Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Élégie, XXII

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ÉLÉGIE XXII.


Reste, reste avec nous, ô père des bons vins !
Dieu propice, ô Bacchus ! toi, dont les flots divins
Versent le doux oubli de ces maux qu’on adore.
Toi, devant qui l’amour s’enfuit et s’évapore,
Comme de ce cristal aux mobiles éclairs
Tes esprits odorans s’exhalent dans les airs.

Eh bien ? mes pas ont-ils refusé de vous suivre ?
Nous venons, disiez-vous, te conseiller de vivre.
Au lieu d’aller gémir, mendier des dédains,
Suis-nous, si tu le peux. La joie à nos festins
T’appelle. Viens, les fleurs ont couronné la table ;
Viens, viens-y consoler ton ame inconsolable.

Vous voyez, mes amis, si de ce noble soin
Mon cœur tranquille et libre, avait aucun besoin.
Camille dans mon cœur ne trouve plus des armes,
Et je l’entends nommer sans trouble, sans alarmes ;
Ma pensée est loin d’elle, et je n’en parle plus ;
Je crois la voir muette et le regard confus,
Pleurante. Sa beauté présomptueuse et vaine
Lui disait qu’un captif, une fois dans sa chaîne,

Ne pouvait songer… Mais, que nous font ses ennuis ?
Jeune homme, apporte-nous d’autres fleurs et des fruits.
Qu’est-ce, amis ? nos éclats, nos jeux se ralentissent ?
Que des verres plus grands dans nos mains se remplissent.
Pourquoi vois-je languir ces vins abandonnés,
Sous le liége tenace encor emprisonnés ?
Voyons si ce premier, fils de l’Andalousie,
Vaudra ceux dont Madère a formé l’ambroisie,
Ou ceux dont la Garonne enrichit ses côteaux,
Ou la vigne foulée aux pressoirs de Citeaux ?
Non, rien n’est plus heureux que le mortel tranquille,
Qui cher à ses amis, à l’amour indocile,
Parmi les entretiens, les jeux et les banquets,
Laisse couler la vie et n’y pense jamais.

Ah ! qu’un front et qu’une ame, à la tristesse en proie,
Feignent mal aisément et le rire et la joie.
Je ne sais, mais partout je l’entends, je la voi ;
Son fantôme attrayant est partout devant moi ;
Son nom, sa voix absente erre dans mon oreille.
Peut-être aux feux du vin que l’amour se réveille :
Sons les bosquets de Chypre, à Vénus consacrés,
Bacchus mi rit l’azur de ses pampres dorés.
J’ai peur que pour tromper ma haine et ma vengeance,
Tous ces dieux malfaisans ne soient d’intelligence.
Du, moins il m’en souvient, quand autrefois auprès
De cette ingrate aimée, en nos festins secrets,
Je portais à la hâte à ma bouche ravie
La coupe demi-pleine à ses lèvres saisie,
Ce nectar, de l’amour ministre insidieux,

Bien loin de les éteindre aiguillonnait mes feux.
Ma main courait saisir, de transports chatouillée,.
Sa tête noblement folâtre, échevelée.
Elle riait ; et moi, malgré ses bras jaloux,
J’arrivais à sa bouche, à ses baisers si doux.
J’avais soin de reprendre, utile stratagème !
Les fleurs que sur son sein j’avais mises moi-même ;
Et sur ce sein, mes doigts égarés, palpitans,
Les cherchaient, les suivaient, et les ôtaient long-temps.

Ah ! je l’aimais alors ! Je l’aimerais encore,
Si de tout conquérir la soif qui la dévoré
Eût flatté mon orgueil au lieu de l’outrager.
Si mon amour n’avait qu’un outrage à venger ;
Si vingt crimes nouveaux n’avaient trop su l’éteindre ;
Si je ne l’abhorrais. Ah ! qu’un cœur est à plaindre
De s’être à son amour long-temps accoutumé,
Quand il faut n’aimer plus ce qu’on a tant aimé !
Pourquoi, grands dieux ! pourquoi la fîtes-vous si belle ?
Mais ne me parlez plus, amis, de l’infidèle :
Que m’importe qu’un autre adore ses attraits ;
Qu’un autre soit le roi de ses festins secrets ;
Que tous deux en riant ils me nomment peut-être ;
De ses cheveux épars qu’un autre soit le maître ;
Qu’un autre ait ses baisers, son cœur ; qu’une autre main
Poursuive lentement des bouquets sur son sein.
Un autre ! Ah ! je ne puis en souffrir la pensée.
Riez, amis ; nommez ma fureur insensée.
Vous n’aimez pas, et j’aime ; et je brûle et je pars
Me coucher sur sa porte, implorer ses regards ;

Elle entendra mes pleurs, elle verra mes larmes ;
Et dans ses yeux divins, pleins de-grâces, de charmes,
Le sourire ou la haine, arbitres de mon sort,
Vont ou me pardonner ou prononcer ma mort.