Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Provinciales/Réfutation lettre 12

Hachette (tome Ip. 127-136).
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RÉFUTATION
De la réponse des jésuites à la douzième lettre[1].


Monsieur,

Qui que vous soyez qui avez entrepris de défendre les jésuites contre les Lettres qui découvrent si clairement le dérèglement de leur morale, il paroît, par le soin que vous prenez de les secourir, que vous avez bien connu leur foiblesse, et en cela on ne peut blâmer votre jugement. Mais si vous aviez pensé de pouvoir les justifier en effet, vous ne seriez pas excusable. Aussi j’ai meilleure opinion de vous, et je m’assure que votre dessein est seulement de détourner l’auteur des Lettres par cette diversion artificieuse. Vous n’y avez pourtant pas réussi ; et j’ai bien de la joie de ce que la treizième vient de paroître, sans qu’il ait reparti à ce que vous avez fait sur la onzième et sur la douzième, et sans avoir seulement pensé à vous. Cela me fait espérer qu’il négligera de même les autres. Vous ne devez pas douter, monsieur, qu’il ne lui eût été bien facile de vous pousser. Vous voyez comment il mène la Société entière qu’eût-ce donc été s’il vous eût entrepris en particulier ? Jugez-en par la manière dont je vas vous répondre sur ce que vous avez écrit contre sa douzième lettre.

Je vous laisserai, monsieur, toutes vos injures. L’auteur des Lettres a promis d’y satisfaire, et je crois qu’il le fera de telle sorte, qu’il ne vous restera que la honte et le repentir. Il ne lui sera pas difficile de couvrir de confusion de simples particuliers comme vous et vos jésuites, qui, par un attentat criminel, usurpent l’autorité de l’Église pour traiter d’hérétiques ceux qu’il leur plaît, lorsqu’ils se voient dans l’impuissance de se défendre contre les justes reproches qu’on leur fait de leurs méchantes maximes. Mais, pour moi, je me resserrerai dans la réfutation des nouvelles impostures que vous employez pour la justification de ces casuistes. Commençons par le grand Vasquez.

Vous ne répondez rien à tout ce que l’auteur des Lettres a rapporté pour faire voir sa mauvaise doctrine touchant l’aumône ; et vous l’accusez seulement en l’air de quatre faussetés, dont la première est qu’il a supprimé du passage de Vasquez, cité dans la sixième lettre, ces paroles : Statum quem licite possunt acquirere ; et qu’il a dissimulé le reproche qu’on lui en fait.

Je vois bien, monsieur, que vous avez cru, sur la foi des jésuites, vos chers amis, que ces paroles-là sont dans le passage qu’a cité l’auteur des Lettres ; car si vous eussiez su qu’elles n’y sont pas, vous eussiez blâmé ces pères de lui avoir fait ce reproche, plutôt que de vous étonner de ce qu’il n’avoit pas daigné répondre à une objection si vaine. Mais ne vous fiez pas tant à eux, vous y seriez souvent attrapé. Considérez vous-même dans Vasquez le passage que l’auteur en a rapporté. Vous le trouverez (de Eleem., cap. IV, n. 14) ; mais vous n’y verrez aucune de ces paroles qu’on dit qu’il en a supprimées, et vous serez bien étonné de ne les trouver que quinze pages auparavant. Je ne doute point qu’après cela vous ne vous plaigniez de ces bons pères, et que vous ne jugiez bien que, pour accuser cet auteur d’avoir supprimé ces paroles de ce passage, il faudroit l’obliger de rapporter des passages de quinze pages in-folio dans une lettre de huit pages in-4o, où il a accoutumé d’en rapporter trente ou quarante, ce qui ne seroit pas raisonnable.

Ces paroles ne peuvent donc servir qu’à vous convaincre vous-même d’imposture, et elles ne servent pas aussi davantage pour justifier Vasquez. On a accusé ce jésuite d’avoir ruiné le précepte de Jésus-Christ, qui oblige les riches de faire l’aumône de leur superflu, en soutenant « que ce que les riches gardent pour relever leur condition, ou celle de leurs parens, n’est pas superflu ; et qu’ainsi à peine en trouvera-t-on dans les gens du monde, et non pas même dans les rois. » C’est cette conséquence, « qu’il n’y a presque jamais de superflu dans les gens du monde, » qui ruine l’obligation de donner l’aumône, puisqu’on en conclut, par nécessité, que, n’ayant point de superflu, ils ne sont pas obligés de le donner. Si c’étoit l’auteur des Lettres qui l’eût tirée, vous auriez quelque sujet de prétendre qu’elle n’est pas enfermée dans ce principe, « que ce que les riches gardent pour relever leur condition ou celle de leurs parens n’est pas appelé superflu. » Mais il l’a trouvée toute tirée dans Vasquez. Il ya lu ces paroles, si éloignées de l’esprit de l’Évangile et de la modération chrétienne, « qu’à peine trouvera-t-on du superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les rois. » Il y a lu encore cette dernière conclusion rapportée dans la douzième lettre : « A peine est-on obligé de donner l’aumône quand on n’est obligé à la donner que de son superflu ; » et ce qui est remarquable, c’est qu’elle se voit au même lieu que ces paroles : Statum quem licite possuunt acquirere, par lesquelles vous prétendez l’éluder. Vous chicanez donc inutilement sur le principe, lorsque vous êtes obligé de vous taire sur les conséquences qui sont formellement dans Vasquez, et qui suffisent pour anéantir le précepte de Jésus-Christ, comme on l’a accusé de l’avoir fait. Si Vasquez les avoit mal tirées de son principe, il y auroit joint une faute de jugement avec une erreur dans la morale ; et il n’en seroit pas plus innocent, ni le précepte de Jésus-Christ moins anéanti. Mais il paraîtra, par la réfutation de la seconde fausseté que vous reprochez à l’auteur des Lettres, que ces mauvaises conséquences sont bien tirées du mauvais principe que Vasquez établit au même lieu ; et que ce jésuite n’a pas péché contre les règles du raisonnement, mais contre celles de l’Évangile.

Cette seconde fausseté que vous dites qu’il a dissimulée après en avoir été convaincu, est qu’il a omis ces paroles par un dessein outrageux, pour corrompre la pensée de ce père et en tirer cette conclusion scandaleuse, « qu’il ne faut, selon Vasquez, qu’avoir beaucoup d’ambition pour n’avoir point de superflu ; » sur cela, monsieur, je vous pourrois dire, en un mot, qu’il n’y eut jamais d’accusation moins raisonnable que celle-là. Les jésuites ne se sont jamais plaints de cette conséquence. Et cependant vous reprochez à l’auteur des Lettres de n’avoir pas répondu à une objection qu’on ne lui avoit pas encore faite. Mais si vous croyez avoir été en cela plus clairvoyant que toute cette Compagnie, il sera aisé de vous guérir de cette vanité, qui seroit injurieuse à ce grand corps. Car comment pouvez-vous nier que de ce principe de Vasquez, « ce que l’on garde pour relever sa condition ou celle de ses parens n’est pas appelé superflu, » on ne conclue nécessairement qu’il ne faut qu’avoir beaucoup d’ambition pour n’avoir point de superflu ? Je vous permets de bon cœur d’y ajouter encore la condition qu’il exprime en un autre endroit, qui est que l’on ne veuille relever son état que par les voies légitimes : Statum quem licite possunt acquirere. Cela n’empêchera pas la vérité de la conséquence que vous accusez de fausseté.

Il est vrai, monsieur, qu’il y a quelques riches qui peuvent relever leur condition par des voies légitimes. L’utilité publique en peut quelquefois justifier le désir, pourvu qu’ils ne considèrent pas tant leur propre honneur et leur propre intérêt que l’honneur de Dieu et l’intérêt du public ; mais il est très-rare que l’esprit de Jésus-Christ, sans lequel il n’y a point d’intentions pures, inspire ces sortes de désirs aux riches du monde : il les porte bien plutôt à diminuer ce poids inutile qui les empêche de s’élever vers le ciel, et à craindre ces paroles de son Évangile, « que celui qui s’élève sera abaissé. » Ainsi ces désirs que l’on voit dans la plupart des hommes du siècle, de monter toujours à une condition plus haute, et d’y faire monter leurs parens, quoique par des voies légitimes, ne sont pour l’ordinaire que des effets d’une cupidité terrestre et d’une véritable ambition. Car c’est, monsieur, une erreur grossière de croire qu’il n’y ait point d’ambition à désirer de relever sa condition que lorsqu’on se veut servir de moyens injustes ; et c’est cette erreur que saint Augustin condamne dans le livre de la Patience (chap. III), lorsqu’il dit : « L’amour de l’argent et le désir de la gloire sont des folies que le monde croit permises ; et on s’imagine que l’avarice, l’ambition, le luxe, les divertissemens des spectacles sont innocens, lorsqu’ils ne nous font point tomber dans quelque crime ou quelque désordre que les lois défendent. » L’ambition consiste à désirer l’élèvement pour l’élèvement, et l’honneur pour l’honneur, comme l’avarice à aimer les richesses pour les richesses. Si vous y joignez les moyens injustes, vous la rendez plus criminelle ; mais, en substituant des moyens légitimes, vous ne la rendez pas innocente. Or, Vasquez ne parle pas de ces occasions dans lesquelles quelques gens de bien désirent de changer de condition, et sont dans l’attente probable de le faire, comme dit le cardinal Cajetan. S’il en parloit, il auroit été ridicule d’en conclure, comme il a fait, que l’on ne trouve presque jamais de superflu dans les gens du monde ; puisque des occasions très-rares, qui ne peuvent arriver qu’une ou deux fois dans la vie, et qui ne se rencontrent que dans un très-petit nombre de riches, à qui Dieu fait connoître qu’ils ne se nuiront pas à eux-mêmes en s’élevant pour servir les autres, ne peuvent pas empêcher que la plupart des riches n’aient beaucoup de superflu. Mais il parle d’un désir vague et indéterminé de s’agrandir, il parle d’un désir de s’élever sans aucunes bornes ; puisque, s’il étoit borné, les riches commenceroient d’avoir du superflu lorsqu’ils y seroient arrivés.

Et enfin il croit que ce désir est si généralement permis, qu’il empêche tous les riches d’avoir presque jamais du superflu.

C’est, monsieur, afin que vous l’entendiez, cette prétention de s’agrandir et de s’élever toujours dans le siècle à une condition plus haute, quoique par des moyens légitimes, ad statum quem licite possunt acquirere, que l’auteur des Lettres a appelée du nom d’ambition, parce que c’est le nom que les pères lui donnent, et qu’on lui donne même dans le monde. Il n’a pas été obligé d’imiter une des plus ordinaires adresses de ces mauvais casuites, qui est de bannir les noms des vices, et de retenir les vices mêmes sous d’autres noms. Quand donc ces paroles, statum quem licite possunt acquirere, auroient été dans le passage qu’il a cité, il n’auroit pas eu besoin de les retrancher pour les rendre criminel. C’est en les y joignant qu’il a droit d’accuser Vasquez que, selon lui, il ne faut qu’avoir de l’ambition pour n’avoir point des superflu. Il n’est pas le premier qui a tiré cette conséquence de cette doctrine. M. du Val l’avoit fait avant lui en termes formels, en combattant cette mauvaise maxime (t. II, quest. VIII, p. 576) : « Il s’ensuivroit, dit-il, que celui qui désireroit une plus haute dignité, c’est-à-dire qui auroit une plus grande ambition, n’auroit point de superflu, quoiqu’il eût beaucoup plus qu’il ne lui faut selon sa condition présente : Sequeretur eum qui hanc dignitatem cuperet, seu qui MAJORI AMBITIONE DUCERETUR, havendo plurima supra decentiam sui status,non habiturum superflua. »

Vous avez donc fort mal réussi, monsieur, dans les deux premières faussetés que vous reprochez à l’auteur des Lettres. Voyons si vous serez mieux fondé dans les deux autres que vous l’accusez d’avoir faites en se défendant. La première est qu’il assure que Vasquez n’oblige point les riches de donner de ce qui est nécessaire à leur condition. Il est bien aisé de vous répondre sur ce point : car il n’y a qu’à vous dire nettement que cela est faux, et qu’il a dit tout le contraire. Il n’en faut point d’autre preuve que le passage même que vous produisez trois lignes après, où il rapporte que Vasquez « oblige les riches de donner du nécessaire en certaines occasions. »

Votre dernière plainte n’est pas moins déraisonnable. En voici le sujet. L’auteur des Lettres a repris deux décisions dans la doctrine de Vasquez : l’une, « que les riches ne sont point obligés, ni par justice, ni par charité, de donner de leur superflu, et encore moins du nécessaire dans tous les besoins ordinaires des pauvres ; » l’autre, « qu’ils ne sont obligés de donner du nécessaire qu’en des rencontres si rares, qu’elles n’arrivent presque jamais. » Vous n’aviez rien à répondre sur la première de ces décisions, qui est la plus méchante. Que faites-vous là-dessus ? Vous les joignez ensemble ; et, apportant quelque mauvaise défaite sur la dernière, vous voulez faire croire que vous avez répondu sur toutes les deux. Ainsi, pour démêler ce que vous voulez embarrasser à dessein, je vous demande à vous-même s’il n’est pas vrai que Vasquez enseigne que les riches ne sont jamais obligés de donner ni du superflu, ni du nécessaire, ni par charité, ni par justice, dans les nécessités ordinaires des pauvres ? L’auteur des Lettres ne l’a-t-il pas prouvé par ce passage formel de Vasquez : « Corduba enseigne que, lorsqu’on a du superflu, on est obligé d’en donner à ceux qui sont dans une nécessité ordinaire, au moins une partie, afin d’accomplir le précepte en quelque chose ? » (Remarquez qu’il ne s’agit point en cet endroit si on y est obligé par justice ou par charité, mais si on y est obligé absolument.) Voyons donc quelle sera la décision de votre Vasquez. « Mais cela ne me plaît pas, sed hoc non placet ; car nous avons montré le contraire contre Cajetan et Navarre. » Voilà à quoi vous ne répondez point, laissant ainsi vos jésuites convaincus d’une erreur si contraire à l’Évangile.

Et quant à la seconda décision de Vasquez, qui est que les riches ne sont obligés de donner du nécessaire à leur condition qu’en des rencontres si rares, qu’elles n’arrivent presque jamais, l’auteur des Lettres ne l’a pas moins clairement prouvé par l’assemblage des conditions que ce jésuite demande pour former cette obligation : savoir, « que l’on sache que le pauvre qui est dans la nécessité urgente ne sera assisté de personne que de nous ; et que cette nécessité le menace de quelque accident mortel, ou de perdre sa réputation. » Il a demandé sur cela si ces rencontres étoient fort ordinaires dans Paris ; et enfin il a pressé les jésuites par cet argument : que Vasquez permettant aux pauvres de voler les riches dans les mêmes circonstances où il oblige les riches d’assister les pauvres, il faut qu’il ait cru, ou que ces occasions étoient fort rares, ou qu’il étoit ordinairement permis de voler. Qu’avez-vous répondu à cela, monsieur ? Vous avez dissimulé toutes ces preuves, et vous vous êtes contenté de rapporter trois passages de Vasquez, où il dit dans les deux premiers que les riches sont obligés d’assister les pauvres dans les nécessités urgentes, ce que l’auteur des Lettres reconnoît expressément ; mais vous vous êtes bien gardé d’ajouter qu’il y apporte des restrictions qui font que ces nécessités urgentes n’obligent presque jamais à donne l’aumône, qui est ce dont il s’agit.

Le troisième de vos passages dit simplement que les riches ne son pas obligés de donner seulement l’aumône dans les nécessités extrêmes c’est-à-dire quand un homme est près de mourir, parce qu’elles son trop rares ; d’où vous concluez qu’il est faux que les occasions où Vasquez oblige à donner l’aumône soient fort rares. Mais vous vous moquez, monsieur : vous n’en pouvez conclure autre chose, sinon qu Vasquez ôte le nom de très-rares aux occasions de donner l’aumône qu’il rend très-rares en effet par les conditions qu’il y apporte. En quoi il n’a fait que suivre la conduite de sa Compagnie. Ce jésuite avoit à satisfaire tout ensemble les riches, qui veulent qu’on ne les oblige que très-rarement à donner l’aumône, et l’Église, qui y oblige très-souvent ceux qui ont du superflu. Il a donc voulu contenter tout le monde, selon la méthode de sa Société, et il y a fort bien réussi. Car il exige, d’une part, des conditions si rares en effet, que les plus avares en doivent être satisfaits ; et il leur ôte, de l’autre, le nom de rares, pour satisfaire l’Église en apparence. Il n’est donc pas question de savoir si Vasquez a donné le nom de rares aux rencontres où il oblige de donner l’aumône. On ne l’a jamais accusé de les avoir appelées rares. Il étoit trop habile jésuite pour appeler ainsi les mauvaises choses par leur nom. Mais il est question de savoir si elles sont rares en effet, par les restrictions qu’il y apporte ; et c’est ce que l’auteur des Lettres a si bien montré, qu’il ne vous est resté sur cela que cette réponse générale, qui ne vous manque jamais, qui est la dissimulation et le silence.

Tout ce que vous ajoutez ensuite de la subtilité de l’esprit de Vasquez dans les divers sens qu’il donne aux mots de nécessaire et de superflu est une pure illusion. Il ne les a jamais pris qu’en deux sens, aussi bien que tous les autres théologiens. Il y a selon lui, « nécessaire à la nature, et nécessaire à la condition ; superflu à la nature, superflu à la condition. » Mais, afin qu’une chose soit superflue à la condition, il veut qu’elle le soit non-seulement à l’égard de la condition présente, mais aussi à l’égard de celle que les riches peuvent acquérir ou pour eux, ou pour leurs parens, par des moyens légitimes. Ainsi, selon Vasquez, tout ce que l’on garde pour relever sa condition est appelé simplement nécessaire à la condition, et superflu seulement à la nature ; et on n’est obligé d’en faire l’aumône que dans les occasions que l’auteur des Lettres a fait voir être si rares, qu’elles n’arrivent presque jamais.

Il n’est pas besoin de rien ajouter, touchant la comparaison de Vasquez et de Cajetan, à ce que l’auteur des Lettres en a dit. Je vous avertirai seulement, en passant, que vous imposez à ce cardinal, aussi bien que Vasquez, lorsque vous soutenez « que, contre ce qu’il avoit dit dans le traité de l’Aumône, il enseigne, en celui des Indulgences, que l’obligation de donner le superflu ne passe point le péché véniel. »

Lisez-le, monsieur, et ne vous fiez pas tant aux jésuites, ni morts ni vivans. Vous trouverez que Cajetan y enseigne formellement le contraire, et qu’après avoir dit qu’il n’y a que les nécessités extrêmes, sous lesquelles il comprend aussi la plupart de celles que Vasquez appelle urgentes, qui obligent à péché mortel, il y ajoute cette exception, a si ce n’est qu’on ait des biens superflus, seclusa superfluitate bonorum. »

Je passe donc avec vous à la doctrine de la simonie. L’auteur des Lettres n’a eu autre dessein que de montrer que la Société tient cette maxime, que ce n’est pas une simonie en conscience de donner un bien spirituel pour un temporel, pourvu que le temporel n’en soit que le motif même principal, et non pas le prix ; et, pour le prouver, il a rapporté le passage de Valentia tout au long dans la douzième, qui le dit si clairement, que vous n’avez rien à y répondre, non plus que sur Escobar, Érade Bille, et les autres, qui disent tous la même chose. Il suffit que tous ces auteurs soient de cette opinion pour montrer que, selon toute la Compagnie qui tient la doctrine de la probabilité, elle est sûre en conscience, après tant d’auteurs graves qui l’ont soutenue, et tant de provinciaux graves qui l’ont approuvée. Confessez donc qu’en laissant subsister, comme vous faites, le sentiment de tous ces autres jésuites, et vous arrêtant au seul Tannerus, vous ne faites rien contre le dessein de l’auteur des Lettres que vous attaquez, ni pour la justification de la Société que vous défendez.

Mais, afin de vous donner une entière satisfaction sur ce sujet, je vous soutiens que vous avez tort aussi bien sur Tannerus que sur les autres. Premièrement, vous ne pouvez nier qu’il ne dise généralement « qu’il n’y a point de simonie en conscience, in foro conscientiæ, à donner un bien spirituel pour un temporel, lorsque le temporel n’en est que le motif même principal, et non pas le prix. » Et quand il dit qu’il n’y a point de simonie en conscience, il entend qu’il n’y en a point, ni de droit divin, ni de droit positif. Car la simonie de droit positif est une simonie en conscience. Voilà la règle générale à laquelle Tannerus apporte une exception, qui est que « dans les cas exprimés par le droit, c’est une simonie de droit positif, ou une simonie présumée. » Or, comme une exception ne peut pas être aussi étendue que la règle, il s’ensuit par nécessité que cette maxime générale, que « ce n’est point simonie en conscience de donner un bien spirituel pour un temporel, qui n’en est que le motif, et non pas le prix, » subsiste en quelque espèce des choses spirituelles ; et qu’ainsi il y ait des choses spirituelles qu’on peut donner sans simonie de droit positif pour des biens temporels, en changeant le mot de prix en celui de motif.

L’auteur des Lettres a choisi l’espèce des bénéfices, à laquelle il réduit la doctrine de Valentia et de Tannerus. Mais il lui importe peu néanmoins que vous en substituiez une autre, et que vous disiez que ce n’est pas les bénéfices, mais les sacremens, ou les charges ecclésiastiques, qu’on peut donner pour de l’argent. Il croit tout cela également impie, et il vous en laisse le choix. Il semble, monsieur, que vous l’ayez voulu faire, et que vous ayez voulu donner à entendre que ce n’est pas simonie de dire la messe, ayant pour motif principal d’en recevoir de l’argent. C’est la pensée qu’on peut avoir en lisant ce que vous rapportez de la coutume de l’Église de Paris. Car si vous aviez voulu dire simplement que les fidèles peuvent offrir des biens temporels à ceux dont ils reçoivent les spirituels, et que les prêtres qui servent à l’autel peuvent vivre de l’autel, vous auriez dit une chose dont personne ne doute, mais qui ne touche point aussi notre question. Il s’agit de savoir si un prêtre qui n’auroit pour motif principal, en offrant le sacrifice, que l’argent qu’il en reçoit, ne seroit pas devant Dieu coupable de simonie. Vous l’en devez exempter selon la doctrine de Tannerus ; mais le pouvez-vous selon les principes de la piété chrétienne ? « Si la simonie, dit Pierre le Chantre, l’un des plus grands ornemens de l’Église de Paris, est si honteuse et si damnable dans les choses jointes aux sacremens, combien l’est-elle plus dans la substance même des sacremens, et principalement dans l’eucharistie, où on prend Jésus-Christ tout entier, la source et l’origine de toutes les grâces ! Simon le Magicien, dit encore ce saint homme, ayant été rejeté par Simon Pierre, lui eût pu dire : « Tu me rebutes, mais je triompherai de toi et du corps entier de l’Église ; j’établirai le siège de mon empire sur les autels ; et lorsque les anges seront assemblés en un coin de l’autel pour adorer le corps de Jésus-Christ, je serai à l’autre coin pour faire que le ministre de l’autel, ou plutôt le mien, le forme pour de l’argent.» Et cependant cette simonie, que ce pieux théologien condamne si fortement, ne consiste que dans la cupidité, qui fait que, dans l’administration des choses spirituelles, on met sa fin principale dans l’utilité temporelle qui en revient. Et c’est ce qui lui fait dire généralement (chap. xxv) a que les ministères saints, qu’il appelle les ouvrages de la droite, étant exercés par l’amour de l’argent, forment la simonie : Opus dexteræ, operatum causa pecuniæ acquirendæ, parit simoniam. » Qu’auroit-il donc dit, s’il avoit ouï parler de cette horrible maxime des casuistes que vous défendez : « qu’il est permis à un prêtre de renoncer pour un peu d’argent à tout le fruit spirituel qu’il peut prétendre du sacrifice ? »

Vous voyez donc, monsieur, que, si c’est là tout ce que vous avez à dire pour la défense de Tannerus, vous ne ferez que le rendre coupable d’une plus grande impiété. Mais vous ne prouverez pas encore par là qu’il y ait, selon lui, simonie de droit positif à recevoir de l’argent comme motif pour donner des bénéfices. Car remarquez, s’il vous plaît, qu’il ne dit pas simplement que c’est une simonie de donner un bien spirituel pour un temporel comme motif, et non comme prix ; mais qu’il y ajoute une alternative, en disant que c’est « ou une simonie de droit positif, ou une simonie présumée. » Or, une simonie présumée n’est pas une simonie devant Dieu ; elle ne mérite aucune peine dans le tribunal de la conscience. Et ainsi, dire, comme fait Tannerus, que c’est une simonie de droit positif, ou une simonie présumée, c’est dire en effet que c’est une simonie, ou que ce n’en est pas une. Voilà à quoi se réduit l’exception de Tannerus, que l’auteur des Lettres n’a pas dû rapporter dans sa sixième lettre ; parce que, ne citant aucunes paroles de ce jésuite, il y dit simplement qu’il est de l’avis de Valentia ; mais il la rapporte, et il y répond expressément dans sa douzième, quoique vous l’accusiez faussement de l’avoir dissimulée.

Ç’a été pour éviter l’embarras de toutes ces distinctions que l’auteur des Lettres avoit demandé aux jésuites « si c’étoit simonie en conscience, selon leurs auteurs, de donner un bénéfice de quatre mille livres de rente en recevant dix mille francs comme motif, et non comme prix. » Il les a pressés sur cela de lui donner réponse précise sans parler de droit positif, c’est-à-dire sans se servir de ces termes que le monde n’entend pas, et non pas sans y avoir égard, comme vous l’avez pris contre toutes les lois de la grammaire.Vous y avez donc voulu satisfaire et vous répondez, en un mot, « qu’en ôtant le droit positif, il n’y auroit point de simonie, comme il n’y auroit point de péché à n’entendre point la messe un jour de fête, si l’Église ne l’avoit point commandé ; » c’est-à-dire que ce n’est une simonie que parce que l’Église l’a voulu, et que, sans ses lois positives, ce seroit une action indifférente. Sur quoi j’ai à vous repartir :

Premièrement, que vous répondez fort mal à la question qu’on a faite. L’auteur des Lettres demandoit s’il y avoit simonie, selon les auteurs jésuites qu’il avoit cités, et vous nous dites de vous-même qu’il n’y a que simonie de droit positif. Il n’est pas question de savoir votre opinion, elle n’a pas d’autorité. Prétendez-vous être un docteur grave ? Cela seroit fort disputable. Il s’agit de Valentia, Tannerus, Sanchez, Escobar, Érade Bille, qui sont indubitablement graves. C’est selon leur sentiment qu’il faut répondre. L’auteur des Lettres prétend que vous ne sauriez dire, selon tous ces jésuites, qu’il y ait en cela simonie en conscience. Pour Valentia, Sanchez, Escobar et les autres, vous le quittez. Vous le disputez un peu sur Tannerus ; mais vous avez vu que c’étoit sans fondement : de sorte qu’après tout il demeure constant que la Société enseigne qu’on peut, sans simonie, en conscience, donner un bien spirituel pour un temporel, pourvu que le temporel n’en soit que le motif principal, et non pas le prix. C’est tout ce qu’on demandoit.

Et en second lieu, je vous soutiens que votre réponse contient une impiété horrible. Quoi, monsieur ! vous osez dire que, sans les lois de l’Église, il n’y auroit point de simonie de donner de l’argent, avec ce détour d’intention, pour entrer dans les charges de l’Église ; qu’avant les canons qu’elle a faits de la simonie, l’argent étoit un moyen permis pour y parvenir, pourvu qu’on ne le donnât pas comme prix, et qu’ainsi saint Pierre fut téméraire de condamner si fortement Simon le Magicien, puisqu’il ne paroissoit point qu’il lui offrît de l’argent plutôt comme prix que comme motif !

A quelle école nous renvoyez-vous pour y apprendre cette doctrine ? Ce n’est pas à celle de Jésus-Christ, qui a toujours ordonné à ses disciples de donner gratuitement ce qu’ils avoient reçu gratuitement ; et qui exclut par ce mot, comme remarque Pierre le Chantre (In verb. abb., cap. XXXVI), « toute attente de présens ou services, soit avec pacte, soit sans pacte ; parce que Dieu voit dans le cœur. » Ce n’est pas à l’école de l’Église, qui traite non-seulement de criminels, mais d’hérétiques, tous ceux qui emploient de l’argent pour obtenir les ministères ecclésiastiques, et qui appelle ce trafic, de quelque artifice qu’on le pallie, non un violement d’une de ses lois positives, mais une hérésie, simoniacam hæresim.

Cette école donc en laquelle on apprend toutes ces maximes, ou que ce n’est qu’une simonie de droit positif, ou que ce n’en est qu’une présumée, ou qu’il n’y a même aucun péché à donner de l’argent pour un bénéfice comme motif, et non comme prix, ne peut être que celle de Giezi et de Simon le Magicien. C’est dans cette école où ces deux premiers trafiqueurs des choses saintes, qui sont exécrables partout ailleurs, doivent être tenus pour innocens ; et où, laissant à la cupidité ce qu’elle désire et ce qui la fait agir, on lui enseigne à éluder la loi de Dieu par le changement d’un terme qui ne change point les choses. Mais que les disciples de cette école écoutent de quelle sorte le grand pape Innocent III, dans sa lettre à l’archevêque de Cantorbéry, de l’an 1199, a foudroyé toutes les damnables susceptibilités de ceux « qui, étant aveuglés par le désir du gain, prétendent pallier la simonie sous un nom honnête : simoniam sub honesto nomine palliant. Comme si ce changement de nom pouvoit faire changer et la nature du crime et la peine qui lui est due. Mais on ne se moque point de Dieu (ajoute ce pape) ; et quand ces sectateurs de Simon pourroient éviter en cette vie la punition qu’ils méritent, ils n’éviteront point en l’autre le supplice éternel que Dieu leur réserve. Car l’honnêteté du nom n’est pas capable de pallier la malice de ce péché, ni le déguisement d’une parole empêcher qu’on n’en soit coupable : Quum nec honestas nominis criminis malitiam palliabit, nec vox poterit abolere reatum. »

Le dernier point, monsieur, est sur le sujet des banqueroutes. Sur quoi j’admire votre hardiesse. Les jésuites, que vous défendez, avoient rejeté la question d’Escobar sur Lessius très-mal à propos ; car l’auteur des Lettres n’avoit cité Lessius que sur la foi d’Escobar, et n’avoit attribué qu’à Escobar seul ce dernier point dont ils se plaignent, savoir que les banqueroutiers peuvent retenir de leurs biens pour vivre honnêtement, quoique ces biens eussent été gagnés par des injustices et des crimes connus de tout le monde. C’est aussi sur le sujet du seul Escobar qu’il les a pressés, ou de désavouer publiquement cette maxime, ou de déclarer qu’ils la soutiennent ; et en ce cas, il les renvoie au parlement. C’étoit à cela qu’il falloit répondre, et non pas dire simplement que Lessius, dont il ne s’agit pas, n’est pas de l’avis d’Escobar, duquels seul il s’agit. Pensez-vous donc qu’il n’y ait qu’à détourner les questions pour les résoudre ? Ne le prétendez pas, monsieur. Vous répondrez sur Escobar avant qu’on parle de Lessius. Ce n’est pas que je refuse de le faire ; et je vous promets de vous expliquer bien nettement la doctrine de Lessius sur la banqueroute, dont je m’assure que le parlement ne sera pas moins choqué que la Sorbonne. Je vous tiendrai parole avec l’aide de Dieu, mais ce sera après que vous aurez répondu aux point contesté touchant Escobar. Vous satisferez à cela précisément, avant que d’entreprendre de nouvelles questions. Escobar est le premier en date ; il passera devant, malgré vos fuites. Assurez-vous qu’après cela Lessius le suivra de près.

  1. Cette lettre, dont l’auteur n’est pas connu, a été insérée par presque tous les éditeurs à la suite de la douzième lettre de Pascal.