Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Rapport sur la réforme des prisons

Michel Lévy (Œuvres complètes, vol. IXp. 299-373).
RÉFORME DES PRISONS
RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION CHARGEE D’EXAMINER LE PROJET DE LOI TENDANT A INTRODUIRE UNE RÉFORME DANS LE RÉGIME GÉNÉRAL DES PRISONS.[1]. — SÉANCE DU 20 JUIN 1840[2].

Messieurs,

Il y a plus d’un demi-siècle que chez les nations civilisées de l’Europe et de l’Amérique, on se préoccupe de la réforme des prisons. Un grand nombre d’expériences ont déjà été faites. Une multitude d’écrits ont été publiés. Il n’y a pas de question qui ait été plus examinée et plus débattue par les hommes de théorie et de pratique. Votre commission a pensé que ces études préliminaires la dispensaient d’entrer dans de très-longs détails ; elle a jugé qu’il lui suffirait, pour remplir sa tâche, de vous exposer les principales raisons qui avaient motivé ses votes et les principaux faits sur lesquels elle avait cru devoir s’appuyer. En 1827, la population de la France était de 52, 049, 707. Elle était, en 1841, de 54, 214, 029. Pendant cette même période de quinze années, le nombre total des accusés et des prévenus des délits ordinaires a été chaque année ainsi qu’il suit :


1827________________ 65,226
1828 66,775
1829 69,350
.
1830 62,544
1831 69,225
1832 73,061
.
1833 69,994
1834 72,299
1835 75,022
.
1836 79,930
1837 85,226
1838 88,940
.
1839 91,742
1840 98,556
1841 96,524


On remarquera que, sur ces quinze années, il n’y en a que trois, 1850, année exceptionnelle, 1855, 1841, qui présentent un chiffre inférieur à celui de l’année précédente. Pour toutes les autres, le chiffre s’élève graduellement d’année en année.

Si l’on divise les quinze ans dont nous venons de parler en cinq périodes de trois années chacune, et que l’on compare la moyenne de la population de la France, pendant la première de ces périodes, à la moyenne de la population durant la dernière, on trouvera que la population de la dernière excède la population de la première de l/17e.

Si l’on divise de même le nombre des accusés et des prévenus en cinq périodes, et que l’on compare la première et la dernière, on découvre que le nombre des accusés et des prévenus de la dernière période excède le nomhre des accusés et des prévenus de la première d’environ du tiers. De telle sorte que le nombre des délinquants se revint accru, relativement au nombre des citoyens, dans la proportion de 3 à 17.

Il est du reste, juste de faire observer que la plus grande partie de cette augmentation porte sur les délits, c’est-à-dire les infractions à la loi pénale, les moins dangereuses pour la tranquillité publique. Toutefois, ces chiffres, que nous avons cru de notre devoir de mettre sous les yeux de la Chambre, paraissent à la commission de nature à faire naître des craintes très-sérieuses. Ils accusent un mal auquel il est urgent d’apporter remède.

Quelles sont les causes de ce mal ?

Ce serait envisager une si grande question d’une manière bien étroite, que de prétendre qu’un si considérable accroissement des crimes n’est du qu’au mauvais état des prisons. La commission n’est pas tombée dans cette erreur. Elle sait que le développement plus ou moins rapide de l’industrie et de la richesse mobilière, les lois pénales, l’état des mœurs, et surtout l’affermissement ou la décadence des croyances religieuses, sont les principales causes auxquelles il faut toujours recourir pour expliquer la diminution ou l’augmentation des crimes chez un peuple.

Il ne faut donc pas attribuer uniquement, ni même peut-être principalement à l’état de nos prisons, l’accroissement du nombre des criminels parmi nous ; mais la commission est restée convaincue que l’état des prisons avait été une des causes efficaces de cet accroissement.

Un mauvais système d’emprisonnement peut augmenter le nombre des crimes de deux manières :

1° Il peut faire disparaître aux yeux des citoyens une partie de la terreur de la peine, ce qui accroît le nombre des premiers crimes ;

2° Il peut ne pas corriger, ou achever de corrompre les condamnés, ce qui multiplie les récidives.

Les anciennes prisons de l’Europe avaient été toutes bâties dans un but d’intimidation et non de réforme. Rien n’y était préparé pour y améliorer l’état de l’âme, mais le corps y souffrait, il y était fréquemment chargé de chaînes. La nourriture était insuffisante ou malsaine ; on y était mal vêtu ; on y couchait, d’ordinaire, sur la paille ; on y endurait le froid et souvent la faim. Toutes les précautions de l’hygiène y étaient parfois méconnues d’une manière inhumaine ; la mortalité y était très grande.

Tel était encore, à peu d’exceptions près, l’état de beaucoup d’entre nos prisons en 1817[3].

Depuis cette époque, plusieurs millions ont été dépensés dans nos seules maisons centrales, dans le but d’y rendre la condition matérielle des détenus plus douce, avant qu’on ait commencé à chercher le moyen de produire sur l’esprit de ces coupables une impression profonde et salutaire, que le mal physique ne produisait plus. Il est résulté de là que la plupart des prisons ont cessé d’être intimidantes, sans devenir réformatrices.

Les conséquences fâcheuses de cet état de choses se sont manifestées par l’augmentation des premiers crimes et par l’accroissement plus marqué encore des récidives.

En 1828, sur mille accusés, il y en avait cent huit en récidive.

En 1841, on en comptait deux cent trente-sept ou plus du double.

En 1828, sur mille prévenus, il y en avait soixante en récidive.

En 1841, on en comptait cent cinquante-quatre en récidive, ou près du triple[4].

Ce sont là les chiffres officiels fournis par les tableaux de la justice criminelle ; mais ils n’indiquent qu’une partie du mal. Beaucoup de récidives échappent entièrement à la connaissance des autorités judiciaires, et ne sont reconnues que dans la prison. Il résulte des pièces fournies par M. le ministre de l’intérieur, et des tableaux mis sous les yeux de la commission, que, sur 18,522 condamnés que contenaient, le 1er  janvier 1843, les maisons centrales, il s’en trouvait 7,565 en récidives, ou 40 sur 100 du nombre total. La commission a donc eu raison de dire que notre système d’emprisonnement a exercé une grande influence sur l’accroissement graduel des crimes. S’il ne faut pas s’exagérer outre mesure cette influence, il serait déraisonnable de nier qu’elle ne soit très-considérable, et qu’elle ne mérite d’attirer vivement l’attention du gouvernement et des chambres.

Édifiée sur ce premier point, votre commission s’est occupée de rechercher ce qu’il convenait de faire pour rendre la peine de l’emprisonnement plus efficace.

Les prisons, messieurs, sont de plusieurs espèces. Mais toutes les espèces de prisons se classent dans l’une des deux catégories suivantes :

1o Prisons où sont placés les prévenus ou accusés ;

2o Prisons qui renferment les condamnés.

La commission, comme le projet de loi, s’est d’abord occupée des maisons destinées à contenir les prévenus et accusés. Ces maisons forment une catégorie absolument séparée, puisqu’elles n’ont pour objet, comme les prisons proprement dites, ni d’effrayer ni de moraliser les détenus qu’elles contiennent, mais seulement de les garder sous la main de la justice.

Les écrivains qui ont traité jusqu’ici de la réforme des prisons sont restés fort divisés sur la question de savoir à quel régime il fallait soumettre les condamnés. Mais tous ont fini par tomber d’accord qu’il convenait d’isoler les prévenus les uns des autres, et de les empêcher, d’une manière absolue, de communiquer ensemble. Tous les hommes qui, en France et ailleurs, se sont occupés pratiquement de la question, sont arrivés à une conclusion semblable. Ils ont jugé qu’il y avait très-peu d’inconvénients, et beaucoup d’avantages à empêcher toute communication quelconque de prévenu à prévenu.

Des pays mêmes qui s’étaient prononcés contre l’emprisonnement séparé, quant aux condamnés, l’ont adopté lorsqu’il s’agissait des détenus avant jugement. C’est ainsi que, dans l’État de New— York, où le système d’Auburn a pris naissance, à Boston, où on le préconise, à Genève, où on l’a adopté en partie, des maisons cellulaires pour les accusés sont construites ou vont l’être. Le projet de loi actuel, comme celui de 1840, a reproduit cette idée. C’est aussi celle à laquelle la commission, après un mûr examen, s’est arrêtée.

Elle a pensé que s’il était un cas où le droit de la société pût aller jusqu’à séparer les détenus les uns des autres, c’était assurément celui où il s’agissait non plus d’empêcher des coupables de se corrompre davantage, mais de s’opposer à ce que des hommes honnêtes ne devinssent, malgré eux, corrompus par le contact impur des criminels. Détenir un accusé jusqu’à ce que son innocence soit prouvée, est rigoureux ; mais le forcer de vivre, en attendant son jugement, au milieu d’une population de malfaiteurs, est tout à la fois imprudent et cruel.

Afin de diminuer les dangers et la rigueur de ce contact des accusés entre eux, sans leur imposer la solitude, on avait imaginé d’abord et on a quelquefois essayé le système des catégories et des falssifications de détenus. L’expérience n’a pas tardé à en démontrer l’impuissance.

Il n’y a en effet rien de mieux prouvé que l’inutilité des classifications des détenus pour prévenir leur corruption mutuelle. Sur ce point, tous les hommes qui ont vu de près les prisons sont aujourd’hui d’accord. Mettre ensemble des hommes d’une immoralité égale, c’est déjà vouloir que chacun d’eux devienne, à la longue, plus mauvais qu’il n’était ; mais, de plus, il eût été impossible de savoir quels sont les criminels dont l’immoralité est égale. Il n’y a pas de signe extérieur ipii puisse indiquer avec quelque certitude le degré de corruption auquel est arrivé un accusé, non plus que les moyens qu’il possède pour communiquer autour de lui ses vices. Le fait punissable qui lui est imputé ne jette sur ce point que très-peu de lumière. M. le ministre de l’intérieur ayant demandé, en 1850, aux directeurs des maisons centrales, si, parmi les détenus qu’ils avaient sous les yeux, les condamnés pour crimes leur paraissaient plus corl’ompus que les condamnés pour délits, presque tous répondirent que la différence entre ces deux catégories était insaisissable, et qu’en tous cas elle serait plutôt en faveur des criminels. Si l’on veut que des accusés ne se corrompent pas les uns les autres, il n’est qu’un seul moyen d’y parvenir, c’est de mettre chacun d’eux à part.

Il ne faut pas confondre cet isolement avec le seciet. Le prévenu mis au secret est d’ordinaire plongé dans la solitude la plus profonde, au moment même où il aurait le plus d’intérêt à interroger tous ceux dont il attend quelque secours ; il est privé des avis de ses parents, de ses amis, de son défenseur, quand il sent le plus vivement le besoin de leur parler ou de leur écrire. Ce seul fait, qu’il est l’objet d’une mesure exceptionnelle, contraire aux habitudes de la justice, suffit d’ailleurs pour produire une très-vive impression sur son esprit et pour le remplir de terreur. Dans le système du projet de loi, le prévenu est séparé, il est vrai, de la population vicieuse qui remplit la prison, mais on lui facilite, autant que l’ordre de la maison peut le permettre, toute espèce de rapport avec la société honnête du dehors. Ses parents, ses amis, son défenseur peuvent le visiter chaque jour, et correspondre avec lui. Il se livre au travail qu’il préfère, et le fruit de son travail lui appartient tout entier ; en un mot, si on le sépare des autres détenus, l’on ne saurait dire qu’il soit mis dans la solitude.

On ne croira pas qu’un pareil régime puisse porter d’atteinte sérieuse à la santé non plus qu’à la raison des détenus, surtout si l’on songe à la courte durée qu’a d’ordinaire la détention préventive. En 1858, sur près de 19,000 individus arrêtés pour crimes ou délits, et qui ont été déchargés des poursuites ou acquittés, 15,000, ou les deux tiers, ont passé moins d’un mois en prison ; 285 seulement y ont passé six mois ou plus de six mois.

Or on peut affirmer aujourd’hui, avec la dernière certitude, que l’emprisonnement individuel, appliqué aux courtes détentions, lors même que le régime est plus dur que celui que nous venons de décrire, ne présente aucun danger et ne peut compromettre ni la santé ni la raison.

Il faut bien remarquer, d’ailleurs, que si ce régime est pénible pour quelques accusés ou pour quelques prévenus, ceux-là sont en général des hommes déjà corrompus ou coupables, pour lesquels la vie commune, dans une société de malfaiteurs, n’a rien de nouveau et qui ne ressentent ni honte ni douleur à la mener : ceux-là souffriront sans doute de l’isolement où on les place. Mais quel est l’accusé honnête qui ne le considérera pas comme un bienfait ? Dans l’état actuel de nos prisons préventives, c’est le détenu corrompu ou coupable qui se sent bien ; c’est le détenu innocent ou honnête qui se sent mal. Dans le régime indiqué par le projet de loi, l’inverse aura lieu : il faut s’en applaudir.

Votre Commission, messieurs, s’est donc prononcée à l’unanimité pour le principe du projet de loi en ce qui concerne les maisons destinées à renfermer les accusés et les prévenus. Elle en a également adopté les différentes dispositions, et elle est passée à l’examen du titre III, qui traite des prisons pour peines.

La première question que nous nous soyons posée est celle-ci :

Est-il nécessaire d’adopter un nouveau système d’emprisonnement, et, par suite, de modifier à grands frais l’état matériel de nos prisons ? Ne suffirait-il pas plutôt de perfectionner l’ancien système sans opérer de changements considérables dans les maisons où on le met en pratique ?

La Commission est demeurée convaincue que ce dernier parti ne pouvait être adopté.

C’est celui auquel s’était d’abord arrêté le gouvernement. Avant de demander aux Chambres d’instituer un nouveau régime d’emprisonnement, l’administration, comme cela était de son devoir, avait cherché pendant plusieurs années à tirer parti du régime actuel en l’améliorant. Depuis 1859 surtout, elle a déployé dans cette tâche un zèle persévérant que la Commission doit reconnaître. Avant cette époque les maisons centrales présentaient encore l’image d’une manufacture, et souvent d’une manufacture mal réglée, bien plus que d’une prison. Les détenus y jouissaient d’un bien-être supérieur à celui que trouvent la plupart des ouvriers honnêtes de la société. La prison avait donc perdu son caractère intimidant, et les criminels sortis de ses murs, y rentraient bientôt sans peine et quelquefois avec plaisir[5].

L’arrêté du 10 mai 1859 a changé cet état de choses : depuis lors, l’argent a cessé de circuler librement dans les mains des détenus, comme on le tolérait précédemment au grand détriment de l’ordre et de la moralité.

L’usage du vin et du tabac leur a été interdit, ainsi que cela se pratique depuis longtemps dans les prisons d’Amérique et d’Angleterre. Les abus de la cantine ont été détruits. Le travail est devenu plus obligatoire.

On a établi dans les maisons centrales la règle du silence. Les dortoirs ont été mieux surveillés. On a choisi de meilleurs gardiens. Des sœurs de différents ordres ont été introduites dans les prisons de femmes. Des écoles primaires ont été fondées. Partout l’action bienveillante de la religion est devenue plus facile et plus continue.

Ces réformes ont été opérées avec une fermeté et quelquefois avec une rigueur que la Chambre aura bientôt l’occasion d’apprécier. La plupart de leurs effets ont été salutaires. Les désordres extérieurs qui choquaient le plus les regards ont disparu. Les prisons ont pris l’aspect soumis et austère qui leur convient. Comme l’ordre était plus grand et les distractions plus rares et plus difficiles, le travail a été plus soutenu et plus productif. Depuis quatre ans les produits se sont accrus de 221/100es tandis que la population des prisons ne s’est augmenté que de 9/100es[6]. Mais qu’a-t-on obtenu quant aux deux grands objets que tout système pénitentiaire a en vue, savoir : la réforme des criminels et la diminution des crimes ?

La Commission a pu consulter sur ce point capital les documents les plus propres à l’éclairer. Les rapports des inspecteurs-généraux des prisons pour l’année 1842, et ceux des divers directeurs de maisons centrales durant le dernier trimestre de la même année, ont été mis sous ses yeux.

L’examen de ces documents a convaincu la Commission qu’un certain effet de moralisation avait été produit par le nouveau régime, principalement dans les prisons de femmes où les sœurs avaient remplacé les anciens gardiens. Mais elle pense que ce bien reste renfermé dans de très-étroites limites.

Presque tous les inspecteurs-généraux semblent croire que la réforme obtenue n’est ni étendue ni profonde.

Parmi les directeurs de prisons, quelques-uns nient positivement qu’il y ait eu réforme morale, quoique leur intérêt personnel dut souvent les porter à présenter les choses sous un autre jour.

Dans toutes les prisons, il est vrai, les détenus ont suivi avec un grand empressement les cérémonies du culte, et se sont adonnés aux pratiques religieuses. Rien ne saurait être de meilleur augure que ces manifestations si elles étaient sincères ; car, ainsi que le dit avec raison un inspecteur-général dans son rapport, « nulle puissance humaine n’est comparable à la religion pour opérer la réforme des criminels, et c’est sur elle surtout que repose l’avenir de la réforme pénitentiaire. »

Il est indubitable que chez plusieurs détenus ce symptôme de conversion a été accompagné d’un changement réel dans les sentiments et dans la conduite. Mais cela est-il vrai pour un grand nombre ? La plupart des directeurs de prison, et presque tous les inspecteurs en doutent. Quelques-uns le nient et donnent des preuves du contraire. Plusieurs de MM.  les aumôniers paraissent eux-mêmes concevoir des craintes à cet égard, si l’on en juge par cette phrase du rapport de l’un d’entre eux : « Je suis toujours en garde, dit-il, contre l’hypocrisie qui, en général, a remplacé le faux respect humain, qui autrefois exerçait sur les détenus un si grand empire. »

On a remarqué que, depuis que le nouveau régime est en vigueur, les détenus ont envoyé à divers membres de leur famille, principalement à leurs femmes, une partie de l’argent qu’ils gagnaient dans la prison. C’est là un bon signe, sans doute, mais dont il ne faut pas s’exagérer la portée ; car, ainsi que le font observer plusieurs directeurs et inspecteurs dans leur rapport, un envoi de cette espèce peut être attribué à plusieurs motifs fort étrangers à la moralité[7] de celui qui le fait. Ces envois, d’ailleurs, sont la conséquence pour ainsi dire nécessaire des réformes introduites par l’arrêté du 10 mai 1839. Aujourd’hui les détenus gagnent plus d’argent qu’autrefois qu’autrefois, parce qu’ils travaillent davantage, et en même temps ils sont privés de presque tous les moyens qu’ils pouvaient avoir pour dépenser leur argent en prison. Il est tout naturel qu’ils en envoient une petite portion (1/20e) à leur femme et à leurs enfants.

« En résumé, comme le dit avec un grand sens l’un des inspecteurs-généraux dans son rapport, les réformes et mesures prescrites par l’arrêté du 10 mai 1839 sont excellentes en elles-mêmes, mais il ne faut leur demander que les résultats qu’elles peuvent donner.

« Ainsi, la défense faite aux détenus d’avoir de l’argent a détruit les jeux, les trafics, les vols, les prêts usuraires.

« La réforme de la cantine a mis un terme aux orgies scandaleuses qui convertissaient un séjour de pénitence en une maison de débauche.

« La suppression du tabac est un bienfait pour un grand nombre de détenus qui vendaient leurs vivres afin de satisfaire une passion qui était devenue plus impérieuse que toutes les autres.

« Toutes ces mesures ont établi l’ordre, la décence, la gravité, dans les maisons centrales ; elles ont fait disparaître une foule d’abus. Mais là se bornent leurs effets. Les condamnés se soumettent à la nouvelle discipline ; mais ils ne se convertissent pas. Une grande partie des libérés se font condamner de nouveau dans l’année qui suit leur sortie de prison. »

Nous avons vu, en effet, que si depuis 1859 le chiffre des récidives ne s’était pas accru dans une proportion aussi rapide que durant les époques précédentes, du moins il n’avait pas cessé de croître, et qu’au 1° janvier 1843, les maisons centrales contenaient encore 40 récidivistes sur 100 détenus.

Quant aux crimes et aux délits en général, le tableau placé en tête de ce rapport fait voir qu’ils n’ont jamais augmenté aussi vite que depuis 1879, la moyenne des années 1809, 1840 et 1841, dépassant de plus de 11,000 accusés ou prévenus la moyenne de la période précédente, ce qui ne s’était jamais vu.

Il faut donc avoir enfin recours à des remèdes plus puissant que ceux dont on a fait usage jusqu’ici.

En 1840, l’administration espérait pouvoir se borner à améliorer le système actuel de nos prisons.

Aujourd’hui, convaincue par son expérience qu’il faut renoncer à cet espoir, elle vous demande les moyens de procéder à une réforme plus profonde et plus efficace.

Il faut bien remarquer d’ailleurs qu’alors même que le soin de la sécurité et de la moralité publiques ne forcerait pas les Chambres à indiquer dès aujourd’hui celui des systèmes d’emprisonnement qu’elles jugent le meilleur, les besoins du service et les règles d’une bonne administration les contraindraient encore à faire, sans plus tarder, un pareil choix. Il ne s’agit pas seulement en effet de régir les prisons anciennes ; il faut savoir d’après quel plan on bâtira un grand nombre de prisons nouvelles, qu’en tout état de cause il est nécessaire de créer.

Si, comme semble le réclamer impérieusement l’opinion publique, les bagnes doivent cesser d’exister, il faut bien songer à élever les prisons qui devront contenir les sept mille forçats qui y sont aujourd’hui renfermés.

Il n’y a rien de plus contraire au bon ordre d’une prison que la réunion dans les mêmes murs de détenus des deux sexes, quelque disposition qu’on prenne pour séparer les deux établissements. Cet état de choses existe aujourd’hui dans cinq maisons centrales[8]. Tout le monde est d’accord qu’il faut le faire cesser. Il est un autre point sur lequel tous les hommes pratiques s’entendent : c’est qu’une prison, quel qu’en soit le régime, ne doit guère, pour pouvoir remplir son objet, dépasser en population cinq cents détenus. Au-dessus de ce chiffre, la surveillance devient très difficile et l’action du directeur sur chaque détenu à peu près nulle. Plusieurs de nos maisons centrales présentent une population double et quelquefois triple de ce chiffre normal[9]. À cet encombrement, autant qu’aux imperfections du système, sont attribués par les inspecteurs et les directeurs les vices qui règnent dans ces maisons, et tous signalent qu’il est urgent de travailler à diminuer graduellement l’étendue du mal, en multipliant le nombre des établissements.

Enfin, il a été prouvé à la Commission, par les documents que M. le ministre de l’intérieur lui a fournis, qu’en encombrant ainsi, au préjudice de la santé des détenus et de leur réforme, nos maisons centrales, on ne pouvait plus suffire à y placer tous les condamnés qui doivent, aux termes de leur arrêt, y être envoyés. Ainsi, en admettant même qu’on laisse subsister nos prisons actuelles et le système qui les régit, il est hors de doute que l’État va être obligé d’en bâtir de nouvelles.

Si l’État est forcé à bâtir un nombre assez considérable de prisons nouvelles, il est évident qu’il lui faut se fixer d’avance sur le régime à suivre dans ces prisons ; car le plan d’une prison et le régime qu’il convient d’appliquer aux détenus qu’elle doit renfermer, sont deux choses corrélatives et qu’on ne saurait envisager à part.

Le moment est donc arrivé de prononcer et de choisir entre les différents systèmes d’emprisonnement celui qui paraîtra le plus efficace.

Le gouvernement a pensé que c’est le système cellulaire qui doit être préféré.

La Chambre doit-elle penser de même ? C’est ce qui reste à examiner.

Les différents systèmes d’emprisonnement qui ont été, depuis vingt ans, préconisés ou adoptés tant en Amérique qu’en Europe, peuvent tous se réduire à deux[10].

Le premier consiste à renfermer, pendant la nuit, les condamnés chacun dans une cellule, et, pendant le jour, à les faire travailler en commun, mais en silence.

Le second sépare absolument les condamnés les uns des autres, pendant le jour aussi bien que pendant la unit. On pourrait l’appeler le système de l’emprisonnement individuel.

Le premier a été d’abord mis en pratique à Auburn. Onze États de l’Union américaine l’ont depuis adopté. La république de Genève l’a introduit, avec quelques modifications, dans son pénitencier. En Sardaigne, plusieurs prisons ont été adaptées à ce système.

Le second est en vigueur dans les États de Pensylvanie, de New-Jersey et de Rhodes-Island. Il est depuis longtemps admis dans la prison de Glasgow, en Écosse ; et, en vertu d’un bill du 17 août 1859, il s’étend peu à peu à toutes les prisons d’Angleterre. La Prusse l’a adopté. En France, il existe depuis plus de cinq ans, bien que d’une manière partielle, dans la prison de la Roquette, à Paris, et depuis plus de trois ans il y règne d’une manière générale et complète.

La Chambre n’attend pas de nous que nous entrions dans l’examen détaillé des avantages et des inconvénients que chacun de ces deux systèmes présente. Elle nous permettra seulement de rappeler les principaux d’une manière sommaire.

Le système d’isolement de nuit, avec travail commun, mais en silence, pendant le jour, empêche les plus grossiers désordres des mœurs ; il prévient, en partie, la contagion morale qui règne dans nos prisons ; il rend le travail des détenus plus productif. Son établissement est moins onéreux que dans le système opposé.

Voici les inconvénients qui sont liés à ces avantages :

Ce système est très-compliqué dans son exécution ; il exige non-seulement dans le directeur de la prison, mais dans tous les agents qui sont sous ses ordres, une perpétuelle vigilance, un zèle constamment éclairé et actif.

La Chambre comprendra aisément quelle immense entreprise cela doit être de maintenir dans un silence continuel et absolu une multitude d’hommes qu’on met chaque jour en présence les uns des autres, qui souvent s’asseoient sur le même banc et mangent à la même table, et qu’on emploie en même temps aux mêmes travaux dans de vastes ateliers remplis de métiers, où le bruit des instruments couvre incessamment celui des paroles. Dans toutes prisons d’Amérique soumises à ce système, la moindre violation de la loi du silence est punie par un certain nombre de coups de fouet. La seule prison américaine[11] où l’on ne fît point usage du fouet en 1801, l’a adopté depuis. Dans la plupart de ces prisons, chaque gardien administre lui-même cette correction disciplinaire aux détenus, au moment où il les surprend causant entre eux.

Plusieurs des commissaires envoyés aux États-Unis pour visiter les pénitenciers, en ont rapporté cette opinion, que le silence ne pouvait être obtenu qu’à l’aide du châtiment dégradant et cruel dont nous venons de parler, et contre lequel nos mœurs se révoltent.

Les Anglais cependant ont essayé de s’en passer[12] ; mais pour y suppléer, il leur a fallu ; 1° augmenter de la manière la plus extraordinaire les punitions d’une autre nature ; 2° accroître la surveillance en multipliant les gardiens.

C’est ainsi que, dans la prison de Coldbathfield, où la moyenne de la population détenue n’excède pas 1,100, on compte 142 employés. Dans cette même prison, 18,071 punitions ont été infligées dans l’année 1841, dont 9,687 pour infraction à la règle du silence-.[13] En 1842, 16,918 punitions ont été infligées, dont 9,652 pour infraction à la même règle[14].

Malgré cette extrême rigueur, il est généralement reconnu en Angleterre que, dans les prisons dont le silence forme la règle, on n’est point encore parvenu à empêcher que les détenus ne communiquent de temps en temps entre eux.

Des faits analogues se sont produits dans nos maisons centrales dès qu’on s’est sérieusement occupé d’y introduire le silence.

Il y a une maison centrale où, en 1842, il y a eu, sur une population d’environ 1,200 détenus, plus de 10,000 punitions prononcées pour infraction à la règle du silence ; dans une autre, près de 6,000 ont été prononcées pur la même cause sur une population de 300 détenus à peu près. Ce sont les seules maisons centrales pour lesquelles le chiffre total des punitions, dans l’année 1842, nous ait été fourni. Pour toutes les autres, la Commission n’a eu sous les yeux que les rapports du dernier trimestre ; et, quoiqu’on puisse conclure de ces rapports que le nombre des punitions a dû être moindre dans les prisons auxquelles ils se réfèrent que dans celles dont on vient de parler, dans toutes il est très-considérable[15]. Il existe, de plus, des différences très-grandes, quant à la sévérité du régime, entre les diverses maisons centrales. Dans telle maison, il y a 20 punitions pour un détenu ; dans telle autre, il y en a à peine une. Cela résulte naturellement du caractère des différents directeurs, de l’importance plus ou moins grande qu’ils attachent à l’observation du silence, et des facilités qu’ils trouvent pour le faire observer.

Le nombre des punitions est très-grand. Le genre des punitions auquel on a recours, peut, à la longue, devenir fort dangereux.

Dans une prison où l’usage du fouet est prohibé, où l’on ne peut aggraver la tâche journalière du détenu récalcitrant, parce que le travail habituel est aussi grand qu’il peut l’être ; où l’on ne peut infliger le silence comme peine disciplinaire, puisque le silence est la loi commune ; où enfin l’on ne saurait faire que rarement usage du cachot, parce que le nombre des cachots est limité, et que d’ailleurs le cachot arrache le détenu à son atelier et le plus souvent au travail : dans une pareille prison, il n’est pas aisé de savoir à quelle punition avoir recours pour maintenir la discipline. Il est difficile d’atteindre les délinquants autrement qu’en réduisant leur nourriture. La réduction de nourriture est, en effet, la peine la plus habituellement prononcée dans les prisons où le silence est la règle et où l’on ne fait point usage du fouet. Sur les 20,974 punitions infligées en 1840 dans la prison de Coldbathfield, on en trouve 10,728 qui ont consisté dans une réduction de nourriture. Les rapports des directeurs de nos maisons centrales font voir également que la mise au pain et à l’eau est une peine disciplinaire très-souvent appliquée ; il est impossible qu’un si fréquent usage d’une semblable peine ne produise pas à la longue de fort fâcheux effets sur le corps et même sur l’esprit des détenus. C’est ce que montre avec une grande force l’un des inspecteurs-généraux dans son rapport.

« Les détenus qui se font le plus souvent punir, dit-il, sont des hommes jeunes et vigoureux, dans la force des passions. Si le régime du pain et de l’eau se prolonge pour eux pendant plusieurs jours, la faim devient un mal, non-seulement pour le corps, mais encore et surtout pour l’esprit. Alors le cerveau se vide, l’imagination s’exalte, et la prolongation de la peine ne fait qu’accroître l’exaspération, au lieu de la calmer. »

Peut-être faut-il attribuer à cette cause l’augmentation de mortalité qui a été observée dans les maisons centrales durant les années 1840, 1841 et 1842, c’est-à-dire depuis qu’on a cherché à y introduire la règle du silence. Cette augmentation est assez grande dans toutes les prisons, mais elle est surtout remarquable dans la prison où le silence a été le plus énergiquement et le plus complètement maintenu. Le silence existe pourtant dans les prisons des États Unis, qui sont les prisons du monde où la mortalité est la moindre. Ce ne peut donc pas être l’obligation du silence qui altère ainsi la santé de nos détenus ; ce sont évidemment les moyens dont on est obligé de se servir pour obtenir ce silence. À tout prendre, la discipline brutale et dégradante qui est en vigueur dans la plupart des prisons d’Amérique, est en même temps plus efficace et moins dangereuse pour la santé de ceux qui la subissent, que le régime actuel de nos maisons centrales. Cela est pénible à dire ; mais cela est vrai.

Il est difficile de croire d’ailleurs que cette multiplicité de punitions disciplinaires, qui est indispensable dans nos prisons pour faire respecter la règle du silence, ne soit pas, sous un certain rapport, contraire à la réforme même du criminel qu’on a principalement en vue. Il n’est pas indifférent de punir sans cesse un homme pour un fait qui en lui-même est indifférent.

Une pareille méthode doit souvent exaspérer, les criminels endurcis et abattre le courage de ceux qui veulent revenir au bien.

« Il arrive parfois que des détenus bons sujets, dit un de MM. les inspecteurs-généraux, ouvriers laborieux, s’imposant des privations pour secourir leurs familles, ont malheureusement la tête un peu légère, et ne peuvent résister à la tentation de laisser échapper quelque paroles[16]  ; ils sont punis. Quelques jours après, ils retombent dans la même faute et encourent une nouvelle punition ; ainsi, les punitions se succèdent et deviennent plus fortes à mesure que les infractions se multiplient. Enfin, tant de châtiments, et pour une faute si légère, aigrissent l’esprit du détenu, ils le rebutent et le changent souvent en un homme insubordonné, dont les actions démentent bientôt la bonne conduite antérieure. » Encore si le silence qu’on cherche à imposer à l’aide de cette rigueur était obtenu ! Les rapports des directeurs ne l’affirment point, et les rapports de presque tous les inspecteurs-généraux le nient. Les bruyants propos ont cessé, les longues conversations sont interdites. Mais le silence complet, le silence pénitencier, comme le nomme heureusement un inspecteur, c’est à-dire celui qui empêche absolument les confidences immorales et les accords dangereux, ce silence n’existe nulle part.

Parmi les maisons centrales de France, il en est une où, de l’aveu de tout le monde, la règle du silence est mieux observée que dans toutes les autres.

Or, voici ce que dit de cette maison l’inspecteur-général chargé de la visiter :

« L’ordre physique règne partout : point de bruit, point de tumulte, pas de conversation à voix hautes. Les mouvements y sont si réguliers, si calmes, si parfaits, qu’on dirait une machine accomplissant sa fonction mécanique sans le frottement d’aucun rouage. On voit qu’une volonté ferme et unique imprime son action à tous les exercices de la journée, et que tous ces exercices se rattachent à une idée de moralisation et d’intimidation. Sous ce rapport, je regarde cette maison comme la mieux ordonnée qui soit peut-être en Europe. Mais quant au silence, il m’est facile de prouver qu’il n’existe pas, malgré les prescriptions rigoureuses du règlement et malgré les rigoureuses punitions qui suivent de près les infractions les plus légères. »

Suit le procès-verbal d’un interrogatoire subi devant l’inspecteur par un certain nombre de détenus. Il en résulte que ces criminels, non-seulement savent le nom de leurs voisins d’ateliers, mais connaissent le lieu de naissance de ceux-ci, leur histoire, la cause de leur condamnation, l’époque de leur sortie, leurs desseins ultérieurs, en un mot, tout ce que la règle du silence a pour but de leur cacher. »

L’inspecteur-général dit en terminant : « Si le silence n’est pas observé ici, il l’est encore bien moins ailleurs. »

Il faut ajouter qu’en admettant même qu’une grande administration comme la nôtre puisse arriver, à un moment donné, à établir dans nos prisons un silence complet, il serait très-difficile qu’elle le maintînt pendant longtemps. Il n’y a pas de matière dans laquelle il soit plus aisé de se relâcher. Chaque infraction au silence, prise isolément, a peu d’importance et ne saurait paraître bien criminelle. Celui qui en est témoin ne se sent guère disposé à punir un délit si excusable. L’infraction, en se renouvelant souvent et en beaucoup d’endroits, finit cependant par détruire ou par énerver la règle. Mais c’est là un résultat général que n’aperçoit pas clairement et d’avance chaque gardien qui n’a que le petit fait particulier sous les yeux.

Il est donc à croire que, dans la plupart de nos prisons, le silence cesserait peu à peu d’être observé. Or, le silence formant le trait principal du système, le système lui-même perd avec lui la plus grande partie de sa valeur.

En supposant, d’ailleurs, que le silence puisse être observé d’une manière continuelle et absolue, possibilité que l’on conteste même en Amérique, resterait encore un danger fort grave, dont la Commission a été très-occupée.

Si, dans le système que nous venons de décrire, les détenus ne peuvent pas se parler, ils se voient du moins tous les jours, ils se connaissent, et, sortis de la prison, il se retrouvent dans le sein de la société libre. Là ils s’empêchent réciproquement de revenir au bien ; ils se portent nmtuellement au mal, et ils forment ces associations de malfaiteurs qui, dans ces derniers temps surtout, ont compromis la sûreté publique et la vie des citoyens. Il y a dix-sept ans que la règle du silence a été introduite pour la première fois dans quelques-unes des prisons d’Angleterre, et qu’on a cherché à l’y maintenir sans avoir recours au fouet. Le résultat de cette longue expérience a été de convaincre tous les Anglais qui s’occupent pratiquement de la question, que ce système devait être abandonné. « Le système du silence, disent les inspecteurs-généraux[17], est un système sévère dans sa discipline, impuissant et contraire à la réforme. Le système du silence, avaient-ils dit précédemment[18], quoique favorable à l’ordre de la prison et à la discipline, a des conséquences si fâcheuses et qui nous paraissent si redoutables, qu’à notre avis il ne parviendra jamais à éloigner du crime et à réformer les criminels ». Ces mêmes fonctionnaires recommandent de toutes leurs forces l’adoption du système de l’emprisonnement individuel, et on a vu plus haut que c’est en effet celui-là que le gouvernement anglais a choisi. Votre Commission, messieurs, a également pensé que le système du travail commun en silence, quand on le séparait des châtiments corporels et qu’on voulait l’appliquer à près de quarante mille détenus, par l’effort combiné d’une multitude de fonctionnaires peu rétribués et placés dans une situation qui n’attire pas les regards, que le système présentait des difficultés d’exécution trop grandes et des résultats trop douteux pour qu’il fût sage de l’adopter. Sa conviction sur ce point s’est encore affermie quand elle a vu que, pour achever d’introduire un pareil régime dans nos prisons, il fallait encore faire des dépenses très-considérables. En effet, le système d’Auburn n’a pas seulement pour condition de succès le silence, mais encore la séparation individuelle de nuit ; ces deux choses se tiennent et ne peuvent être séparées. En vain parviendrait-on à imposer le silence pendant le jour, si l’on ne pouvait empêcher que pendant la nuit les détenus n’aient des rapports entre eux. Il n’y a pas un seul des documents dont il a déjà été parlé qui ne montre l’indispensable nécessité de créer des cellules de nuit dans nos maisons centrales.

Parmi les rapports qui ont été soumis à notre examen, il en est plusieurs qui prouvent jusqu’à la dernière évidence que, malgré les progrès incontestables de la surveillance et la sévérité de la discipline, il se passe dans les dortoirs des désordres dont la gravité ainsi que la fréquence doivent faire profondément gémir la morale et l’humanité.

Or, pour pourvoir de cellules les 20,000 détenus environ qui habitent ou qui doivent habiter les maisons centrales, et les 7,000 détenus qui occupent aujourd’hui les bagnes, il faudrait dépenser trente millions au moins[19]. La Chambre remarquera que, dans ce chiffre, ne figurent point les sommes nécessaires pour pourvoir de cellules les condamnés à moins d’un an qui restent dans les prisons départementales.

Les avantages qu’on peut raisonnablement attendre en France du régime du silence, n’ont pas paru à la Commission assez grands pour qu’on dût les payer si cher.

Restait le système de l’emprisonnement individuel que le gouvernement vous propose d’adopter.

La Commission en a fait aussi l’objet du plus sérieux examen.

Une première considération l’a frappée : la plupart de ceux qui ont reçu la mission d’aller aux États-Unis pour étudier sur les lieux l’état des prisons, sont revenus partisans très-zèlés de l’emprisonnement individuel, bien qu’avant leur départ ils eussent conçu ou même publiquement exprimé une opinion qui lui était contraire ; tous en ont reconnu les puissants effets sur l’esprit des criminels. Cependant, les commissaires envoyés à différentes reprises et à différentes époques en Amérique par les gouvernements de France, d’Angleterre et de Prusse[20], n’avaient eu sous les yeux que la forme la plus austère et la plus dure que ce système puisse prendre.

Le système de l’emprisonnement individuel a, en effet, des avantages spéciaux et très-grands qui ne peuvent manquer de frapper les regards.

La discipline en est facile et peut être réduite à des règles simples et uniformes qui, une fois posées, sont aisément suivies. On comprend que quand des criminels sont séparés les uns des autres par des murailles, ils ne peuvent offrir aucune résistance ni se livrer à aucun désordre : ce système une fois bien établi, l’administration de la prison une fois bien choisie, les-choses marchent donc en quelque sorte d’elles-mêmes, obéissant à la première impulsion qui leur est donnée. Cette raison, qui n’aurait que peu de puissance dans un pays comme la république de Genève, où le pénitencier, bien qu’il ne contienne en moyenne que cinquante détenus, attire directement et chaque jour l’attention particulière du gouvernement et de la législature ; cette première raison, disons-nous, a paru très-puissante à votre Commission. Il s’agit en effet d’indiquer à la Chambre le système de détention le mieux applicable à une multitude de prisons disséminées sur un très-vaste territoire et dans un pays où l’administration centrale, quelles que soient son habileté et sa puissance, ne saurait jamais raisonnablement se flatter de diriger et de surveiller à chaque instant tous ses agents dans l’exercice de règles compliquées et minutieuses.

Votre Commission a également été convaincue que l’emprisonnement individuel était, de tous les systèmes, celui qui rendait le plus probable la réforme morale des criminels, et exerçait sur leur âme l’influence la plus énergique et la plus salutaire ; mais elle ne s’est point exagéré cet avantage. Suggérer à un condamné adulte des idées radicalement différentes de celles qu’il avait conçues jusqu’alors, lui inculquer des sentiments tout nouveaux, changer profondément la nature de ses habitudes, détruire ses instincts, faire en un mot d’un grand criminel un homme vertueux, c’est là assurément une entreprise si ardue et si difficile, qu’on ne saurait y réussir que rarement, et qu’il ne serait peut-être pas sage à la société d’en faire l’unique objet de ses efforts. Le système de l’emprisonnement individuel est plus propre qu’aucun autre à favoriser ce genre de réforme ; mais il ne le garantit pas. Sur ce point il ne présente qu’un résultat probable ; mais il offre sur d’autres des certitudes absolues qui ont particulièrement fixé l’attention de votre Commission.

S’il n’est pas sûr que le système de l’emprisonnement individuel, pas plus que tout autre système, rende les détenus meilleurs qu’ils n’étaient, il est sûr du moins qu’il les empêche de devenir pires ; et c’est là un résultat immense, le seul résultat peut-être qu’il soit prudent à un gouvernement de se proposer. Non-seulement nos prisons actuelles ne corrigent pas, mais elles dépravent : cela est hors de doute. Elles rendent à la société des citoyens beaucoup plus dangereux que ceux qu’elles ont reçus. Il en sera ainsi partout où les condamnés pourront communiquer ensemble ; et le seul système qui garantisse d’une manière absolue et surtout permanente qu’ils ne communiquent pas, c’est le système de l’emprisonnement individuel.

Voilà une première certitude. En voici une seconde : De tous les systèmes d’emprisonnement, celui-ci est le plus propre à frapper vivement l’imagination des citoyens, et à laisser des traces profondes dans l’esprit des détenus. En d’autres termes, il n’y en a point qui, par la crainte qu’il inspire, soit plus propre à arrêter les premiers crimes et à prévenir les récidives. L’emprisonnement individuel n’empêche pas seulement les détenus de se parler, mais de se voir. Ils ne se connaissent pas les uns les autres. Ils ignorent qu’ils habitent sous le même toit. Cela a de grandes conséquences.

Il faut bien reconnaître qu’il existe en ce moment parmi nous une société organisée de criminels. Tous les membres de cette société s’entendent entre eux ; ils s’appuient les uns sur les autres ; ils s’associent chaque jour pour troubler la paix publique. Ils forment une petite nation au sein de la grande. Presque tous ces hommes se sont connus dans les prisons, ou s’y retrouvent. C’est cette société dont il s’agit aujourd’hui de disperser les membres ; c’est ce bénéfice de l’association qu’il faut enlever aux malfaiteurs, afin de réduire, s’il se peut, chacun d’eux à être seul contre tous les honnêtes gens unis pour défendre l’ordre. Le seul moyen de parvenir à ce résultat est de renfermer chaque condamné à part ; de telle sorte qu’il ne fasse point de nouveaux complices et qu’il perde entièrement de vue ceux qu’il a laissés au dehors.

Ces avantages, messieurs, ont paru assez graves à votre Commission, pour qu’à l’exemple du gouvernement elle se déclarât en faveur de ce dernier système.

Avant, cependant, de proposer à la Chambre de l’adopter, la Commission croit de son devoir de vous faire connaître quelles sont les principales objections que ce système a soulevées, et quelles réponses y ont été faites.

En admettant que le système d’emprisonnement individuel ait d’heureux résultats, n’imposera-t-il pas des charges trop lourdes à la fortune publique ?

Une prison où chaque détenu habite séparément, dans un lieu où il peut travailler et vivre pendant des années, sans que son existence soit compromise, une pareille prison doit coûter des sommes très-considérables à bâtir.

L’entretien doit, de plus, en être fort onéreux au trésor, car une prison de cette espèce exige un grand nombre d’agents, et le travail des détenus y est peu productif.

À cela, on répond :

Une maison régie d’après le système de l’emprisonnement individuel coûte, en effet, plus cher à bâtir qu’une prison dirigée d’après l’autre système. Mais il est très-douteux que le nombre des emplois y soit plus grand ; car on a vu précédemment qu’à la terreur qu’inspire dans les prisons américaines le fouet et l’arbitraire des gardiens, ou ne pouvait substituer dans nos prisons qu’une surveillance de tous les instants, exercée par une multitude d’agents. n’est pas certain non plus que, dans une prison cellulaire, le produit du travail soit moindre.

Cette question du travail des détenus dans l’emprisonnement individuel a tant d’importance, par rapport au trésor public et à l’avenir même de la réforme des criminels, que la Chambre nous permettra de nous y arrêter un moment.

Au point de vue de la réforme, ou dit : les professions exeicées dans une prison cellulaire sont nécessairement en très-petit nombre ; or, il faut que les professions enseignées dans une prison soient très-variées, afin que chaque détenu mis en liberté puisse trouver les moyens de vivre en travaillant.

Le nombre des métiers qui peuvent s’exercer dans la solitude est sans doute limité ; mais c’est une erreur de croire qu’il est très-petit. La commission a eu sous les yeux la liste d’un grand nombre lie professions profitables, et qu’un homme peut exercer étant seul. A mesure que la division du travail devient plus grande, et que chaque détail du même produit est confectionné à part, le nombre de ces travaux solitaires augmente. On compte treize professions dans la seule prison de la Roquette, qui n’est habitée cependant que par des enfants.

Il ne faut pas s’exagérer, d’ailleurs, la nécessité qu’il peut y avoir à multiplier les métiers dans les lieux de détention, aliu que tous les libérés qui en sortent puissent exercer au dehors celui qu’ils y ont appris. Les comptes de la justice criminelle nous apprennent que plus du tiers des accusés appartient aux classes agricoles. L’agriculture est leur véritable industrie ; il n’est pas désirable qu’ils la quittent pour entrer dans les carrières industrielles déjà encombrées. Plus du cinquième ont des professions industrielles qu’ils peuvent reprendre à leur sortie. Parmi le reste, les uns n’ont point de profession, et plusieurs n’ont pas besoin d’en avoir pour vivre, ou ne peuvent pas, à cause de leur éducation, vivre d’une profession manuelle. Un voit donc que, pour le plus grand nombre, la profession qui est apprise en prison est inutile en liberté et pourrait peut-être devenir nuisible ; et, quant aux autres, celle que leur enseigne en prison peut leur suffire. Il est de notoriété, parmi les hommes pratiques, que même aujourd’hui, où l’instruction professionnelle dans les prisons est aussi variée qu’elle peut l’être, la grande majorité des libérés n’exerce point en liberté le métier qu’on leur a enseigné en prison. Il est cependant très-nécessaire d’apprendre un métier au détenus, non pas seulement afin de les mettre en état d’exercer ce métier au dehors, mais afin de leur donner au dedans des habitudes réglées et laborieuses, et de leur faire faire sentir l’utilité du travail et son prix.

Au point de vue de l’intérêt financier, on ajoute : Le nombre des métiers étant limité, l’administration ne sera pas libre de choisir les travaux les plus productifs. L’apprentissage qu' elle sera obligée de donner dans la solitude sera plus coûteux et plus long.

Il est vrai que l’administration ne sera pas toujours libre d’employer les détenus aux travaux les plus productifs, mais tous les détenus qu’elle emploiera travailleront beaucoup plus vite, beaucoup plus assidûment et beaucoup mieux dans la solitude.

C’est une grande erreur de croire que l’apprentissage sera plus long dans la solitude ; il sera, au contraire, plus court, parce que toutes les forces de l’intelligence de l’ouvrier seront naturellement dirigées vers son travail.

Ces vérités n’avaient point été trouvées par la théorie ; ce sont des expériences faites en Amérique, en Angleterre et en France qui les ont mises en lumière. « Les entrepreneurs sont unanimes, disait M. le préfet de police dans son rapport de 1840, sur l’augmentation et la perfection du travail produit dans la prison de la Roquette ; sur l’abrègement et la facilité de l’apprentissage dans l’état actuel. »

L’année dernière, des agents désignés par le président du tribunal de commerce de la Seine ont, sur la demande du préfet de police, visité la prison de la Roquette. Voici la conclusion de leur rapport : « Nous avons reconnu et constaté les immenses progrès que l’application du système cellulaire a apportés dans l’instruction scolaire et l’éducation professionnelle des enfants.

En 1839, les inspecteurs-généraux des prisons, réunis en conseil sous la présidence de M. le directeur de l’administration départementale et communale, débattirent cette question si importante du travail. Le procès - verbal de ces séances a été mis sous les yeux de la Commission.

Après de longues discussions, la grande majorité du conseil (sept contre deux) conclut :

1° Qu’il était possible de donner au détenu, dans l'emprisonnement individuel, un métier réel, d’un usage constant, et qui puisse lui servir après sa libération ;

2° Que l’apprentissage d’un semblable métier peut avoir lieu dans l’emprisonnement individuel. Il n’est donc pas certain que le produit du travail soit moindre dans une prison où l’emprisonnement est individuel, ni que, par conséquent, l’entretien d’une pareille prison soit beaucoup plus onéreux, que l’entretien d’aucune autre[21].

Il est vrai qu’à Philadelphie les produits de la prison ne couvrent pas ses dépenses, contrairement à ce qui se voit dans la plupart des prisons américaines, où le travail est commun. Mais cela peut tenir à beaucoup d’autres causes qu’au régime. C’est ainsi qu’en Amérique même, la prison de Washington, qui est bâtie sur le plan d’Auburn, est très-loin de couvrir ses dépenses. Qu’à Auburn même, en 1838, la recette était de plus de 200,000 fr. au-dessous des dépenses, tandis que, pendant les six premiers mois de cette année 1858, dans la nouvelle prison de New-Jersey-[22], bâtie sur le plan de Philadelphie, les recettes excédaient les dépenses. Il résulte d’un rapport fait en 1858, à M. le ministre de l’intérieur, que, dans la prison de Glasgow, prison bâtie d’après le système de Philadelphie, et, de plus, dans une situation très-défavorable, puisque les détentions y sont très-courtes, le travail des détenus a couvert, pendant les années 1855, 1834, 1835, les 85 centièmes des frais de l’établissement : aucune prison d’Europe n’a encore obtenu un résultat si favorable.

La Commission persiste toutefois à croire que si l’on met en ligne de compte l’intérêt des sommes employées à fonder les prisons nouvelles, l’on trouvera que l’entretien de chaque détenu coûtera plus cher à l’État dans l’emprisonnement individuel que dans le système actuel. Mais il reste à savoir si la somme totale de la dépense que nécessitent les criminels ne finira point par être moindre. La Commission ne doute pas que l’emprisonnement individuel n’ait pour effet de rendre beaucoup plus rares les premiers crimes et les récidives, et, par conséquent, de diminuer les frais de justice criminelle.

En 1827, ces frais s’élevaient à 3,300,000 fr. ; en 1841, à environ 4,490,000 fr, c’est-à-dire que leur accroissement avait suivi à peu près les mêmes proportions que celui des crimes et des délits. Si, par suite d’un système d’emprisonnement plus répressif et plus réformateur, le nombre des crimes et délits était seulement resté stationnaire, ou qu’il n'eût crû que dans la proportion de la population, l’État aurait dépensé en 1841 environ 1 million de moins qu’il n’a fait.

L’emprisonnement individuel rendant les crimes plus rares, rendra les détenus moins nombreux. De plus, il permettra d’appliquer aux criminels des peines plus courtes, ce qui diminuera encore la population des prisons. Raccourcir d’un cinquième la durée des peines, c’est à la longue (le nombre de ceux qui commettent des crimes restant le même) diminuer du cinquième le nombre des détenus. Il est donc permis de croire que, sous le régime de l’emprisonnement individuel, les prisons contiendront beaucoup moins de condamnés qu’aujourd’hui. Or, la dépense actuelle d’un condamné dans les maisons centrales s’élevant à 220 fr., à peu près, la Chambre comprendra aisément quelle grande économie pourrait être obtenue sur ce point. Il en est un autre où l’épargne ne serait pas moindre. Dans la solitude, le détenu n’a pas besoin d’être excité à travailler, l’expérience l’a mille fois prouvé. Il n’est donc pas nécessaire de lui abandonner les deux tiers du produit de son travail, comme on le fait dans nos maisons centrales actuelles ; un sacrifice moins grand peut suffire.

La Commission, messieurs, a cru devoir s’étendre sur l’objection relative aux frais ; mais elle sent le besoin de dire qu’en pareille matière une objection de cette nature, fût-elle en partie fondée, ne lui paraîtrait pas suffisante pour vous arrêter. La grande question est de savoir, non pas quel est le système d’emprisonnement le moins coûteux, mais quel est celui qui réprime le mieux les crimes et assure le plus la vie et la fortune des citoyens. Une société intelligente croira toujours regagner en tranquillité et même en richesse ce qu’elle dépense utilement pour ses prisons. Une autre objection a souvent été présentée contre le système de l’emprisonnement individuel. On a dit :

L’emprisonnement individuel constitue à lui seul une peine de telle nature, qu’on ne peut atténuer ou aggraver cette peine que par sa durée. Cela est un grave inconvénient : il est bon de frapper l'imagination du public du public par la vue d’une échelle de peines. C'est le système du code, qui ne fait en cela que suivre les principes respectés par toute bonne législation répressive.

À cette objection, qui peut paraître grave, il a été répondu qu’alors même que, dans le système de l’emprisonnement individuel, on ne graduerait la peine de l’emprisonnement que par la durée, il serait encore inexact de dire qu’on renverse l’échelle des peines, telle qu’elle est dressée dans le code pénal. Le code pénal, en effet, gradue la peine de plusieurs manières : par la mort civile, par l’infamie, par la privation temporaire des droits civils ou politiques. L’introduction de l’emprisonnement individuel laisse subsister dans leur entier tous ces degrés. Il ne change que la portion de la peine qui consiste dans la privation de la liberté, et, là encore, il n’est pas exact de dire qu’il soit impossible d’établir des différences entre les condamnés.

Il est vrai qu’on ne saurait, sans des inconvénients très-graves, accroître avec la grandeur du crime l’état d’isolement comparatif dans lequel le condamné doit vivre. Mais des différences considérables peuvent être établies sur d’autres points. Le vêtement et les aliments peuvent être plus grossiers pour certains criminels ; le travail peut être plus pénible, et la rémunération quelconque qui lui est accordée peut être plus ou moins grande. Ainsi les classifications du code pénal se retrouvent en partie.

Indépendamment de ces deux objections, le système d’emprisonnement individuel en a soulevé une dernière ; elle mérite d’attirer toute l’attention de la Chambre.

L’emprisonnement individuel, a-t-on dit quelquefois, n’améliore pas les détenus ; bien plus, il les déprave, les abrutit, et à la longue il les tue.

Un homme renfermé entre quatre murailles est entièrement privé de son libre arbitre ; il ne peut faire un mauvais emploi de sa volonté, il est vrai, mais il ne saurait non plus apprendre à en faire un bon usage. On ne lui enseigne point à se vaincre, puisqu’il est hors d’état de faillir. Il ne devient pas sensible à l’opinion de ses semblables, puisqu’il est seul. Pour lui, le grand mobile des progrès, l’émulation, n’existe pas. Il ne devient donc pas meilleur qu’il n’était, et il est à craindre qu’il ne devienne pire. La solitude est un état contre nature. Elle aigrit, elle irrite tous les esprits qu’elle n’abat point. L’homme énergique qui y est soumis finit par considérer la société comme un tyran implacable dont il n’attend que l’occasion de se venger. La solitude a enfin pour résultat presque assuré de troubler la raison, et, au bout d’un certain temps, d’attaquer le principe même de la vie. Elle est surtout de nature à produire tous ces effets chez les peuples où les besoins de la sociabilité sont aussi prononcés que parmi nous.

Quant à la portion de l’argument qui est spéciale à une race d’hommes plutôt qu’à une autre, elle ne s’appuie sur le résultat d’aucune expérience.

Des individus appartenants des nations très-diverses ont été renfermés dans le pénitencier de Philadelphie. On n’a point vu que ces hommes fussent autrement affectés par le régime que les Américains. Même observation a été faite dans les prisons du système d’Auburn, où le silence est maintenu par la force. Il a été remarqué, au contraire, dans ces différentes prisons, que les hommes qui se soumettaient le plus résolument à leur sort, une fois qu’ils le jugeaient inévitable, et qui, par conséquent, en souffriraient le moins, étaient les Français. Il semble, en effet, que cette facilité à supporter les maux inséparables d’une condition nouvelle soit un des traits du caractère national. On le retrouve dans nos prisons comme ailleurs. Il n’y a presque personne qui ne fût tenté de croire, au moment où la cantine, le vin et le tabac furent supprimés dans les maisons centrales et le silence ordonné, que l’ordre de la maison ne tarderait pas à être violemment troublé. Aujourd’hui, toutes nos maisons centrales sont soumises à ce régime. Laissons donc de côté cet argument spécial pour revenir aux raisons plus générales et plus fortes qui ont été données. Il est sans doute bon d’apprendre aux hommes à faire usage de leur volonté pour vaincre leurs mauvais penchants. Mais c’est une grande question de savoir si l’habitude que prend un détenu de résister à ses passions, non par amour du bien, mais par la crainte toute matérielle que lui cause à chaque instant le fouet, le cachot ou la faim, dont le menacent des geôliers auxquels il ne peut échapper ; c’est une grande question, disons-nous, de savoir si une pareille habitude est fort utile à la réforme. Ce qui porterait à en douter, c’est une remarque que tous les directeurs de prison ont faite, et qui se trouve consignée dans les réponses de plusieurs des chefs de nos maisons centrales ; savoir que les détenus qui se conduisent en généial le mieux en prison et se plient le plus aisément à la règle, sont d’ordinaire les plus corrompus. Leur intelligence leur démontre aisément qu’ils ne peuvent se soustraire aux rigueurs de la discipline, et la bassesse de leur cœur les aide à s’y soumettre. Les plus dociles de tous sont les récidivistes.

Quant à l’action que les hommes peuvent avoir les uns sur les autres, elle ne saurait être que pernicieuse. Dans ces petites sociétés exceptionnelles que renferment les prisons, le mal est populaire ; l’opinion publique pousse vers le vice et non vers la vertu, et l’ambition ne saurait presque jamais porter à bien faire.

D’ailleurs, en admettant qu’il y eût quelque chose à perdre de ce côté, il y a beaucoup plus à gagner d’un autre.

Le plus simple bon sens indique que, s’il est un moyen puissant de produire une impression profonde et salutaire sur un condamné, ce moyen est de l’isoler de ses compagnons de débauche ou de crimes, et de le livrer à sa conscience, à la paisible considération des maux que ses fautes lui ont proiluits, et au contact des gens honnêtes. Un pareil système d’emprisonnement ne peut guère manquer de faire prendre aux condamnés des résolutions, sinon vertueuses, au moins raisonnables, et il leur en rend, cà leur sortie, l’application plus facile, parce qu’il a rompu ou détendu le lieu qui, avant la condamnation, unissait chacun d’eux à la population libre des malfaiteurs.

Tous ceux qui ont visité le pénitencier de Philadelphie et conversé avec les détenus qu’il renferme, ont été très-frappés de la tournure grave et sérieuse qu’avait prise leur pensée. Tous ont été témoins de l’impression profonde que produisait sur eux la peine à laquelle ils étaient soumis, et des bonnes résolutions qu’elle faisait naître.

Mais, dit-on, ce système qui fait une si grande impression sur l’esprit, le trouble ; il détruit la santé, amène la mort. Ce sont là des objections bien graves, et qui méritent assurément plus que autres les autres de nous préoccuper.

Il est bon de s’entendre d’abord sur un premier point ; il est bien certain que l’emprisonnement est un état contre nature, qui, en se prolongeant, ne peut guère manquer d’apporter un certain trouble dans les fonctions de l’esprit et du corps. Cela est inhérent à la peine qui en fait partie. L’objet des prisons n’est pas de rétablir la santé

des criminels ou de prolonger leur vie, mais de les punir et d’arrêter leurs imitateurs. Il ne font donc pas s’exagérer les obligations de la société sur ce point, et si dans les prisons les chances de longévité ne sont pas très-inférieures à ce qu’elles eussent été pour les mêmes hommes dans la liberté, le but raisonnable est atteint. L’humanité est satisfaite.

Cette idée générale admise, interrogeons les faits.

À Glasgow, où l’emprisonnement individuel existe depuis près de vingt ans, l’état sanitaire de la prison a toujours été excellent ; mais la moyenne de la détention n’excède pas six mois. À la prison de la Roquette, dont nous avons parlé, où depuis quatre ans quatre cents enfants sont soumis à l’emprisonnement individuel complet, la santé des détenus a presque toujours été meilleure et jamais plus mauvaise qu’elle n’était avant l’introduction du système. Les rapports de cette prison constatent que, dans l’isolement, la moyenne des malades durant les trois dernières année a été de 7/77o sur 100, tandis qu’elle était de 10 à 11 sur 100 dans le système de vie commune.

Quant au pénitencier de Philadelphie, le seul qui fournisse l’exemple de longues détentions, voici l’état réel des choses. Dans son dernier rapport (1841), le médecin de la prison constate que, parmi les condamnés qui ont été mis en liberté durant l’année, 88 sur 100 étaient très-bien portants ; et que, parmi ceux qu’avait reçus la prison durant la même période, 50 seulement sur 100 étaient dans le même cas. Une remarque analogue a été faite durant les années antérieures : ce qui tend à prouver que la santé des détenus se rétablit plutôt qu’elle ne se détériore dans la prison.

Une base d’appréciation encore plus solide se trouve dans la liste des décès. La Commission a eu sous les yeux la table de morlalité du pénitencier de Philadelphie, de 1850 à 1840 ; elle a constaté que la moyenne de la mortalité, durant cette période, avait été environ de 1 décès sur 30 détenus.

À Auburn, la moyenne n’a été que de 1 sur 56 ; mais à Sing-Sing, grande prison de l’État de New-York, qui suit le même régime qu’Auburn, elle a été de 1 sur 37 ; à Genève, où la douceur du régime a été poussée jusqu’au point d’énerver la loi pénale, de 1 sur 30. Ainsi Philadelphie n’a d’infériorité que comparativement aux pénitenciers américains, et cette infériorité s’explique très-bien par des circonstances particulières[23]. D’ailleurs, l’infériorité de Philadelphie, quant aux prisons de l’Amérique, n’existe que par rapport aux prisons réformées. Dans cette même ville de Philadelphie, il existait, antérieurement au pénitencier actuel qui n’a que treize ans d’existence, une autre prison, et dans cette prison où l’on rencontrait avec la vie commune tous les vices qu’elle entraîne avec elle, et que l’emprisonnement individuel fait disparaître, la mortalité n’était pas de 1 sur 50, mais de 1 sur 7. Le résultat obtenu à Philadelphie paraîtra encore plus favorable, si on le compare à ce qui se passe en France. Les tableaux publiés par le ministre du commerce nous apprennent que de 1817 à 1855, pendant l’époque où la discipline était la plus relâchée, la mortalité dans nos maisons centrales a été de 1 détenu sur 14 ou sur 15. Elle a été moyennement, dans les trois dernières années, de 1 sur 12 ou 13.

M. le ministre de l’intérieur a chargé un médecin, M. le docteur Chassinat, de faire une étude spéciale de la mortalité dans les prisons et de ses causes.

Pour remplir sa mission, M. le docteur Chassinat a pris note de tous les condamnés entrés dans les bagnes du royaume pendant dix ans, de 1822 à 1851 inclusivement, et il les a classés de manière à pouvoir étudier quelle action pouvaient avoir eu sur la mortalité différentes circonstances telles que le séjour antérieur dans les prisons, la nature du crime, la profession exercée en liberté, la nationalité.

Un travail moins étendu, mais analogue et embrassant la même période, a été fait par M. le docteur Chassinat sur les maisons centrales.

M. Chassinat a ensuite comparé la mortalité des prisons à celle qui a lieu dans la société libre, d’après les tables de Duvilard.

Ce document a passé sous les yeux de la Commission. Il mériterait d’être mis en entier sous ceux de la Chambre, car il jette une grande lumière non-seulement sur la question du régime des prisons, mais sur plusieurs points importants de la législation pénale : voici, quant au sujet qui nous occupe, ce qui en résulte.

Pendant le même espace de temps, et parmi les hommes du même âge, il meurt deux personnes dans la société libre et cinq forçats. Dans les mêmes circonstances, il meurt deux personnes dans la société libre, et de six à sept détenus dans les maisons centrales. Un homme de trente ans, au bagne, a la même chance de vie qu’un homme de cinquante-huit dans la société libre. Un homme de trente-trois ans, dans la maison centrale, a la même chance de vie qu’un homme de soixante-quatre dans la société libre.

Il meurt dans les maisons centrales 17 hommes sur 13 o femmes.

L’âge où la mortalité sévit le plus dans les maisons centrales est l’âge de seize à vingt ans. On y meurt à cet âge une fois plus que ne le comporte la moyenne générale. Lorsqu’il meurt deux jeunes gens de seize à vingt ans dans la société libre, il est pénible de remarquer qu’il en meurt douze en prison. Il est donc absolument faux de dire que le système d’emprisonnement suivi à Philadelphie ait compromis outre mesure la vie des détenus, puisque dans nos maisons centrales, à l’époque même où le régime y était le plus doux, les décès ont été beaucoup plus nombreux qu’en Amérique.

Il y a plus, la Commission de 1840 a constaté que, dans notre armée, composée d’hommes jeunes et choisis, la mortalité dans les grandes villes de garnison, et particulièrement à Paris, était plus considérable que dans le pénitencier de Philadelphie. L’État doit-il donc à des criminels une garantie d’existence plus grande que celle qu’il accorde à ses soldats ? L’emprisonnement individuel de Philadelphie, qui n’a point été fatal à la vie des condamnés, paraît avoir eu, dans quelques circonstances, il faut le reconnaître, une influence fâcheuse sur leur raison.

En 1858, quatorze cas de surexcitation mentale ou de folie ont été constatés dans la prison (la population était de trois cent quatre-vingt-sept détenus) ; en 1859, le nombre des cas a été de vingt-six (la population étant de quatre cent vingt-cinq). Sur ce nombre, les inspecteurs du pénitencier, nommés par la législature de Pensylvanie, constatent que huit sont relatifs à des détenus dont les facultés intellectuelles étaient plus ou moins altérées avant d’entrer en prison[24] ’, et quinze se l’apportent à des condamnés qui n’avaient été sujets qu’à une irritation momentanée, calmée par un traitement de quelques jours, ou au plus de quelques mois. En 1840, il y a eu dix ou douze cas d’hallucination. Parmi les détenus atteints de cette maladie, deux étaient fous avant d’entrer en prison, presque tous les autres ont été guéris à l’aide d’un traitement qui a duré de deux à trente-deux jours. y a donc eu à Philadelphie un certain nombre de surexcitations mentales, qui, s’étant manifesté dans la prison, peut[25] être attribué au régime qui y est en vigueur. L’emprisonnement individuel avait, en effet, au pénitencier de Philadelphie, à l’époque où les personnes envoyées par le gouvernement français l’ont visité, des caractères particulièrement austères, et qu’il n’est pas dans l’intention de la Commission de préconiser.

La prison de Philadelphie a été créée dans un but de religion plus encore que d’intérêt social. On a surtout voulu en faire un lieu de pénitence et de régénération morale.

Partant de ce principe absolu, on avait entrepris, non pas seulement de séparer le détenu de la société de ses pareils, mais de le plonger dans une profonde et irrémédiable solitude. Une fois entré dans sa cellule, il n’en sortait plus. Il n’y trouvait que son métier et un seul livre, la Bible. Aucun visiteur, si ce n’est un très-petit nombre d’individus désignés par la loi, n’était admis à le voir ni à lui parler. Aucun bruit du dehors ne parvenait à son oreille. C’étaient ses gardiens seuls qui lui apprenaient une profession. Il ne les voyait même que de loin en loin. Ils lui passaient sa nourriture à travers un guichet. Il n’était pas témoin des cérémonies du culte. Le condamné entendait la voix, mais n’apercevait pas les traits du prédicateur. En un mot, tout semblait avoir été combiné pour accroître la sévérité naturelle du système, au lieu de s’efforcer de l’adoucir.

On comprend que, parmi quatre cents individus soumis à un pareil régime, l’imagination de quelques-uns arrive à s’exalter ; que les esprits l’aibles ou bizarres que renferme toujouis en grand nombre une prison, soient surexcités, et que des cas d’hallucination aient dû se présenter.

La Commission de 1840, qui était fermement convaincue que l’emprisonnement individuel est le meilleur système de détention qui ait été trouvé, repoussait cependant les rigueurs inutiles dont les législateurs de la Pensylvanie avaient voulu l’entourer. Le système qu’elle préconisait et dont elle proposait l’adoption à la Chambre, n’avait pas tant pour objet de mettre le détenu dans la solitude que de le placer à part des criminels. C’était dans cette vue qu’après avoir posé dans la loi le principe de la séparation des détenus, elle n’avait pas voulu abandonner à lui règlement d’administration publique le droit d’indiquer les différents moyens à l’aide desquels ce principe devait être appliqué. Elle avait cru que ces détails faisaient

partie intégrante de la peine, et que, par conséquent, le législateur ne devait pas laisser à d’autres qu’à lui-même le soin de les fixer. Votre Commission, messieurs, s’est pleinement associée à ces différentes pensées. Comme sa devancière, ce n’est pas la solitude absolue qu’elle prétend imposer aux détenus, c’est la séparation des criminels les uns des autres. Ainsi que la Commission de 1840, elle juge qu’il ne suffit pas d’indiquer ce but, et qu’il faut que la loi elle-même prenne les mesures les plus propres à le faire atteindre. Le projet du gouvernement est entré dans celle voie. Voire Commission vous propose d’y entrer encore plus avant. Quant à la prison elle-même, nous n’avons pas cru que la loi dût indiquer un mode de construction plutôt qu’un autre. Le projet du gouvernement se borne avec raison à dire que chaque détenu devra être renfermé dans un lieu suffisamment spacieux, sain et aéré.

Cependant nous devons faire observer que toutes les prisons cellulaires bâties en Angleterre sont construites de façon à ce que chaque détenu puisse tous les jours prendre de l’exercice en plein air. La plupart des plans dressés en France contiennent aussi des promenoirs. L’expérience a prouvé que cet exercice, dont on peut fournir aux détenus le moyen sans entraîner l’Etat dans de grandes dépenses, est indispensable à leur santé. La Commission espère que toutes les nouvelles prisons seront bâties de manière à ce que cet exercice salutaire puisse être donné.

Elle a également pensé qu’il était fort nécessaire de bâtir des prisons cellulaires de telle façon, que l’air pût pénétrer très-aisément dans toutes leurs parties. En conséquence, elle émet le vœu que, quand les nouveaux pénitenciers seront composés de plusieurs ailes, ces ailes ne soient pas rapprochées les unes des autres : erreur préjudiciable à la santé des détenus dans laquelle on est souvent tombé.

La Commission croit enfin devoir rappeler qu’il ne s’agit pas d’élever de somptueux monuments, mais de bâtir des maisons de répression dans la construction desquelles toutes les dépenses inutiles doivent être évitées avec grand soin. L’avenir de la réforme pénitentiaire en France dépend en partie de la sage économie qui présidera à son introduction. C’est ce que ne doivent jamais oublier ceux qui entreprennent cette grande œuvre Nous avons dit que le hut de la loi était de séparer les détenus entre eux, mais non de les plonger dans la solitude. Après s’être occupée de la prison elle-même, la Commission a donc dû examiner si les détenus y étaient mis, le plus souvent possible, en contact avec la société honnête.

Le projet de loi indique qu’à chaque prison serait attachés, indépendamment du directeur et du médecin, un instituteur.

Les comptes de la justice criminelle font connaître qu’en 1858 la proportion de ceux qui ne savent ni lire ni écrire était de 56 sur 100, et que presque tous sont plus ou moins dans l’ignorance des notions les plus élémentaires des connaissances humaines. D’une autre part, l’expérience a prouvé en Amérique et prouve encore tous les jours à la prison de la Roquette, que les détenus soumis à l’emprisonnement individuel s’adonnent très-volontiers à l’étude et y font aisément de grands progrès. « Les résultats de l’instruction élémentaire, dit M. le préfet de police dans son rapport du 22 février 1840, tels qu’ils se sont révélés depuis deux ans dans le quartier de la correction paternelle (le plus anciennement divisé en cellules), m’autorisent à dire qu’il est hors de doute que les progrès des élèves seront bien plus marqués dans la séquestration solitaire où l’étude devient une distraction, que dans l’école commune. »

Les rapports subséquents prouvent que cette prévision s’est réalisée.

Les hommes les plus grossiers, réduits à eux-mêmes, ne considèrent plus les efforts de l’esprit comme un travail, mais comme un délassement. Il est utile de leur procurer, avec ce soulagement de la solitude, l’instruction élémentaire dont ils manquent. A la prison sera attaché un aumônier. La Commission vous propose d’ajouter qu’on placera également dans la prison lui ministre appartenant à l’un des cultes non catholiques autorisés par la loi, si les besoins l’exigent. Si le nombre des détenus non catholiques n’était pas assez grand pour qu’un ministre de leur culte fût attaché à la prison, il est bien entendu, du moins, que le détenu non catholique ne sera jamais forcé de recevoir la visite de l’aumônier s’il s’y refuse, et qu’il lui sera loisible de se procurer les secours religieux au dehors.

Trente et une pétitions ont été adressées à la Chambre à l’occasion du projet de loi des prisons. Ces pétitions ont été mises sous les yeux de la Commission, qui en a fait l’objet d’un très-sérieux examen. La plupart d’entre elles émanent de consistoires protestants. Toutes ont pour but de réclamer la création d’un pénitencier uniquement destiné à recevoir des détenus appartenant à la religion réformée. La Commission reconnaît tout ce qu’a de respectable une demande qui prend son origine dans la première de toutes nos libertés, la liberté religieuse ; cependant elle ne croit pas pouvoir vous proposer d’ajouter à la loi les dispositions qu’on réclame. Elle a pensé que la réunion en un même lieu de tous les condamnés protestants de France présenterait dans la pratique des difficultés très-grandes. Elle a jugé surtout que ce système serait souvent fort contraire à l’intérêt même de ces individus ; qu’il éloignerait beaucoup d’entre eux de leur famille, qui est souvent pour eux une source de moralité aussi bien que de consolation, et les soumettrait à de longs et pénibles transports qui leur fourniraient vraisemblablement de nouvelles occasions de se corrompre. Tous ceux qui se sont occupés spécialement du système pénitentiaire, savent, en effet, que rien n’est plus dangereux que ces voyages pendant lesquels les condamnés, mal surveillés, achèvent d’ordinaire de se dépraver.

« C’est surtout par l’influence des croyances religieuses, dit un inspecteur-général dans son rapport, qu’on peut espérer la réforme morale d’un certain nombre de condamnés ; la discipline ne peut que lui préparer les voies. »

La Commission a la même pensée : le régime cellulaire lui paraît, de tous les modes d’emprisonnement, le plus propre à ouvrir les cœurs des détenus à cette influence réformatrice. C’est là un des plus grands avantages de ce régime à ses yeux.

Dans le système de l’emprisonnement individuel, le condamné, isolé de ses pareils, écoute sans distraction et retient sans peine les vérités qui lui sont enseignées ; il reçoit sans rougir les conseils honnètes qu’on lui donne ; le prêtre n’est plus pour lui un objet de dérision et de haine, sa seule présence est un grand soulagement de la solitude ; le détenu souhaite sa venue et s’afflige en le voyant partir.

L’emprisonnement individuel est assurément, de tous les systèmes, celui qui laisse le plus de chances à la réforme religieuse. Il est donc à espérer que lorsqu’il s’établira, ou verra non-seulement les ministres de toutes les religions, mais les hommes religieux de toutes les communions, tourner du côté des prisons leur zèle ; jamais champ plus fertile et plus vaste ne leur aura été ouvert. La Commission pense qu’il importe beaucoup au succès du régime pénitentiaire que ce mouvement naisse et soit encouragé et facilité.

Après l’aumônier, le projet de loi indique, parmi ceux qui doivent visiter le plus possible les détenus, les membres de la Commission de surveillance.

Toutes ces visites sout de droit. Elles sout obligatoires une fois ; par semaine pour le médecin et l’instituteur. Afin de rendre l’exécution de cette dernière prescription possible, la Commission de 1840 avait prévu le cas où la prison contiendrait plus de cinq cents détenus. L’expérience, ainsi qu’on l’a dit plus haut, indique qu’une prison, quel que soit le système en vigueur dans ses murs, ne doit pas contenir plus de cinq cents détenus. Il est évident que les prisons qu’on aura désormais à bâtir, ne devront pas dépasser cette limite ; mais il y a beaucoup de prisons déjà bâties et qui sont faites dans le but de renfermer un plus grand nombre de criminels. Pour celles-là, la Commission de 1840 indiquait que le nombre des médecins, instituteurs et aumôniers, y devrait être augmenté proportionnellement au nombre des détenus, c’est-à-dii e que si les détenus étaient plus de cinq cents, deux médecins, deux aumôniers, deux instituteurs devaient être attachés à la prison, et trois si elles contenaient plus de mille criminels. Votre Commission, messieurs, a pensé qu’il était très-désirable que l’Administration suivit cette règle, mais elle n’a pas cru qu’il convint de l’y enchaîner d’une manière absolue.

Indépendamment des visites que certains fonctionnaires ont le droit ou l’obligation de faire aux condamnés, le projet de loi indique que les parents des détenus, les membres des sociétés charitables, les agents des travaux, pourront être autorisés à les visiter. Pour ces visites, qui peuvent se reproduire régulièrement, et qui sout faites par des personnes dont on connaît d’avance les intentions et la moralité, une permission générale du préfet est suffisante : pour toutes les autres, une permission spéciale est nécessaire. La Chambre voit clairement quel a été le but général de la Commission mission dans tout ce qui précède. Le point de départ des fondateurs du système pénitencier de Philadelphie avait été de rendre la solitude aussi complète qu’on peut rimaginer. Le système du projet de loi s’efforce de la diminuer autant que possible, pour ne la léduire qu’à la séparation des criminels entre eux. Après les visites que le condamné peut recevoir, le plus grand adoucissement de l’emprisonnement individuel, c’est le travail. Dans ce système, le travail est un plaisir nécessaire, l’oisiveté n’est pas seulement très-pénible, elle devient, en se prolongeant, très-dangereuse. L’emprisonnement individuel sans travail a été essayé en Amérique, et il y a produit les plus funestes effets. Aussi, votre Commission est-elle d’avis de déclarer dans la loi que le travail est obligatoire, et qu’il ne peut être refusé, si ce n’est à titre de punition temporaire.

Ce que nous disons du travail matériel doit s’entendre, quoiqu’à un degré bien moindre, de celui de l’esprit. Il est sage et utile de permettre aux détenus la lecture, non-seulement de l’Ecriture-Saintç, ainsi que l’ont fait les Américains, mais des livres que la prison pourrait se pi-ocurer et dont le choix sera déterminé par la Commission de surveillance.

A toutes ces précautions dont l’ulijct, ainsi que le voit la Chambre, est de faire que l’emprisonnement individuel soit sans danger pour la vie et la raison des condamnés, votre Commission a pensé qu’il était nécessaire d’en joindre une dernière, sans laquelle toutes les autres pourraient devenir presque illusoires. En vain aurait-on disposé la prison de manière à ce que le détenu pût prendre de l’exercice , inutilement aurait-on permis à celui-ci de voir un certain nombre de personnes indiquées par la loi elle-même, si la discipline de la maison ou l’exigence de l’entrepreneur ne lui laissaient aucun moment de loisir. La Commission, qui jugeait indispensable de tempérer la rigueur de l’emprisonnement solitaire, devait en assurer les moyens. En conséquence, un amendement introduit par elle déclare que deux heures au moins chaque jour seront réservées pour l’école, les visites des persomies désignées ci-dessus, et la lecture des livres dont il a été parlé plus haut. Tous ces amendements ont été consentis par le gouvernement.

Votre Commission, messieurs, a jugé que l'emprisonnemont individuel ainsi adouci, non-seulement ne compromettrait pas la vie dos condamnés, l’exemple de Philadelphie le prouve, mais qu’il produirait très-rarement les accidents dont ce pénitencier a été témoin. Sa conviction sur ce point a été corroborée par l’opinion exprimée, il y a quatre ans, par une Commission de l’Académie de médecine de Paris.

L’Académie avait à examiner l’ouvrage que lui avait soumis M. Morcau-Christophe, inspecteur-général des prisons de France, intitulé : De la mortalité et de la folie dans le système pénitentiaire.

Le Rapport fut fait le 5 janvier 1859 par une Commision composée de MM. Pariset, Villermé, Marc, Louis et Esquirol, ce dernier faisant les fonctions de rapporteur ; il se termine ainsi : « Si la Commission avait eu à exprimer son opinion sur la préférence à accorder à un système pénitentiaire ; elle n hésiterait pas à se prononcer pour le système de Philadelphie comme le plus favorable à la réforme.

« La Commission, n’ayant à se prononcer que sur la question sanitaire, est convaincue que le système de Pensylvanie, c’est-à-dire la réclusion solitaire et continue de jour et de nuit avec travail conversation avec les chefs et les inspecteurs, n’abrège pas la vie des prisonniers et ne compromet pas leur raison. » Pour achever enfin de s’éclairer sur cette portion capitale de sa fâche, votre Commission a cru devoir se transporter tout entière dans le pénitencier de la Roquette, où le système qu’elle préconise est depuis plus de quatre ans en vigueur. La vue de cette prison a achevé de la confirmer dans l’opinion qu’elle avait déjà. A l’aide du regard qui existe à la porte de chaque cellule, les membres de la Commission ont pu voir tous les détenus sans que ceux-ci sussent qu’on les regardait. Tous s’occupaient de leurs travaux avec l’apparence de l’application la plus soutenue et du plus grand zèle. La Commission en a interrogé un grand nombre  ; ils lui ont semblé avoir l’esprit tranquille et soumis. Elle a vu appliquer sous ses yeux la méthode simple et ingénieuse à l’aide de laquelle on parvient sans peine à enseigner à ces enfants le catéchisme et les premiers éléments des connaissances humaines. La Commission a pu se convaincre que les détenus ne restaient jamais longtemps seuls. Les visites du directeur et de l’aumônier, les soins de l’école, les nécessités même du travail manuel qui forcent les gardiens à entrer souvent dans les cellules pour apprendre au jeune condamné son métier, diriger ses efforts ou en constater les résultats, interrompent fréquemment la solitude. Le bruit de l’industrie dont tous les corridors retentissent sans cesse, le mouvement incessant qui règne dans toutes les parties de la maison, ôtent à cette prison la physionomie morne et glacée qu’ont certains pénitenciers d’Amérique. Le vœu de la Commission est qu’un grand nombre des membres de la Chambre aille visiter la maison de la Roquette. Il serait imprudent sans doute de conclure de ce qui se passe dans cette prison, que le système qui y est en pratique, appliqué à des hommes faits, ne produirait pas sur ceux-ci une impression plus profonde que celle qu’il fait naître chez des enfants. Toutefois, la Commission se croit en droit d’affirmer qu’un pareil système ne fera pas naître dans l’intelligence des détenus le trouble qu’on redoute. Alors même, d’ailleurs, que les affections mentales seraient un peu moins rares dans les prisons nouvelles que dans les anciennes, la Commission n’hésiterait pas encore à dire que cette raison, quelque puissante qu’elle soit, n’est pas suffisante pour faire abandonner, avec le système de l’emprisonnement individuel, tous les biens sociaux qu’on en doit attendre. Les anciennes prisons causaient une souffrance physique ; c’est par ce côté qu’elles étaient surtout répressives. Les améliorations introduites successivement depuis dans le régime, ont permis qu’on y jouît souvent d’une sorte de bien-être.

Si la peine de l’emprisonnement épargne le corps, il est juste et désirable qu’elle laisse du moins dans l’esprit des traces salutaires, attaquant ainsi le mal dans sa source. Or, il est impossible qu’un régime spécialement destiné à faire une impression vive sur nu grand nombre d’esprits, n’en pousse pas quelques-uns vers la folie Si ce mal devient, comme le croit la Commission, très-rare, quelque déplorable qu’il soit, il faudrait encore le préférer maux de mille espèces que le système actuel engendre. Le code pénal n’accorde lien aux forçat sur les produits de leur travail, mais il permet d’abandonner aux condamnés à la réclusion une portion de ce produit, et il crée un véritable droit en faveur des condamnés pour délits correctionnels ; ainsi qu’il résulte de l’article 41, qui dispose « que les produits du travail de chaque détenu pour délit correctionnel, seront appliqués, partie aux dépenses de la maison, partie à lui procurer quelques adoucissements s’il les mérite, partie à former pour lui, au temps de sa sortie, un fonds de réserve.

Une ordonnance de 1817 a voulu que ces trois parts fussent égales ; conséquemment, dans l’état actuel de la législation, les deux tiers du produit du travail des détenus pour délits correctionnels leur appartiennent. La même faveur est faite aux reclusionnaires que renferment nos maisons centrales. Le projet de loi change complètement cet ordre de choses, et propose de déclarer d’une manière générale que le produit du travail de tous les condamnés appartient à l’État, qu’une portion déterminée de ce produit pourra seulement leur être accordée. Ainsi il fait plus pour les forçats, et moins pour les condamnés correctionnellement que n’avait fait le code pénal, et il traite tous les condamnés comme ce même code avait traité les seuls réclusionnaires.

La Commission de 1840 avait refusé d’admettre une disposition semblable ; rentrant dans l’esprit du code pénal, elle avait établi que les condamnés aux travaux forcés ne recevraient rien ; que les condamnés à la réclusion pourraient recevoir, et que les condamnés pour délits correctionnels devraient recevoir une partie du produit de leur travail. Le minimum de ce salaire était fixé, non aux deux tiers comme le portait l’ordonnance de 1817, mais au tiers seulement, et les détenus pouvaient en être privés comme punition disciplinaire ; quelques membres de votre Commission ont reproduit ces idées.

Ils pensaient que bien qu’en droit strict l’Etat puisse s’attribuer le produit complet du travail des criminels, l’usage de ce droit était très-rigoureux, et qu’il pourrait être dangereux d’y recourir au sortir d’un régime dans lequel on avait poussé la condescendance à cet excès, d’accorder comme règle générale au plus grand nombre des condamnés les deux tiers de ce qu’ils gagnaient en prison ; que, d’ailleurs, le but de l’emprisonnement pénitentiaire n’était pas seulement de forcer au travail, mais d’en donner le goût et d’en faire sentir le prix ; qu’un travail sans salaire ne pouvait inspirer que du dégoût.

La majorité répondait qu’il était sans doute utile et nécessaire de salarier dans une certaine mesure le travail des condamnés ; que l’article même du gouvernement supposait qu’il en serait ainsi, mais qu’il était immoral et dangereux de reconnaître à des condamnés quelconque un droit au salaire ; que le travail dans les prisons était obligatoire, et que ses produits étaient une indemnité due par les coupables à la société, pour la couvrir des dépenses que leur crime lui occasionnait.

La minorité, envisageant la question sous un nouveau jour, faisait remarquer que le système du code pénal suivi par la Commission de 1840 avait ce résultat d’établir une distinction importante entre les peines, et de permettre de les graduer suivant la gravité des crimes : avantage très-grand que le projet du gouvernement faisait perdre, et qu’il fallait cependant d’autant plus apprécier aujourd’hui, que l’adoption du système cellulaire allait rendre fort difficile de graduer la peine de l’emprisonnement autrement que par la durée.

La majorité, qui persistait à ne vouloir accorder aucun droit aux condamnés sur le produit de leur travail, et qui cependant trouvait utile d’établir dans la loi, quant au salaire, une gradation analogue à celle du code pénal, après avoir adopté l’article du projet, y a ajouté une disposition, d’après laquelle l’administration ne peut accorder aux condamnés aux travaux forcés plus des 3/10° du produit de leur travail, aux condamnés à la réclusion plus des 4/10° et aux condamnés à l’emprisonnement plus des 5/10°. Cette disposition forme, avec les deux premiers paragraphes détachés de l’art. 23, l’art.’24 du projet amendé par la Commission. La Commission ayant examiné, approuvé, et, suivant son opinion, amélioré dans quelques détails le système d’emprisonnement que le projet de loi indique, plusieurs questions très difficiles et très-graves lui restaient encore à résoudre. La première était de savoir dans quelles prisons le nouveau système serait introduit.

Deux membres ont pensé que la suppression des bagnes présenterait quelques dangers.

Une grande partie de l’accroissement des crimes, ont-ils dit, doit être attribuée aux adoucissements peut-être imprudents qu’on a fait subir en 1852 à la loi pénale. Il faut prendre garde d’énerver encore cette loi en faisant disparaître celle des peines qui frappent le plus l’imagination du public. La peine des travaux forcés, ou, comme rappelle encore le peuple, des galères, n’est pas, il est vrai, favorable à la réforme de ceux qui la subissent ; mais plus qu’aucune autre elle est redoutée par ceux que leurs penchants vicieux ou leurs passions violentes peuvent amener à la subir. L’appareil infamant et terrible qui l’environne frappe de terreur les hommes qui seraient tentés de commettre les grands crimes. C’est là une terreur salutaire qu’il ne faut pas se hâter de faire disparaître.

On a répondu :

D’abord la terreur qu’inspire le bagne au criminel est beaucoup moindre qu’on ne le suppose. Dans le bagne, la vie est moins monotone, moins contrainte et plus saine que dans les prisons proprement dites ; le chiffre de la mortalité y est moindre. Aussi a-t-on vu des accusés et des condamnés préférer hautement le bagne à certaines maisons centrales. De telle sorte qu’avec toutes les apparences de l’extrême rigueur, il arrive souvent que la peine du bagne n’est pas suffisamment réprimante.

En second lieu, croit-on qnc l’emprisonnement individuel, surtout quand il doit durer longtemps, ne soit pas de nature à faire naître ces craintes utiles que la loi pénale veut inspirer ? L’expérience a prouvé le contraire. Il n’y a rien que le condamné redoute plus qu’une longue solitude, ni qui produise une impression plus profonde sur les âmes les plus endurcies et les plus fermes. Alors même que la peine du bagne serait plus intimidante que celle de l’emprisonnement individuel, pourrait-elle, d’ailleurs, être préférée ? Est-ce de nos jours, et dans notre pays, qu’on peut chercher à intimider les coupables eu les plongeant sans ressources dans une atmosphère inévitable de corruption et d’infamie, en les chargeant de chaînes, en les accouplant les uns aux autres, et en leur imposant le contact incessant et nécessaire de leur immoralité réciproque ?


L’opinion publique dit hautement que non ; et à plusieurs reprises elle a trouvé un interprète dans vos Commissions elles-mêmes. Voici notamment ce qu’on lit dans le rapport de la Commission du budget de cette année, à l’article Chiourmes, p. 271 : « N’y a-t-il donc rien à faire pour changer l’état des bagnes ? On avait pensé qu’il y avait à s’en préoccuper dans l’intérêt de la société ; qu’il y avait là une école permanente de crime d’où les hommes sortaient plus corrompus et plus dégradés. Au nom de la morale et de l’humanité, une réforme du système actuel qui régit les bagnes avait été demandée ; la Commission croit de son devoir d’appeler de nouveau l’attention du gouvernement sur un état de choses qui se continue pour le plus grand dommage de la société : » Le projet actuel réalise ce vœu. Le gouvernement a eu d’autant plus de facilité à y céder, que, sous le point de vue de l’économie publique, les bagnes sont une détestable institution. Voici ce qu’on lit dans le rapport présenté au ministre de la marine, en 1858, par M. le baron Tupinier, alors directeur des ports : « Les forçats ne sont pas des auxiliaires nécessaires pour les travaux des ports ; ils y sont, au contraire, des collaborateurs fâcheux pour les ouvriers qu’ils corrompent, des hôtes fort dangereux pour la sûreté des arsenaux et du matériel.

« Il s’en faut de beaucoup que la marine retrouve dans la valeur du travail des forçats l’équivalent des sommes qu’elle dépense pour l’entretien des bagnes. Il y aurait environ neuf cent mille francs d’économie chaque année à employer des ouvriers libres : on rendrait ainsi un grand service à la population des ports, qui souffre faute de pouvoir trouver un salaire, et on débarrasserait la marine d’un véritable fléau. »

Les mêmes assertions se retrouvent dans une lettre écrite, en 1858, par M. le ministre de la marine à M. le ministre de l’intérieur, lettre qui a passé sous les yeux de la Commission.[26] La majorité de votre Commission croit devoir vous proposer d’adopter la disposition du projet de loi qui supprime les bagnes et les remplace par des maisons de travaux forcés où le système de l’emprisonnement individuel sera introduit.

La Commission de 1840 avait été unanime, quant à la destruction des bagnes. Mais elle s’était divisée sur le point de savoir s’il fallait, soumettre dès à présent les condamnés aux travaux forcés, les réclusionnaires, et même tous les détenus correctionnellement, au système de l’emprisonnement individuel.

La minorité de cette époque avait jugé qu’il fallait commencer par n’appliquer la détention cellulaire qu’aux individus condamnés à de courtes peines. Cette opinion moyenne a été de nouveau soutenue avec beaucoup de vivacité et de talent par un membre de votre Commission.

D’abord, a-t-il dit, est-il vrai que la société ait un aussi grand intérêt qu’on le prétend à s’occuper immédiatement de la réforme des bagnes et des maisons centrales ? Le contraire est prouvé par les tableaux de la justice criminelle. Ces documents statistiques démontrent qu’on s’exagère beaucoup le nombre et l’atrocité des crimes commis par les bommes qui sortent des maisons centrales et des bagnes, et, qu’à tout prendre, ces hommes sont moins redoutables à l’ordre public que les autres libérés[27]. Alors même, d’ailleurs, que l’intérêt social serait aussi pressant qu’on se l’imagine, serait-il sage d’entreprendre immédiatement la réforme ?

Une très-grande incertitude règne encore, de l’aveu de tout le monde, sur les effets physiques et moraux que doit produire l’emprisonnement cellulaire sur les criminels condamnés à de longues peines. Il est probable que ces effets seront salutaires ; mais, enfin, l’expérience sur ce point est muette ou incomplète. Attendons qu’elle se soit expliquée avant de demander au trésor public les sacrifices considérables qu’exige la construction des maisons cellulaires, destinées à remplacer les bagnes et les maisons centrales. Bornons nous à la portion de l’œuvre qu’on peut entreprendre avec certitude de succès.

À ces raisons, il a été répondu : Fût-il vrai que, comparativement aux autres libérés, les libérés des bagnes et des maisons centrales commissent moins de crimes et des crimes moins graves qu’on ne se le figure, il n’en resterait pas moins constant que tous ces hommes sortent des prisons dans un état d’immoralité profonde et radicale, qui en fait un objet de terreur légitime pour les populations au sein desquelles ils retournent après avoir subi leur peine. Le mal social peut être moindre qu’on ne le suppose ; mais nul ne saurait nier qu’il ne soit très-grand et qu’il n’y ait nécessité pressante à y appliquer le remède.

On veut, dit-on, attendre que l’expérience de l’emprisonnement individuel à long terme soit complètement faite : c’est rejeter à un avenir indéfini la réforme des bagnes et la construction des nouvelles maisons centrales dès à présent nécessaires. Une grande prison dirigée d’après le régime de l’emprisonnement individuel existe depuis treize ans aux États-Unis ; des commissaires envoyés par plusieurs des principales nations de l’Europe font vue et l’ont préconisée. Si l’on ne veut pas se contenter de cet exemple, il faut donc attendre que des prisons semblables à celle de Philadelphie s’élèvent en Europe ; si cela a lieu, il faut encore surseoir jusqu’à ce que les peines les plus longues aient été subies dans ces prisons, et si l’on tient à connaître exactement l’effet réformateur du régime, il conviendra de rester inactif jusqu’à ce que les récidives soient reconnues. Ce point éclairci, la question ne sera pas encore tranchée, car l’effet qu’un système d’emprisonnement peut produire sur les détenus ne peut être complètement apprécié que quand on agit sur des criminels qu’un autre système d’emprisonnement n’a pas déjà dépravés ; c’est-à-dire que, pour juger en parfaite connaissance de cause un nouveau système, il est nécessaire que toute la génération de ceux qui ont été condamnés et emprisonnés sous le précédent ait disparu. Quand enfin ces diverses notions seront acquises, on pourra encore se demander si l’emprisonnement qui réussit chez un peuple ne trouve pas dans le caractère et les dispositions naturelles d’un autre des obstacles insurmontables.

La vérité est que tout changement considérable dans le régime des prisons est une opération difficile qui entraîne avec elle, quoi qu’on fasse, quelques incertitudes. C’est là un mal nécessaire, mais qui n’est pas irrémédiable ; car il n’est personne qui prétende changer tout à coup, et d’un bout à l’autre d’un grand royaume comme la France, la construction et l’appropriation de toutes les prisons qu’il referme. Une pareille réforme ne saurait se faire que graduellement : si le changement est graduel et ne peut s’opérer qu’à l’aide d’un certain nombre d’années, l’expérience acquise dans les premières prisons construites apprendra ce qu’il finit ajouter ou retrancher dans les autres.

De quoi s’agit-il aujourd'hui  ? de changer à l’instant l’état de toutes nos prisons ? Non. Il s’agit seulement d’indiquer un régime en vue duquel on devra agir désormais toutes les fois qu’on aura à modifier d’anciennes prisons ou à en bâtir de nouvelles. Or, quelles sont les prisons dont il est, en ce moment, le plus urgent de s’occuper ? Ce ne sont pas les maisons départementales ; car ces prisons peuvent contenir les six à sept mille individus qui y sont détenus. Ce qui va manquer, ce sont les prisons destinées à renfermer les condamnés aux travaux forcés, puisque la destruction des bagnes, depuis si longtemps demandée par l’opinion publique, est enfin arrêtée. Ce qui manque déjà, ce sont des maisons appropriées à l’usage des condamnés réclusionnaires et correctionnels que les maisons centrales ne peuvent plus contenir. La nécessité de bâtir des prisons à long terme est pressante. Elle contraint dès aujourd’hui l’administration et les Chambres à prendre parti, et à adopter dès aujourd’hui un système de détention qui puisse être mis en vigueur dans les prisons nouvelles. Car, ainsi que nous l’avons déjà dit, il est impossible de bâtir des prisons, et surtout de grandes prisons, sans savoir quel régime doit y être mis en pratique. Y eût-il encore quelques doutes sur ce régime, et par conséquent sur la construction à adopter, il serait encore sage, ainsi que le disait M. le ministre de l’intérieur dans son exposé des motifs en 1840, puiqu’on est forcé d’élever des prisons nouvelles, de bâtir celles-ci eu égard au régime de l’emprisonnement individuel, plutôt que dans la prévision de la vie commune, parce que la construction qui se prête à l'emprisonnement individuel peut, jusqu’à un certain point, se prêter à la communication des détenus entre eux ; tandis que la cellule, construite en vue de la vie commune, ne saurait s’approprier à l’emprisonnement individuel. A Philadelphie, on pourrait faire communiquer de temps en temps les détenus entre eux, ne fût-ce que dans les préaux, si cette communication devenait nécessaire. A Auburn, il serait impossible de les isoler, sans compromettre leur santé et rendre impossibles presque tous leurs travaux.

Il y a d’ailleurs ici un intérêt social du premier ordre qui nous oblige à ne point appliquer le nouveau système aux seuls individus condamnés à de courtes peines.

L’emprisonnement individuel est une chose nouvelle, qui est de nature à frapper les imaginations et à exciter d’avance de la terreur. Si ce mode d’emprisonnement n’était usité que pour les petits délits, il arriverait ceci : on semblerait appliquer le régime le plus sévère aux moins coupables, et réserver le plus doux pour les plus criminels : ce qui est aussi contraire à tous les principes de l’équité naturelle qu’aux notions du droit pénal. Un pareil système serait, de plus, fécond en dangers. On pourrait craindre qu’il ne fût considéré comme une excitation donnée par la loi elle-même à la perpétration des grands délits ou des crimes.

Nous en avons l’exemple sous les yeux : depuis quatre ans, le régime de nos maisons centrales a été rendu beaucoup plus sévère, tandis que celui de nos bagues est resté le même. Il en résulte qu’un certain nombre d’individus, détenus dans les maisons centrales, ont commis de nouveaux délits, dans le but unique de se faire condamner aux travaux forcés.[28] Tout se tient en effet dans le régime des prisons. Se borner à rendre plus dure la maison départementale, c’est pousser aux délits qui conduisent aux maisons centrales. Rendre plus austère le régime des maisons centrales, c’est engager à commettre les crimes qui mènent au bagne. La raison et l’intérêt public indiquent que, quand on aggrave un mode d’emprisonnement, il faut que l’aggravation se fasse sentir à la fois sur tous les degrés de l’échelle pénale.

La majorité de votre Commission a pensé que le nouveau système d’emprisonnement devait être appliqué aux maisons centrales et aux maisons des travaux forcés, aussi bien qu’aux prisons départementales.

Mais la question s’est élevée de savoir s’il convenait de l’appliquer indistinctement, et de la même manière à tous les détenus. L’article 23 du projet de loi porte que le travail est obligatoire pour tous les condamnés, à moins qu’ils n’en aient été dispensés par l' arrêt de condamnation.

Cet article est-il applicable eaux individus condamnés à la détention ? La Chambre n’ignore pas qu’il existe dans le code pénal une peine spécialement destinée à réprimer la plupart des crimes contre la sûreté de l’État, c’est la détention. Dans l’emprisonnement connu sous le nom de détention, tel que le définit l’article 20 du code pénal, les détenus ne sont pas contraints au travail. Le projet de loi doit-il laisser subsister cet état de choses ?

Plusieurs membres ont pensé que les règles indiquées par l’article 23 du projet s’étendaient et devaient s’étendre aux condamnés à la détention comme à tous les autres ; qu’il était contraire à la raison et à l’intérêt social que la loi eût l’air de faire une classification à part des condamnés pour crimes contre la sûreté de l’État, et qu’elle exceptât du travail ceux qui en faisaient partie, tandis qu’elle y assujettirait tous les autres ; qu’en donnant au juge le droit de soustraire à l’obligation du travail, suivant les circonstances et exceptionnellement, ceux des condamnés pour lesquels il était naturel de faire une pareille exception, la loi avait suffisamment pourvu à toutes ces éventualités.

La majorité de votre Commission a été d’un avis contraire. Suivant un membre, il fallait s’applaudir de ce que la loi du 18 avril 1832, devenue en cette partie l’art. 20 du code pénal, avait soustrait au travail manuel la plupart des auteurs des crimes contre la sûreté de l’État. Elle n’avait fait ainsi que suivre l’exemple du plus grand nombre des législations pénales, qui, d’ordinaire, réservent à ces grands crimes des peines particulières et évitent avec soin de leur infliger un châtiment dégradant. Considérez les peines que les différents peuples ont destinées à réprimer les crimes contre la sûreté de l’État, et vous verrez que ces peines ont souvent été plus dures, quelquefois plus douces, mais presque toujours autres que celles appliquées aux auteurs des crimes ordinaires. Les autres membres ont été mus principalement par cette considération que le caractère essentiel de la peine de la détention, telle qu’elle apparaît dans le Code, est l’emprisonnement sans travail obligatoire ; qu’introduire le travail forcé dans la détention, c’était en quelque sorte faire disparaître cette peine qui, cependant, est souvent prononcée dans le Code ; que tout changement profond dans le code pénal était un danger qu’il ne fallait courir que quand il était nécessaire de le faire. Que c’était une chose très-grave que de modifier un grand nombre d’articles de ce code par occasion, et à propos de la loi des prisons.

M. le ministre de l’intérieur, entendu dans le sein de la Commission, a paru adhérer à cet avis.

En conséquence, nous avons l’ honneur de vous proposer d’ajouter à l’article 25 du projet, après ces mots : « Le travail est obligatoire pour tous les condamnés, à moins qu’ils n’en aient été dispensés par l’arrêt, » ceux-ci : « Ou qu’ils n’aient été condamnés en vertu de l’article 20 du code pénal. »

Elle vous propose également de retrancher, ainsi que l’avait fait la Commission de 1840, de l’art. 38 du projet, ces mots : « Sont abrogés les paragraphes 1 et 2 de l’article 20 du code. » Un membre a été plus loin. Il a soulevé la question de savoir si la dispense du travail obligatoire que le code pénal accorde dans la plupart des cas aux auteurs des crimes contre la sûreté de l’Etat, ne devait pas être étendue jusqu’aux auteurs des déhts politiques ? Si on soustrait les grands criminels au travail forcé, disait-il, pourquoi y astreindre les moindres ?

Si, en général, le principe du code pénal est de ne point contraindre au travail les auteurs des crimes contre la sûreté de l’Etat, pourquoi punir de cette manière les auteurs des délits qui ont le même caractère ?

On a répondu qu’il était impossible de tirer du code pénal une conclusion aussi rigoureuse ; que le code pénal n’avait point, connue on le prétendait, classé d’une manière absolue dans un rang spécial, par la nature de la peine, les auteurs des crimes contre la sûreté de l’État ; qu’en effet, il y avait quelques crimes qui, malgré qu’ils eussent plutôt le caractère de crime ordinaire que de crime politique, étaient cependant punis de la même manière que les crimes contre la sûreté de l’État ; qu’il arrivait quelquefois que des crimes contre la sûreté de l’État étaient punis comme des crimes ordinaires ; qu’ainsi l’enchaînement logique qu’on voulait former n’existait pas ; que le même motif qui venait de porter la majorité à ne point modifier l’article 20 du code pénal, devait à plus forte raison l’arrêter ici ; que c’était toujours une innovation très-considérable et très-dangereuse que de créer une classe particulière de condamnés, et d’établir pour eux une peine spéciale ; que, d’ailleurs, les limites de cette classe seraient toujours fort incertaines et par conséquent très-difficiles à poser dans la loi ; qu’enfin le projet du gouvernement, en permettant au tribunaux de dispenser du travail qui, auparavant, était toujours obligatoire, apportait déjà un adoucissement notable à la législation actuelle, adoucissement qui devait suffire à tous les besoins.

La majorité de votre Commission a partagé cet avis, et elle a décidé à huit contre un qu’on ne modifierait pas le code pénal dans le sens qui avait été proposé.

Plusieurs membres ont enfin ouvert l’avis que la loi dispensât du travail les auteurs d’écrits punis par les lois relatives à la presse.

Il s’agit ici, disaient-ils, d’un délit d’une espèce absolument particulière. Sa nature est tellement intellectuelle que, par lui-même, il indique que ceux qui l’ont commis ont des mœurs et des habitudes intellectuelles. Convient-il de soumettre ces condamnés aux travaux manuels et grossiers des maisons centrales ? L’opinion publique, l’usage même de l’administration disent le contraire. Pourquoi donc ne pas introduire dans la loi une exception qui est déjà dans les mœurs ? Pourquoi exposer le juge à faillir quand on peut lui tracer une règle ? La maxime tutélaire du droit criminel, c’est que le législateur ne doit abandonner à l’appréciation des tribunaux que ce qu’il lui est impossible de décider lui-même. Ici la règle est facile à indiquer et à suivre, car les auteurs d’écrits punis par les lois de la presse forment naturellement une catégorie à part dont les limites sont toujours reconnaissables.

On répliquait : qu’il y avait, au contraire, des différences très-grandes à établir parmi les individus condamnés en vertu des lois de la presse ; que dans le nombre, figuraient notamment les auteurs de ces livres anti-sociaux qui attaquent la morale publique et les mœurs, classe particulièrement et justement flétrie par l'opinion ; qu’il y avait sans doute beaucoup d’écrivains qu’il était convenable de ne point astreindre au travail ; mais qu’en laissant l’appréciation de ce fait au juge, on avait suffisamment répondu à ce besoin ; qu’d y aurait un très-grand inconvénient à faire plus ; qu’indiquer qu’il y avait une espèce de délit qui, par lui-même et indépendamment des circonstances, méritait à ses auteurs des égards particuliers, était dangereux ; que c’était accorder d’avance une sorte de privilège légal que ne reconnaissait pas le code et que la raison ne saurait admettre ; qu’enfin, c’était porter une atteinte profonde à nos lois pénales.

La Commission, messieurs, après avoir paru quelque temps partagée, a fini par décider, à la majorité de cinq contre quatre, qu’il ne serait apporté aucune modification à la législation existante en matière de délits de la presse.

La Commission, après avoir examiné quel.serait le nouveau système d’emprisonnement, dans quelles maisons il convenait de l’introduire, et à quels détenus on l’appliquerait, s’est demandé s’il ne devait pas réagir sur la durée des peines.

Plusieurs membres ont vivement contesté qu’il dût en être ainsi. Suivant eux, il y avait beaucoup d’exagération dans l’idée qu’on se faisait des rigueurs du régime cellulaire. En tous cas, les effets que ce régime devait produire étaient encore trop peu connus pour qu’il fût convenable, en diminuant la durée des peines, de porter une atteinte indirecte au code pénal. La majorité de la Commission n’a pas été de cet avis.

Elle a pensé que le mode d’emprisonnement et la durée de l’emprisonnement sont deux idées corrélatives qu’on ne saurait séparer. Il est évident que, pour atteindre le même résultat, un emprisonnement dont le régime est doux doit être plus long, et un emprisonnement dont le régime est dur, plus court. Modifier le régime sans toucher à la durée, c’est vouloir que la loi pénale soit cruelle ou impuissante.

Cette vérité générale paraîtra surtout applicable dans le cas présent, si l’on examine l’état actuel de notre législation, et si l’on songea la nature particulière du nouveau régime d’emprisonnement qu’il s’agit d’admettre.

Il est hors de doute que les rédacteurs du code pénal n’ont jamais prévu que chaque condamné dût être placé dans l’isolement.


continu. L’emprisonnement intdividuel, comme caractère général de la peine, n’était usité nulle part en 1810. Non-seulement les rédacteurs du code pénal n’ont pas songé à faire subir au criminel la peine de l’emprisonnement individuel, mais on peut dire qu’ils ont eu formellement l’intention contraire. Il existait, en effet, dans le code pénal de 1791, une peine plus dure que celle dont il s’agit en ce moment, mais dont l’isolement formait également la base. C’était la gêne[29]. Le code pénal l’a fait disparaître.

L’article 614 du code d’instruction criminelle, antérieur au code pénal, porte que si le prisonnier use de menace, d’injures ou de violences, il pourra être resserré plus étroitement et enfermé seul.

Si l'emprisonnement individuel est entré dans l’esprit des rédacteurs du code, il a été considéré par eux comme le fait exceptionnel, sans qu’ils imaginassent qu’il dût jamais dégénérer en règle générale.

Le changement qui consiste à introduire dans nos prisons l’isolement des détenus les uns par rapport aux autres, n’est donc pas, il faut le reconnaître, une modification de détail, une de ces variations de régime que l’administration a le droit de faire subir aux condamnés, quand le pouvoir judiciaire les lui livre. Le changement dont il s’agit ici altère profondément la nature et le caractère de la peine d’emprisonnement ; il lui donne une face nouvelle ; non-seulement la peine est nouvelle, mais elle est, quoi qu’on en dise, beaucoup plus sévère que celle qu’elle remplace. Le sentiment public indique qu’il en est ainsi, l’expérience et l’observation des hommes spéciaux le prouvent, le sens pratique des gouvernements n’a pas tardé à le découvrir.

Si la peine nouvelle est plus sévère que celle qui l’a précédée, le projet de loi a raison de vouloir que sa durée soit plus courte. Mais ici se présente une question, on doit l’avouer, très- difficile à résoudre.

Un temps fort long doit nécessairement s’écouler entre l’adoption du système cellulaire et son application dans toutes les prisons du royaume : que fera-t-on pendant cette époque transitoire ? Comment changer, dès à présent, la loi pénale, puisque les anciennes prisons, en vue desquelles cette loi a été faite, existent encore ? Si on ne change pas la loi pénale, comment arriver à diminuer la durée des peines subies dans les prisons nouvelles ?

Plusieurs membres ont pensé que le seul moyen de sortir de la difficulté qu’on vient de signaler, était de s’en rapporter entièrement au zèle et à l’intelligence du pouvoir exécutif. Jusqu’à ce que toutes nos prisons fussent réformées, et tant que la loi pénale actuelle resterait en vigueur, l’administration devait veiller à ce que son application dans les nouvelles prisons ne donnât pas lieu à des rigueurs excessives ni à des inégalités choquantes. Elle y parviendrait aisément, soit en adoucissant temporairement le régime de ces prisons, soit en transportant au besoin les détenus, après un certain temps, dans d’autres établissements, soit enfin en abrégeant elle-même leur détention à l’aide du droit de grâce.

La majorité de la Commission a été d’un avis opposé.

Il lui a paru contraire à l’idée d’une justice régulière qu’on abandonnât à l’administration d’une manière générale et pour un temps considérable, le soin de régler les conséquences pénales des arrêts du tribunal ; de telle façon qu’il fut établi que, suivant son bon plaisir, la peine subie pour le même crime pût être longue ou courte, douce ou dure. Rien n’eût été plus propre, suivant elle, à jeter du trouble dans la conscience publique : le droit de grâce ne saurait, d’ailleurs, dans une société bien réglée, être employé comme moyen habituel d’administrer les prisons. La Commission de 1840 avait déjà repoussé à l’unanimité ce système, contre lequel, du reste, l’administration elle-même s’est prononcée.

Mais si on écarte en cette matière l’arbitraire, comment arriver à faire prononcer la loi ?

La Commission de 1840 avait cru pouvoir immédiatement procéder à une réforme du code, et elle avait ensuite restreint l’application de cette nouvelle loi pénale aux portions du territoire où les prisons cellulaires seraient d’abord établies.

Ce moyen a paru au gouvernement présenter des difficultés d’exécution très-graves, et il y a substitué celui qu’indique le projet de loi : moyen qui, du reste, avait déjà été proposé et presque adopté dans le sein de la Commission de 1840.

On se bornerait à déclarer que toutes les fois qu’un condamné serait renfermé dans une des nouvelles prisons cellulaires, la peine subie de cette manière serait nécessairement plus courte d’un cinquième que celle qui aurait été subie dans les prisons ordinaires. On conserverait ainsi à l’administration la liberté d’action qu’il peut paraître utile de lui reconnaître à l’époque transitoire, et l’on donnerait aux condamnés les garanties qu’il est nécessaire en tous temps de leur laisser.

C’est à ce système que la majorité de la Commission s’est arrêtée. Toutefois, cette résolution n’a pas été prise sans un vif débat.

Les honorables membres qui pensaient qu’il fallait s’en rapporter entièrement aux lumières et au zèle de l’administration pour faciliter la transition du régime actuel au nouveau régime, ces honorables membres ont représenté que la loi avait ici la prétention de faire ce qu’en réalité elle ne faisait pas : elle voulait poser une règle, et elle livrait tout au hasard.

Chaque article d’une loi pénale a besoin d’être examiné à part avant d’être révisé. La raison qui doit porter à diminuer la durée de telle peine, peut ne pas porter à diminuer la durée de telle autre. Ce qui peut se faire sans danger pour un long emprisonnement, pourrait rendre entièrement inefficace et presque dérisoire un emprisonnement court. Cependant la règle posée par le projet de loi est générale et absolue ; elle frappe en aveugle et du même coup tous les articles du code pénal.

Le but de la loi est d’établir une sorte d’égalité entre les peines subies dans les deux systèmes, afin que l’administration puisse, sans injustice et sans arbitraire, soumettre les détenus soit à l’un, soit à l’autre. Mais qui peut dire, dès à présent, que l’un des deux systèmes est, à tout prendre, plus dur que l’autre ? Et, en tous cas, qui peut affirmer que l’aggravation de peine qui résulte de l’application du plus sévère doit être représentée par le cinquième de la durée ? L’expérience seule peut donner des certitudes sur ce. point, et le projet ne veut pas l’attendre.

Enfin, il n’y a pas seulement dans le code des peines temporaires ; ou y rencontre aussi des peines perpétuelles. Comment, en vue du régime d’emprisonnement, diminuer d’un cinquième la durée d’une peine perpétuelle ? Les condamnés à perpétuité, que l’administration renfermera dans les maisons cellulaires, seront donc traités autrement et plus durement que ceux qui resteraient dans les prisons actuelles ? Ici, il faut bien le reconnaître, la loi est impuissante, il n’y a plus de remède que dans l’intelligence et le zèle de l’administration.

Ces raisons n’ont pas convaincu la majorité de votre Commission. Elle a pensé que, parce qu’il était impossible de faire disparaître entièrement un mal, ce n’était pas une raison pour renoncer au moyen qui s’offrait de le réduire.

Si le danger de l’inégalité des peines est grand quand il s’agit d’une classe de condamnés, on doit avouer qu’il est bien plus grand encore, quand on opère sur l’ensemble de ces mêmes condamnés. Si l’arbitraire renfermé dans de certaines limites fait peur, il semble qu’on le doive redouter bien plus encore quand il n’a pas de limites.

Sans doute, il y a certaines peines d’emprisonnement dont il pourrait être dangereux de diminuer du cinquième la durée. Mais en fait, où est le péril, puisque le gouvernement conserve le pouvoir de ne renfermer dans les maisons cellulaires que ceux qu’il désigne ?

Sans doute, il n’est pas pratiquement démontré, et il ne pourra jamais l’être, que quatre ans d’une prison cellulaire équivalent précisément à cinq ans des prisons actuelles. Mais parce qu’on ne peut atteindre cet équilibre rigoureux, s’ensuit il qu’il faut renoncer à s’en approcher ? Parce qu’on n’est pas sur de diminuer la peine dans la proportion exacte, faut-il courir la chance qu’elle ne soit point du tout diminuée ?

Quand on raisonne sur cette matière, il ne faut, d’ailleurs, jamais perdre de vue cette vérité, qu’ici il y a un mal auquel on ne saurait entièrement se soustraire.

Entre le moment où un nouveau système d’emprisonnement commence à être mis en vigueur dans un grand pays comme le nôtre, et celui où on peut l'appliquer d’une manière universelle à tout le monde à la fois, il se passe toujours un certain temps durant lequel, quoi qu’on fasse, on verra apparaître quelques inégalités dans les peines, et une part quelconque d’arbitraire dans la manière dont les peines sont subies. Le devoir du législateur est de rendre ces inégalités aussi rares et cette portion d’arbitraire aussi petite que possible. Mais se flatter qu’on réussisse complètement à les faire disparaître, c’est se croire plus fort que la nécessité même des choses.

En définitive, que veut-on ? changer un système d’emprisonnement qu’on juge dangereux à la société. Pour être efficace, il faut que le changement soit considérable ; si le changement est considérable, il constituera une peine différente de celle qui l’a précédée ; si les peines sont différentes, îl arrivera toujours que, pendant réponse transitoire durant laquelle elles seront concurremment appliquées, un certain nombre de détenus sera traité d’une autre manière que le reste. Si vous ne voulez pas subir cet inconvénient inévitable, et supporter ces embarras passagers, laissez les prisons dans l’état où elles se trouvent. C’est le seul moyen qui reste pour échapper à une difficulté de cette espèce.

Une dernière et importante question relative au nouveau régime d’emprisonnement a partagé la Commission.

Le projet de loi porte que, quelle que soit la durée de la peine prononcée, ou ne pourra subir plus de douze années consécutives dans la cellule ; après ces douze ans, le condamné sera employé à un travail commun en silence.

Cette disposition, que le projet de loi a empruntée au projet de la Commission de 1840, a été l’objet de plusieurs critiques très-vives dans les bureaux de la Chambre. Il a été aussi fort attaqué dans le sein de la Commission ; on a dit :

Quel est le principal but que se propose la loi ? Séparer les criminels les uns des autres ; empêcher qu’ils ne se corrompent mutuellement, et qu’ils ne forment en prison de nouveaux complots. Or, qu’arrive-t-il ici ? Après avoir poursuivi ce but pendant douze ans, on y renonce. On défait le bien si laborieusement produit. On rend le criminel à la société corruptrice de ses pareils, afin qu’après avoir repris les habitudes et les idées du vice, il les transporte de nouveau au dehors. Ou agit ainsi, non point à l’égard des coupables ordinaires, mais à l’égard des criminels les plus dangereux, ceux qui sont condamnés aux plus longues peines. Le gouvernement, en proposant une pareille infraction à sa propre règle, a été évidemment violenté par l’idée qu’il se faisait

de la rigueur du nouveau système. Il a craint qu’on ne pût, sans inhumanité, y soumettre indéfiniment les condamnés ; mais, suivant l'opinion des honorables membres, cette idée que le gouvernement se forme de l’emprisonnement cellulaire est fort exagérée. On l’a dit, l’emprisonnement cellulaire n’est pas la solitude : c’est l’obligation, on pourrait plutôt dire le privilège, de vivre à part d’une société de criminels. Cet emprisonnement n’est accompagné d’aucune souffrance physique ; il est distrait plutôt qu’aggravé par le travail. Il n’y a pas de détenus qui ne le préfèrent au système actuel, pour peu qu’il leur reste quelque trace d’honnêteté dans l’âme.

La majorité a répondu :

Cette appréciation du régime cellulaire est de nature à surprendre, car elle est nouvelle. Parmi les auteurs qui ont traité la matière, les uns ont repoussé le système cellulaire comme trop sévère ; les autres ont pensé que, malgré sa sévérité, on pouvait sans inhumanité l’appliquer  ; mais nul n’a mis en doute ses rigueurs. On peut en dire autant des hommes qui s’occupent pratiquement des prisons, et surtout de ceux qui ont eu l’occasion de visiter des pénitenciers cellulaires d’adultes. Il serait bien difficile, sinon impossible, d’en citer un seul qui n’ait exprimé cette opinion, que si l’emprisonnement individuel peut paraître, dans quelques cas très-rares, un adoucissement à certains condamnés, il est pour la presque totalité d’entre eux une peine beaucoup plus forte que l’emprisonnement ordinaire. Tous ont remarqué quelle impression salutaire, mais en même temps douloureuse, ce système laissait dans l’âme des hommes qui y étaient soumis ; quelle agitation profonde, et parfois quel trouble il jettait dans leur imagination ! Voilà ce que la théorie et la pratique avaient jusqu’ici appris. Non-seulement la peine est- sévère, mais sa sévérité s’accroît beaucoup plus par sa durée que cela ne se voit dans l’emprisonnement ordinaire.

Quand un homme a passé plusieurs années de sa vie en prison, les relations qu’il peut entretenir avec ceux de ses parents et de ses amis qui sont restés libres deviennent plus rares et finissent souvent par cesser entièrement. La société du dehors est un monde qu’il ne connaît plus et où il se figure aisément qu’on ne songe plus à lui. Ce changement se fait sentir dans toutes les prisons, quel qu’en soit le régime. Mais on le supporte sans peine dans les prisons où règne la vie commune, parce que le détenu remplace les liens qui se brisent hors de la prison, par des liens qu’il forme en dedans parmi ses compagnons de captivité. Cette aggravation qu’amène la durée de l’emprisonnement est au contraire sentie de la manière la plus vive dans l’emprisonnement individuel. Un homme qui a passé dix ou douze années détenu de cette manière, se croit de plus en plus abandonné de ses semblables, réduit à lui-même et mis à part du reste de l’espèce humaine. C’est ce qui a fait penser au gouvernement de la Pensylvanie qu’au delà d’un certain nombre d’années, ce mode d’emprisonnement devenait si sévère, qu’il plaçait l’esprit humain dans une situation si exceptionnelle et si violente, qu’il valait mieux condamner le criminel à mort que de l’y soumettre. Dans le nouveau code de cet État, la peine immédiatement supérieure à douze années d’emprisonnement est le gibet.

Nous avons lieu de croire que, frappé des mêmes considérations, le gouvernement prussien, sans abolir les peines perpétuelles, ainsi que l’a fait la Pensylvanie, a cru devoir cependant poser des limites assez étroites à la durée de l’emprisonnement cellulaire. Le gouvernement français peut-il, en cette matière, se montrer plus hardi que les américains, plus sévère que l’administration prussienne ? La majorité de la Commission l’approuve de ne pas l’avoir voulu.

Les inconvénients qu’on signale sont d’ailleurs beaucoup moins grands en fait qu’ils ne paraissent.

Il y a péril pour la société, dit-on, à remettre dans la vie commune des criminels qu’on a isolés pendant douze ans.

D’abord, le raisonnement ne s’applique point aux condamnés à perpétuité. Ceux-là ne doivent jamais revenir dans le monde ; et, au point de vue social, ce qui leur arrive en prison importe peu.

Reste les condamnés à temps, qui, après avoir passé plus de douze ans en cellule, devront être replacés durant un certain temps dans la vie commune avant d’être mis en liberté.

Il y en a 1,350 environ dans ce cas ; et, sur ces l,350, on en libère au plus, chaque année, 60. Encore la Commission a-t-elle des raisons de croire qu’il en rentrerait annuellement dans la société un bien moindre nombre, sans le fréquent exercice du droit de grâce. Voilà l’étendue réelle du mal.

On ne saurait admettre, d’ailleurs, que l’emprisonnement individuel soit inefficace, parce qu’il n’a pas duré jusqu’à la fin de la peine. Croit-on qu’un homme, séparé du monde pendant douze ans, dont l’âme a été durant ce temps soumise à ce travail intérieur et puissant qui se fait dans la solitude, apporte dans la vie commune le même esprit qu’il y aurait apporté douze ans plus tôt ? Il est bien improbable que, parmi le très-petit nombre de criminels avec lesquels il va se retrouver en contact, il rencontre quelques-uns de ses anciens amis de débauche ou de crime. Il est plus improbable encore qu’à sa sortie de la prison il se retrouve jamais avec quelques-uns de ceux qu’il y a vus. Le nombre des détenus qui, après avoir passé douze ans dans la solitude, seront réunis par un travail commun, ce nombre sera dans chaque prison très petit, et il est difficile à croire que plusieurs d’entre eux soient jamais mis en liberté en même temps.

Les dangers qu’on redoute sont donc bien plus imaginaires que réels ; cependant ils existent dans une certaine mesure. Il serait plus conforme à la logique de ne mêler dans aucun cas les deux systèmes. Mais la Commission a pensé avec le gouvernement, qu’après tout il valait encore mieux manquer à la logique que de s’exposer à manquer à l’humanité.

Le meilleur moyen d’éviter les embarras qui naissent de l’application du régime cellulaire aux individus condamnés à des peines perpétuelles ou à des peines temporaires de longue durée, ne serait-il pas de combiner le système pénitentiaire et le système de la déportation ? Un membre a ouvert cet avis. Après avoir tenu, pendant douze ans, le criminel dans sa cellule, a-t-il dit, on le rendrait à la vie commune, mais on le transporterait hors du territoire continental de la France. Le système de la déportation appliqué d’une manière générale a donné lieu à des reproches très-graves et très-mérités. L’expérience a fait voir que ce système n’est pas assez répressif et qu’il est excessivement onéreux. Mais quand la déportation est précédée d’un long et sévère emprisonnement, et qu’elle ne s’applique qu’à un très-petit nombre de grands criminels, presque tous les inconvénients qu’on lui trouve disparaissent ou deviennent peu sensibles, et elle conserve son principal avantage qui est de délivrer radicalement le pays d’ un dangereux élément

de désordre, et de placer le condamné dans une situation nouvelle qui lui permette de mettre à profit la leçon que l’emprisonnement lui a donnée.

La Commission, messieurs, n’a pas cru devoir discuter cette opinion, non qu’elle ne la crùt très-digne d’attention, mais elle a jugé qu’en se livrant à un pareil travail, elle sortirait du cercle naturel de ses pouvoirs. Le système de la déportation, lors même qu’on ne l’applique que par exception et à un petit nombre de condamnés, constitue encore une innovation trop considérable pour qu’on puisse le discuter accidentellement et l’admettre sans un long et spécial examen. Ce système ne peut manquer, en effet, de réagir sur l’économie du code pénal ; il soulève des questions de haute administration et de politique proprement dite. La Chambre n’est saisie de rien de semblable. La Commission n’a été chargée que d’examiner un projet relatif aux prisons, et c’est à l’étude de cette seule matière qu’elle doit borner son travail.

Ayant ainsi réglé tout ce qui concernait les prisons ordinaires, la Commission a dû s’occuper des maisons spéciales destinées aux jeunes délinquants. Le projet du gouvernement indique d’une manière générale que des maisons spéciales seront affectées aux enfants condamnés en vertu des articles 67 et 69 du code pénal, et aux enfants détenus, soit en vertu de l’article 66 du même code, soit par voie de correction paternelle.

La Commission a admis à l’unanimité le même principe. Une maison de jeunes détenus doit être soumise à un régime tout différent et conduite par d’autres principes qu’une prison d’adultes. Il faut dans l’homme qui la dirige des qualités particulières. Il est donc à désirer non-seulement qu’il y ait des quartiers séparés pour les jeunes détenus, mais encore des maisons spéciales. Cependant, la Commission approuve le gouvernement de n’avoir pas voulu faire de cette dernière prescription une règle absolue.

On comprend, en effet, que le nombre des enfants détenus, en vertu des différents articles dont on vient de parler, n’excédant pas en ce moment deux mille pour toute la France, le nombre des maisons qui leur sont destinées, doit être fort petit, et que ces maisons devront être fort éloignées les unes des autres.

Or, le jeune délinquant peut être condamné à une peine dont la durée soit courte. Dans ce cas, ce serait faire une dépense inutile que de l’envoyer à la maison centrale. Parmi les jeunes détenus, il y a des enfants qui ont été arrêtés sur la demande de leur père ; à chaque instant, la volonté du père peut faire cesser la détention. Il est évident que les enfants appartenant à cette catégorie ne sauraient être renfermés que sous les yeux de leur famille. La même considération peut s’appliquer aux jeunes condamnés dont les parents sont honnêtes. Dans ce cas, malheureusement assez rare, il y aurait de l’inconvénient à envoyer au loin ces jeunes délinquants.

L’article 21 du projet de loi relatif aux jeunes détenus a fait, naître une discussion assez longue dans le sein de la Commission. Aujourd’hui, l’administration ne peut mettre un jeune condamné en apprentissage, ou le réintégrer dans la prison, qu’avec le concours de l’autorité judiciaire.

L’article 21 l’affranchit de cette obligation ; est-ce à raison ou à tort ?

Plusieurs membres de la Commission pensaient qu’à l’autorité judiciaire seule devait, dans ce cas, comme dans tous les autres, appartenir le droit de veiller à ce que les peines portées à un arrêt fussent subies. Ils ajoutaient que, pour juger s’il convenait de mettre un jeune condamné dans la demi-liberté de l’apprentissage, il était nécessaire de savoir non-seulement quelle était sa conduite en prison, mais encore quels faits avaient amené sa condamnation, ce que le dossier judiciaire pouvait seul apprendre. Les autres membres, tout en reconnaissant qu’en général il fallait laisser à l’autorité judiciaire le droit de veiller à ce que les peines prononcées par les arrêts fussent subies, faisaient remarquer qu’il s’agissait ici d’un cas tout spécial. Le jeune détenu était moins un condamné aux yeux de la loi, qu’un enfant pauvre que l’Etat se chargeait de ramener au bien. L’emprisonnement était ici une affaire d’éducation plus que de punition et d’exemple. Tout le monde était d’accord de l’utilité réformatrice de la mise en apprentissage. N’était-il pas juste de remettre le droit d’y procéder au fonctionnaire qui seul était en état de savoir dans quelles dispositions se trouvait le jeune délinquant, quelle occasion se rencontrait de le ramener à l’honnêteté par la liberté jointe au travail, quelles personnes consentiraient à le recevoir en apprentissage, etc., etc. ? Toutes ces circonstances étaient ignorées des magistrats. Il pouvait sans doute arriver que les faits antérieurs à la condamnation fussent de nature à retarder ou à hâter la mise en apprentissage ; mais ces faits n’étaient point complètement inconnus de l’autorité administrative. D’ailleurs, il était possible de tout concilier en établissant que l’élargissement provisoire ne pourrait être accordé par l’administration qu’après avoir consulté l’autorité judiciaire. C’est à ce système que la Commission s’est arrêtée. Elle vous propose de déclarer que la mise en apprentissage et la réintégration auront lieu en vertu des ordres de l’administration, et sur l’avis de l’autorité judiciaire.

Le système de mise en apprentissage des détenus, pour être fécond, a besoin d’être mis en action par les sociétés de patronage.

Ces sociétés ont déjà produit de grands biens et promettent d’en produire de plus grands encore. La Commission pense que toutes les mesures que l’administration pourrait prendre dans le but de favoriser le développement de sociétés semblables seront d’un secours efficace à la réforme des criminels et serviront puissamment à la diminution des crimes.

Quant au régime à suivre dans les maisons spéciales créées par l’article 18, le projet du gouvernement n’en dit rien, et la Commission a cru devoir imiter ce silence. Voici quelles ont été ses raisons.

Les jeunes détenus qui sont renfermés dans les prisons forment une classe à part très-différente de toutes les autres. Les uns, et c’est le plus petit nombre, sont condamnés pour des crimes et des délits que leur âge rend excusables aux yeux de la raison aussi bien qu’aux yeux de la loi. Le but de l’emprisonnement auquel on les condamne, est bien moins de les punir que de les corriger, et de changer, pendant qu’il en est temps encore, les instincts d’un mauvais naturel ou les penchants qu’une mauvaise éducation a fait naître.

Les autres, et c’est le plus grand nombre, ont été déclarés non coupables par les tribunaux qui, n’osant pas les rendre à leur famille, les ont confiés, pendant un certain nombre d’années, aux soins de l’administration.

Le but principal de l'emprisonnement, pour ces deux catégories, est donc de réformer. C’est, ainsi qu’on l’a dit plus haut, une affaire d’éducation plutôt que de vindicte publique ; c’est une mesure de précaution plutôt qu’une peine ; et il faut considérer ici le gouvernement moins comme un gardien que comme un tuteur. Comme il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une peine, le législateur n’est point étroitement obligé d’en fixer lui-même les détails d’exécution, et d’en rendre l’application générale et uniforme. Cela n’est pas nécessaire, et pourrait aller contre le but qu’il est sage de se proposer principalement ici, la réforme. Les moyens de préparer un enfant à la vie civile, et d’en faire un citoyen laborieux et honnête, varient suivant les individus, suivant les lieux, les professions, les âges. Il peut être bon, dans certains cas, d’isoler les jeunes détenus pendant un temps plus ou moins long les uns des autres, ainsi que cela se pratique à la Roquette, avec un succès que les amis mêmes du système de l’emprisonnement individuel n’espéraient pas. Dans d’autres, il peut être utile de les réunir, et de les occuper des travaux industriels qui sont en usage dans les lieux qu’ils doivent habiter. Un autre système consiste à les employer aux travaux de l’agriculture. Il en est un dernier enfin suivant lequel on réunirait dans un même établissement un atelier industriel et les travaux d’une ferme. Presque tous ces systèmes ont été heureusement appliqués, soit en France, soit en Amérique, soit en Angleterre et en Allemagne. Tous peuvent concourir à l’œuvre de la moralisation des jeunes détenus ; et il est sage de laisser à l’administration le droit de faire entre eux un choix, ou de les employer simultanément.

Dans tout ce qui précède, la Commission a indiqué quels devaient être la nature et le régime des maisons consacrées aux différentes espèces de détenus ; la tâche qui lui reste à remplir est d’examiner à quelle autorité il convient de confier la direction de ces maisons, et de quelle manière on doit pourvoir aux dépenses de premier établissement et d’entretien qu’elles entraînent. Le projet du gouvernement centralise au ministère de l’intérieur l’administration des prisons ; la Commission a été d’avis qu’il en devait être ainsi.

Le régime de la prison fait partie, comme il a été dit précédemment, de la peine même de l’emprisonnement. Or, la morale publique et l’intérêt général exigent que des châtiments égaux soient appliqués à des délits semblables, et cette uniformité de la répression ne peut être obtenue qu’en confiant la direction de toutes les prisons à la puissance centrale.

Il ne s’agit pas d’ailleurs d’appliquer un système d’emprisonnement déjà établi, mais de mettre en pratique un nouveau système, entreprise vaste et compliquée qui ne .saurait être confiée qu’à un seul pouvoir.

La Commission a donc admis la centralisation administrative que le projet du gouvernement propose. Mais en même temps elle a voulu que le rapporteur fit remarquer à la Chambre que cette disposition n’a nullement pour objet de changer ou de diminuer, quant aux prisons, les attributions judiciaires telles qu’elles sont réglées. Il est donc bien entendu que l’autorité judiciaire conserve, comme par le passé, tous les droits qui lui permettent de veiller à ce que les décisions de la justice reçoivent leur plein et entier effet, et à ce que les condamnés ne restent en prison ni moins ni plus que ne le porte l’arrêt. M. le ministre de l’intérieur s’est, du reste, empressé de reconnaître devant la Commission que l’intention du gouvernement avait toujours été qu’il en fût ainsi. L’ordonnance du 9 avril 1819, modifiée en 1822, a créé des commissions de surveillance auprès des prisons départementales. Les membres en sont pris dans la localité ; mais tous, à une seule exception près, sont choisis par l’administration. Ces commissions, qui ne peuvent jamais administrer, sont chargées de surveiller tout ce qui a rapport à la salubrité, à l’instruction religieuse et à la réforme morale.

Votre Commission a été unanime pour reconnaître l’utilité de cette institution. Elle a jugé qu’il était nécessaire de l’étendre, et de soumettre à la surveillance de ces comités locaux nou-seulement les prisons départementales, mais toutes les prisons, et principalement celles qui doivent remplacer les maisons centrales et les bagnes. Telle paraît être, du reste, l’intention du gouvernement, ainsi qu’on en peut juger si on étudie attentivement l’économie du projet de loi, et si l’on fait attention au sens général qui s’attache à toutes les dispositions qu’il renferme. Toutefois, pour rendre cette idée encore plus claire et plus obligatoire, la Commission a cru devoir ajouter à l’article 2, qui parle des Commissions de surveillance, ces mots : Qui seront instituées dans chaque arrondissement.


Quant à la composition de ces comités locaux, l’article s’en rapporte, pour la déterminer, à une ordonnance royale portant règlement d’administration publique.

La Commission de 1840 avait jugé utile de faire régler les bases de cette composition par la loi elle-même.

Cette pensée a été reproduite dans le sein de votre Commission, et y a donné naissance à un très-long débat. On demandait que, indépendamment des membres dont la nomination est entièrement laissée au choix de l’administration, la loi désignât certains fonctionnaires qui dussent nécessairement faire partie de la Commission de surveillance, et que d’autres ne pussent être choisis par l’administration que dans certaines catégories. C’est ainsi qu’on proposait d’appeler comme membre de droit le premier président et le procureur général dans le chef-lieu de la cour royale ; le président du tribunal et le procureur du roi, dans les autres chefs-lieux d’arrondissements ; deux des membres du conseil général, et deux des membres du conseil d’arrondissement, choisis par le ministre tous les trois ans, leur eussent été nécessairement adjoints. A l’appui de cette proposition, on disait :

Le projet de loi enlève aux autorités locales la portion d’administration qu’elles possèdent aujourd’hui, pour centraliser toute la puissance executive dans les mains du ministre. Ce changement ne saurait produire que de bons effets, pourvu qu’en ôtant aux localités le pouvoir d’agir, qui, en cette matière, ne leur appartient pas, on leur permît d’exercer sur les prisons la surveillance réelle et efficace qu’il est à désirer qu’elles conservent. Or, la meilleure méthode qu’on puisse suivre pour atteindre ce but, c’est d’introduire dans toutes les commissions de surveillance des hommes considérables par les places qu’ils tiennent du gouvernement, ou par les positions qu’ils occupent en vertu du vote des électeurs. On disait encore :

Le système qu’il s’agit d’introduire dans nos prisons est nouveau. Il peut donner lieu, dans son exécution, à des abus qu’il est difficile de prévoir ; il rencontre dans le juge des préjugés enracinés , il excite dans beaucoup d’esprits des appréhensions assez vives. En même temps qu’on met on pratique un semblable régime, il est juste et il peut être utile de donner au public une garantie sérieuse de surveillance et de publicité. Il convient donc de placer, dans les

commissions chargées de cette surveillance, des hommes déjà revêtus, à d’autres titres, de la confiance du pays[30]. On disait enfin :

Une vérité sur laquelle tous les hommes de théorie et de pratiqua sont d’accord, c’est que le système pénitentiaire ne peut produire les heureux effets qu’on est en droit d’en attendre, que si l’administration proprement dite parvient à faire naitre en dehors d’elle l’intérêt des populations, à s’assurer le concours libre d’un certain nombre de citoyens. Le meilleur moyen d’y parvenir n’est-il pas d’attirer et de retenir dans les commissions de surveillance les hommes les plus considérables de la localité ?

À ces raisons on répondait qu’en effet il était nécessaire d’appeler dans les commissions de surveillance les citoyens les plus éminents de chaque localité ; qu’à ce titre, ainsi que l’avait reconnu sans hésitation M. le ministre de l’intérieur, il était naturel que des membres du conseil-général et du conseil d’administration fissent partie de ces commissions ; que la seule question était de savoir si la loi elle-même les y appellerait, ou si on laisserait ce soin à l’ordonnance dont parle l’article 2. La composition des commissions pour la surveillance doit naturellement varier suivant les lieux, le nombre des prisons à visiter, leur importance : toutes circonstances que la loi peut difficilement prévoir, et dont l'appréciation doit être laissée à l’ordonnance.

Ces raisons ont déterminé la Commission, qui, après avoir paru hésiter, a enfin écarté l’amendement proposé à la majorité de cinq contre quatre.

Restait à examiner la partie financière de la loi. Aujourdhui, ce sont les départements qui construisent et entretiennent les prisons destinées aux prévenus, aux accusés et aux condamnés à un emprisonnement de moins d’un an. L’État est chargé des maisons centrales et des bagnes. Le projet de loi consacre ce classement des dépenses, et la Commission ne vous propose pas de le changer.

C’est donc l’État qui se chargera de pourvoir graduellement aux dépenses nouvelles que fera naître la destruction des bagnes et la réforme des maisons centrales.

Voici, d’après les documents qui ont été fournis à la Commission, à quelle somme s’élèverait cette dépense.

On a vu plus haut qu’en 1838, quatre architectes, qui avaient déjà fait des études spéciales relativement à la construction des prisons, ont parcouru, par l’ordie de M. le ministre de l’intérieur, les différentes maisons centrales de France. Ils ont trouvé que 17[31] seulement pouvaient être appropriées au nouveau régime, ce qui nécessiterait une dépense de 20,540,080 fr.

Mais ces prisons, ainsi appropriées, ne devant plus contenir que 9,559 détenus, 10,641 resteraient à pourvoir, pour lesquels il faudrait bâtir des maisons nouvelles. A ces 10,641 détenus des maisons centrales, il faut ajouter les 7,000 détenus des bagnes, — 17,641. Les mêmes architectes ont calculé que les prisons nouvelles coûteraient à bâtir 12,750 fr par détenu, ce qui donnera pour les 17,641, 48,682,750 fr.

Total 69,223,450 fr.

La Chambre remarquera que les architectes en question ont pris pour base de leur évaluation, quant aux prisons nouvelles, la somme de 2,750 fr par détenu.

Or, depuis 1858, trente prisons départementales, contenant

2,740 cellules, ont été bâties d’après le système de l’emprisonnement individuel, ou sont en cours avancé d’exécution. La moyenne de la dépense de ces prisons ne s’élève qu’à 2,900 fr. environ par cellule. Proportion gardée, cependant, il est beaucoup plus cher de bâtir une petite prison qu’une grande. Pour la plupart des maisons dont on vient de parler, la dépense est restée au-dessous de la somme de 2,750 fr. indiquée par les architectes ; c’est le département de la Seine et celui de Seine-et-Oise qui ont fait monter la moyenne jusqu’à 2,900 fr. par cellule.

Déjà, d’ailleurs, de grandes prisons cellulaires existent en Angleterre. On y a construit, notamment dans la banlieue de Londres, à Pentonville, un pénitencier pour 500 détenus. Cette prison passe généralement pour le modèle le plus parfait qu’on connaisse de ces sortes d’établissements. On y a pris les précautions les plus minutieuses pour que les détenus n’aient point à souffrir de l’habitation de la cellule et qu’ils n’y courent aucun danger, indépendamment des bâtiments qui constituent d’ordinaire une prison cellulaire, on y a bâti une chapelle qui peut contenir tous les détenus sans qu’ils se voient les uns les autres.

Le gouvernement anglais a fait dresser un devis de ce que doit coûter en Angleterre une prison cellulaire, en prenant pour base le plan de Pentonville et les dépenses qui y ont été faites. Ce devis a été envoyé, sur sa demande, au gouvernement français, et il a passé sous les yeux de la Commission. Il en résulte qu’une prison, en tout semblable à celle de Pentonville, doit coûter à Londres la somme de 71,655 livres sterling, et dans les comtés, à Manchester, par exemple, 35,227 livres sterling : ce qui donne une dépense de 3,500 fr. à peu près par détenu dans le premier cas, et environ 2,700 fr. dans le second.

Il est évident que si, malgré la grande élévation de la main d’œuvre, une prison semblable à Pentonville ne coûte pas plus de 2,700 fr. par cellule dans les comtés d’Angleterre, une pareille prison doit coûter moins cher dans nos départements. On peut donc compter que si le chiffre du devis est atteint, il ne sera pas, du moins, dépassé.

Tel qu’il est, il constitue assurément une forte charge ; mais la Chambre n’oubliera pas qu’il ne s’agit pas de dépenser sur-le-champ la somme demandée, mais seulement d’indiquer au gouvernement de quelle manière doit être désormais dépensé l’argent que l’État consacre aux prisons. Elle se souviendra surtout que ce dont il est ici question, c’est de la moralité du pays et de la sécurité des citoyens.

Les départements auront à supporter une charge analogue quant aux maisons où sont renfermés les accusés, les prévenus et les condamnés à moins d’un an.

En 1840, on estimait que le nombre de cellules nécessaires pour remplir cet objet s’élevait à 20,985. Sur ces 20,985, 10,260 peuvent être obtenus par des travaux d’appropriation estimés à 10,818,070 fr.

Et 10,725 nécessiteront des constructions nouvelles évaluées à 27,708,515 fr.

Total 38,526,585 fr.

Sur ces 38 millions, il y en a 7 qui doivent être dépensés et qui le sont déjà en partie par le seul département de la Seine.

Pour engager les départements à faire de prompts et d’utiles efforts, le projet de loi indique qu’une somme annuellement fixée par les Chambres sera accordée à titre de subvention à ceux d’entre eux qui feront des dépenses de construction ou d’appropriation, afin de hâter l’accomplissement de la réforme. L’expérience a déjà montré, en d’autres matières, l’utilité de ce système, et la Commission lui a donné son entier assentiment.

Elle en espère d’autant plus le succès, que c’est dans les départements, il faut le reconnaître, que la réforme pénitentiaire a été entreprise d’abord. L’administration centrale ne s’est prononcée que plus tard. Aujourd’hui, cette même réforme se poursuit dans les départements avec activité. Depuis très-peu d’années, diverses localités ont demandé ou obtenu l’autorisation de bâtir des prisons cellulaires ; la plupart de ces prisons sont en voie d’exécution, plusieurs sont terminées. Le département de la Seine se prépare à pourvoir de cellules 1,200 détenus ; le devis s’élève à 3,500,000 fr.

Si les départements ont ainsi pris l’initiative à un moment où le gouvernement n’avait pas encore fait un choix et où l’État ne pouvait leur venir en aide, il est à croire qu’ils procéderont rapidement aux changements nécessaires, dès que le projet dont nous avons l’honneur d’entretenir la Chambre aura été converti en loi.

Tel est, messieurs, l’ensemble des considérations que la Commission a dû vous présenter. Elle aurait voulu resserrer son rapport dans des limites plus étroites ; mais la difficulté aussi bien que l’importance du sujet qu’elle avait à traiter, ne le lui ont pas permis, et justifieront sans doute à vos yeux l’étendue un peu inusitée de son œuvre[32].

  1. Le projet de loi avait été présenté par M. de Rémusat, ministre de l’intérieur. La commission était composée de MM. Amilhau, de Beaumont (Gustave), Chegaray, Ressigeac, de Chasseloup-Laubat (Prosper), de Tocqueville, Lanjuinais, Duvergier de Hauranne, Carnot.
  2. Nous laissons au rapport de M. de Tocqueville sa première date du 20 juin 1840, quoiqu’on le trouve aussi dans le Moniteur à d’autres dates. En 1840, 1841 et 1842, les chambres n’eurent pas le temps de discuter la loi des prisons : c’est seulement en 1845 que celle discussion eut lieu, le rapport fut donc réimprimé d’année en année ; ce qui, du reste, fut pour Tocqueville l’occasion de revoir son travail et d’y faire quelques corrections que nous avons constatées avec grand soin ; et c’est aussi ce qui explique comment dans ce rapport, daté de 1840, se trouvent mentionnés des faits qui se rapportent aux années 1841 et 1842. Le texte le plus complet est celui du 5 juillet 1843. — V. Moniteur de cette date.
  3. Une circulaire de l’an IX, citée dans un rapport fait au roi par M. le ministre de l’intérieur, semble indiquer qu’à cette époque la nourriture des détenus n’était pas encore considérée comme une charge obligatoire de l’État ; car cette circonstance recommande de ne procurer le pain de la soupe aux détenus qu’en cas d’indigence absolue.
  4. Il est juste, toutefois, de faire remarquer que le nombre des récidives a crû beaucoup moins vite durant les trois dernières années de la période, que pendant les années antérieures.
  5. En 1836, l’administration fit une enquête auprès des directeurs des maisons centrales. Les réponses de ces fonctionnaires ont été communiquées à la Commission. Nous croyons devoir en mettre quelques-unes sous les yeux de la Chambre. La question était ; Quel effet produit d’abord sur les condamnés en récidive leur réintégration dans l’établissement ?

    L’un des directeurs répond : Les mauvais sujets sont honteux, mais c’est de n’avoir pu échapper à la justice.

    Un second : La rentrée dans la prison cause, en général, aux récidivistes, un effet de satisfaction qu’on ne prend guère la peine de dissimuler qu’en présence du directeur et de l’inspecteur.

    Un troisième : C’est avec la plus grande indifférence qu’ils se voient réintégrés dans la prison. Point de larmes, point de tristesse. Ils semblent rentrer chez eux après une absence.

    Un quatrième : Les récidivistes rentrent au sein de la prison avec la gaité et le contentement de parents qui, après une longue absence, rentreraient dans leur famille.

    Un cinquième : Les récidivistes saluent leurs camarades comme s’ils venaient de faire un voyage. Ceux-ci paraissent tout satisfaits de les revoir : c’est ce qu’ils appellent de bons prisonniers.

    Un sixième : Parmi les récidivistes, il y en a dix-sept au moins qui ont déclaré n’avoir pris aucun soin pour éviter les nouvelles poursuites de la justice, désireux qu’ils étaient de revenir passer un an ou deux dans la maison centrale pour y remettre leur santé délabrée par la débauche.

  6. Il est vrai qu’à partir de 1841, l’administration a introduit le matin et le soir le travail à la lumière dans les ateliers, ce qui a permis d’utiliser pendant l’hiver des heures qui restaient improductives. C’est là une sage réforme, aussi favorable à la moralité des détenus, qui achevaient de se pervertir durant de longues nuits de douze à treize heures, qu’à la prospérité financière de la prison.
  7. À ce point que l’un des directeurs d’une des plus grandes maison centrales déclare qu’il a dû s’opposer à plusieurs envois de cette espèce, qui, dans sa conclusion, étaient fait dans une intention coupable.
  8. Beaulieu, Clairvaux, Fontevrault, Limoges et Loos.
  9. Ensisheim avait, au premier mai 1843, 1,054 détenus.
    Melun, 1,092
    Loos, 1,092
    Lyon, 1,186
    Nîmes, 1,255
    Gaillon, 1,265
    Fontevrault, 1,418
    Et enfin Clairvaux, 1,799
  10. La Commission a cru devoir se faire une loi ne prendre pour base de son examen que ceux d’entre les systèmes d’emprisonnement dont l’expérience avait déjà pu manifester les inconvénients et les avantages.
  11. On parle ici des prisons dirigées d’après le système d’Auburn. Le fouet n’a jamais été introduit dans aucune des prisons américaines où l’emprisonnement cellulaire est en vigueur.
  12. Le fouet n’est cependant pas entièrement proscrit des prisons d’Angleterre comme des nôtres. Mais il est extrêmement rare qu’on ait recours à cette ressource extrême. Sur les 18,074 détenus qui, en 1814, ont été punis dans la prison de Coldbathfield, dix seulement ont subi la peine du fouet.
  13. Six report of the inspectors of prison for the home district. p. 251.
  14. Seventh report of the inspectors, p. 164.
  15. Il y a une prison dans laquelle l’inspecteur déclare qu’il a trouvé le cinquième de la population valide on punition.
  16. La tentation de parler est si puissante chez quelques condamnés, dit un directeur de maison centrale dans son rapport, que ni sermons, ni punitions, quelle qu’en soit la rigueur, ne peuvent rien sur eux. Il en est qui, après leur vingt-cinquième punition dans l'année pour ce motif, ne sont pas plutôt de retour à l'atelier, qu’ils me sont de nouveau signalés pour leurs bavardages. Les moins vicieux me demandent alors comme une faveur de les placer dans une cellule pour les soustraire à l’irrésistible penchant qui les entraîne à causer dès qu’ils en trouvent l’occasion ; et tous les jours ces scènes se renouvellent.
  17. Septième rapport (1842), p. 175.
  18. Cinquième rapport (1840), p. 235.
  19. Voici la manière dont ce chiffre a été établi, d’après le rapport des quatre architectes chargés par M. le ministre de l'intérieur, en 1857, de visiter les maisons centrales, et d’étudier les questions relatives à la construction des pénitenciers d’après le système d’Auburn.
    Appropriation de dix-huit maisons centrales pouvant contenir, dans leur état actuel, 18,000 détenus : 13,351,221 fr.
    (Elles en ont réellement contenu moyennement, durant l’année 1842, 18,616.)
    Ainsi appropriées, ces maisons ne pourront plus contenir que 14,179 détenus. Reste 3,821 détenus, pour lesquels il faut bâtir des prisons nouvelles. Ces prisons, dans le système d’Auburn, devant revenir, suivant l’estimation des mêmes architectes, à 1,550 fr. par cellule, coûteraient 5,158,350 fr.
    Plus, pour les 2,000 condamnés à plus d’un an, qui restent, faute de place, dans les prisons départementales : 2,700,000 fr.
    Plus, pour les 7,000 forçats renfermés dans les bagnes : 9,450,000 fr.
    Total : 30,659,571 fr.
  20. Une circonstance qui n’est pas sans importance, c’est que l’un de ces commissaires était médecin, membre correspondant de l’Académie royale de médecine de Paris, et très-propre, par conséquent, à juger l’influence fâcheuse que le système d’emprisonnement individuel pouvait exercer sur la santé des détenus.
  21. A la Roquette, prison située à Paris, où rien n’a été disposé pour la vie cellulaire, où par cette raison l’éclairage, le chauffage, la surveillance coûtent plus cher qu’ils ne coûteraient ailleurs, le changement de système n’a amené qu’une augmentation de 7 centimes par journée de détenu.
  22. Cette prison n’a été habitée qu’à partir du 30 septembre 1857.
  23. La principale de ces circonstances est celle-ci. la prison d'Auburn contient comparativement peu de nègres relativement à celle de Philedelphie, où les nègres forment près de la moitié de la population, —40 sur 100. Or, il est reconnu en Amérique que la mortalité parmi les nègres est beaucoup plus grande que la mortalité parmi les blancs, et ce qui le prouve, c’est que bien que les nègres du pénitencier de Philadelphie ne figurent au nombre total des détenus que dans la proportion de 40 sur 100, les décès appartenant à cette classe sont au nombre total des décès dans la proportion de 73 à 100. Un fait analogue se produit dans la société libre. En 1800, la mortalité parmi la race blanche de la ville et du comté de Philadelphie n’a été de 1 blanc sur 50 blancs, et de 1 nègre sur 25 nègres. On comprend dès lors qu’il est impossible de comparer, quant à la mortalité, une prison qui contient beaucoup de nègres à une prison qui n'en contient que peu.
  24. Cette assertion ne paraîtra pas extraordinaire, si l'on songe que la Pensylvanie ne possède point d’hôpital d’aliénés où les indigents ou bien les gens sans famille puissent être envoyés. C’est ainsi que dans la prison de Connecticut, qui est régie d’après le système d’Auburn, il se trouvait, en 1858, huit détenus en état de démence sur cent quatre-vingt-onze détenus que contenait la prison. L’État de Connecticut, comme celui de la Pensylvanie, n’a point d’hôpital d’aliénés.
  25. - Nous disons peut. Il est naturel, en effet, de concevoir un doute dont il est de notre devoir de faire part à la Chambre. En 1838, un ou deux détenus, présumés fous, obtiennent pour cette raison leur grâce. A partir de ce moment, les cas de folie se multiplient ; mais, contrairement à la marche habituelle des maladies mentales, quelques jours suffisent d’ordinaire pour guérir le malade. N’est-il pas permis de croire que quelques-unes de ces affections, si facilement surmontées, et qui apparaissent au milieu d’une prison où la santé générale des détenus est remaquablement bonne, ont été simulées, soit dans l’espérance d’échapper momentanément à la rigueur du régime commun, soit dans l’espoir de la grâce ?
  26. ’Voici les principaux passages de cette lettre : « Paris le 22 août 1858. « Toutes les personnes qui se sont occupées d’examiner à fond le régime des arsenaux maritimes, ont été frappées des inconvénients graves qui sont attachés à l’emploi des forçats dans ces établissements, et des dangers de leur présence au milieu d’une grande masse d’ouvriers libres parmi lesquels ils circulent sans cesse, et dont ils partagent les travaux. n y a, en effet, un scandale de tous les instants : et, indépendamment des inconvénients déplorables qui en résultent pour la morale, c’est la source d’un grand nombre de vols qui occasionnent à la marine des pertes annuelles fort considérables sur la masse de ses approvisionnements. « Ma conviction est entière à cet égard : elle se fonde sur l’expérience que j’ai acquise comme préfet maritime, de ce qui se passe dans nos ports ; et je partage complètement les opinions émises sur ce sujet par M. le baron Tupinier dans son rapport sur le matériel de la marine. « Ainsi, je crois fermement qu’il y a danger pour la sûreté des arsenaux maritimes et pour la conservation de ce qu’ils renferment, à employer des forçats dans ces établissements.
    « Je suis également convaincu qu’il y aurait pour la marine un très-grand avantage, sous le rapport financier, à n’avoir plus l’obligation d’entretenir les bagnes.
    « Ainsi que le fait remarquer M. Tupinier, il y a beaucoup de travaux dont il eût été possible de se passer, et qu’on n’aurait pas même songé è entreprendre sans la facilité d’y employer des forçats auxquels on n’avait à payer que des salaires insignifiants, et dont la dépense véritable devait demeurer inaperçue tant qu’on ne réglerait pas les comptes de l’année.
    « Il est à remarquer, d’ailleurs, que si, pour ramener le régime des bagnes à ce qu’il aurait dû toujours être dans l’intérêt de la morale publique et suivant le vœu de la loi, on s’arrangeait de manière à ce que les condamnés fussent constamment séparés des ouvriers libres, sans communication avec le dehors, et occupés seulement à des travaux de force au lieu d’être employés à des ouvrages d’art, la marine éprouverait encore un plus grand mécompte dans l’appréciation de leur travail.
    « Il est évident aussi qu’on suppléerait facilement et économiquement par des machines à une partie des travaux que font les forçats.
    « Par toutes ces considérations, je demeure persuadé que M. le baron Tupinier n’a pas exagéré en portant à 900, 000 fr. la perte réelle que fait la marine sur son budget, par l’obligation où elle est d’employer dans les arsenaux les criminels condamnés aux travaux forcés.’
    «  La misère dont se plaignent les masses d’ouvriers sans travail qui peuplent les villes maritimes et les campagnes d’alentour, suffirait à prouver qu’il sera toujours facile de se procurer le nombre de journaliers nécessaires pour l’exécution des travaux auxquels les forçats sont maintenant appliqués, d’autant plus que ceux-ci travaillent avec tant de nonchalance, que six d’entre eux font à peine autant de besogne que deux hommes libres.
    « L’expérience de ce qui s’est passé lors de la suppression des bagnes de Cherbourg et de Lorient, vient à l’appui de cette assertion, et je ne doute pas qu’il n’en soit absolument de même dans les autres ports.
    « Je n’hésite donc point à me ranger à l’opinion de ceux qui pensent que la marine n’a aucun intérêt à rester chargée de la garde des forçats. Je crois qu’il y aurait pour elle comme pour la morale publique un très- grand avantage à ce que les criminels condamnés aux travaux forces fussent détenus dans l’intérieur du royaume, et renfermés dans des prisons où ils seraient appliqués à des ouvrages qui n’exigeraient aucun contact avec des ouvriers libres.
    «Signé ROSAMEL»
  27. C’est ainsi qu’en 1841, sur 126 assassinats, meurtres, empoisonnements imputables aux récidivistes, 55 seulement ont été commis par les hommes qui sortaient des bagnes et des maisons centrales, tandis que 71 ont eu pour auteurs des individus qui sortaient des prisons départementales.
  28. Voici ce qu’on lit dans une circulaire adressée par M. le ministre de l'intérieur aux préfets, le 8 juin 1842 : « Vous pouvez savoir que des condamnés ont commis de nouveaux crimes dans les maisons centrales, uniquement pour se soustraire à leur régime et aller au bagne. Dans ce cas.... (Suit l’instruction sur ce qu’il y a à faire dans ce cas.) »
  29. Tout condamné à la peine de la gêne, portait l'art. 14 du titre premier du Code pénal, sera renfermé seul, dans un lieu éclairé, sans fers ni liens ; il ne pourra avoir, pendant la durée de la peine, aucune communication avec les autres condamnés ou avec les personnes du dehors. On voit que cet article ne parlait point du travail, et n’admettait aucune communication au dehors.
  30. Quand les Anglais ont établi la grande prison cellulaire de Pentonville, ils n’en ont pas abandonné la direction au gouvernement seul ; celui-ci est assisté par une commission nommée par lui, mais dans laquelle figuraient, en 1842, les hommes les plus éminents du pays, le duc de Richemond, lord John Russel, le président de la Chambre des communes. Cette commission fait chaque année un rapport sur l'état de la prison, et ce rapport est mis sous les yeux du Parlement. Dans les comtés, les juges de paix prennent une part considérable à l'administration des prisons, et une grande publicité est donnée à tout ce qui s’y passe. On a vu, de plus, que chaque année le gouvernement anglais faisait imprimer et distribuer aux Chambres les volumineux rapports qui lui sont adressés par les inspecteurs généraux des prisons. Cette grande publicité, qui est utile dans tous les systèmes, est plus nécessaire dans le régime cellulaire que partout ailleurs. On doit ajouter que M. le préfet de police, qui dirige avec tant de zèle la prison de la Roquette, a institué près de cette maison une commission de surveillance, composée d’hommes très-considérables, et que dans tous ses rapports il reconnaît la grande utilité de cette institution.
  31. 17 sur 19. La vingtième maison centrale a été occupée depuis 1838.
  32. Le projet de loi sur les prisons, dont Tocqueville fit le rapport, donna lieu, dans la Chambre des députés, à une longue et solennelle discussion, à laquelle prirent part un grand nombre d’orateurs éminents, entre autres MM. Odilon Barrot, Duchâtel, ministre de l’intérieur, Lamartine, de Peyramont, de Malleville, Carnot, etc., etc. (V. le Moniteur d’avril et mai 1845.) Tocqueville fut, comme rapporteur, appelé naturellement à prendre plusieurs fois la parole ; et il prononça à cette occasion deux discours remarquables, l’un à la date du 26 avril 1815, pour résumer le débat ; l’autre, le 10 mai suivant, en réponse à M. de Malleville. Nous ne donnons pas ici ces discours, parce que, malgré le talent de l’orateur et l’intérêt du débat, les opinions et les idées qui y sont exprimées sont les mêmes que celles qui se trouvent déjà dans le texte du rapport, avec lequel la reproduction de ces discours semblerait faire double emploi.