Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 05

Hachette (tome Ip. 268-273).
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ARTICLE V.[1]


1.

Pyrrhonisme. — J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.

Je ferois trop d’honneur à mon sujet si je le traitois avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable.


2.

Raison des effets. — Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion : car, encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. Par exemple, il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif, etc.


3.

Raison des effets. — Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière.

Renversement continuel du pour au contre.

Nous avons donc montré que l’homme est vain, par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très-saines, et qu’ainsi toutes ces vanités étant très-bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisoit celle du peuple.

Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines ; parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est, et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très-fausses et très-malsaines.


4.

Opinions du peuple saines. — Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot, qui succède par droit de naissance, n’est ni si grand, ni si sûr.


5.

Pourquoi suit-on la pluralité ? est-ce à cause qu’ils ont plus de raison ? non, mais plus de force. Pourquoi suit-on les anciennes lois et anciennes opinions ? est-ce qu’elles sont les plus saines ? non, mais elles sont uniques, et nous ôtent la racine de la diversité.


6.

L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et volontaire : celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran.


7.

Que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l’extérieur, plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? qui cédera la place à l’autre ? Le moins habile ? mais je suis aussi habile que lui ; il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n’en ai qu’un : cela est visible ; il n’y a qu’à compter ; c’est à moi à céder, et je suis un sot si je conteste. Nous voilà en paix par ce moyen ; ce qui est le plus grand des biens.


8.

La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours d’officiers, et de toutes les choses qui plient la machine vers le respect et la terreur, fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnemens, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare pas dans la pensée leur personne d’avec leur suite qu’on y voit d’ordinaire jointe. Et le monde, qui ne sait pas que cet effet a son origine dans cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle ; et de là viennent ces mots : « Le caractère de la Divinité est empreint sur son visage, etc. »

La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la foiblesse ; et ce fondement-là est admirablement sûr ; car il n’y a rien de plus sûr que cela, que le peuple sera foible. Ce qui est fondé sur la saine raison est bien mal fondé, comme l’estime de la sagesse.


9.

Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s’emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste étoit fort nécessaire, et si les médecins n’avoient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auroient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. Les seuls gens de guerre[2] ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle : ils s’établissent par la force, les autres par grimace.

C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisemens. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paroître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes : ces trognes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudroit avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires.

S’ils avoient[3] la véritable justice, si les médecins avoient le vrai art de guérir, ils n’auroient que faire de bonnets carrés : la majesté de ces sciences seroit assez vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instrumens qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là, en effet, ils s’attirent le respect.

Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance.

Les Suisses s’offensent d’être dits gentilshommes[4], et prouvent la roture de race pour être jugés dignes de grands emplois.


10.

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain, sur mer, en bataille, etc. ; il n’a pas vu la règle des partis, qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux, et que la coutume peut tout ; mais il n’a pas vu la raison de cet effet. Toutes ces personnes ont vu les effets, mais ils n’ont pas vu les causes ; ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n’ont que les yeux à l’égard de ceux qui ont l’esprit ; car les effets sont comme sensibles, et les causes sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l’esprit, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit.


11.

D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnoît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons ; sans cela nous en aurions pitié et non colère.

Épictète[5] demande bien plus fortement pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux : mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix ; car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres, et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.


12.

Le respect est : « Incommodez-vous. » Cela est vain en apparence mais très-juste ; car c’est dire : « Je m’incommoderois bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve. » Outre que le respect est pour distinguer les grands : or, si le respect étoit d’être en fauteuil, on respecteroit tout le monde, et ainsi on ne distingueroit pas ; mais, étant incommodé, on distingue fort bien.


13.

Opinions du peuple saines. — Être brave[6] n’est pas trop vain ; car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi ; c’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc. ; par son rabat, le fil, le passement, etc.

Or ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnois, d’avoir plusieurs bras. Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave est montrer sa force.


14.

Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force. C’est bien de même qu’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre ! Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d’admirer qu’on y en trouve, et d’en demander la raison. « De vrai, dit-il, d’où vient[7], etc. »


15.

Le peuple a les opinions très-saines : par exemple : 1° D’avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie. Les demi-savans s’en moquent, et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde ; mais, par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison. 2° D’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou le bien : le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable ; mais cela est très-raisonnable. 3° De s’offenser pour avoir reçu un soufflet, ou de tant désirer la gloire. Mais cela est très-souhaitable, à cause des autres biens essentiels qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s’en ressentir est accablé d’injures et de nécessités. 4° Travailler pour l’incertain ; aller sur la mer ; passer sur une planche.


16.

C’est un grand avantage que la qualité, qui, dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourroit avoir mérité à cinquante ans : c’est trente ans gagnés sans peine.


17.

N’avez-vous jamais vu des gens qui, pour se plaindre du peu d’état que vous faites d’eux, vous étalent l’exemple de gens de condition qui les estiment ? Je leur répondrois à cela : « Montrez-moi le mérite par où vous avez charmé ces personnes, et je vous estimerai de même. »


18.

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passans, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l’aime-t —il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimeroit-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et seroit injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.


19.

Les choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien, ce n’est souvent presque rien. C’est un néant que notre imagination grossit en montagne. Un autre tour d’imagination nous le fait découvrir sans peine.


20.

C’est l’effet de la force, non de la coutume ; car ceux qui sont capables d’inventer sont rares ; les plus forts en nombre ne veulent que suivre, et refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions. Et s’ils s’obstinent à la vouloir obtenir, et mépriser ceux qui n’inventent pas, les autres leur donneront des noms ridicules, leur donneroient des coups de bâton. Qu’on ne se pique donc pas de cette subtilité, ou qu’on se contente en soi-même.



  1. Article VIII de Bossut.
  2. Il n’y avait pas alors d’uniformes.
  3. Si les magistrats avaient…
  4. Pascal s’imagine cela, à cause du mot de république.
  5. Arrien, Entretiens d’Épictète, IV, vi.
  6. Être brave : être bien mis.
  7. Montaigne, Essais, liv. I,
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