Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Poésies diverses/L’Amérique

FRAGMENS D’UN POËME SUR L’AMÉRIQUE


....................
J’ACCUSERAI les vents et cette mer jalouse
Qui retient, qui peut-être a ravi La Pérouse.
Il partit. L’amitié, les sciences, l’amour
Et la gloire française imploraient son retour.
Dix ans sont écoulés sans que la renommée
De son trépas au moins soit encore informée.
Malheureux ! un rocher inconnu sous les eaux
A-t-il, brisant les flancs de tes hardis vaisseaux,
Dispersé ta dépouille au sein du gouffre immense ?
Ou, le nombre et la fraude opprimant ta vaillance,
Nu, captif, désarmé, du sauvage inhumain
As-tu vu s’apprêter l’exécrable festin ?
Ou plutôt dans une île, assis sur le rivage,
Attends-tu ton ami voguant de plage en plage ;
Ton ami qui partout jusqu’aux bornes des mers,
Où d’éternelles nuits et d’éternels hivers
Font plier notre globe entre deux monts de glace,
Aux flots de l’Océan court demander ta trace ?

Malheureux ! tes amis, souvent dans leurs banquets,
disent en soupirant : « Reviendra-t-il jamais ! »
Ta femme à son espoir, à ses vœux enchaînée,
Doutant de son veuvage ou de son hyménée,
N’entend, ne voit que toi dans ses chastes douleurs,
Se reproche un sourire ; et, toute entière aux pleurs,
Cherche en son lit désert, peuplé de ton image,
Un pénible sommeil que trouble ton naufrage.


Un Inca, racontant la conquête du Mexique par les Espagnols, que le peuple prenait pour des dieux, s’exprime ainsi :


Poux moi, je les crois fils de ces dieux malfaisans
Pour qui nos maux, nos pleurs, sont le plus doux encens,
Loin d’être dieux eux-même ils sont tels que nous sommes,
Vieux, malades, mortels. Mais s’ils étaient des hommes,
Quel germe dans leur cœur peut avoir enfanté
Uri tel excès de rage et de férocité ?
Chez eux peut-être aussi qu’une avare nature
N’a point voulu nourrir cette race parjure.
Le Cacao sans doute et ses glands onctueux
Dédaignent d’habiter leurs bois infructueux.
Leur soleil ne sait point sur leurs arbres profanes
Mûrir le doux Coco, les mielleuses Bananes.
Leurs champs du beau Maïs ignorent la moisson,
Là Mangue leur refuse une douce boisson.
D’herbages venimeux leurs terres sont couvertes.

Noires d’affreux poisons, leurs rivières désertes
N’offrent à leurs filets nulle proie ; et leurs traits
Ne trouvent point d’oiseaux dans leurs sombres forêts.