Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 03

Hachette (tome Ip. 254-264).
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ARTICLE III.[1]


1.

Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa foiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est ; mais comme si chacun savoit certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure ; et, par une plaisante humilité, on croit que c’est sa faute, et non pas celle de l’art, qu’on se vante toujours d’avoir. Mais il est bon qu’il y ait tant de ces gens-là au monde, qui ne soient pas pyrrhoniens, pour la gloire du pyrrhonisme, afin de montrer que l’homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu’il est capable de croire qu’il n’est pas dans cette foiblesse naturelle et inévitable, et de croire qu’il est, au contraire, dans la sagesse naturelle.


2.

Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a qui ne sont point pyrrhoniens : si tous l’étoient, ils auroient tort.

Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis : car la foiblesse de l’homme paroît bien davantage en ceux qui ne la connoissent pas qu’en ceux qui la connoissent.

Si on est trop jeune, on ne juge pas bien ; trop vieil, de même ; si on n’y songe pas assez... ; si on y songe trop, on s’entête, et on s’en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on en est encore tout prévenu ; si trop longtemps après, on n’y entre plus. Aussi les tableaux, vus de trop loin et de trop près ; et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ?


3.

Imagination. — C’est cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle seroit règle infaillible de vérité, si elle l’étoit infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c’est parmi eux que l’imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudens ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutans, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.

Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement.

L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connois que le titre, qui vaut lui seul bien des livres : Della opinione regina del mondo[2]. J’y souscris sans le connoître, sauf le mal, s’il y en a.

Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d’autres principes[3].


4.

La chose la plus importante à toute la vie, c’est le choix du métier : le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. « C’est un excellent couvreur, » dit-on ; et en parlant des soldats : « Ils sont bien fous, » dit-on. Et les autres, au contraire : « Il n’y a rien de grand que la guerre ; le reste des hommes sont des coquins. » A force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers, et mépriser tous les autres, on choisit ; car naturellement on aime la vertu, et on hait la folie. Ces mots nous émeuvent : on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume, que de ceux que la nature n’a faits qu’hommes, on fait toutes les conditions des hommes ; car des pays sont tous de maçons, d’autres tous de soldats, etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme. C’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature ; et quelquefois la nature la surmonte, et retient l’homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise.

Hommes naturellement couvreurs, et de toutes vocations, hormis en chambre[4].


5.

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudens, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toujours occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.


6.

Notre imagination nous grossit si fort le temps présent, à force d’y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l’éternité, manque d’y faire réflexion, que nous faisons de l’éternité un néant, et du néant une éternité, et tout cela a ses racines si vives en nous, que toutes notre raison ne peut nous en défendre.


7.

Cromwell alloit ravager toute la chrétienté ; la famille royale étoit perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même alloit trembler sous lui ; mais ce petit gravier s’étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rétabli.


8.

… Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore.

Certainement s’il la connoissoit, il n’auroit pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays ; l’éclat de la véritable équité auroit assujetti tous les peuples, et les législateurs n’auroient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit presque rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité ; en peu d’années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques. L’entrée de Saturne au Lion[5] nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.


9.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils la soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avoit rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s’est si bien diversifié, qu’il n’y en a point.

Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfans et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant, qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu : Nihil amplius nostrum est ; quod nostrum dicimus, artis est[6]. Ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur[7]. Ut olim vitiis, sic nunc legibus laboramus[8].

De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur ; l’autre, la commodité du souverain ; l’autre, la coutume présente, et c’est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi ; tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi : elle est toute ramassée en soi ; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si foible et si léger, que, s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, et bouleverser les États, est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamencales et primitives de l’État, qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnoissent ; et les grands en profitent à sa ruine et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais, par un défaut contraire, les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n’est pas sans exemple. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disoit que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper[9] ; et un autre, bon politique : Quum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur[10]. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin.


10.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainc que de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauroient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l’écrasement d’un charbon, etc., emportent la raison hors des gonds ? Le ton de voix impose au plus sages, et change un discours et un poëme de face.

L’affection ou la haine changent la justice de face ; et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide ; combien son geste hardi le fait-il paroître meilleur aux juges, dupés par cette apparence ! Plaisante raison qu’un vent manie, et à tout sens ! Je ne veux pas rapporter tous ses effets ; je rapporterois presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l’imagination des hommes a témérairement introduit en chaque lieu[11].


11.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des foibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l’ardeur de la charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paroître : si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.


12.

L’esprit de ce souverain juge du monde n’est pas si indépendant qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie. Ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent ; une mouche bourdonne à ses oreilles : c’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu que voilà ! O ridicolosissimo eroe !


13.

Il y a une différence universelle et essentielle entre les actions de la volonté et toutes les autres.

La volonté est un des principaux organes de la créance ; non qu’elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses, selon la face par où on les regarde. La volonté, qui se plaît à l’une plus qu’à l’autre, détourne l’esprit de considérer les qualités de celles qu’elle n’aime pas à voir : et ainsi l’esprit, marchant d’une pièce avec la volonté, s’arrête à regarder la face qu’elle aime, et ainsi il en juge par ce qu’il y voit.


14.

Nous avons un autre principe d’erreur, les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n’y fassent impression à leur proportion.

Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause : j’en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste étoit de la leur faire recommander par leurs proches parens.


15.

L’imagination grossit les petits objets jusqu’à en remplir notre âme, par une estimation fantastique ; et, par une insolence téméraire, elle amoindrit les grands jusqu’à sa mesure, comme en parlant de Dieu.


16.

La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instrumens sont trop émoussés pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai.


17.

Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser : les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l’enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu ? Qu’il paroisse, et qu’il le prouve. Il n’y a principe, quelque naturel qu’il puisse être, même depuis l’enfance, qu’on ne fasse passer pour une fausse impression, soit de l’instruction, soit des sens. « Parce, dit-on, que vous avez cru dès l’enfance qu’un coffre étoit vide lorsque vous n’y voyiez rien, vous avez cru le vide possible ; c’est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu’il faut que la science corrige. » Et les autres disent : « Parce qu’on vous a dit dans l’école qu’il n’y a point de vide, on a corrompu votre sens commun, qui le comprenoit si nettement avant cette mauvaise impression, qu’il faut corriger en recourant à votre première nature. » Qui a donc trompe ? les sens ou l’instruction ?


18.

Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien ; et ils ne sauroient avoir de titre pour montrer qu’ils le possèdent par justice, car ils n’ont que la fantaisie des hommes ; ni force pour le posséder sûrement. Il en est de même de la science, car la maladie l’ôte. Nous sommes incapables et de vrai et de bien.


19.

Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? Et dans les enfans, ceux qu’ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la chasse dans les animaux ?

Une différente coutume en donnera d’autres principes naturels. Cela se voit par expérience : et s’il y en a d’ineffaçables à la coutume, il y en va aussi de la coutume contre la nature, ineffaçables à la nature et à une seconde coutume. Cela dépend de la disposition.

Les pères craignent que l’amour naturel des enfans ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.


20.

Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours ; et si un artisan étoit sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi je crois qu’il seroit presque aussi heureux qu’un roi qui rêveroit toutes les nuits, douze heures durant, qu’il seroit artisan.

Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait voyage, on souffriroit presque autant que si cela étoit véritable, et on appréhenderait de dormir, comme on appréhende le réveil quand on craint d’entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il feroit à peu près les mêmes maux que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différens, et qu’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage ; et alors on dit : « Il me semble que je rêve ; » car la vie est un songe un peu moins inconstant.


21.

Contre le pyrrhonisme.—… Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte : mais nous le supposons bien gratuitement ; car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre qu’il s’est mû ; et de cette conformité d’application on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée ; mais cela n’est pas absolument convaincant, de la dernière conviction, quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative ; puisqu’on sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions différentes.

Cela suffit pour embrouiller au moins la matière ; non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses, les académiciens auraient gagné ; mais cela la ternit, et trouble les dogmatistes, à la gloire de la cabale pyrrhonienne, qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse, dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres.


22.

Quand nous voyons un effet arriver toujours de même, nous en concluons une nécessité naturelle, comme, qu’il sera demain jour, etc. ; mais souvent la nature nous dément, et ne s’assujettit pas à ses propres règles.


23.

Contradiction est une mauvaise marque de vérité.

Plusieurs choses certaines sont contredites, plusieurs fausses passent sans contradiction : ni la contradiction n’est marque de fausseté, ni l’incontradiction n’est marque de vérité.


24.

Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches ; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de propositions à exposer ? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes ; car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier ?

Mais nous faisons des derniers qui paroissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre connoître toutes choses. « Je vais parler de tout, » disoit Démocrite.

Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d’y arriver ; et c’est là où tous ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, Des principes des choses, Des principes de la philosophie, et aux semblables, aussi fastueux en effet, quoique non en apparence, que cet autre qui crève les yeux, De omni scibili.

Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient.

Cela étant bien compris, je crois qu’on se tiendra en repos, chacun dans l’état où la nature l’a placé. Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu’importe que l’homme ait un peu plus d’intelligence des choses ? S’il en a, il les prend un peu de plus haut. N’est-il pas toujours infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie n’est-elle pas également infiniment éloignée de l’éternité, pour durer dix ans davantage ?

Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux ; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine[12].


25.

Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étoient partis. Mais c’est une ignorance savante qui se connoît. Ceux d’entre deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.


26.

On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence. L’étendue visible du monde nous surpasse visiblement ; mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder ; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. Il la faut infinie pour l’un et l’autre ; et il me semble que qui auroit compris les derniers principes des choses pourroit aussi arriver jusqu’à connoître l’infini. L’un dépend de l’autre, et l’un conduit à l’autre. Les extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Si l’homme s’étudioit le premier, il verroit combien il est incapable de passer outre. Comment se pourroit-il qu’une partie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connoître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connoître l’une sans l’autre et sans le tout.

L’homme, par exemple, a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’élémens pour le composer, de chaleur et d’alimens pour le nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps ; enfin tout tombe sous son alliance.

Il faut donc, pour connoître l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister ; et pour connoître l’air, savoir par où il a rapport à la vie de l’homme, etc.

La flamme ne subsiste point sans l’air : donc, pour connoître l’un, il faut connoître l’autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entre-tenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connoître les parties sans connoître le tout, non plus que de connoître le tout sans connoître particulièrement les parties.

Et ce qui achève notre impuissance à connoître les choses est qu’elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres : d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle ; et quand on prétendroit que nous serions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connoissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connoît soi-même. Il ne nous est pas possible de connoître comment elle se connoîtroit.

Et ainsi si nous sommes simplement matériels, nous ne pouvons rien du tout connoître ; et si nous sommes composés d’esprit et de matière, nous ne pouvons connoître parfaitement les choses simples, spirituelles et corporelles.

De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses, et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps.

Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités, et empreignons de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croiroit, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous seroit bien compréhensible ? C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins. L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés, et cependant c’est son propre être : Modus quo corporibus adhæret spiritus cornprehendi ab hominibus non potest ; et hoc tamen homo est[13]. Enfin pour consommer[14] la preuve de notre foiblesse, je finirai par ces deux considérations…


27.

Des puissances trompeuses. — L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur, naturelle et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité : tout l’abuse. Ces deux principes de vérités, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences ; et cette même piperie qu’ils apportent à la raison, ils la reçoivent d’elle à leur tour : elle s’en revanche. Les passions de l’âme troublent les sens, et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi.



  1. Article VI de Bossut.
  2. On connaît en effet un livre italien sous ce titre, mais postérieur à Pascal. Il est de Carlo Flosi, 1690.
  3. D’autres principes d’erreurs.
  4. Pascal veut dire qu’il n’y a pas d’hommes dent la vocation soit de rester dans une chambre.
  5. « Depuis que la planète de Saturne est entrée dans la constellation du Lion, telle action auparavant réputée innocente, a commencé d’être un crime. »
  6. « Rien n’est de nous ; c’est l’art qui fait en nous ce que nous croyons faire. » On ignore l’origine de ce passage.
  7. « On fait des crimes pour obéir à des sénatus-consultes, à des plébiscites. »
  8. « Nous étions jadis écrasés par les crimes, et nous le sommes par les lois. » Tacite, Annales, III, xxv.
  9. Pascal parle de Platon.
  10. C’est Varron, cité par saint Augustin, Cité de Dieu, IV, xxvii.
  11. Ici, Pascal avait écrit la phrase suivante, qu’il a barrée : « Il faut travailler tout le jour pour des biens reconnus pour imaginaires ; et quand le sommeil nous a délassés des fatigues de notre raison, il faut incontinent se lever en sursaut pour aller courir après les fumées et essuyer les impressions de cette maîtresse du monde. »
  12. La comparaison que nous faisons de nous au fini, c’est-à-dire à un être fini supérieur à nous, est la seule qui nous fasse peine. Nous ne souffririons pas si nous nous comparions à l’infini, parce que, comparés à l’infini, tous les finis sont égaux.
  13. Augustin, de Civ. Dei, XXI, x.
  14. Il y avait d’abord l’alinéa suivant, que Pascal a barré : « Voilà une partie des causes qui rendent l’homme si imbécile à connoître la nature. Elle est infinie en deux manières, il est fini et limité. Elle dure et se maintient perpétuellement en son être, il passe et est mortel. Les choses en particulier se corrompent et se changent à chaque instant, il ne les voit qu’en passant. Elles ont leur principe et leur fin, il ne conçoit ni l’un ni l’autre. Elles sont simples, et il est composé de deux natures différentes ; et pour consommer la preuve de notre foiblesse, je finirai par cette réflexion sur l’état de notre nature. »