Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 12

Hachette (tome Ip. 312-317).


ARTICLE XII.[1]


1.

Commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité. — Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles, qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme, et qu’il ya un grand principe de misère. Il faut donc qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.

Il faut que, pour rendre l’homme heureux, elle lui montre qu’il y a un Dieu ; qu’on est obligé de l’aimer ; que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui ; qu’elle reconnoisse que nous sommes pleins de ténèbres, qui nous empêchent de le connoître et de l’aimer ; et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu, et nos concupiscences nous en détournant, nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien ; il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances, et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde, et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.

Sera-ce les philosophes, qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? Est-ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir égalé à Dieu ? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes, et les mahométans qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans l’éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ?

Quelle religion nous enseignera donc à guérir l’orgueil et la concupiscence ? Quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les foiblesses qui nous en détournent, la cause de ces foiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes ?

Toutes les autres religions ne l’ont pu. Voyons ce que fera la Sagesse de Dieu.

N’attendez pas, dit-elle, ni vérité, ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai formés, et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait : je l’ai rempli de lumière et d’intelligence ; je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyoit alors la majesté de Dieu. Il n’étoit pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même, et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination ; et, s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même, je l’ai abandonné à lui ; et, révoltant les créatures, qui lui étoient soumises, je les lui ai rendues ennemies : en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi, qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur : tant toutes ses connoissances ont été éteintes ou troublées ! Les sens, indépendans de la raison, et souvent maîtres de la raison, l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui, ou en le soumettant par leur force, ou en le charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible et plus impérieuse. Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence, qui est devenue leur seconde nature.

De ce principe que je vous ouvre, vous pouvez reconnoître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes, et qui les ont partagés en de si divers sentimens. Observez maintenant tous les mouvemens de grandeur et de gloire que l’épreuve de tant de misères ne peut étouffer, et voyez s’il ne faut pas que la cause en soit en une autre nature.

A.P.R. pour demain. Prosopopée. — ... C’est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes le remède à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connoître que ce n’est point dans vous-mêmes que vous trouverez ni la vérité ni le bien. Les philosophes vous l’ont promis, et ils n’ont pu le faire. Il ne savent ni quel est votre véritable bien, ni quel est votre véritable état[2]. Comment auroient-ils donné des remèdes à vos maux, puisqu’ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales sont l’orgueil, qui vous soustrait de Dieu, la concupiscence, qui vous attache à la terre ; et ils n’ont fait autre chose qu’entretenir au moins l’une de ces maladies. S’ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n’a été que pour exercer votre superbe : ils vous ont fait penser que vous lui étiez semblables et conformes par votre nature. Et ceux qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jetés dans l’autre précipice, en vous faisant entendre que votre nature étoit pareille à celle des bêtes, et vous ont portés à chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux. Ce n’est pas là le moyen de vous guérir de vos injustices, que ces sages n’ont point connues.Je puis seule vous faire entendre qui vous êtes...

Si on vous unit à Dieu, c’est par grâce, non par nature. Si on vous abaisse, c’est par pénitence, non par nature.

... Ces deux états étant ouverts, il est impossible que vous ne les reconnoissiez pas. Suivez vos mouvemens, observez-vous vous-mêmes, et voyez si vous n’y trouverez pas les caractères vivans de ces deux natures. Tant de contradictions se trouveroient-elles dans un sujet simple ?

... Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses ; et pour accorder ces contrariétés, j’entends vous faire voir clairement, par des preuves convaincantes, des marques divines en moi, qui vous convainquent de ce que je suis, et m’attirent autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser ; et qu’ensuite vous croyiez sûrement les choses que je vous enseigne, quand vous n’y trouverez aucun sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez par vous-mêmes connoître si elles sont ou non.

S’il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout : tout par lui, tout pour lui. Il faut donc que la vraie religion nous enseigne à n’adorer que lui et à n’aimer que lui. Mais, comme nous nous trouvons dans l’impuissance d’adorer ce que nous ne connoissons pas, et d’aimer autre chose que nous, il faut que la religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi de ces impuissances, et qu’elle nous apprenne aussi les remèdes. Elle nous apprend que par un homme[3] tout a été perdu, et la liaison rompue entre Dieu et nous, et que par un homme[4], la liaison est réparée.

Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu, et il est si nécessaire, qu’il faut que nous naissions coupables, ou Dieu seroit injuste.


2.

Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus[5]

3. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose au-dessus de sa raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ?


3.

Cette duplicité de l’homme est si visible, qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes : un sujet simple leur paroissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.

Toutes ces contrariétés, qui sembloient le plus m’éloigner de la connoissance de la religion, est ce qui m’a le plus tôt conduit à la véritable.

Pour moi, j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité : car la nature est telle, qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de l’homme, et une nature corrompue.

Sans ces divines connoissances, qu’ont pu faire les hommes, sinon, ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur foiblesse présente[6] ? Car, ne voyant pas la vérité entière, ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu. Les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir, ou l’orgueil, ou la paresse, qui sont les deux sources de tous les vices ; puisqu’ils ne peuvent sinon, ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car, s’ils connoissoient l’excellence de l’homme, ils en ignoroient la corruption ; de sorte qu’ils évitoient bien la paresse, mais ils se perdoient dans la superbe. Et s’ils reconnoissoient l’infirmité de la nature, ils en ignoroient la dignité : de sorte qu’ils pouvoient bien éviter la vanité, mais c’étoit en se précipitant dans le désespoir.

De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens ; des dogmatistes et des académiciens, etc. La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l’un par l’autre, par la sagesse de la terre, mais en chassant l’un et l’autre, par la simplicité de l’Évangile. Car elle apprend aux justes, qu’elle élève jusqu’à la participation de la Divinité même, qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption, qui les rend durapt toute la vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché ; et elle crie aux plus impies qu’ils sont capables de la grâce de leur Rédempteur. Ainsi, donnant à trembler à ceux qu’elle justifie, et consolant ceux qu’elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance par cette double capacité qui est commune à tous, et de la grâce et du péché, qu’elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans désespérer ; et qu’elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler : faisant bien voir par là qu’étant seule exempte d’erreur et de vice, il n’appartient qu’à elle et d’instruire et de corriger les hommes.

Qui peut donc refuser à ces célestes lumières de les croire et de les adorer ? Car n’est-il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous-mêmes des caractères ineffaçables d’excellence ? Et n’est-il pas aussi véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable condition ? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec une voix si puissante, qu’il est impossible de résister ?


4.

Nous ne concevons ni l’état glorieux d’Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s’en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l’état d’une nature toute différente de la nôtre, et qui passent notre capacité présente. Tout cela nous est inutile à savoir pour en sortir ; et tout ce qu’il nous importe de connoître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ ; et c’est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre. Ainsi les deux preuves de la corruption et de la rédemption se tirent des impies, qui vivent dans l’indifférence de la religion, et des Juifs, qui en sont les ennemis irréconciliables.


5.

Le christianisme est étrange ! Il ordonne à l’homme de reconnoître qu’il est vil, et même abominable ; et lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel contre-poids, cette élévation le rendroit horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject. La misère persuade le désespoir, l’orgueil persuade la présomption. L’incarnation montre à l’homme la grandeur de sa misère par la grandeur du remède qu’il a fallu.


6.

Non pas un abaissement qui nous rende incapable du bien, ni une sainteté exempte du mal.

Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là, qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce, à cause du double péril où il est toujours exposé, de désespoir ou d’orgueil.


7.

Les philosophes ne prescrivoient point des sentimens proportionnés aux deux états. Ils inspiraient des mouvemens de grandeur pure, et ce n’est pas l’état de l’homme. Ils inspiraient des mouvemens de bassesse pure, et ce n’est pas l’état de l’homme. Il faut des mouvemens de bassesse, non de nature, mais de pénitence ; non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvemens de grandeur, non de mérite, mais de grâce, et après avoir passé par la bassesse.


8.

Nul n’est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable.

Avec combien peu d’orgueil un chrétien se croit-il uni à Dieu ! avec combien peu d’abjection s’égale-t-il aux vers de la terre ! La belle manière de recevoir la vie et la mort,les biens et les maux !


9.

Incompréhensible. — Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. Le nombre infini. Un espace infini, égal au fini.

Incroyable que Dieu s’unisse à nous. — Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse. Mais si vous l’avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi, et reconnoissez que nous sommes en effet si bas, que nous sommes par nous-mêmes incapables de connoître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrons bien savoir d’où cet animal, qui se reconnoît si foible, a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu, et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. L’homme sait si peu ce que c’est que Dieu, qu’il ne sait pas ce qu’il est lui-même : et, tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que Dieu ne peut pas le rendre capable de sa communication ! Mais je voudrois lui demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu’il l’aime en le connoissant ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connoissable et aimable à lui, puisqu’il est naturellement capable d’amour et de connoissance. Il est sans doute qu’il connoît au moins qu’il est, et qu’il aime quelque chose. Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est, et s’il trouve quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui donne quelques rayons de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connoître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se communiquer à nous ? Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnemens, quoiqu’ils paroissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère, ni raisonnable, si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu.



  1. Article V de la seconde partie, dans Bossut.
  2. Ici se trouvent quelques lignes barrées : « Je suis la seule qui peut vous apprendre ces choses ; je les enseigne à ceux qui m’écoutent. Les livres que j’ai mis entre les mains des hommes les découvrent bien nettement. Mais je n’ai pas voulu que cette connoissance fût si ouverte [c’est-à-dire : Je n’ai pas voulu qu’elle fût si ouverte qu’on n’eût pas besoin de la grâce pour l’acquérir. Voir l’article XX]. J’apprends aux hommes ce qui les peut rendre heureux ; pourquoi refusez-vous de m’ouïr ? Ne cherchez pas de satisfaction dans la terre : n’espérez rien des hommes. Votre bien n’est qu’en Dieu, et la souveraine félicité consiste à connoître Dieu, à s’unir à lui dans l’éternité. Votre devoir est à l’aimer de tout votre cœur. Il vous a créé. »
  3. Adam.
  4. Jésus-Christ.
  5. I Cor., I, 25.
  6. Ici le passage suivant barré : « Dans cette impuissance de voir la vérité entière, s’ils connoissoient la dignité de notre condition, ils en ignoroient la corruption ; ou s’ils en connoissoient l’infirmité, ils en ignoroient l’excellence ; et suivant l’une ou l’autre de ces routes, qui leur faisoit voir la nature, ou comme incorrompue, ou comme irréparable, ils se perdoient ou dans la superbe, ou dans le désespoir. »