Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Poésies diverses/À M. de Pange


À M. DE PANGE


Heureux qui se livrant aux sages disciplines,
Nourri du lait sacré des antiques doctrines,
Ainsi que de talens a jadis hérité
D’un bien modique et sûr qui fait la liberté !
Il a, dans sa paisible et sainte solitude,
Du loisir, du sommeil et les bois et l’étude ;
Le banquet des amis et quelquefois, les soirs,
Le baiser jeune et frais d’une blanche aux yeux noirs.
Il ne faut point qu’il dompte un ascendant suprême,
Opprime son génie et s’éteigne lui-même,
Pour user, sans honneur, et sa plume et son temps
À des travaux obscurs tristement importans.
Il n’a point, pour pousser sa barque vagabonde,

À se précipiter dans les flots du grand inonde ;
Il n’a point à souffrir vingt discours odieux,
De raisonneurs méchans encor plus qu’ennuyeux
Tels qu’en de longs détours de disputes frivoles
Hurlent de vingt partis les prétentions folles,
Prêtres et gens de cour, ambitieux tyrans,
Nobles et magistrats, superbes ignorans,
Tous vieux usurpateurs et voraces corsaires,
Et dignes héritiers de l’esprit de nos pères.
Il n’entend point tonner le chef-d’œuvre ampoulé
D’un sourcilleux rimeur au fauteuil installé.
Il ne doit point toujours déguiser ce qu’il pense,
Imposer à son aine un éternel silence,
Trahir la vérité pour avoir le repos,
Et feindre d’être un sot pour vivre avec les sots.