louisiane et dans plusieurs autres endroits.

L’ancien et le nouveau continent paraissent donc tous les deux avoir été rongés par l’océan à la même hauteur et à la même profondeur dans les terres ; tous deux ont ensuite une vaste mer méditerranée et une grande quantité d’îles qui sont encore situées à peu près à la même hauteur : la seule différence est que l’ancien continent étant beaucoup plus large que le nouveau, il y a dans la partie occidentale de cet ancien continent une mer méditerranée occidentale qui ne peut pas se trouver dans le nouveau continent ; mais il paraît que tout ce qui est arrivé aux terres orientales de l’ancien monde est aussi arrivé de même aux terres orientales du nouveau monde, et que c’est à peu près dans leur milieu et à la même hauteur que s’est faite la plus grande destruction des terres, parce qu’en effet c’est dans ce milieu et près de l’équateur qu’est le plus grand mouvement de l’océan.

Les côtes de la Guyane, comprises entre l’embouchure du fleuve Orénoque et celle de la rivière des Amazones, n’offrent rien de remarquable ; mais cette rivière, la plus large de l’univers, forme une étendue d’eau considérable auprès de Coropa, avant que d’arriver à la mer par deux bouches différentes qui forment l’île de Caviana. De l’embouchure de la rivière des Amazones jusqu’au cap Saint-Roch, la côte va presque droit de l’ouest à l’est ; du cap Saint-Roch au cap Saint-Augustin, elle va du nord au sud, et du cap Saint-Augustin à la baie de Tous-les-Saints elle retourne vers l’ouest ; en sorte que cette partie du Brésil fait une avance considérable dans la mer, qui regarde directement une pareille avance de terre que fait l’Afrique en sens opposé. La baie de Tous-les-Saints est un petit bras de l’océan qui a environ cinquante lieues de profondeur dans les terres, et qui est fort fréquenté des navigateurs. De cette baie jusqu’au cap de Saint-Thomas, la côte va droit du nord au midi, et ensuite dans une direction sud-ouest jusqu’à l’embouchure du fleuve de la Plata, où la mer fait un petit bras qui remonte à près de cent lieues dans les terres. De là à l’extrémité de l’Amérique, l’océan paraît faire un grand golfe terminé par les terres voisines de la Terre-de-Feu, comme l’île Falkland, les terres du cap de l’Assomption, l’île Beauchêne et les terres qui forment le détroit de la Roche, découvert en 1671 ; on trouve au fond de ce golfe le détroit de Magellan, qui est le plus long de tous les détroits, et où le flux et reflux est extrêmement sensible ; au delà est celui de Le Maire, qui est plus court et plus commode, et enfin le cap Horn, qui est la pointe du continent de l’Amérique méridionale.

On doit remarquer, au sujet de ces pointes formées par les continents, qu’elles sont toutes posées de la même façon ; elles regardent toutes le midi, et la plupart sont coupées par des détroits qui vont de l’orient à l’occident : la première est celle de l’Amérique méridionale, qui regarde le midi ou le pôle austral, et qui est coupée par le détroit de Magellan ; la seconde est celle du Groenland, qui regarde aussi directement le midi, et qui est coupée de même de l’est à l’ouest par les détroits de Frobisher ; la troisième est celle de l’Afrique, qui regarde aussi le midi, et qui a au delà du cap de Bonne-Espérance des bancs et des hauts-fonds qui paraissent en avoir été séparés ; la quatrième est la pointe de la presqu’île de l’Inde, qui est coupée par un détroit qui forme l’île de Ceylan, et qui regarde le midi, comme toutes les autres. Jusqu’ici nous ne voyons pas qu’on puisse donner la raison de cette singularité, et dire pourquoi les pointes de toutes les grandes presqu’îles sont toutes tournées vers le midi, et presque toutes coupées à leurs extrémités par des détroits.

En remontant de la Terre-de-Feu tout le long des côtes occidentales de l’Amérique méridionale, l’océan rentre assez considérablement dans les terres, et cette côte semble suivre exactement la direction des hautes montagnes qui traversent du midi au nord toute l’Amérique méridionale depuis l’équateur jusqu’à la Terre-de-Feu. Près de l’équateur, l’océan fait un golfe assez considérable, qui commence au cap Saint-François et s’étend jusqu’à Panama où est le fameux isthme qui, comme celui de Suez, empêche la communication des deux mers, et sans lesquels il y aurait une séparation entière de l’ancien et du nouveau continent en deux parties ; de là, il n’y a rien de remarquable jusqu’à la Californie, qui est une presqu’île fort longue entre les terres de laquelle et celles du Nouveau-Mexique l’océan fait un bras qu’on appelle la mer Vermeille, qui a plus de 200 lieues d’étendue en longueur. Enfin on a suivi les côtes occidentales de la Californie jusqu’au 43e degré ; et, à cette latitude, Drake, qui le premier a fait la découverte de la terre qui est au nord de la Californie, et qui l’a appelée Nouvelle-Albion, fut obligé, à cause de la rigueur du froid, de changer sa route et de s’arrêter dans une petite baie qui porte son nom, de sorte qu’au delà du 43e ou du 44e degré les mers de ces climats n’ont pas été reconnues, non plus que les terres de l’Amérique septentrionale, dont les derniers peuples qui sont connus sont les Moozemlekis, sous le 48e degré, et les Assiniboïls, sous le 51e, et les premiers sont beaucoup plus reculés vers l’ouest que les seconds. Tout ce qui est au delà, soit terre, soit mer, dans une étendue de plus de 1 000 lieues en longueur et d’autant en largeur, est inconnu, à moins que les Moscovites, dans leurs dernières navigations, n’aient, comme ils l’ont annoncé, reconnu une partie de ces climats en partant de Kamtchatka, qui est la terre la plus voisine du côté de l’orient.

L’océan environne donc toute la terre sans interruption de continuité, et on peut faire le tour du globe en passant à la pointe de l’Amérique méridionale ; mais on ne sait pas encore si l’océan environne de même la partie septentrionale du globe, et tous les navigateurs qui ont tenté d’aller d’Europe à la Chine par le nord-est ou par le nord-ouest, ont également échoué dans leurs entreprises.

Les lacs diffèrent des mers méditerranées en ce qu’ils ne tirent aucune eau de l’océan, et qu’au contraire, s’ils ont communication avec les mers, ils leur fournissent des eaux : ainsi la mer Noire, que quelques géographes ont regardée comme une suite de la mer Méditerranée, et par conséquent comme un appendice de l’océan, n’est qu’un lac, parce qu’au lieu de tirer des eaux de la Méditerranée elle lui en fournit, et coule avec rapidité par le Bosphore dans le lac appelé mer de Marmara, et de là par le détroit des Dardanelles dans la mer de Grèce. La mer Noire a environ 250 lieues de longueur sur 100 de largeur, et elle reçoit un grand nombre de fleuves dont les plus considérables sont le Danube, le Niéper, le Don, le Boh, le Donjec, etc. Le Don, qui se réunit avec le Donjec, forme, avant que d’arriver à la mer Noire, un lac ou un marais fort considérable qu’on appelle le Palus-Méotide, dont l’étendue est de plus de 100 lieues en longueur, sur 20 ou 25 de largeur. La mer de Marmara, qui est au-dessous de la mer Noire, est un lac plus petit que le Palus-Méotide, et il n’a qu’environ 50 lieues de longueur sur 8 ou 9 de largeur.

Quelques anciens, et entre autres Diodore de Sicile, ont écrit que le Pont-Euxin ou la mer Noire n’était autrefois que comme une grande rivière ou un grand lac qui n’avait aucune communication avec la mer de Grèce, mais que ce grand lac s’étant augmenté considérablement avec le temps par les eaux des fleuves qui y arrivent, il s’était enfin ouvert un passage, d’abord du côté des îles Cyanées, et ensuite du côté de l’Hellespont. Cette opinion me parait assez vraisemblable, et même il est facile d’expliquer le fait ; car, en supposant que le fond de la mer Noire fût autrefois plus bas qu’il ne l’est aujourd’hui, on voit bien que les fleuves qui y arrivent auront élevé le fond de cette mer par le limon et les sables qu’ils entraînent, et que, par conséquent, il a pu arriver que la surface de cette mer se soit élevée assez pour que l’eau ait pu se faire une issue ; et comme les fleuves continuent toujours à amener du sable et des terres, et qu’en même temps la quantité d’eau diminue dans les fleuves à proportion que les montagnes dont ils tirent leurs sources s’abaissent, il peut arriver par une longue suite de siècles que le Bosphore se remplisse ; mais, comme ces effets dépendent de plusieurs causes, il n’est guère possible de donner sur cela quelque chose de plus que de simples conjectures. C’est sur ce témoignage des anciens que M. de Tournefort dit, dans son Voyage du Levant, que la mer Noire, recevant les eaux d’une grande partie de l’Europe et de l’Asie, après avoir augmenté considérablement, s’ouvrit un chemin par le Bosphore, et ensuite forma la Méditerranée, ou l’augmenta si considérablement que, d’un lac qu’elle était autrefois, elle devint une grande mer, qui s’ouvrit ensuite elle-même un chemin par le détroit de Gibraltar, et que c’est probablement dans ce temps que l’île Atlantide, dont parle Platon, a été submergée. Cette opinion ne peut se soutenir, dès qu’on est assuré que c’est l’Océan qui coule dans la Méditerranée, et non pas la Méditerranée dans l’Océan ; d’ailleurs M. de Tournefort n’a pas combiné deux faits essentiels, et qu’il rapporte cependant tous deux : le premier, c’est que la mer Noire reçoit neuf ou dix fleuves, dont il n’y en a pas un qui ne lui fournisse plus d’eau que le Bosphore n’en laisse sortir ; le second, c’est que la mer Méditerranée ne reçoit pas plus d’eau par les fleuves que la mer Noire ; cependant elle est sept ou huit fois plus grande, et ce que le Bosphore lui fournit ne fait pas la dixième partie de ce qui tombe dans la mer Noire : comment veut-il que cette dixième partie de ce qui tombe dans une petite mer ait formé non seulement une grande mer, mais encore ait si fort augmenté la quantité des eaux, qu’elles aient renversé les terres à l’endroit du détroit pour aller ensuite submerger une île plus grande que l’Europe ? Il est aisé de voir que cet endroit de M. de Tournefort n’est pas assez réfléchi. La mer Méditerranée tire, au contraire, au moins dix fois plus d’eau de l’Océan qu’elle n’en tire de la mer Noire, parce que le Bosphore n’a que 800 pas de largeur dans l’endroit le plus étroit, au lieu que le détroit de Gibraltar en a plus de 5 000 dans l’endroit le plus serré, et qu’en supposant les vitesses égales dans l’un et dans l’autre détroit, celui de Gibraltar a bien plus de profondeur.

M. de Tournefort, qui plaisante sur Polybe au sujet de l’opinion que le Bosphore se remplira, et qui la traite de fausse prédiction, n’a pas fait assez d’attention aux circonstances pour prononcer, comme il le fait, sur l’impossibilité de cet événement. Cette mer, qui reçoit huit ou dix grands fleuves, dont la plupart entraînent beaucoup de terre, de sable et de limon, ne se remplit-elle pas peu à peu ? Les vents et le courant naturel des eaux vers le Bosphore ne doivent-ils pas y transporter une partie de ces terres amenées par ces fleuves ? Il est donc, au contraire, très probable que par la succession des temps le Bosphore se trouvera rempli, lorsque les fleuves qui arrivent dans la mer Noire auront beaucoup diminué : or tous les fleuves diminuent de jour en jour, parce que tous les jours les montagnes s’abaissent ; les vapeurs qui s’arrêtent autour des montagnes étant les premières sources des rivières, leur grosseur et leur quantité d’eau dépend de la quantité de ces vapeurs, qui ne peut manquer de diminuer à mesure que les montagnes diminuent de hauteur.

Cette mer reçoit à la vérité plus d’eau par les fleuves que la Méditerranée, et voici ce qu’en dit le même auteur : « Tout le monde sait que les plus grandes eaux de l’Europe tombent dans la mer Noire par le moyen du Danube, dans lequel se dégorgent les rivières de Souabe, de Franconie, de Bavière, d’Autriche, de Hongrie, de Moravie, de Carinthie, de Croatie, de Bothnie, de Servie, de Transylvanie, de Valachie ; celles de la Russie noire et de la Podolie se rendent dans la même mer par le moyen du Niester ; celles des parties méridionales et orientales de la Pologne, de la Moscovie septentrionale et du pays des Cosaques y entrent par le Niéper ou Boristhène ; le Tanaïs et le Copa arrivent aussi dans la mer Noire par le Bosphore cimmérien ; les rivières de la Mingrélie, dont le Phase est la principale, se vident aussi dans la mer Noire, de même que le Casalmac, le Sangaris et les autres fleuves de l’Asie Mineure qui ont leur cours vers le nord ; néanmoins le Bosphore de Thrace n’est comparable à aucune de ces grandes rivières. » (Voyez Voyages du Levant de Tournefort, vol. II, p. 123.)

Tout cela prouve que l’évaporation suffit pour enlever une quantité d’eau très considérable, et c’est à cause de cette grande évaporation qui se fait sur la Méditerranée, que l’eau de l’Océan coule continuellement pour y arriver par le détroit de Gibraltar. Il est assez difficile de juger de la quantité d’eau que reçoit une mer : il faudrait connaître la largeur, la profondeur et la vitesse de tous les fleuves qui y arrivent, savoir de combien ils augmentent et diminuent dans les différentes saisons de l’année ; et quand même tous ces faits seraient acquis, le plus important et le plus difficile reste encore, c’est de savoir combien cette mer perd par l’évaporation ; car, en la supposant même proportionnelle aux surfaces, on voit bien que dans un climat chaud elle doit être plus considérable que dans un pays froid ; d’ailleurs, l’eau mêlée de sel et de bitume s’évapore plus lentement que l’eau douce, une mer agitée, plus promptement qu’une mer tranquille ; la différence de profondeur y fait aussi quelque chose : en sorte qu’il entre tant d’éléments dans cette théorie de l’évaporation, qu’il n’est guère possible de faire sur cela des estimations qui soient exactes.

L’eau de la mer Noire paraît être moins claire, et elle est beaucoup moins salée que celle de l’Océan. On ne trouve aucune île dans toute l’étendue de cette mer ; les tempêtes y sont très violentes et plus dangereuses que sur l’Océan, parce que toutes les eaux étant contenues dans un bassin qui n’a, pour ainsi dire, aucune issue, elles ont une espèce de mouvement de tourbillon, lorsqu’elles sont agitées, qui bat les vaisseaux de tous les côtés avec une violence insupportable. (Voyez Voyages de Chardin, p. 142.)

Après la mer Noire, le plus grand lac de l’univers est la mer Caspienne, qui s’étend du midi au nord sur une longueur d’environ 300 lieues, et qui n’a guère que 50 lieues de largeur en prenant une mesure moyenne. Ce lac reçoit l’un des plus grands fleuves du monde, qui est le Volga, et quelques autres rivières considérables, comme celles de Kur, de Faie, de Gempo ; mais, ce qu’il y a de singulier, c’est qu’elle n’en reçoit aucune dans toute cette longueur de 300 lieues du côté de l’orient : le pays qui l’avoisine de ce côté est un désert de sable que personne n’avait reconnu jusqu’à ces derniers temps ; le czar Pierre Ier y ayant envoyé des ingénieurs pour lever la carte de la mer Caspienne, il s’est trouvé que cette mer avait une figure tout à fait différente de celle qu’on lui donnait dans les cartes géographiques ; on la représentait ronde, elle est fort longue et assez étroite ; on ne connaissait donc point du tout les côtes orientales de cette mer, non plus que le pays voisin ; on ignorait jusqu’à l’existence du lac Aral, qui en est éloigné vers l’orient d’environ 100 lieues, ou, si on connaissait quelques-unes des côtes de ce lac Aral, on croyait que c’était une partie de la mer Caspienne, en sorte qu’avant les découvertes du czar il y avait dans ce climat un terrain de plus de 300 lieues de longueur sur 100 et 150 de largeur, qui n’était pas encore connu. Le lac Aral est à peu près de figure oblongue, et peut avoir 90 ou 100 lieues dans sa plus grande longueur, sur 50 ou 60 de largeur ; il reçoit deux fleuves très considérables qui sont le Sirderoias et l’Oxus, et les eaux de ce lac n’ont aucune issue non plus que celles de la mer Caspienne ; et, de même que la mer Caspienne ne reçoit aucun fleuve du côté de l’orient, le lac Aral n’en reçoit aucun du côté de l’occident, ce qui doit faire présumer qu’autrefois ces deux lacs n’en formaient qu’un seul, et que les fleuves ayant diminué peu à peu et ayant amené une très grande quantité de sable et de limon, tout le pays qui les sépare aura été formé de ces sables. Il y a quelques petites îles dans la mer Caspienne, et ses eaux sont beaucoup moins salées que celles de l’Océan, les tempêtes y sont aussi fort dangereuses, et les grands bâtiments n’y sont pas d’usage pour la navigation, parce qu’elle est peu profonde et semée de bancs et d’écueils au-dessous de la surface de l’eau : voici ce qu’en dit Pietro della Valle, tome III, page 235 : « Les plus grands vaisseaux que l’on voit sur la mer Caspienne le long des côtes de la province de Mazande en Perse, où est bâtie la ville de Ferhabad, quoiqu’ils les appellent navires, me paraissent plus petits que nos tartanes ; ils sont fort hauts de bord, enfoncent peu dans l’eau, et ont le fond plat ; ils donnent aussi cette forme à leurs vaisseaux, non seulement à cause que la mer Caspienne n’est pas profonde à la rade et sur les côtes, mais encore parce qu’elle est remplie de bancs de sables, et que les eaux sont basses en plusieurs endroits ; tellement que si les vaisseaux n’étaient fabriqués de cette façon, on ne pourrait pas s’en servir sur cette mer. Certainement je m’étonnais, et avec quelque fondement, ce me semble, pourquoi ils ne péchaient à Ferhabad que des saumons qui se trouvent à l’embouchure du fleuve, et de certains esturgeons très mal conditionnés, de même que de plusieurs autres sortes de poissons qui se rendent à l’eau douce et qui ne valent rien ; et comme j’en attribuais la cause à l’insuffisance qu’ils ont en l’art de naviguer et de pêcher, ou à la crainte qu’ils avaient de se perdre s’ils péchaient en haute mer, parce que je sais d’ailleurs que les Persans ne sont pas d’habiles gens sur cet élément, et qu’ils n’entendent presque pas la navigation, le cham d’Esterabad qui fait sa résidence sur le port de mer, et à qui par conséquent les raisons n’en sont pas inconnues, par l’expérience qu’il en a, m’en débita une, savoir, que les eaux sont si basses à 20 et 30 milles dans la mer, qu’il est impossible d’y jeter des filets qui aillent au fond, et d’y faire aucune pêche qui soit de la conséquence de celle de nos tartanes ; de sorte que c’est par cette raison qu’ils donnent à leurs vaisseaux la forme que je vous ai marquée ci-dessus, et qu’ils ne les montent d’aucune pièce de canon, parce qu’il se trouve fort peu de corsaires et de pirates qui courent cette mer. »

Struys, le P. Avril et d’autres voyageurs ont prétendu qu’il y avait dans le voisinage de Kilan deux gouffres où les eaux de la mer Caspienne étaient englouties, pour se rendre ensuite par des canaux souterrains dans le golfe Persique ; De Fer et d’autres géographes ont même marqué ces gouffres sur leurs cartes ; cependant ces gouffres n’existent pas, les gens envoyés par le czar s’en sont assurés. (Voyez les Mém. de l’Acad. des Sciences, année 1721.) Le fait des feuilles de saule qu’on voit en quantité sur le golfe Persique, et qu’on prétendait venir de la mer Caspienne, parce qu’il n’y a pas de saule sur le golfe Persique, étant avancé par les mêmes auteurs, est apparemment aussi peu vrai que celui des prétendus gouffres, et Gemelli-Careri, aussi bien que les Moscovites, assure que ces gouffres sont absolument imaginaires : en effet, si l’on compare l’étendue de la mer Caspienne avec celle de la mer Noire, on trouvera que la première est de près d’un tiers, plus petite que la seconde, que la mer Noire reçoit beaucoup plus d’eau que la mer Caspienne, que par conséquent l’évaporation suffit dans l’une et dans l’autre pour enlever toute l’eau qui arrive dans ces deux lacs, et qu’il n’est pas nécessaire d’imaginer des gouffres dans la mer Caspienne plutôt que dans la mer Noire.

Il y a des lacs qui sont comme des mares qui ne reçoivent aucune rivière, et desquels il n’en sort aucune ; il y en a d’autres qui reçoivent des fleuves, et desquels il sort d’autres fleuves, et enfin d’autres qui seulement reçoivent des fleuves. La mer Caspienne et le lac Aral sont de cette dernière espèce ; ils reçoivent les eaux de plusieurs fleuves et les contiennent ; la mer Morte reçoit de même le Jourdain, et il n’en sort aucun fleuve. Dans l’Asie Mineure, il y a un petit lac de la même espèce qui reçoit les eaux d’une rivière dont la source est auprès de Cogni, et qui n’a, comme les précédents, d’autre voie que l’évaporation pour rendre les eaux qu’il reçoit : il y en a un beaucoup plus grand en Perse, sur lequel est située la ville de Marago ; il est de figure ovale et il a environ 10 ou 12 lieues de longueur sur 6 ou 7 de largeur : il reçoit la rivière de Tauris qui n’est pas considérable. Il y a aussi un pareil petit lac en Grèce, à 12 ou 15 lieues de Lépante ; ce sont là les seuls lacs de cette espèce qu’on connaisse en Asie ; en Europe, il n’y en a pas un seul qui soit un peu considérable. En Afrique, il y en a plusieurs, mais qui sont tous assez petits, comme le lac qui reçoit le fleuve Ghir, celui dans lequel tombe le fleuve Zez, celui qui reçoit la rivière de Touguedout, et celui auquel aboutit le fleuve Tafilet. Ces quatre lacs sont assez près les uns des autres, et ils sont situés vers les frontières de Barbarie près des déserts de Zaara ; il y en a un autre situé dans la contrée de Kovar qui reçoit la rivière du pays de Berdoa. Dans l’Amérique septentrionale, où il y a plus de lacs qu’en aucun pays du monde, on n’en connaît pas un de cette espèce, à moins qu’on ne veuille regarder comme tels deux petits amas d’eau formés par des ruisseaux, l’un auprès de Guatimapo et l’autre à quelques lieues de Réalnuevo, tous deux dans le Mexique ; mais dans l’Amérique méridionale, au Pérou, il y a deux lacs consécutifs, dont l’un, qui est le lac Titicaca, est fort grand, qui reçoivent une rivière dont la source n’est pas éloignée de Cusco, et desquels il ne sort aucune autre rivière ; il y en a un plus petit dans le Tucuman qui reçoit la rivière Salta, et un autre un peu plus grand dans le même pays, qui reçoit la rivière de Santiago, et encore trois ou quatre autres entre le Tucuman et le Chili.

Les lacs dont il ne sort aucun fleuve et qui n’en reçoivent aucun sont en plus grand nombre que ceux dont je viens de parler ; ces lacs ne sont que des espèces de mares où se rassemblent les eaux pluviales, ou bien ce sont des eaux souterraines qui sortent en forme de fontaines dans les lieux bas où elles ne peuvent ensuite trouver d’écoulement ; les fleuves qui débordent peuvent aussi laisser dans les terres des eaux stagnantes, qui se conservent ensuite pendant longtemps, et qui ne se renouvellent que dans le temps des inondations ; la mer, par de violentes agitations, a pu inonder quelquefois de certaines terres et y former des lacs salés, comme celui de Harlem et plusieurs autres de la Hollande, auxquels il ne paraît pas qu’on puisse attribuer une autre origine, ou bien la mer, en abandonnant par son mouvement naturel de certaines terres, y aura laissé des eaux dans les lieux les plus bas, qui y ont formé des lacs que l’eau des pluies entretient. Il y a en Europe plusieurs petits lacs de cette espèce, comme en Irlande, en Jutland, en Italie, dans le pays des Grisons, en Pologne, en Moscovie, en Finlande, en Grèce ; mais tous ces lacs sont très peu considérables. En Asie, il y en a un près de l’Euphrate, dans le désert d’Irac, qui a plus de 15 lieues de longueur, un autre aussi en Perse, qui est à peu près de la même étendue que le premier, et sur lequel sont situées les villes de Kélat, de Tétuan, de Vastan et de Van, un autre petit dans le Khorassan auprès de Ferrior, un autre petit dans la Tartarie indépendante, qu’on appelle le lac Lévi, deux autres dans la Tartarie moscovite, un autre à la Cochinchine et enfin un à la Chine, qui est assez grand, et qui n’est pas fort éloigné de Nankin ; ce lac cependant communique à la mer voisine par un canal de quelques lieues. En Afrique, il y a un petit lac de cette espèce dans le royaume de Maroc, un autre près d’Alexandrie, qui paraît avoir été laissé par la mer, un autre assez considérable, formé par les eaux pluviales dans le désert d’Azarad, environ sous le 30e degré de latitude, ce lac a 8 ou 10 lieues de longueur ; un autre encore plus grand, sur lequel est située la ville de Gaoga, sous le 27e degré ; un autre, mais beaucoup plus petit, près de la ville de Kanum, sous le 30e degré ; un près de l’embouchure de la rivière de Gambia, plusieurs autres dans le Congo, à 2 ou 3 degrés de latitude sud, deux autres dans le pays des Cafres, l’un appelé le lac Rufumbo, qui est médiocre, et l’autre dans la province d’Arbuta, qui est peut-être le plus grand lac de cette espèce, ayant 25 lieues environ de longueur sur 7 ou 8 de largeur ; il y a aussi un de ces lacs à Madagascar, près de la côte orientale, environ sous le 29e degré de latitude sud.

En Amérique, dans le milieu de la péninsule de la Floride, il y a un de ces lacs, au milieu duquel est une île appelée Serrope ; le lac de la ville de Mexico est aussi de cette espèce, et ce lac, qui est à peu près rond, a environ 10 lieues de diamètre ; il y en a un autre encore plus grand dans la Nouvelle-Espagne, à 25 lieues de distance ou environ de la côte de la baie de Campêche, et un autre plus petit dans la même contrée près des côtes de la mer du Sud : quelques voyageurs ont prétendu qu’il y avait dans l’intérieur des terres de la Guyane un très grand lac de cette espèce ; ils l’ont appelé le lac d’Or ou le lac Parime, et ils ont raconté des merveilles de la richesse des pays voisins et de l’abondance des paillettes d’or qu’on trouvait dans l’eau de ce lac ; ils donnent à ce lac une étendue de plus de 400 lieues de longueur, et de plus de 125 de largeur ; il n’en sort, disent-ils, aucun fleuve et il n’y en entre aucun : quoique plusieurs géographes aient marqué ce grand lac sur leurs cartes, il n’est pas certain qu’il existe, et il l’est encore bien moins qu’il existe tel qu’ils nous le représentent.

Mais les lacs les plus ordinaires et les plus communément grands sont ceux qui, après avoir reçu un autre fleuve, ou plusieurs petites rivières, donnent naissance à d’autres grands fleuves : comme le nombre de ces lacs est fort grand, je ne parlerai que des plus considérables, ou de ceux qui auront quelque singularité. En commençant par l’Europe, nous avons en Suisse le lac de Genève, celui de Constance, etc. ; en Hongrie, celui de Balaton ; en Livonie, un lac qui est assez grand et qui sépare les terres de cette province de celles de la Moscovie ; en Finlande, le lac Lapwert qui est fort long et qui se divise en plusieurs bras, le lac Oula qui est de figure ronde ; en Moscovie le lac Ladoga qui a plus de 25 lieues de longueur sur plus de 12 de largeur, le lac Onéga qui est aussi long, mais moins large, le lac Ilmen, celui de Bélozéro d’où sort l’une des sources du Volga, l’Iwan-Osero duquel sort l’une des sources du Don ; deux autres lacs dont le Vitzogada tire son origine ; en Laponie le lac dont sort le fleuve de Kimi, un autre beaucoup plus grand qui n’est pas éloigné de la côte de Wardhus, plusieurs autres desquels sortent les fleuves de Lula, de Pitha, d’Uma qui tous ne sont pas fort considérables ; en Norvège deux autres à peu près de même grandeur que ceux de Laponie ; en Suède le lac Véner, qui est grand, aussi bien que le lac Méler sur lequel est situé Stockholm, deux autres lacs moins considérables, dont l’un est près d’Elvédal et l’autre de Lincopin.

Dans la Sibérie et dans la Tartarie moscovite et indépendante, il y a un grand nombre de ces lacs, dont les principaux sont le grand lac Baraba qui a plus de 100 lieues de longueur, et dont les eaux tombent dans l’Irtis ; le grand lac Estraguel à la source du même fleuve Irtis ; plusieurs autres moins grands à la source du Jénisca ; le grand lac Kita à la source de l’Oby ; un autre grand lac à la source de l’Angara, le lac Baïcal qui a plus de 70 lieues de longueur, et qui est formé par le même fleuve Angara ; le lac Péhu d’où sort le fleuve Urack, etc. ; à la Chine et dans la Tartarie chinoise le lac Dalai d’où sort la grosse rivière d’Argus qui tombe dans le fleuve Amour ; le lac des Trois-Montagnes d’où sort la rivière Hélum qui tombe dans le même fleuve Amour ; les lacs de Cinhal, de Cokmor et de Sorama, desquels sortent les sources du fleuve Hoanho ; deux autres grands lacs voisins du fleuve de Nankin, etc. ; dans le Tonquin le lac de Guadag qui est considérable ; dans l’Inde le lac Chiamat d’où sort le fleuve Laquia et qui est voisin des sources du fleuve Ava, du Longenu, etc. : ce lac a plus de 40 lieues de largeur sur 50 de longueur ; un autre lac à l’origine du Gange, un autre près de Cachemire à l’une des sources du fleuve Indus, etc.

En Afrique, on a le lac Cayar et deux ou trois autres qui sont voisins de l’embouchure du Sénégal, le lac de Guarde et celui de Sigismes, qui tous deux ne font qu’un même lac de forme presque triangulaire, qui a plus de 100 lieues de longueur sur 75 de largeur, et qui contient une île considérable : c’est dans ce lac que le Niger perd son nom, et au sortir de ce lac qu’il traverse, on l’appelle Sénégal ; dans le cours du même fleuve, en remontant vers la source, on trouve un autre lac considérable qu’on appelle le lac Bournou, où le Niger quitte encore son nom, car la rivière qui y arrive s’appelle Gambaru ou Gombarow. En Éthiopie, aux sources du Nil, est le grand lac Gambéa qui a plus de 50 lieues de longueur : il y a aussi plusieurs lacs sur la côte de Guinée, qui paraissent avoir été formés par la mer, et il n’y a que peu d’autres lacs d’une grandeur un peu considérable dans le reste de l’Afrique.

L’Amérique septentrionale est le pays des lacs : les plus grands sont le lac Supérieur, qui a plus de 125 lieues de longueur sur 50 de largeur ; le lac Huron qui a près de 100 lieues de longueur sur environ 40 de largeur ; le lac des Illinois qui, en y comprenant la baie des Puants, est tout aussi étendu que le lac Huron ; le lac Érié et le lac Ontario, qui ont tous deux plus de 80 lieues de longueur sur 20 ou 25 de largeur ; le lac Mistasin au nord de Québec, qui a environ 50 lieues de longueur ; le lac Champlain au midi de Québec, qui est à peu près de la même étendue que le lac Mistasin ; le lac Alemipigon et le lac des Christinaux, tous deux au nord du lac Supérieur, sont aussi fort considérables ; le lac des Assiniboïls, qui contient plusieurs îles et dont l’étendue en longueur est de plus de 75 lieues ; il y en a aussi deux de médiocre grandeur dans le Mexique, indépendamment de celui de Mexico ; un autre beaucoup plus grand, appelé le lac Nicaragua, dans la province du même nom : ce lac a plus de 60 ou 70 lieues d’étendue en longueur.

Enfin dans l’Amérique méridionale il y en a un petit à la source du Maragnon, un autre plus grand à la source de la rivière du Paraguai, le lac Titicares dont les eaux tombent dans le fleuve de la Plata, deux autres plus petits dont les eaux coulent aussi vers ce même fleuve, et quelques autres, qui ne sont pas considérables, dans l’intérieur des terres du Chili.

Tous les lacs dont les fleuves tirent leur origine, tous ceux qui se trouvent dans le cours des fleuves ou qui en sont voisins et qui y versent leurs eaux, ne sont point salés ; presque tous ceux au contraire qui reçoivent des fleuves sans qu’il en sorte d’autres fleuves, sont salés, ce qui semble favoriser l’opinion que nous avons exposée au sujet de la salure de la mer, qui pourrait bien avoir pour cause les sels que les fleuves détachent des terres, et qu’ils transportent continuellement à la mer ; car l’évaporation ne peut pas enlever les sels fixes, et par conséquent ceux que les fleuves portent dans la mer y restent ; et, quoique l’eau des fleuves paraisse douce, on sait que cette eau douce ne laisse pas de contenir une petite quantité de sel, et par la succession des temps la mer a dû acquérir un degré de salure considérable, qui doit toujours aller en augmentant. C’est ainsi, à ce que j’imagine, que la mer Noire, la mer Caspienne, le lac Aral, la mer Morte, etc., sont devenus salés ; les fleuves qui se jettent dans ces lacs, y ont amené successivement tous les sels qu’ils ont détachés des terres, et l’évaporation n’a pu les enlever. À l’égard des lacs qui sont comme des mares, qui ne reçoivent aucun fleuve et desquels ils n’en sort aucun, ils sont ou doux ou salés, suivant leur différente origine : ceux qui sont voisins de la mer sont ordinairement salés, et ceux qui en sont éloignés sont doux, et cela parce que les uns ont été formés par des inondations de la mer, et que les autres ne sont que des fontaines d’eau douce, qui, n’ayant pas d’écoulement, forment une grande étendue d’eau. On voit aux Indes plusieurs étangs et réservoirs faits par l’industrie des habitants, qui ont jusqu’à deux ou trois lieues de superficie, dont les bords sont revêtus d’une muraille de pierre ; ces réservoirs se remplissent pendant la saison des pluies, et servent aux habitants pendant l’été, lorsque l’eau leur manque absolument à cause du grand éloignement où ils sont des fleuves et des fontaines.

Les lacs qui ont quelque chose de particulier, sont la mer Morte, dont les eaux contiennent beaucoup plus de bitume que de sel ; ce bitume, qu’on appelle bitume de Judée, n’est autre chose que de l’asphalte, et aussi quelques auteurs ont appelé la mer Morte lac Asphaltite. Les terres aux environs du lac contiennent une grande quantité de ce bitume : bien des gens se sont persuadé, au sujet de ce lac, des choses semblables à celles que les poètes ont écrites du lac d’Averne, que le poisson ne pouvait y vivre, que les oiseaux qui passaient par-dessus étaient suffoqués, mais ni l’un ni l’autre de ces lacs ne produit ces funestes effets, ils nourrissent tous deux du poisson, les oiseaux volent par-dessus, et les hommes s’y baignent sans aucun danger.

Il y a, dit-on, en Bohême, dans la campagne de Boleslaw, un lac où il y a des trous d’une profondeur si grande qu’on n’a pu la sonder, et il s’élève de ces trous des vents impétueux qui parcourent toute la Bohême et qui, pendant l’hiver, élèvent souvent en l’air des morceaux de glace de plus de 100 livres de pesanteur. (Voyez Act. Lips., an. 1682, pag. 246.) On parle d’un lac en Islande qui pétrifie ; le lac Néagh en Irlande a aussi la même propriété ; mais ces pétrifications, produites par l’eau de ces lacs, ne sont sans doute autre chose que des incrustations comme celles que fait l’eau d’Arcueil.





ADDITIONS

À L’ARTICLE QUI A POUR TITRE : DES MERS ET DES LACS.



I. — Sur les limites de la mer du Sud.

La mer du Sud, qui, comme l’on sait, a beaucoup plus d’étendue en largeur que la mer Atlantique, paraît être bornée par deux chaînes de montagnes qui se correspondent jusqu’au delà de l’équateur. La première de ces chaînes est celle des montagnes de Californie, du Nouveau Mexique, de l’isthme de Panama et des Cordillères du Pérou, du Chili, etc. ; l’autre est la chaîne de montagnes qui s’étend depuis le Kamtschatka, et passe par Yeço, par le Japon, et s’étend jusqu’aux îles des Larrons et même aux Nouvelles-Philippines. La direction de ces chaînes de montagnes, qui paraissent être les anciennes limites de la mer Pacifique, est précisément du nord au sud ; en sorte que l’ancien continent était borné à l’orient par l’une de ces chaînes, et le nouveau continent par l’autre. Leur séparation s’est faite dans le temps où les eaux, arrivant du pôle austral, ont commencé à couler entre ces deux chaînes de montagnes qui semblent se réunir, ou du moins se rapprocher de très près vers les contrées septentrionales ; et ce n’est pas le seul indice qui nous démontre l’ancienne réunion des deux continents vers le nord : d’ailleurs, cette continuité des deux continents entre le Kamtschatka et les terres les plus occidentales de l’Amérique paraît maintenant prouvée par les nouvelles découvertes des navigateurs qui ont trouvé sous ce même parallèle une grande quantité d’îles voisines les unes des autres ; en sorte qu’il ne reste que peu ou point d’espaces de mer entre cette partie orientale de l’Asie et la partie occidentale de l’Amérique sous le cercle polaire.


II. — Sur le double courant des eaux dans quelques endroits de l’océan.

J’ai dit trop généralement et assuré trop positivement « qu’il ne se trouvait pas dans la mer des endroits où les eaux eussent un courant inférieur opposé et dans une direction contraire au mouvement du courant supérieur. » J’ai reçu depuis des informations qui semblent prouver que cet effet existe et peut même se démontrer dans de certaines plages de la mer ; les plus précises sont celles que M. Deslandes, habile navigateur, a eu la bonté de me communiquer par ses lettres des 6 décembre 1770 et 5 novembre 1773, dont voici l’extrait :

« Dans votre Théorie de la Terre, art. xi, Des mers et des lacs, vous dites que quelques personnes ont prétendu qu’il y avait dans le détroit de Gibraltar un double courant, supérieur et inférieur, dont l’effet est contraire ; mais que ceux qui ont eu de pareilles opinions auront sans doute pris des remous, qui se forment au rivage par la rapidité de l’eau, pour un courant véritable, et que c’est une hypothèse mal fondée. C’est d’après la lecture de ce passage que je me détermine à vous envoyer mes observations à ce sujet.

» Deux mois après mon départ de France, je pris connaissance de terre entre les caps Gonzalvès et de Sainte-Catherine ; la force des courants dont la direction est au nord-nord-ouest, suivant exactement le gisement des terres qui sont ainsi situées, m’obligea de mouiller. Les vents généraux dans cette partie sont du sud-sud-est, sud-sud-ouest et sud-ouest ; je fus deux mois et demi dans l’attente inutile de quelque changement, faisant presque tous les jours de vains efforts pour gagner du côté de Loango où j’avais affaire. Pendant ce temps j’ai observé que la mer descendait dans la direction ci-dessus avec sa force, depuis une demie jusqu’à une lieue à l’heure, et qu’à de certaines profondeurs les courants remontaient en dessous avec au moins autant de vitesse qu’ils descendaient en dessus.

» Voici comme je me suis assuré de la hauteur de ces différents courants. Étant mouillé par huit brasses d’eau, la mer extrêmement claire, j’ai attaché un plomb de trente livres au bout d’une ligne ; à environ deux brasses de ce plomb j’ai mis une serviette liée à la ligne par un de ses coins, laissant tomber le plomb dans l’eau. Aussitôt que la serviette y entrait, elle prenait la direction du premier courant ; continuant à l’observer, je la faisais descendre. D’abord que je m’apercevais que le courant n’agissait plus, j’arrêtais ; pour lors elle flottait indifféremment autour de la ligne. Il y avait donc dans cet endroit interruption de cours. Ensuite baissant ma serviette à un pied plus bas, elle prenait une direction contraire à celle qu’elle avait auparavant. Marquant la ligne à la surface de l’eau, il y avait trois brasses de distance à la serviette : d’où j’ai conclu, après différents examens, que, sur les huit brasses d’eau, il y en avait trois qui cou raient sur le nord-nord-ouest ; et cinq en sens contraire sur le sud-sud-est.

» Réitérant l’expérience le même jour, jusqu’à cinquante brasses, étant à la distance de six à sept lieues de terre, j’ai été surpris de trouver la colonne d’eau courant sur la mer, plus profonde à raison de la hauteur du fond. Sur cinquante brasses, j’en ai estimé de douze à quinze dans la première direction : ce phénomène n’a pas eu lieu pendant deux mois et demi que j’ai été sur cette côte, mais bien à peu près un mois en différents temps. Dans les interruptions, la marée descendait en total dans le golfe de Guinée.

» Cette division des courants me fit naître l’idée d’une machine qui, coulée jusqu’au courant inférieur, présentant une grande surface, aurait entraîné mon navire contre les courants supérieurs ; j’en fis l’épreuve en petit sur un canot, et je parvins à faire équilibre entre l’effet de la marée supérieure joint à l’effet du vent sur le canot, et l’effet de la marée inférieure sur la machine. Les moyens me manquèrent pour faire de plus grandes tentatives. Voilà, Monsieur, un fait évidemment vrai, et que tous les navigateurs qui ont été dans ces climats peuvent vous confirmer.

» Je pense que les vents sont pour beaucoup dans les causes générales de ces effets, ainsi que les fleuves qui se déchargent dans la mer le long de cette côte, charroyant une grande quantité de terre dans le golfe de Guinée : enfin le fond de cette partie, qui oblige par sa pente la marée de rétrograder lorsque l’eau étant parvenue à un certain niveau se trouve pressée par la quantité nouvelle qui la charge sans cesse, pendant que les vents agissent en sens contraire sur la surface, la contraint en partie de conserver son cours ordinaire. Cela me paraît d’autant plus probable que la mer entre de tous côtés dans ce golfe, et n’en sort que par des révolutions qui sont fort rares. La lune n’a aucune part apparente dans ceci, cela arrivant indifféremment dans tous ses quartiers.

» J’ai eu occasion de me convaincre de plus en plus que la seule pression de l’eau parvenue à son niveau, jointe à l’inclinaison nécessaire du fond, sont les seules et uniques causes qui produisent ce phénomène. J’ai éprouvé que ces courants n’ont lieu qu’à raison de la pente plus ou moins rapide du rivage, et j’ai tout lieu de croire qu’ils ne se font sentir qu’à douze ou quinze lieues au large, qui est l’éloignement le plus grand le long de la côte d’Angole, où l’on puisse se promettre avoir fond… Quoique sans moyens certains de pouvoir m’assurer que les courants du large n’éprouvent pas un pareil changement, voici la raison qui me semble l’assurer. Je prends pour exemple une de mes expériences faite par une hauteur de fond moyenne, telle que trente-cinq brasses d’eau ; j’éprouvais, jusqu’à la hauteur de cinq à six brasses, le cours dirigé dans le nord-nord-ouest. En faisant couler davantage, comme de deux à trois brasses, ma ligne tendait à l’ouest-nord-ouest ; ensuite trois ou quatre brasses de profondeur de plus me l’amenaient à l’ouest-sud-ouest, puis au sud-ouest et au sud ; enfin, à ving-cinq et vingt-six brasses au sud-sud-est, et, jusqu’au fond, au sud-est et à l’est-sud-est, d’où j’ai tiré les conséquences suivantes, que je pouvais comparer l’océan entre l’Afrique et l’Amérique à un grand fleuve dont le cours est presque continuellement dirigé dans le nord-ouest ; que, dans son cours, il transporte un sable ou limon qu’il dépose sur ses bords, lesquels, se trouvant rehaussés, augmentent le volume d’eau, ou, ce qui est la même chose, élèvent son niveau et l’obligent de rétrograder selon la pente du rivage. Mais il y a un premier effort qui le dirigeait d’abord ; il ne retourne donc pas directement, mais obéissant encore au premier mouvement, ou cédant avec peine à ce dernier obstacle, il doit nécessairement décrire une courbe plus ou moins allongée, jusqu’à ce qu’il rencontre ce courant du milieu avec lequel il peut se réunir en partie, ou qui lui sert de point d’appui pour suivre la direction contraire que lui impose le fond. Comme il faut considérer la masse d’eau en mouvement continuel, le fond subira toujours les premiers changements comme étant plus près de la cause et plus pressé, et il ira en sens contraire du courant supérieur, pendant qu’à des hauteurs différentes il n’y sera pas encore parvenu. Voilà, Monsieur, quelles sont mes idées. Au reste, j’ai tiré parti plusieurs fois de ces courants inférieurs, et moyennant une machine que j’ai coulée à différentes profondeurs, selon la hauteur du fond où je me trouvais, j’ai remonté contre le courant supérieur. J’ai éprouvé que dans un temps calme, avec une surface trois fois plus grande que la proue noyée du vaisseau, on peut faire d’un tiers à une demi-lieue par heure. Je me suis assuré de cela plusieurs fois, tant par ma hauteur en latitude que par des bateaux que je mouillais, dont je me trouvais fort éloigné dans une heure, et enfin par la distance des pointes le long de la terre. »

Ces observations de M. Deslandes me paraissent décisives, et j’y souscris avec plaisir : je ne puis même assez le remercier de nous avoir démontré que mes idées sur ce sujet n’étaient justes que pour le général, mais que dans quelques circonstances elles souffraient des exceptions. Cependant il n’en est pas moins certain que l’Océan s’est ouvert la porte du détroit de Gibraltar, et que par conséquent l’on ne peut douter que la mer Méditerranée n’ait en même temps pris une grande augmentation par l’éruption de l’Océan. J’ai appuyé cette opinion, non seulement sur le courant des eaux de l’Océan dans la Méditerranée, mais encore sur la nature du terrain et la correspondance des mêmes couches de terre des deux côtés du détroit, ce qui a été remarqué par plusieurs navigateurs instruits. « L’irruption qui a formé la Méditerranée est visible et évidente, ainsi que celle de la mer noire par le détroit des Dardanelles, où le courant est toujours très violent, et les angles saillants et rentrants des deux bords, très marqués, ainsi que la ressemblance des couches de matières, qui sont les mêmes des deux côtés[1]. »

Au reste, l’idée de M. Deslandes, qui considère la mer entre l’Afrique et l’Amérique comme un grand fleuve dont le cours est dirigé vers le nord-ouest, s’accorde parfaitement avec ce que j’ai établi sur le mouvement des eaux venant du pôle austral, en plus grande quantité que du pôle boréal.


III. — Sur les parties septentrionales de la mer Atlantique.

À la vue des îles et des golfes qui se multiplient ou s’agrandissent autour du Groenland, il est difficile, disent les navigateurs, de ne pas soupçonner que la mer ne refoule, pour ainsi dire, des pôles vers l’équateur. Ce qui peut autoriser cette conjecture, c’est que le flux, qui monte jusqu’à 18 pieds au cap des États, ne s’élève que de 8 pieds à la baie de Disko, c’est-à-dire à 10 degrés plus haut de latitude nord[2].

Cette observation des navigateurs, jointe à celle de l’article précédent, semble confirmer encore ce mouvement des mers depuis les régions australes aux septentrionales où elles sont contraintes, par l’obstacle des terres, de refouler ou refluer vers les plages du midi.

Dans la baie d’Hudson, les vaisseaux ont à se préserver des montagnes de glace auxquelles des navigateurs ont donné quinze à dix-huit cents pieds d’épaisseur, et qui, étant formées par un hiver permanent de cinq à six ans dans de petits golfes éternellement remplis de neige, en ont été détachées par les vents de nord-ouest ou par quelque cause extraordinaire.

Le vent du nord-ouest, qui règne presque continuellement durant l’hiver et très souvent en été, excite dans la baie même des tempêtes effroyables. Elles sont d’autant plus à craindre que les bas-fonds y sont très communs. Dans les contrées qui bordent cette baie, le soleil ne se lève, ne se couche jamais sans un grand cône de lumière : lorsque ce phénomène a disparu, l’aurore boréale en prend la place. Le ciel y est rarement serein ; et dans le printemps et dans l’automne, l’air est habituellement rempli de brouillards épais, et, durant l’hiver, d’une infinité de petites flèches glaciales sensibles à l’œil. Quoique les chaleurs de l’été soient assez vives durant deux mois ou six semaines, le tonnerre et les éclairs sont rares[3].

La mer, le long des côtes de Norvège, qui sont bordées par des rochers, a ordinairement depuis cent jusqu’à quatre cents brasses de profondeur, et les eaux sont moins salées que dans les climats plus chauds. La quantité de poissons huileux dont cette mer est remplie la rend grasse, au point d’en être presque inflammable. Le flux n’y est point considérable ; et la plus haute marée n’y est que de huit pieds[4].

On a fait, dans ces dernières années, quelques observations sur la température des terres et des eaux dans les climats les plus voisins du pôle boréal.

« Le froid commence dans le Groenland à la nouvelle année, et devient si perçant aux mois de février et de mars que les pierres se fendent en deux, et que la mer fume comme un four, surtout dans les baies. Cependant le froid n’est pas aussi sensible au milieu de ce brouillard épais que sous un ciel sans nuages : car dès qu’on passe des terres à cette atmosphère de fumée qui couvre la surface et le bord des eaux, on sent un air plus doux et le froid moins vif, quoique les habits et les cheveux y soient bientôt hérissés de bruine et de glaçons. Mais aussi cette fumée cause plutôt des engelures qu’un froid sec ; et dès qu’elle passe de la mer dans une atmosphère plus froide, elle se change en une espèce de verglas, que le vent disperse dans l’horizon, et qui cause un froid si piquant qu’on ne peut sortir au grand air, sans risquer d’avoir les pieds et les mains entièrement gelés. C’est dans cette saison que l’on voit glacer l’eau sur le feu avant de bouillir ; c’est alors que l’hiver pave un chemin de glace sur la mer, entre les îles voisines, et dans les baies et les détroits.

» La plus belle saison du Groenland est l’automne ; mais sa durée est courte, et souvent interrompue par des nuits de gelée très froides. C’est à peu près dans ces temps-là que, sous une atmosphère noircie de vapeurs, on voit les brouillards, qui se gèlent quelquefois jusqu’au verglas, former sur la mer comme un tissu glacé de toile d’araignées, et dans les campagnes charger l’air d’atomes luisants, ou le hérisser de glaçons pointus, semblables à de fines aiguilles.

» On a remarqué plus d’une fois que le temps et la saison prennent dans le Groenland une température opposée à celle qui règne dans toute l’Europe ; en sorte que, si l’hiver est très rigoureux dans les climats tempérés, il est doux au Groenland, et très vif en cette partie du nord, quand il est modéré dans nos contrées. À la fin de 1739, l’hiver fut si doux à la baie de Disko, que les oies passèrent, au mois de janvier suivant, de la zone tempérée dans la glaciale, pour y chercher un air plus chaud ; et qu’en 1740, on ne vit point de glace à Disko jusqu’au mois de mars, tandis qu’en Europe elle régna constamment depuis octobre jusqu’au mois de mai.

» De même, l’hiver de 1763, qui fut extrêmement froid dans toute l’Europe, se fit si peu sentir au Groenland, qu’on y a vu quelquefois des étés moins doux[5]. »

Les voyageurs nous assurent que, dans ces mers voisines du Groenland, il y a des montagnes de glaces flottantes très hautes, et d’autres glaces flottantes comme des radeaux, qui ont plus de 200 toises de longueur sur 60 ou 80 de largeur ; mais ces glaces, qui forment des plaines immenses sur la mer, n’ont communément que 9 à 12 pieds d’épaisseur. Il paraît qu’elles se forment immédiatement sur la surface de la mer dans la saison la plus froide, au lieu que les autres glaces flottantes et très élevées viennent de la terre, c’est-à-dire des environs des montagnes et des côtes, d’où elles ont été détachées et roulées dans la mer par les fleuves. Ces dernières glaces entraînent beaucoup de bois, qui sont ensuite jetés par la mer sur les côtes orientales du Groenland : il paraît que ces bois ne peuvent venir que de la terre de Labrador, et non pas de la Norvège, parce que les vents du nord-est, qui sont très violents dans ces contrées, repousseraient ces bois, comme les courants qui portent du sud au détroit de Davis et à la baie d’Hudson arrêteraient tout ce qui peut venir de l’Amérique aux côtes du Groenland.

La mer commence à charroyer des glaces au Spitzberg dans les mois d’avril et de mai ; elles viennent au détroit de Davis en très grande quantité, partie de la Nouvelle-Zemble, et la plupart le long de la côte orientale du Groenland, portées de l’est à l’ouest, suivant le mouvement général de la mer[6].

L’on trouve, dans le voyage du capitaine Phipps, les indices et les faits suivants :

» Dès 1527, Robert Thorne, marchand de Bristol, fit naître l’idée d’aller aux Indes orientales par le pôle boréal… Cependant on ne voit pas qu’on ait formé aucune expédition pour les mers du cercle polaire avant 1607, lorsque Henri Hudson fut envoyé par plusieurs marchands de Londres à la découverte du passage à la Chine et au Japon par le pôle boréal… Il pénétra jusqu’au 80° 23′, et il ne put aller plus loin…

» En 1609, sir Thomas Smith fut sur la côte méridionale de Spitzberg, et il apprit, par des gens qu’il avait envoyés à terre, que les lacs et les mares d’eau n’étaient pas tous gelés (c’était le 26 mai), et que l’eau en était douce. Il dit aussi qu’on arriverait aussitôt au pôle de ce côté que par tout autre chemin qu’on pourrait trouver, parce que le soleil produit une grande chaleur dans ce climat, et parce que les glaces ne sont pas d’une grosseur aussi énorme que celles qu’il avait vues vers le 73e degré. Plusieurs autres voyageurs ont tenté des voyages au pôle pour y découvrir ce passage, mais aucun n’a réussi… »

Le 5 juillet, M. Phipps vit des glaces en quantité vers le 79° 34′ de latitude ; le temps était brumeux et le 6 juillet, il continua sa route jusqu’au 79° 59′ 39″, entre la terre du Spitzberg et les glaces : le 7 il continua de naviguer entre des glaces flottantes, en cherchant une ouverture au nord par où il aurait pu entrer dans une mer libre ; mais la glace ne formait qu’une seule masse au nord-nord-ouest, et au 80° 36′ la mer était entièrement glacée ; en sorte que toutes les tentatives de M. Phipps pour trouver un passage ont été infructueuses.

» Pendant que nous essuyions, dit ce navigateur, une violente rafale, le 12 septembre, le docteur Irving mesura la température de la mer dans cet état d’agitation, et il trouva qu’elle était beaucoup plus chaude que celle de l’atmosphère : cette observation est d’autant plus intéressante qu’elle est conforme à un passage des Questions naturelles de Plutarque, où il dit que la mer devient chaude, lorsqu’elle est agitée par les flots…

» Ces rafales sont aussi ordinaires au printemps qu’en automne ; il est donc probable que si nous avions mis à la voile plus tôt, nous aurions eu en allant le temps aussi mauvais qu’il l’a été à notre retour. » Et comme M. Phipps est parti d’Angleterre à la fin de mai, il croit qu’il a profité de la saison la plus favorable pour son expédition.

« Enfin, continue-t-il, si la navigation au pôle était praticable, il y avait la plus grande probabilité de trouver, après le solstice, la mer ouverte au nord, parce qu’alors la chaleur des rayons du soleil a produit tout son effet, et qu’il reste d’ailleurs une assez grande portion d’été pour visiter les mers qui sont au nord et à l’ouest du Spitzberg[7]. »

Je suis entièrement du même avis que cet habile navigateur, et je ne crois pas que l’expédition au pôle puisse se renouveler avec succès, ni qu’on arrive jamais au delà du 82 ou 83e degré. On assure qu’un vaisseau du port de Whilby, vers la fin du mois d’avril 1774, a pénétré jusqu’au 80e degré sans trouver de glaces assez fortes pour gêner la navigation. On cite aussi un capitaine Robinson, dont le journal fait foi qu’en 1773 il a atteint le 81° 30′. Et enfin on cite un vaisseau de guerre hollandais, qui protégeait les pêcheurs de cette nation, et qui s’est avancé, dit-on, il y a cinquante ans, jusqu’au 88e degré. Le docteur Campbell, ajoute-t-on, tenait ce fait d’un certain docteur Daillie, qui était à bord du vaisseau et qui professait la médecine à Londres en 1745[8]. C’est probablement le même navigateur que j’ai cité moi-même sous le nom du capitaine Mouton ; mais je doute beaucoup de la réalité de ce fait, et je suis maintenant très persuadé qu’on tenterait vainement d’aller au delà du 82 ou 83e degré, et que, si le passage par le nord est possible, ce ne peut être qu’en prenant la route de la baie d’Hudson.

Voici ce que dit à ce sujet le savant et ingénieux auteur de l’Histoire des deux Indes : « La baie d’Hudson a été longtemps regardée, et on la regarde encore comme la route la plus courte de l’Europe aux Indes orientales et aux contrées les plus riches de l’Asie.

» Ce fut Cabot qui, le premier, eut l’idée d’un passage par le nord-ouest à la mer du Sud. Ses succès se terminèrent à la découverte de l’île de Terre-Neuve. On vit entrer dans la carrière après lui un grand nombre de navigateurs anglais. Ces mémorables et hardies expéditions eurent plus d’éclat que d’utilité. La plus heureuse ne donna pas la moindre conjecture sur le but qu’on se proposait. On croyait enfin que c’était courir après des chimères, lorsque la découverte de la baie d’Hudson ranima les espérances prêtes à s’éteindre.

» À cette époque une ardeur nouvelle fait recommencer les travaux, et enfin arrive la fameuse expédition de 1746, d’où l’on voit sortir quelques clartés après des ténèbres profondes qui duraient depuis deux siècles. Sur quoi les derniers navigateurs fondent-ils de meilleures espérances ? D’après quelles expériences osent-ils former leurs conjectures ? C’est ce qui mérite une discussion.

» Trois vérités dans l’histoire de la nature doivent passer désormais pour démontrées. La première est que les marées viennent de l’Océan, et qu’elles entrent plus ou moins avant dans les autres mers, à proportion que ces divers canaux communiquent avec le grand réservoir par des ouvertures plus ou moins considérables : d’où il s’ensuit que ce mouvement périodique n’existe point ou ne se fait presque pas sentir dans la Méditerranée, dans la Baltique et dans les autres golfes qui leur ressemblent. La seconde vérité de fait est que les marées arrivent plus tard et plus faibles dans les lieux éloignés de l’Océan que dans les endroits qui le sont moins. La troisième est que les vents violents qui soufflent avec la marée la font remonter au delà de ses bornes ordinaires, et qu’ils la retardent en la diminuant, lorsqu’ils soufflent dans un sens contraire.

» D’après ces principes, il est constant que si la baie d’Hudson était un golfe enclavé dans des terres, et qu’il ne fût ouvert qu’à la mer Atlantique, la marée y devrait être peu marquée, qu’elle devrait s’affaiblir en s’éloignant de sa source, et qu’elle devrait perdre de sa force lorsqu’elle aurait à lutter contre les vents. Or il est prouvé par des observations faites avec la plus grande intelligence, avec la plus grande précision, que la marée s’élève à une plus grande hauteur dans toute l’étendue de la baie. Il est prouvé qu’elle s’élève à une plus grande hauteur au fond de la baie que dans le détroit même ou au voisinage. Il est prouvé que cette hauteur augmente encore lorsque les vents opposés au détroit se font sentir. Il doit donc être prouvé que la baie d’Hudson a d’autres communications avec l’océan que celle qu’on a déjà trouvée.

» Ceux qui ont cherché à expliquer des faits si frappants, en supposant une communication de la baie d’Hudson avec celle de Baffin, avec le détroit de Davis, se sont manifestement égarés. Ils ne balanceraient pas à abandonner leur conjecture, qui n’a d’ailleurs aucun fondement, s’ils voulaient faire attention que la marée est beaucoup plus basse dans le détroit de Davis, dans la baie de Baffin, que dans celle d’Hudson.

» Si les marées qui se font sentir dans le golfe dont il s’agit ne peuvent venir ni de l’Océan Atlantique, ni d’aucune autre mer septentrionale où elles sont toujours beaucoup plus faibles, on ne pourra s’empêcher de penser qu’elles doivent avoir leur source dans la mer du Sud. Ce système doit tirer un grand appui d’une vérité incontestable : c’est que les plus hautes marées qui se fassent remarquer sur ces côtes sont toujours causées par les vents du nord-ouest qui soufflent directement contre ce détroit.

» Après avoir constaté, autant que la nature le permet, l’existence d’un passage si longtemps et si inutilement désiré, il reste à déterminer dans quelle partie de la baie il doit se trouver. Tout invite à croire que le Welcombe, à la côte occidentale, doit fixer les efforts dirigés jusqu’ici de toutes parts sans choix et sans méthode. On y voit le fond de la mer à la profondeur de onze brasses : c’est un indice que l’eau y vient de quelque océan, parce qu’une semblable transparence est incompatible avec des décharges de rivières, de neiges fondues et de pluies. Des courants, dont on ne saurait expliquer la violence qu’en les faisant partir de quelque mer occidentale, tiennent ce lieu débarrassé de glaces, tandis que le reste du golfe en est entièrement couvert. Enfin les baleines, qui cherchent constamment dans l’arrière-saison à se retirer dans les climats plus chauds, s’y trouvent en fort grand nombre à la fin de l’été, ce qui paraît indiquer un chemin pour se rendre, non à l’ouest septentrional, mais à la mer du Sud.

» Il est raisonnable de conjecturer que le passage est court. Toutes les rivières, qui se perdent dans la côte occidentale de la baie d’Hudson, sont faibles et petites, ce qui paraît prouver qu’elles ne viennent pas de loin, et que par conséquent les terres qui séparent les deux mers ont peu d’étendue : cet argument est fortifié par la force et la régularité des marées. Partout où le flux et le reflux observent des temps à peu près égaux, avec la seule différence qui est occasionnée par le retardement de la lune dans son retour au méridien, on est assuré de la proximité de l’océan d’où viennent ces marées. Si le passage est court, et qu’il ne soit pas avancé dans le nord, comme tout l’indique, on doit présumer qu’il n’est pas difficile ; la rapidité des courants qu’on observe dans ces parages, et qui ne permettent pas aux glaces de s’y arrêter, ne peut que donner du poids à cette conjecture[9]. »

Je crois, avec cet excellent écrivain, que, s’il existe en effet un passage praticable, ce ne peut être que dans le fond de la baie d’Hudson, et qu’on le tenterait vainement par la baie de Baffin dont le climat est trop froid et dont les côtes sont glacées, surtout vers le nord ; mais ce qui doit faire douter encore beaucoup de l’existence de ce passage par le fond de la baie d’Hudson, ce sont les terres que Béring et Tschirikow ont découvertes en 1741 sous la même latitude que la baie d’Hudson, car ces terres semblent faire partie du grand continent de l’Amérique, qui paraît continu sous cette même latitude jusqu’au cercle polaire ; ainsi ce ne serait qu’au-dessous du 55e degré que ce passage pourrait aboutir à la mer du Sud.


IV. — Sur la mer Caspienne.

À tout ce que j’ai dit pour prouver que la mer Caspienne n’est qu’un lac qui n’a point de communication avec l’Océan et qui n’en a jamais fait partie, je puis ajouter une réponse que j’ai reçue de l’Académie de Pétersbourg à quelques questions que j’avais faites au sujet de cette mer.

« Augusto 1748, octobr. 5, etc. Cancellaria Academiæ Scientiarum mandavit, ut Astrachanensis Gubernii Cancellaria responderet ad sequentia. 1. Sunt ne vortices in mari Caspico, nec ne ? 2. Quæ genera piscium illud inhabitant ? Quomodo appellantur ? Et an marini tantùm aut et fluviatiles ibidem reperiantur ? 3. Qualia genera concharum ? Quæ species ostrearum et cancrorum occurunt ? 4. Quæ genera marinarum avium in ipso mari aut circa illud versantur ? ad quæ Astrachensis Cancellaria d. 13 mart., 1719, sequentibus respondit.

» Ad 1, in mari Caspico vortices occurunt nusquam : hinc est, quod nec in mappis marinis extant, nec ab ullo officialium rei navalis visi esse perhibentur ;

» Ad 2, pisces Caspium mare inhabitant : Acipenseres, Sturioli (Gmelin), Siruli, Cyprini clavati, Bramæ Percæ, Cyprini ventre acuto, ignoti alibi pisces, Tincæ, Salmones, qui, ut è mari fluvios intrare, ita et in mare è fluviis remeare solent ;

» Ad 3, Conchæ in littoribus maris obviæ quidem sunt, sed parvæ, candidæ, aut ex unà parte rubræ. Cancri ad littora observantur magnitudine fluviatilibus similes ; Ostreæ autem et Capita Medusæ visa sunt nusquam ;

» Ad 4, aves marinæ quæ circa mare Caspium versantur sunt Anseres vulgares et rubri, Pelicani, Cygni, Anates rubræ et nigricantes Aquilæ, Corvi aquatici, Grues, Plateæ, Ardeæ albæ, cinereæ et nigricantes, Ciconiæ albæ gruibus similes, Karawaiki (ignotum avis nomen), Larorum variæ species, Sturni nigri et lateribus albis instar picarum, Phasiani, Anseres parvi nigricantes, Tudaki (ignotum avis nomen) albo color præditi. »

Ces faits, qui sont précis et authentiques, confirment pleinement ce que j’ai avancé, savoir, que la mer Caspienne n’a aucune communication souterraine avec l’Océan, et ils prouvent de plus qu’elle n’en a jamais fait partie, puisqu’on n’y trouve point d’huîtres ni d’autres coquillages de mer, mais seulement les espèces de ceux qui sont dans les rivières. On ne doit donc regarder cette mer que comme un grand lac formé dans le milieu des terres par les eaux des fleuves, puisqu’on n’y trouve que les mêmes poissons et les mêmes coquillages qui habitent les fleuves, et point du tout ceux qui peuplent l’Océan ou la Méditerranée.


V. — Sur les lacs salés de l’Asie.

Dans la contrée des Tartares Ufiens, ainsi appelés parce qu’ils habitent les bords de la rivière d’Uf, il se trouve, dit M. Pallas, des lacs dont l’eau est aujourd’hui salée et qui ne l’était pas autrefois. Il dit la même chose d’un lac près de Miacs, dont l’eau était ci-devant douce et qui est actuellement salée.

L’un des lacs les plus fameux, par la quantité de sel qu’on en tire, est celui qui se trouve vers les bords de la rivière Isel, et que l’on nomme Soratschya. Le sel en est en général amer ; la médecine l’emploie comme un bon purgatif : deux onces de ce sel forment une dose très forte. Vers Kurtenegsch, les bas-fonds se couvrent d’un sel amer qui s’élève comme un tapis de neige à deux pouces de hauteur ; le lac salé de Korjackof fournit annuellement trois cent mille pieds cubiques de sel[10] : le lac de Jennu en donne aussi en abondance.

Dans les voyages de MM. de l’Académie de Pétersbourg, il est fait mention du lac salé de Jamuscha, en Sibérie ; ce lac, qui est à peu près rond, n’a qu’environ neuf lieues de circonférence. Ses bords sont couverts de sel, et le fond est revêtu de cristaux de sel. L’eau est salée au suprême degré ; et quand le soleil y donne, le lac paraît rouge comme une belle aurore. Le sel est blanc comme neige et se forme en cristaux cubiques. Il y en a une quantité si prodigieuse, qu’en peu de temps on pourrait en charger un grand nombre de vaisseaux, et dans les endroits où l’on en prend, on en retrouve d’autre cinq à six jours après. Il suffit de dire que les provinces de Tobolsk et Jéniseïk en sont approvisionnées, et que ce lac suffirait pour fournir cinquante provinces semblables. La couronne s’en est réservé le commerce, de même que celui de toutes les autres salines. Ce sel est d’une bonté parfaite ; il surpasse tous les autres en blancheur, et on n’en trouve nulle part d’aussi propre pour saler la viande. Dans le midi de l’Asie, on trouve aussi des lacs salés : un près de l’Euphrate, un autre près de Barra. Il y en a encore, à ce qu’on dit, près d’Haleb et dans l’île de Chypre à Larneca : ce dernier est voisin de la mer. La vallée de sel de Barra, n’étant pas loin de l’Euphrate, pourrait être labourée, si l’on en faisait couler les eaux dans ce fleuve, et que le terrain fût bon ; mais à présent cette terre rend un bon sel pour la cuisine, et même en si grande quantité que les vaisseaux de Bengale le chargent en retour pour lest[11].




Notes de Buffon.
  1. Fragment d’une lettre écrite à M. de Buffon, en 1772.
  2. Histoire générale des Voyages, t. XIX, p. 2.
  3. Histoire philosophique et politique, t. VI, p. 308 et 309.
  4. Histoire naturelle de Norvège, par Pontoppidan. Journal étranger, août 1755.
  5. Histoire générale des Voyages, t. XIX, p. 20 et suiv.
  6. Histoire générale des Voyages, t. XIX, p. 14 et suiv.
  7. Voyage au Pôle boréal en 1773, traduit de l’anglais. Paris, 1775, p. 1 et suiv.
  8. Gazette de Littérature, etc., du 9 août 1774, no 61.
  9. Histoire philosophique et politique, t. VI, p. 121 et suiv.
  10. Le pied cubique pèse trente-cinq livres, de seize onces chacune.
  11. Description de l’Arabie, par M. Niebuhr, p. 2.