Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Élégie, XIX

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ÉLÉGIE XIX.


Mais ne m’a-t-elle pas juré d’être infidèle :
Mais n’est-ce donc pas moi qu’elle a banni loin d’elle ?
Mais sa voix intrépide, et ses yeux et son front,
Ne se vantaient-ils pas de m’avoir fait affront ?
C’est clone pour essuyer quelque nouvel outrage,

Pour l’accabler moi-même et d’insulte et de rage,
La prier, la maudire, invoquer le cercueil,
Que je retourne encor vers son funeste seuil ;
Errant dans cette nuit turbulente, orageuse,
Moins que ce triste cœur noire et tumultueuse ?

Ce n’était pas ainsi que sans crainte et sans bruit,
Jadis à la faveur d’une plus belle nuit,
Invisible, attendu par des baisers de flamme…
Ô toi, jeune imprudent que séduit une femme,
Si ton cœur veut en croire un cœur trop agité,
Ne courbe point ta tête au joug de la beauté.
Ris plutôt de ses feux et méprise ses chartes.
Vois d’un œil sec et froid ses soupirs et ses larmes.
Règne en tyran cruel ; aime à la voir souffrir ;
Laisse-la toute seule et transir et mourir.
Tous ses soupirs sont faux, ses larmes infidèles,
Son souris venimeux, ses caresses mortelles.
Ah ! si tu connaissais de quel art inouï
La perfide enivra ce cœur qu’elle a trahi !
De quel art ses discours (faut-il qu’il m’en souvienne !)
Me faisaient voir sa vie attachée à la mienne.
Avait-elle bien pu vivre et ne m’aimer pas ?
Combien de fois, de joie expirante en mes bras,
Faible, exhalant à peine une voix amoureuse :
« Ah, dieux ! s’écriait-elle, ah ! que je suis heureuse ! »
Combien de fois encor d’une brûlante main,
Pressant avec fureur ma tête sur son sein,
Ses cris me reprochaient des caresses paisibles ;
Mes baisers, à l’entendre, étaient froids, insensibles ;

Le feu qui la brûlait ne pouvait m’enflammer,
Et mon sexe cruel ne savait point aimer.
Et moi, fier et confus de son inquiétude,
Je faisais le procès à mon ingratitude ;
Je plaignais son amour, et j’accusais le mien.
Je haïssais mon cœur si peu digne du sien.

Je frissonne. Ah ! je sens que je m’approche d’elle.
Oui ; je la vois, grands dieux ! cette maison cruelle
Que sans trouble jamais n’abordèrent mes pas.
Mais ce trouble était doux, et je ne mourais pas.
Mais elle n’avait point, sans pitié même feinte,
Rassasié mon cœur et de fiel et d’absinthe.
Ah ! d’affronts aujourd’hui je la veux accabler,
De véritables pleurs de ses yeux vont couler.
Tout ce qu’ont de plus dur l’insulte, la colère,
Je veux… Mais essayons plutôt ce que peut faire
Ce silence indulgent qui semble caresser,
Qui pardonne et rassure, et plaint sans offenser.
Oui ; laissons le dépit et l’injure farouche :
Allons, je veux entrer le rire sur la bouche,
Le front calme et serein.. Camille, je veux voir
S’il est vrai que la paix soit toute en mon pouvoir.
Prends courage, mon cœur : de douces espérances
Me disent qu’aujourd’hui finiront tes souffrances.