Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Notice biographique


SUR LA VIE ET LES OUVRAGES D’ANDRÉ CHÉNIER.


L’ÉCRIVAIN dont nous publions pour la première fois les ouvrages, n’avait laissé dans le souvenir de quelques amis des Muses qu’un nom promis à la célébrité, et une gloire moins fondée sur des titres que sur des regrets. Son talent n’était attesté que par quelques fragmens du genre de l’Élégie ; mais ses vers étaient empreints de tant de grâce, ils avaient un tel parfum du génie antique, qu’il semblait que la mémoire des gens de goût et la tradition du plaisir qu’on éprouvait à les connaître, dût, sans les circonstances qui nous ont livré ses autres essais, remplacer pour lui les honneurs des éditions successives.

Peut-être fallait-il laisser à ce poète, à la fois inconnu et célèbre, le prestige de sa destinée : peut-être y a-t-il quelque chose d’irréligieux à soulever le voile qui couvre une renommée d’innocence et de mystère. Pourquoi livrer les fruits imparfaits de cette muse aux hasards de nos préoccupations, et demander deux fois au jugement des hommes ce qu’ils accordent si difficilement ? Nous eussions obéi à ces considérations, sans la crainte de n’être frappé de ces idées que parce qu’elles sont naturelles à ceux qui ne sont pas nés pour un grand nom, et de céder, par des abnégations faciles, à cette indifférence de la gloire qui ne suppose aucun sacrifice.

C’est surtout aux poëtes que s’adresse l’espoir de notre zèle, en mettant au jour ce recueil ; c’est au peu d’hommes restés fidèles à un culte délaissé, que cette lecture peut offrir un sujet d’étude et de méditations profitables. Les livres ne manquent pas aux idées positives de ce siècle ; pourquoi n’en apparaîtrait-il pas un pour ces esprits qui n’ont pas encore déserté tous les champs de l’imagination ? Leur estime peut consoler Chénier de l’indifférence qu’il doit attendre de la critique ; et c’est dans cette espérance que nous allons jeter un coup-d’œil sur ses ouvrages et sur sa vie si rapide. André-Marie De Chénier naquit à Constantinople, le 29 octobre 1762. Sa mère était une Grecque dont l’esprit et la beauté sont célèbres. Il fut le troisième fils de M. Louis de Chénier, consul-général de France. Le plus jeune des quatre frères était Marie Joseph, auteur de Fénélon, de Charles IX et de Tibère.

Conduit en France à l’âge le plus tendre, André Chénier fut envoyé à Carcassonne et confié, jusqu’à neuf ans, aux soins d’une tante, sœur de son père. Il commença sous le ciel du Languedoc, aux bords de l’Aude dont les souvenirs le charmaient sans cesse, une éducation toute libre et toute rêveuse. Son père revint à Paris vers 1773 et le plaça, avec ses deux frères ainés, au collége de Navarre. Son goût pour la poésie se développa de très-bonne heure ; il savait le grec à seize ans ; il traduisit au collége une Ode de Sapho ; et cette pièce, sans être digne de voir le jour, porte déjà le caractère d’un talent très-original. À vingt ans, il entra comme sous-lieutenant dans le régiment d’Angoumois en garnison à Strasbourg. Mais il y cherchait la gloire ; et ne trouvant dans cette vie oisive, dans les habitudes frivoles des officiers de ce temps-là, que de l’ennui et des dégoûts incompatibles avec son caractère, il revint, après six mois, recommencer à Paris des études fructueuses, parce qu’il les poursuivit sans distractions et sans maîtres. Il recherchait le commerce de tout ce que les arts, les sciences, les lettres possédaient de talens distingués. Il mérita, dès cette époque, l’honorable amitié de Lavoisier, de Palissot, de David et de Lebrun. Animé de la passion de l’étude, il se levait avant le jour pour s’occuper de ses travaux : les seuls rêves de l’ambition qu’il ait connue étaient d’atteindre à l’universalité des connaissances humaines.

L’excès du travail lui causa une maladie violente. Les deux frères Trudaine, ses amis d’enfance, après avoir hâté sa guérison, le décidèrent à les accompagner en Suisse. Il fit ce voyage à vingt-deux ans. On a retrouvé quelques notes de ses impressions passagères ; niais rien qui se rapporte à l’idée d’écrire un ouvrage. On y sent même l’embarras d’une admiration trop excitée, et cette impuissance de l’enthousiasme qui a besoin pour créer de la magie des souvenirs.

Au retour de cette excursion toute poétique, le marquis de la Luzerne, ambassadeur en Angleterre, l’emmena avec lui. Il parait qu’il passa à Londres des jours pénibles. Mécontent de son sort et de sa dépendance, déjà tourmenté d’une maladie qui l’obséda toujours, il épuisa en de fréquens voyages quelques années d’une vie errante, inquiète, incertaine, et ne se fixa enfin à Paris qu’en 1788.

C’est alors, à vingt-six ans, qu’il mit dans ses travaux commencés et dans le plan des ouvrages qu’il voulait faire, une suite et un ordre constans. Charmé des Grecs, il forma son style sur leurs divins modèles ; mais, frappé de l’intolérante obstination de quelques esprits à prétendre enfermer le vol des Muses dans le cercle de leurs étroites idées, il résolut de s’en affranchir, d’essayer des routes nouvelles, et consacra ce projet dans le poème intitulé l’Invention. L’amour de la nature et des vertus de cet âge naïf où l’on méconnut l’emploi de l’or, tourna ses idées vers l’Églogue. C’est une vocation des ames pures. Chatterton, dont la destinée présente avec celle de notre poète plus d’un rapport, s’exerça aussi dans ce genre. Cette sorte de composition était assez justement discréditée parmi nous, à cause des noms de Ronsard, de Fontenelle et quelques autres ; mais Chénier chercha les traces des maîtres, et quelquefois il les a rencontrées.

Un sentiment plein d’analogie avec la poésie s’empara des inspirations de ce cœur ; il retrouva pour le peindre toute la grâce oubliée des formes antiques. Amour, qui accables et soutiens les jours du poète, nul peut-être n’était destiné à te rendre avec plus d’éloquence. Il prend sur sa lyre des accens d’une vérité déchirante, ce sentiment qui tient à la douleur par un lien, par tant d’autres à la volupté.

Au milieu de ces agitations, il jeta les idées premières de plusieurs poèmes dont les plans n’étaient point arrêtés. Sous le titre vague d’Hermès, il voulait, comme Lucrèce, expliquer la nature des choses par le secours de nos connaissances modernes. Il voulait chanter l’Amérique pour faire de la faiblesse et de l’innocence ses héros ; retracer l’Art. d’aimer, si profond, si étudié dans les mœurs françaises ; enfin, dans un poème de Suzanne, s’emparer de toute la poésie des livres saints et de la primitive élégance de Jacob. Il ne confiait le secret de ces espérances qu’à bien peu de personnes. Son frère, Lebrun, MM. de Pange et de Brazais étaient à peu près tout son aréopage. Il fuyait, comme un autre les cherche, les occasions éphémères de briller, mûrissait ses talens en silence, et dédaignait l’éclair d’une réputation qui devance ses titres.

Il était livré à ces travaux assidus, quand d’imposans événemens vinrent l’arracher à cette carrière. L’année 1789 venait, de briller pour la France : les cœurs généreux palpitaient d’espoir ; et celui d’André Chénier ne pouvait demeurer indifféremment dans les intérêts des lettres, quand ceux de la patrie s’agitaient. Eût-il été digne de la poésie, s’il n’eût aimé la liberté ? Il lui prêta son appui ; quitta la langue harmonieuse, des Muses pour la pressante logique des discussions, et fit à la raison publique qui demandait à s’éclairer, le sacrifice de sa chère obscurité. Réuni à quelques écrivains de mérite entre autres à ses amis MM. de Pange et Roucher, il établit dans le Journal de Paris une énergique opposition aux principes d’anarchie et aux résistances aristocratiques qui se développaient de toutes parts. C’était former sur sa tête cette tempête qui devait l’engloutir.

On a dit assez généralement que les deux Chénier avaient professé en politique, et montré dans le cours de notre révolution des opinions opposées. C’est ici le lieu de rectifier cette erreur. Leur dissidence ne s’établit que sur un point ; sur un point essentiel à la vérité, mais explicable par la seule différence de leurs caractères.

Lorsque les Amis de la Constitution fondèrent leur club, sous ce titre d’abord respectable, Marie-Joseph consentit d’en faire partie. Son frère, plus éclairé, plus âgé que lui (on l’oublie souvent), pressentit quelle sinistre influence allait exercer cette association et quel tort, peut-être irréparable, elle allait faire à une cause glorieuse. Il fut des premiers à combattre ses doctrines et son pouvoir sanguinaires par de courageux écrits. Marie-Joseph, qui trouvait dans cette assemblée d’ardens amis, peut-être quelques prôneurs, quelques appuis pour ses efforts à la tribune et au théâtre, se défendit quelque temps de croire à leurs coupables vues. Il imprima dans les feuilles publiques que les écrits de son frère ne renfermaient point sa pensée ; mais peu de temps après il s’éloigna avec horreur de cette société devenue trop célèbre sous la dénomination des Jacobins.

Son erreur avait été courte, car elle s’était dissipée avant les premiers excès de ses collègues. Mais c’en était assez pour avoir frappé les esprits. Divisés sur un point, on établit que les deux frères l’étaient sur tous ; et de-là cette opinion, encore répétée, qu’André Chénier appartenait à la cause des priviléges et des injustices. On conçoit qu’une telle conquête ait tenté l’ambition de certain parti ; mais là, comme ailleurs, ses prétentions s’évanouissent devant l’évidence.

Doué d’une raison supérieure et de ce courage civil, rare en France où la valeur est commune, André Chénier devait se placer dans les rangs peu nombreux de ces hommes que n’approchent ni l’ambition, ni la crainte, ni l’intérêt personnel. La plupart des esprits ne sauraient comprendre qu’on ne tienne à aucun parti, à aucune secte, et qu’on ose penser tout seul c’est le propre des amis de la liberté. Ceux-là se placent au milieu des factions qui se combattent ; et il ne faut pas croire que s’ils suivent cette ligne, que s’ils s’exposent dans cette carrière, la plus périlleuse de toutes, ils en méconnaissent le désavantage. N’accusons point leur habileté pour nous dispenser d’honorer leur courage.

Le caractère d’André Chénier était armé contre toute hypocrisie et tout arbitraire : il ne voulait pas plus, comme il l’a dit lui-même, des fureurs démocratiques que des iniquités féodales ; des brigands à piques que des brigands à talons rouges ; de la tyrannie des patriotes que de celle de la Bastille ; des priviléges des dames de cour que de ceux des dames de halle. Il eût rougi de choisir entre Coblentz et les jacobins. On le verra, au péril de cette vie qui lui fut arrachée, s’offrir à défendre Louis XVI ; et quand la cause d’une grande infortune lui parut sacrée, la plume qu’il lui prêta avait tracé les plus fortes paroles qu’on ait écrites contre cette résistance que le pouvoir monarchique voudrait opposer à la juste liberté des peuples. Cependant les événemens se précipitaient. Chénier avait mérité la haine des factieux ; il avait célébré Charlotte Corday, flétri Collot-d’Herbois, attaqué Robespierre ; et Je procès de Louis XVI vint réveiller la vengeance de ses puissans ennemis. Après avoir épuisé, dans les journaux du temps, tout ce que la raison des ames généreuses pouvait avoir de force pour faire changer les formes de cette procédure, il proposa à M. de Malesherbes de partager près du Roi les périls de sa tâche ; et lorsque la sentence mortelle fut prononcée, son dévouement sembla redoubler.

On sait, que le Roi avait demandé à l’Assemblée, par une lettre pleine de calme et de dignité, le droit d’appeler au peuple du jugement qui le condamnait. Cette lettre, signée dans la nuit du 17 au 18 janvier, est d’André Chénier. Elle a été imprimée dans ce volume sur la minute écrite de sa propre main, et corrigée en plusieurs passages sur les avis de M. de Malesherbes.

Tant d’imprudentes vertus avaient compromis les jours de Chénier. On le décida à quitter Paris vers 1793. Il alla d’abord à Rouen, puis à Versailles où Marie-Joseph avait réuni des suffrages populaires. L’amitié des deux frères s’était entretenue par de continuels et de réciproques témoignages. Nous publions une lettre de l’auteur d’Henri VIII, où se peint la plus ancienne et la plus fidèle affection. C’est à son frère qu’il dédia sa tragédie de Brutus et Cassius. André, à son tour, prend sa défense contre les injurieuses déclamations de Burke ; il adresse à Marie-Joseph la première de ses Odes, et se plaît sans cesse à rappeler dans ses ouvrages le souvenir de leur mutuel appui.

À Versailles, son frère le protégea de son crédit ; il choisit lui-même la maison qui lui servit d’asile ; et là, dans ces murs devenus une solitude, abandonné à des jours de tristesse et de paix, notre poëte eût été conservé à la France, sans le plus déplorable et le plus inattendu des événemens. André apprit qu’un de ses amis, M. Pastoret, venait d’être arrêté à Passy. Il y vole ; il veut offrir à sa famille quelques paroles de consolation. Des commissaires chargés d’une visite de papiers, jugèrent suspectes les personnes trouvées dans ce domicile, et les conduisirent toutes en prison. On rechercha l’origine de ce qu’on supposait un acte de quelque comité ; on voulut connaître de quel pouvoir il pouvait émaner, afin de le fléchir. Ces démarches furent inutiles. Quelqu’un offrit une somme considérable pour cautionner la liberté du prisonnier ; nulle autorité n’osa la lui rendre, et il était arrêté sans ordre ![1]

Cependant les ennemis de la faction anarchique étaient tous recherchés, et les arrêts du tribunal révolutionnaire couvraient Paris de deuil. L’unique sauve-garde des prisonniers était l’oubli où ils tombaient à la faveur de leur nombre. Ceux qui sont sortis à cette époque de la terrible épreuve des cachots se souviennent que c’est à ce moyen de salut que tendait la sollicitude de leurs amis. Il fallait se faire oublier ou périr. Marie-Joseph, alors insulté à la tribune, devenu l’objet de la haine particulière de Robespierre qui redoutait ses principes et enviait ses talens, n’aurait eu que le crédit de faire hâter un supplice ; il s’abstenait même de, paraître à la Convention. Il pouvait mourir avec son frère, non le sauver.

Heureux si l’on eût suivi ses conseils ! si l’on se fût renfermé, pour André, dans cette prudence qui Conserva les jours de M. Sauveur de Chénier, détenu en même temps à la Conciergerie.

Nous n’expliquons point ces détails pour réfuter la basse calomnie qui essaya de rendre Marie-Joseph responsable du sort de son frère. Cette justification serai une injure à sa mémoire. Les plus violens adversaires de ses principes, les plus injustes détracteurs de son talent n’ont jamais trempé dans ces vils soupçons quand ils ont mérité l’honneur de le combattre. Certes, on ne connaît point à M. de Châteaubriand de raison d’aimer Chénier. Son successeur à l’Académie a peut-être, dans un discours fameux, laissé revivre trop de ressentimens contre lui ; mais dans ce discours, il ajoute : « Chénier a su, comme moi, ce que c’est que de perdre un frère tendrement aimé ; il serait sensible à l’hommage que je rends à ce frère, car il était naturellement généreux » On sait que les amis de l’un furent ceux de l’autre jusqu’à la mort. Et sa mère, dit le respectable M. Daunou, en parlant de la victime si malheureusement immolée, sa mère qui l’a pleuré quatorze ans, demeura tant qu’elle vécut avec Marie-Joseph. C’était lui qui la consolait.

Mais le père des deux poètes fatiguait de plaintes inutiles les hommes puissans de cette sanguinaire époque. Imprudent vieillard ! il parvint à s’en faire entendre. « Quoi ! lui dit un de ces agens de terreur, que je ne nommerai point parce qu’il vit encore, est-ce parce qu’il porte le nom de Chénier, parce qu’il est le frère d’un Représentant, que depuis six mois on ne lui a pas encore fait son procès ? Allez, Monsieur, votre fils sortira dans trois jours. » Hélas ! et en effet. Et quand le malheureux père allait parler aux amis de son fils, de ses espérances et de sa joie, on lui répondait : Puissiez-vous ne jamais accuser votre tendresse !

André Chénier retoucha, dans sa prison, des ouvrages que son frère aurait publiés sans doute, si le travail qu’il commença à ce sujet ne fût demeuré imparfait, à cause de la dispersion des manuscrits en plusieurs mains et en plusieurs lieux.

Oserons-nous dire quelle impression fut la nôtre, lorsque ces ouvrages, enfin rassemblés, tracés tous de sa propre main, nous furent confiés après vingt-trois ans d’oubli ? Chargé de ce précieux dépôt, avec quel recueillement je contemplais les traces fragiles d’une pensée peut-être immortelle ; je relus ces chants avec quelque chose de l’émotion que donne l’écrit d’une main chérie et les affections les plus près de notre cœur. Que d’affligeantes idées me rappelaient quelques-uns de ces caractères furtivement tracés ; ces lignes pressées sur d’étroits feuillets choisis pour être soustraits à l’inquisition d’un geolier ! Le temps commençait de les attaquer ; et je les déployais avec un soin presque égal à celui que j’avais vu naguère employer à Naples à dérouler les manuscrits d’Épicure ou d’Anacréon Une révolution de la nature avait presque anéanti ces beaux modèles ; et nos discordes, plus terribles-encore, avaient

long-temps menacé un de leurs glorieux disciples. Toutefois, le jeune poète ne fut jamais satisfait de ses esquisses. Le sens quelquefois douteux d’une pensée, les tours trop ellyptiques, les mots que pourra noter la critique, il les avait remarqués lui-même. Il se blâmait souvent ; et j’ai retrouvé des passages qu’il avait soulignés ou censurés de sa main. Ceux de nos juges pour qui la correction est le premier des mérites, et qui sont moins touchés des beautés d’un ouvrage qu’offensés de ses défauts, pourront trouver à exercer leur blâme dans ce Recueil, qui n’eût pas été si étendu sens des intérêts qu’il m’a fallu respecter. Mais ces esprits armés contre leur plaisir se souviendront peut-être que l’auteur ne parcourut de la carrière humaine que le temps des troubles et des passions. Si vous lui voulez une correction irréprochable, allez le redemander au tombeau qui se ferma sur lui à trente et un ans. Exigeront-ils les saveurs de l’automne d’un fruit naissant tombé sous les coups d’un orage ?

L’ensemble de sa poésie donne l’enchantement. Elle a ce qui est le caractère des œuvres du génie : le pouvoir de vous ravir à vos propres idées, et de vous transporter dans le monde de ses créations. J’ai vu partager cette ivresse enthousiaste aux esprits les plus difficiles et les plus accoutumés, par la réflexion, à calculer l’effet de la pensée. La plus, part de ses Idylles sont des modèles dont Théocrite avouerait l’ordonnance, et ses Élégies semblent des inspirations où Tibulle a jeté sa flamme, où La Fontaine a mêlé sa grâce.

Mais j’oublie à parler des choses qui feront vivre son nom, que quelques jours dans la captivité lui restent encore, et qu’il convient d’achever une tâche douloureuse. Les deux Trudaine partageaient sa captivité. Suvée, prisonnier comme eux, s’occupait de faire son portrait. Cette peinture, possédée aujourd’hui par M. de Vérac, est la seule image qui reste de lui. C’est à Saint-Lazare qu’il composa pour mademoiselle de Coigny cette Ode, la Jeune Captive, que peut-être on n’a jamais lue sans attendrissement. La veille du jour où il fut jugé, son père le rassurait encore en lui parlant de ses talens et de ses vertus. « Hélas ! dit-il, M. de Malesherbes aussi avait des vertus ! »

parut au tribunal sans daigner parler ni se défendre. Déclaré ennemi du peuple, convaincu d’avoir écrit contre la liberté et défendu la tyrannie, il fut encore chargé de l’étrange délit d’avoir conspiré pour s’évader. Ce jugement fut rendu pour être exécuté le 7 thermidor (25 juillet 1794) ; c’est-à-dire l’avant-veille de ce jour qui eût brisé ses fers et qui, délivra toute la France.

MM. de Trudaine, demandèrent la faveur de périr avec lui, mais on les avait réservés à l’exécution du lendemain ; (du lendemain, 8 thermidor !) les bourreaux s’applaudissaient, alors, quand la victime pouvait reconnaître le sang de ses amis, à la place où ils allaient répandre le sien.

Chénier monta à huit heures du matin sur la charrette des criminels. Dans ces instans où l’amitié n’est jamais plus vivement réclamée, où l’on sent le besoin d’épancher ce cœur qui va cesser de battre, le malheureux jeune homme ne pouvait ni rien recueillir ni rien exprimer des affections qu’il laissait après lui. Peut-être il regardait avec un désespoir stérile ses pâles compagnons de mort : pas un qu’il connût ! À peine savait-il, dans les trente-huit victimes qui l’accompagnaient, les noms, de MM. de Montalembert, Créqui de Montmorency, celui du baron de Trenck, et de ce généreux Loiserolles, qui s’empressait de mourir pour sauver un fils à, sa place. Mais aucun d’eux n’était dans le secret de son ame ; cet esprit qui entendit sa pensée, ce cœur parent du sien, comme a dit le poëte, Chénier l’appelait peut-être et frémissait de son vœu, quand tout-à-coup s’ouvrent les portes d’un cachot fermé depuis six mois, et l’on place à ses côtés sur le premier banc du char fatal, son ami, son émule, le peintre des Mois, le brillant, l’infortuné Roucher.

Que de regrets ils exprimèrent l’un sur l’autre ! « Vous, disait Chénier, le plus irréprochable de nos citoyens, un père, un époux adoré, c’est vous qu’on sacrifie ! — Vous, répliquait Roucher, vous vertueux jeune homme, on vous mène à la mort, brillant de génie et d’espérance ! — Je n’ai rien fait pour la postérité, répondit Chénier ; puis, en se frappant le front, on l’entendit ajouter : Pourtant j’avais quelque chose là ! C’était la Muse, dit l’auteur de René et d’Atala, qui lui révélait son talent au moment de la mort. Il est remarquable que h France perdit sur la fin du dernier siècle trois beaux talens à leur aurore : Malfilâtre, Gilbert et André Chénier. Les deux premiers ont péri de misère, le troisième sur un échafaud. »

Cependant le char s’avançait. Et à travers les flots de ce peuple, que son malheur rendait farouche, leurs yeux rencontrèrent ceux d’un ami qui accompagna toute leur marche funèbre, comme pour leur rendre un dernier devoir ; et qui raconta souvent au malheureux père, qui ne survécut que dix mois à la perte de son fils, les tristes détails de leur fin.

Ils parlèrent de poésie à leurs derniers momens.

Pour eux, après l’amitié, c’était la plus belle chose de la terre. Racine fut l’objet de leur entretien et de leur dernière admiration. Ils voulurent réciter ses vers, pour étouffer peut-être les clameurs de cette foule qui insultait à leur courage et à leur innocence. Quel fut le morceau qu’ils choisirent ? Quand je fis cette question à un homme dont l’âge et les malheurs commencent à glacer la mémoire, il hésita à me répondre. Il me promit de rechercher ce souvenir, de s’informer près de quelques personnes à qui, autrefois, il avait pu le raconter. Je demeurai dans une pénible attente, jusqu’à ce qu’on me dît, après quelques jours, et avec l’accent d’une sorte d’indifférence qui était bien loin de moi : C’était la première scène d’Andromaque.

Ainsi, tour à tour, ils récitèrent le dialogue qui expose cette noble tragédie. Chénier, que cette idée avait frappé le premier, commença ; et peut-être un dernier sourire effleura ses lèvres, lorsqu’il prononça ces beaux vers :

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle ;
Et déjà son courroux semble s’être adouci,
Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.

Ces sentimens étaient dans son cœur ; l’époque où il succomba les explique. Pouvait-il regretter l’avenir ? Il avait désespéré, en France, de la cause de la vertu et de la liberté.

Ainsi périt ce jeune cygne, étouffé par la main sanglante des révolutions. Heureux de n’avoir élevé de culte qu’à la vérité, à la patrie et aux Muses, on dit qu’en marchant au supplice, il s’applaudissait de son sort ; je le crois. Il est si beau de mourir jeune ! Il est si beau d’offrir à ses ennemis une victime sans tache, et de rendre au Dieu qui nous juge une vie encore pleine d’illusions !

Paris, 14 août 1819.


H. DE LATOUCHE.
  1. La maison où Chénier fut arrêté, a Passy, est devenue la propriété d’un homme qui aime les lettres et les cultive avec succès. Il a consacré, dans ses jardins, un souvenir à ce funeste événement.