Œuvres complètes d’Élisa Mercœur/Tome 2/Texte entier

Œuvres complètes d’Élisa Mercœur/Tome 2
Œuvres complètes d’Élisa MercœurMadame Veuve Mercœur2 (p. tit-422).


ŒUVRES COMPLÈTES
D’ÉLISA MERCŒUR
DE NANTES.


S’il se trouvait des personnes qui eussent le désir d’ajouter à leur collection de tableaux le portrait d’Élisa Mercœur, je les préviens que je l’ai fait tirer sur grand et papier moyen ; qu’il ne se trouve que chez moi, rue de Sèvres, 120.



IMPRIMERIE DE POMMERET ET GUENOY, RUE MIGNON, 2.
ŒUVRES COMPLÈTES
D’ÉLISA MERCŒUR
DE NANTES,
PRÉCÉDÉES DE
MÉMOIRES ET NOTICES SUR LA VIE DE L’AUTEUR,
ÉCRITS PAR SA MÈRE ;
ORNÉES
D’UN TRÈS BEAU PORTRAIT, PAR A. DEVÉRIA,
ET DE TROIS FAC SIMILE,
DONT L’UN D’ELISA MERCŒUR, ET LES DEUX AUTRES DE MM. DE CHATEAUBRIAND
ET DE MARTIGNAC.


.............
Qui laisse un nom peut-il mourir ?…
.............

Élisa Mercœur.

PARIS.
CHEZ MADAME VEUVE MERCŒUR
RUE DE SÈVRES, 120.
ET CHEZ POMMERET ET GUÉNOT.
RUE ET HÔTEL MIGNON, 2.

1843

HERMINIE,
OU
LES AVANTAGES D’UNE BONNE ÉDUCATION ;
PAR
ÉLISA MERCŒUR,
ÂGÉE DE ONZE ANS.
DÉDIÉE À M. DANGUY, SON PETIT MARI,
Le 1er janvier 1821.


Mon cher petit mari,


Je n’aurais jamais osé te dédier mes faibles essais littéraires, si je n’étais persuadée d’avance que tu t’arrêteras moins aux défauts dont fourmille cette petite histoire qu’au sentiment qui me l’a fait écrire.

J’ai voulu peindre deux personnes dont les tendres soins resteront à jamais gravés au fond de mon cœur, et je me flatte que le pinceau de vérité dont je me suis servie te fera reconnaître sans peine, dans madame Angello, ma chère maman, et dans M. de Guiani, M. Danguy, mon bon mari.

Les qualités que j’ai données à Herminie n’ont été que pour la rendre plus intéressante, car je suis loin de lui ressembler ; mais je ne pouvais la faire sortir imparfaite des mains de deux si sages instituteurs.

Si je n’ai point commencé par réclamer ton indulgence, mon cher mari, c’est qu’encouragée par tes bontés continuelles j’ai cru que la lecture de mon Herminie t’offrirait quelque intérêt, et que pour excuser les fautes sans nombre que tu y rencontreras à chaque ligne, tu te dirais : Élisa n’avait que onze ans lorsqu’elle composa ce petit ouvrage, qui fut celui de son cœur et non de son esprit.

Ta petite femme,
Élisa Mercœur.

À ÉLISA MERCŒUR.


C’est avec le plus grand plaisir, ma chère Élisa, que je reçois la dédicace de ton petit ouvrage. Il annonce dans son auteur les plus heureuses dispositions ; mais ce qui surtout est préférable selon moi, c’est qu’à travers le voile de ton ingénieuse allégorie, on découvre aisément toute la reconnaissance et la bonté de ton cœur. Continue, ma chère amie, de t’appliquer à tes devoirs. L’étude t’offrira des biens solides et durables ; ceux de la fortune, au contraire, sont inconstant et périssables comme l’aveugle déesse qui les donne. Ne regrette donc pas ses faveurs et poursuis sans relâche la noble carrière des lettres. Que les écueils dont elle est semée ne te rebutent point. La prérogative du génie est de cueillir sans peine des fleurs où les autres ne trouvent que des épines.

Livre-toi avec confiance à ta destinée, et, si elle te place au rang des aimables écrivains de ton sexe, imite leur esprit sans pédanterie et atteins à leur célébrité sans orgueil. La timide modestie ajoute encore à l’éclat du talent, c’est à mes yeux sa plus belle parure.

Voilà, mon Élisa, les vœux que je forme pour ton bonheur. Sois persuadée qu’ils sont sincères, et que, pour être exprimés, ils n’auront jamais besoin du renouvellement de chaque année.

Ton petit mari,
Danguy.

HERMINIE,
OU
LES AVANTAGES D’UNE BONNE ÉDUCATION ;


Il y avait dans les environs de Naples, un gentilhomme de bonne maison ; il se maria à la fille d’un des amis de son père, qui était aussi bonne que belle. Tous deux vivaient dans une parfaite union. Ils n’eurent qu’une fille, qui fut appelée Herminie. Quelque temps après sa naissance, M. d’Albano (c’était le nom de ce gentilhomme) fut obligé de faire un voyage sur mer. Il profita d’un vent favorable pour s’embarquer ; mais, après quelques jours d’une heureuse traversée il s’éleva une tempête si horrible que le vaisseau fut heurté et se brisa contre un de ces écueils qui sont auprès de Messine et que l’on nommait autrefois Carybde et Scylla. M. d’Albano périt ainsi que tout l’équipage. La nouvelle de sa mort se répandit bientôt dans Naples, et ne vint pas plutôt frapper les oreilles de son épouse, qu’elle tomba dangereusement malade et ne survécut que de quelques jours à la perte d’un si bon mari. Sentant sa fin approcher, elle fit appeler son frère, M. de Guiani, lui recommanda sa fille, le nomma son tuteur et mourut peu de temps après, regrettée de son frère qui l’avait toujours véritablement aimée. Aussi transmit-il à Herminie toute la tendresse qu’il avait eue pour sa mère.

Dès qu’elle put parler, il la retira de nourrice et la mit entre les mains d’une dame de ses parentes, qui était supérieure d’un couvent et dont il connaissait le mérite. Madame Angello (c’était le nom de cette aimable religieuse) promit à M. de Guiani de regarder Herminie comme sa fille, et, dès cet instant, lui voua toute la tendresse d’une bonne mère, désirant que cette chère enfant lui en donnât le nom. Pour l’attacher à elle davantage, elle ne voulut pas que d’autres qu’elle prissent soin de cette petite orpheline, et pour cet effet elle la coucha dans sa chambre, afin d’être attentive à ses moindres besoins. M. de Guiani remercia sa parente de l’affection qu’elle témoignait à sa nièce, et, avant de prendre congé de cette femme estimable, il concerta avec elle le plan d’éducation qui convenait à Herminie. Ils décidèrent donc que sa maman lui montrerait à lire et à écrire, et que, dès qu’elle le saurait, son oncle, qui avait fait de très bonnes études, lui enseignerait sa langue maternelle, préférant pour elle les leçons de l’amitié à celles de l’intérêt. Tout étant ainsi arrêté, M. de Guiani et madame Angello se séparèrent fort satisfaits l’un de l’autre ; lui, de laisser sa nièce sous la direction d’une si sage institutrice, elle, de prouver â son parent qu’il n’avait pas mal placé sa confiance, lorsqu’il l’avait jugée capable de l’élever.

Madame Angello s’occupa d’abord à étudier le caractère d’Herminie, qui lui parut sensible et facile à gouverner ; aussi vit-elle avec plaisir se graver dans le cœur de son élève les bons exemples qu’elle lui mettait constamment sous les yeux. Herminie, dès le berceau, se familiarisa si bien avec la vertu, qu’elle n’eut jamais que de légers reproches à se faire. Dès qu’elle avait fait fâcher sa maman, elle se jetait à ses genoux et la suppliait de si bon cœur de lui pardonner sa faute, que celle-ci le faisait toujours sans beaucoup se faire prier, profitant néanmoins de l’émotion de l’enfant pour lui faire connaître ses torts envers Dieu. Herminie, touchée jusqu’aux larmes de l’indulgence de sa maman, se précipitait dans ses bras et n’en sortait jamais sans avoir reçu le baiser de réconciliation. Oh ! combien de fois les caresses innocentes de cette pauvre petite ne firent-elles pas regretter à madame Angello de n’être pas sa véritable mère ! elle s’en consolait en pensant qu’elle lui en servait. Deux années se passèrent de la sorte, sans qu’il arrivât rien de remarquable. Mais madame Angello pensant qu’il était temps que sa fille apprit à lire, distribua les heures de la journée de cette manière : le matin elle lui faisait élever son cœur à Dieu et la menait à la messe avec elle ; à la sortie de l’église, elles allaient faire un tour de jardin, afin d’avoir meilleur appétit au déjeuner qu’elles faisaient avec toutes les religieuses, qui voyaient sans jalousie les attentions de leur supérieure pour cette enfant. Cette communauté n’était pas de celles dont la mésintelligence fait la réputation ; jamais la moindre querelle ne troublait l’union qui y régnait. Toutes regardaient madame Angello comme leur mère, et demandaient sans cesse à Dieu qu’il la leur conservât. Herminie ne pouvait manquer d’être heureuse dans cette maison, aussi l’était-elle. Mais revenons au déjeûner. Dès qu’il était fini, tout le monde allait ensemble au jardin y jouer chacun selon son goût. Après la récréation, les religieuses retournaient à leurs occupations ordinaires, et Herminie prenait sa Croix-de-Dieu, que sa bonne maman lui faisait lire. Quinze jours lui suffirent pour connaître ses lettres ; elle fit des progrès si rapides, qu’au bout de six mois, elle lisait si bien, que sa maman jugea quelle pouvait apprendre à écrire, ce qu’elle fit avec le même succès. Entre ses leçons, elle s’amusait avec ses poupées, goût qu’elle conserva long-temps. Cela ne l’empêchait pas d’aimer beaucoup à lire ; aussi faisait-elle souvent des lectures à madame Angello, qui ne manquait jamais de faire remarquer à Herminie ce qu’il y avait de bon. Elle avait eu soin, dans le choix des livres qu’elle avait mis entre les mains de sa pupille, de ne lui en donner que de propres à former son cœur et son jugement. Herminie apprit aussi à travailler ; tantôt elle tricotait, ou brodait, ou faisait du linge. Jamais elle ne manquait d’offrir ses actions à Dieu. Ce fut dans ces occupations qu’elle atteignit l’âge où M. de Guiani, qui n’avait jamais cessé de l’aller voir au couvent, devait lui montrer l’italien. Il convint avec la supérieure du jour et de l’heure qu’il lui donnerait, ce qui fut remis au lendemain.

Voilà donc Herminie devenue l’écolière de son oncle, qui ne pouvait s’empêcher d’admirer avec quelle facilité elle saisissait les difficultés de sa langue. Quelle satisfaction pour la bonne madame Angello, qui assistait toujours aux leçons de sa fille, de voir le développement rapide de son esprit et de son jugement !

M. de Guiani lui fit faire en même temps un cours de géographie et d’histoire ; la fable ne fut point oubliée, et tout cela était plutôt un amusement pour elle qu’un travail fatigant, car ses leçons lui paraissaient toujours trop courtes. M. de Guiani, qui découvrait chaque jour dans sa nièce les plus heureuses dispositions pour les sciences, lui proposa de lui donner des leçons de langue française, qu’il avait apprise par les meilleurs maîtres, pendant les six années qu’il avait passées en France. Elle accepta la proposition avec joie, se promettant bien, par son application, de prouver à son oncle combien elle était reconnaissante de ce qu’il faisait pour elle. Au bout d’un an, Herminie écrivait et parlait si bien le français qu’on l’aurait prise facilement pour être de cette nation. Elle aurait bien désiré apprendre l’anglais, mais son oncle ne le savait pas ; et comment trouver un maître aussi complaisant que ce bon oncle ? Il se trouva pourtant, et ce fut M. de Guiani qui l’amena à sa nièce. C’était un Irlandais, que des malheurs avaient forcé de quitter son pays. Son instruction, jointe à la pureté de ses mœurs, lui attira bientôt la considération des habitons de Naples. Il eut en peu de temps une classe des jeunes gens les plus distingués delà ville, qui tous se félicitaient que cet homme estimable se fût fixé chez eux.

Ce fut lui qui donna des leçons d’anglais à Herminie, qui avait environ dix ans à cette époque. Quoique averti d’avance par M. de Guiani des heureuses dispositions de celle qui allait devenir son écolière, il ne pouvait se persuader qu’une enfant de cet âge fût en effet telle qu’on la lui avait dépeinte ; l’examen qu’il en fit lui prouva que le portrait n’était pas flatté. Effectivement, elle n’avait pas un an de leçons, qu’elle parlait et écrivait si correctement l’anglais, qu’elle étonnait tous ceux qui la voyaient et particulièrement son maître, qui redoublait d’attention pour elle. Aussi Herminie en conserva-t-elle toujours une reconnaissance que rien ne fut capable d’effacer.

La bonne madame Angello qui, comme je l’ai dit plus haut, était toujours présente aux leçons de sa fille adoptive, suivait pas à pas les progrès qu’elle faisait dans les sciences.

Elle ne pouvait retenir ses larmes, lorsqu’elle pensait que, dans quelques années, cette enfant, qui faisait toute sa joie, la quitterait pour toujours. Après l’étude des langues, Herminie se livra aux talens d’agrément ; elle apprit la musique, la danse, et le dessin ; elle s’occupa de la sorte, jusqu’à l’âge de seize ans, qui était celui que M. de Guiani avait fixé pour la retirer du couvent. Il savait bien qu’Herminie ne se séparerait point de sa maman sans répandre un torrent de larmes, ce qui arriva comme il l’avait prévu. Pour la consoler, il lui promit qu’elle visiterait souvent celle qui lui avait servi de mère. Madame Angello fut d’avis que, pour habituer Herminie à cette séparation, M. de Guiani la mènerait quelquefois chez lui avant sa sortie du couvent. Un jour, qu’il la conduisait à une fête chez une de ses parentes, une vieille femme, qui se tenait toujours à la porte du couvent, et à qui Herminie avait souvent donné l’aumône, la tira par sa robe à l’instant qu’elle montait en voiture. Herminie, qui avait toujours été susceptible sur la propreté, et qui craignait que les mains noires de la bonne femme ne gâtassent ses habits, la repoussa durement sans lui donner. M. de Guiani, à qui ce petit mouvement d’humeur n’avait point échappé, ne lui en fit point de reproches et attendit à être de retour au couvent pour lui faire connaître ses torts devant madame Angello. Herminie en convint et ne voulut point attendre davantage pour les réparer. Elle pria sa maman de faire entrer cette bonne vieille au parloir. Madame Angello l’envoya chercher ; elle désirait être témoin des excuses d’Herminie. Dès que cette bonne femme parut, Herminie courut à elle et l’embrassa en lui disant : Daignez, ma bonne mère, me pardonner la manière brusque dont je vous ai repoussée ce matin ; et, pour me prouver que vous n’êtes pas insensible à ma prière, acceptez, je vous prie, ce qu’il y a dans cette bourse, pour vous acheter un habillement complet ; et chaque fois que vous le porterez, ditesvous : Si celle qui me le donna fut un seul jour injuste envers les malheureux, Dieu lui fit la grâce, par son prompt repentir, d’effacer du cœur de celle qu’elle avait offensée le souvenir d’une faute qu’elle eût bien voulu ne pas avoir à se reprocher. M. de Guiani et madame Angello, qui étaient restés muets pendant toute cette scène attendrissante, ne purent s’empêcher de la féliciter de ce qu’elle venait de faire. Mais rien ne peut rendre la touchante reconnaissance de cette pauvre vieille, qui aurait bien voulu sauter au cou d’Herminie, qui la prévint en lui donnant le baiser qu’elle n’aurait jamais osé lui demander. Cette jeune personne sentit aussitôt son cœur soulagé ; la bonne femme la quitta en lui donnant mille bénédictions ; et Herminie courut aussitôt chercher sa récompense, dans les bras de sa maman et de son oncle, qui ne pouvaient assez admirer les heureux résultats de la bonne éducation que madame Angello avait donnée à sa nièce.

C’était le lendemain qu’Herminie devait sortir du couvent. Sa maman jugea que, d’après l’action qu’elle venait de faire, les conseils lui devenaient inutiles ; et qu’elle trouverait dans sa vertu de quoi la préserver des écueils que l’on rencontre à chaque pas dans le monde, où elle allait entrer. Elle ne lui dit donc rien concernant la conduite qu’elle devait tenir dans la société ; elle lui laissa faire ses adieux à toutes les religieuses qui fondaient en larmes. Elle leur fit a chacune un petit présent, pour leur rappeler leur petite amie. Les domestiques ne furent point oubliés ; pour madame Angello, rien ne pouvait la consoler d’être privée d’Herminie qui, en la quittant, lui promit de la venir voir souvent. M. de Guiani eut toutes les peines du monde pour les arracher des bras l’une de l’autre. Il laissa, pendant quelque temps, un libre cours aux pleurs d’Herminie, qu’il regardait comme un juste tribut dû aux soins généreux de sa bonne maman, qu’elle allait visiter tous les matins.

Au bout de quinze jours, M. de Guiani proposa à sa nièce d’aller passer l’été à la campagne, ce qu’elle aurait accepté avec plus de joie, si madame Angello avait pu les y suivre ; mais elle se promit bien de lui écrire tout ce qu’elle ferait. Elle n’oublia pas d’emporter scs livres et sa musique. Ce fut là, que chaque jour M. de Guiani découvrit de nouvelles qualités dans Herminie. Elle allait elle-même porter des secours aux malheureux, et prenait soin d’instruire leurs enfans ; elle ne manquait jamais d’écrire à sa maman ce qu’elle avait fait la veille.

L’hiver ramena à la ville Herminie et son oncle ; dès que cette première fut de retour, elle courut embrasser sa chère institutrice, qui était si aise de la revoir, qu’elle ne pouvait se lasser de la regarder. Herminie lui raconta ce qu’elle avait fait depuis leur séparation, et madame Angello donna des louanges à sa conduite.

M. de Guiani, qui jouissait d’une grande considération dans Naples, ne pouvait manquer de procurer de l’agrément à sa pupille ; il recut plusieurs invitations de différentes personnes, chez lesquelles il mena sa nièce, qui remplissait d’admiration tous ceux qui la voyaient. Elle conserva toujours au milieu de la société, cette modeste contenance qui lui gagnait tous les cœurs. Son oncle reçut pour elle plusieurs propositions de mariage ; mais, lorsqu’il lui en faisait part, elle le suppliait de ne pas la presser de changer de condition, disant, qu’elle désirait passer sa vie avec un si bon oncle. M. de Guiani était bien décidé à ne jamais contraindre l’inclination d’Herminie ; mais il aurait souhaité qu’elle eût fait un choix digne d’elle, car il savait bien qu’elle ferait le bonheur de l’homme qu’elle épouserait. Un jour, qu’il la pressait de faire un choix, elle lui répondit que s’il pouvait lui trouver un mari qui ressemblât à M. de Guiani, elle l’épouserait sur-le-champ. M. de Guiani voyant bien qu’il ne viendrait point à bout de la persuader, pria madame Angello de sonder les dispositions de sa nièce sur le mariage, elle n’obtint d’elle que la même réponse. Ce qui lui fit naître l’idée d’engager M. de Guiani à demander la main d’Herminie ; jamais cet homme vertueux n’eût osé y prétendre, il trouvait trop de disproportion de son âge à celui d’Herminie, quoiqu’il n’eût alors que quarante-huit ans. Madame Angello eut beaucoup de peine à lever ses scrupules à cet égard. Il craignait, disait-il, qu’elle n’eût par la suite du regret de l’avoir épousé ; mais cette bonne parente le rassura, en lui disant qu’elle était trop habituée à lire dans le cœur de son enfant, pour n’y avoir pas découvert l’inclination qu’elle avait pour lui. Il se laissa persuader, et pria madame Angello de vouloir bien assurer son bonheur, en étant auprès d’Herminie l’interprète de ses sentimens. Ce que celle-ci fit dès le même jour ; elle eut la satisfaction de trouver sa fille adoptive telle qu’elle la désirait, c’est-à-dire moins sensible au rapprochement des âges qu’aux qualités du cœur. Elle accepta donc sans balancer la proposition de son oncle, qu’elle épousa dans la chapelle du couvent de celle qui lui avait toujours tenu lieu de la meilleure des mères. Cette union, formée sous de si fortunés auspices, ne fut jamais altérée, parce qu’elle était fondée sur la vertu.


EXPLICATION,
QUI NE SERA PAS SANS INTÉRÊT POUR LE LECTEUR.


EXPLICATION,
QUI NE SERA PAS SANS INTÉRÊT POUR LE LECTEUR.


Lorsqu’Élisa écrivit Herminie, elle le fit sans préméditation aucune, et sans la pensée quelle dût jamais voir le jour. Voici ce qui lui en donna l’idée.

C’était le jour de Noël. Tout le monde sait que c’est un jour de grande réjouissance pour les enfans.

Une dame et ses deux filles, à peu près du même âge que mon Elisa, avaient dîné avec nous. J’avais prévenu la mère que nous nous mettrions à table à trois heures, afin qu’il restât plus de temps à nos petites pour jouer aux noix. Ce jeu est fort en usage à Nantes ; à cette époque, les enfans, surtout, s’en amusent beaucoup ; il faut convenir aussi qu’il les rend parfaitement heureux.

Pendant qu’on desservait, et avant qu’on allumât, la maman des deux petites amies d’Élisa et moi, nous nous entretenions, auprès du feu, du bonheur à venir de nos chères enfans. Il semble réellement que les mères entre elles ne peuvent parler d’autre chose. Eh ! mon Dieu non, elles ne le peuvent pas ! c’est leur pensée dominante, leur cœur est ainsi fait. Tandis que, comme je l’ai dit, nous faisions mille projets tendant tous au même but, que nous nous communiquions nos espérances, les deux petites de cette dame, les coudes sur la table, la tête supportée par les mains, les yeux fixés sur Élisa, et suivant chacun de ses mouvemens, écoutaient avec une attention que rien n’eût été capable de détourner, le conte d’Ali-Baba, ou les quarante Voleurs qu’elle leur racontait. Lorsqu’elle eut cessé de parler, Herminie (c’était le nom de l’aînée), dit à Élisa :

— Parions, Élisa, que tu ne pourrais pas écrire à tâtons quelque chose qui ne soit dans aucun livre, et que personne n’ait écrit avant toi ?

— Je parie que si, répondit Élisa, et je parie cent noix, si maman veut bien me le permettre.

Sur ma réponse affirmative, elle courut chercher ce qu’il lui fallait pour écrire. Elle apporta en même temps sa poupée… — Tiens, ma Louise, dit-elle à la plus jeune des deux petites, comme notre pari pourrait fort bien ne pas t’amuser, voilà ma poupée. Tu ne la gronderas pas trop, n’est-ce pas ? elle n’est pas bien méchante ; seulement je te prierai de lui frotter les jambes auprès du feu, elle les a un peu raides.

Puis, se retournant vers l’autre sœur :

— Veux-tu me prêter ton nom, Herminie ?

— Je le veux bien.

— Combien me donnes-tu de temps pour écrire ?

— Une heure.

— Bien ! en voilà cinq, nous jouerons aux noix à six.

Et, saisissant aussitôt sa plume, elle la fit parcourir le papier avec une excessive rapidité. Herminie avait eu soin d’ôter les livres qui se trouvaient à la portée d’Élisa ; elle craignait quelle n’en pût lire quelques passages à la lueur du feu, et qu’elle ne les transcrivît. Mais jamais pari ne fut plus religieusement observé.

Lorsque la pendule annonça que l’heure était écoulée, je demandai de la lumière. Alors Élisa nous lut ce qu’elle avait écrit d’Herminie ; elle nous dit en riant, qu’elle lui aurait bien proposé de venir jouer aux noix, mais qu’elle l’avait laissée occupée à prendre sa leçon d’anglais.

— Est-ce bien vrai, maman, dit Herminie d’un air inquiet, que ce qu’Élisa vient d’écrire n’est dans aucun livre ?

— Certainement, ma fille.

— J’ai donc perdu mes cent noix ?

— Non, dit Élisa, qui s’aperçut du regret qu’elle éprouvait de cette perte ; car je te prie d’accepter les cent miennes, pour la patience que tu as eue de me regarder écrire pendant une heure. Jouons maintenant, mes petites belles, pour réparer le temps perdu.

J’appuyai une planche contre une chaise, et les noix roulèrent dessus sans interruption jusqu’à neuf heures. Beaucoup de parties y furent et perdues et gagnées, mais toutes avec loyauté.

Lorsque nous fûmes seules, Élisa me pria de lui laisser achever sa nouvelle, elle m’assura qu’il ne lui fallait pas plus d’une heure. À dix heures et quelques minutes, elle jeta sa plume en l’air, et sauta sur mes genoux, en s’écriant :

— Enfin, tout est fini, ils ont dit oui. Oh ! mais ce n’est pas sans peine, je t’assure, ma petite maman ; j’ai vu l’instant que madame Angello serait forcée de renoncer à unir Herminie à M. de Guiani.

— Eh ! pourquoi donc ?

— Je vais te conter cela, écoute :

Elle prit son papier, et me lut ce qu’elle venait d’écrire. La pauvre petite était ivre de bonheur…

S’il n’est personne qui ne puisse se faire l’idée de la joie si naïve et si pure d’une enfant de onze ans, qui vient d’écrire à l’improviste une petite historiette, seulement pour soutenir la gageure qu’elle a faite avec une enfant de son âge, je crois qu’il serait difficile de se représenter le changement qui s’opéra subitement sur cette physionomie naguère si gaie, lorsqu’on m’embrassant elle sentit mes joues mouillées…

— Tu pleures, me dit-elle, d’un ton que je n’oublierai de ma vie ; j’ai donc mal fait, ma petite maman mignonne ?

— Non, me hâtai-je de lui répondre (il me sembla qu’elle allait déchirer ce qu’elle venait d’écrire) ; non, tu n’as pas mal fait, tu as bien fait au contraire, bien, très bien, tout aussi bien que je pouvais le désirer ! mieux peut-être !

— Et pourquoi donc pleures-tu ?

— Pourquoi, mon enfant ? C’est que la joie comme la peine s’exprime quelquefois par des larmes ; mais je t’assure, ma bonne petite, que je suis heureuse, bien heureuse ! … Oh oui ! je l’étais !… quelle différence des larmes si douces que je versais alors à celles que je répands aujourd’hui ! Tiens, lui dis-je, en lui posant la main sur le cœur, c’est là qu’est placé le bonheur de ta mère… Penses-tu, ma bien-aimée, que je puisse jamais être malheureuse ?

— Non ! si ton bonheur dépend de moi… Eh bien ! tu ne sais pas ce que je ferai ?

— Non.

— Demain, quand nous irons à la messe, je demanderai à Dieu qu’il me donne beaucoup de talent ; je le lui demanderai de si bon cœur, qu’il faudra bien, je t’en réponds, qu’il me l’accorde… Alors, j’écrirai de gros volumes, je les vendrai, et je t’apporterai tout mon argent. Tu en donneras à mon mari, n’est-ce pas ? il est si bon pour moi ! D’ailleurs, tu sais bien que c’est lui qui m’a montré presque tout ce que je sais, et que sans lui tu aurais été obligée de payer des maîtres, ou bien je serais restée ignorante… Comme il sera content, mon mari, d’avoir mes livres dans sa bibliothèque !… Je ne sais pas, par exemple, comment il les fera relier… en rouge, peut-être… Oh non ! ce sera plutôt en vert ! c’est le symbole de l’espérance… Faudra pas manquer, demain matin, ma petite maman, de me donner six liards pour acheter une aune de faveur verte pour coudre mon manuscrit d’Herminie… Il me semble entendre mon mari, lorsque je le lui donnerai, et que je lui dirai : « Tiens, mon mari, voilà pour toi ; tu auras la bonté de ponctuer cela. — Qu’est-ce que c’est, ma petite femme ? — Regarde, mon mari. » Et quand il lira : « Herminie, ou les Avantages d’une bonne Éducation, par Élisa Mercœur, âgée de onze ans. Dédié à M. Danguy, son mari ! » sera-t-il joyeux ! m’embrassera-t-il !… Oui… mais si sa barbe pique, il n’embrassera que mes mains. Oh ! pour le coup, je suis bien sûre qu’il me dira un beau conte [1]… J’ai bien dans l’idée aussi qu’il me donnera une belle poupée pour mes étrennes [2]… Ah ! à propos de poupée, ma petite maman mignonne, tu m’en achèteras une à chaque livre que je vendrai, avec six petites assiettes de porcelaine et un gros volume de contes. Et puis, nous donnerons de l’argent aux pauvres, parce que tu sais bien que Dieu bénit ceux qui les soulagent. Tiens, il faudra surtout donner à cette pauvre femme qui a si grand soin de sa vieille mère infirme. C’est bien beau, va, maman, d’avoir soin de sa mère ! Et moi aussi, je te soignerai quand tu seras vieille ; tu peux bien être sûre que je ne te laisserai manquer de rien. Pour te distraire, je te lirai mes ouvrages, et si tu vois assez clair (mais d’ailleurs, je l’achèterai toutes les meilleures lunettes), tu me les liras à ton tour, n’est-ce pas ? j’aime tant à t’entendre lire [3] !… Et, dans son crédule ravissement, la pauvre petite se pendit à mon cou et me pria de la porter ainsi dans mon lit, où elle dormit jusqu’au lendemain onze heures !…

Dieu entendit-il sa prière… la mienne ?… Fut-ce à cette ferveur si naïve qu’elle dut le beau génie qui la distingua ; ou plutôt était-il le pivot de son imagination ? Comme la morale, la reconnaissance et l’amour filial étaient les ressorts qui firent mouvoir son cœur jusqu’à ce que la mort en le brisant, leur imposa l’immobilité.

Je n’ai jamais pu écouter Élisa et considérer attentivement son mélange d’amusemens et de travaux, sans penser qu’il fallait que son génie fût aussi pur que son cœur, puisque loin d’amoindrir sa candide innocence, il semblait se plaire à la prolonger en se mêlant à tous ses jeux. Aussi le comparais-je à un avocat fort distingué que j’ai connu à Nantes, qui ne plaidait jamais avec plus de succès que lorsqu’il avait joué une bonne partie de cache-cache ou de main-chaude avec ses enfans ; il lui semblait que la joie et les caresses de ces innocentes créatures, rendaient plus éloquentes et plus douces, les paroles que son cœur fournissait à ses lèvres pour la défense de l’infortuné qui lui avait confié sa cause.

J’ai toujours remarqué que l’homme et l’enfant qui se trouvent en contact, y gagnent mutuellement ; car si, par ce rapprochement, l’âme de l’homme s’épure au creuset de l’innocence, celle de l’enfant s’agrandit et s’éclaire au flambeau de la prudence.

Ma comparaison paraîtra sans doute fort peu logiquement exprimée ; mais si, comme j’ai dû m’en convaincre, il est des personnes qui refusent la pensée à qui manque de science, il en est d’autres aussi qui la trouvent indépendante de l’étude ; et celles-là me pardonneront, je l’espère, à défaut de la logique de l’art de me servir de celle du cœur, pour exprimer ma pensée sur l’enfant si cher que j’ai perdu, et dont j’étais si heureuse d’être la mère !

Élisa devint son propre juge, dès l’instant où elle eut la faculté de réfléchir ; quoique fort indulgente pour les fautes des autres, elle fut toujours extrêmement sévère pour les siennes ; il semblait que pour éviter d’en commettre de nouvelles, elle les gravait à chaque pli de sa vaste pensée. L’aventure de la vieille femme qu’elle venait de placer à la porte du couvent, mais dont voici le véritable texte, en est une preuve irrécusable ; et l’on se convaincra par ce que je vais raconter que, dès son bas âge, la pauvre petite n’abandonnait au temps que les heures, et se réservait le souvenir.

J’avais l’habitude, dans les beaux temps, lorsqu’Élisa était petite, de la mener les jeudis et les dimanches à la campagne. Son petit mari, M, Danguy, qui depuis devint son instituteur, en possédait une à peu de distance de la ville, il nous y conduisait souvent. Pour y arriver, nous étions obligés de passer devant la cabane d’une vieille femme qui, tout en filant sa quenouille, demandait l’aumône aux passans. Élisa lui donnait toujours un sou. Un jour, que nous passions comme de coutume devant elle, mais sans qu’Élisa parût y prendre garde, la vieille vint la tirer par sa robe, pour lui rappeler qu’elle l’avait oubliée…

— Laissez-moi donc, bonne femme, vous allez me salir ma robe avec vos mains noires… Croyez-vous que mon argent est pour vous ; il est pour m’acheter des fraises.

La pauvre femme retourna à sa place sans répliquer. Élisa me prit la main et présenta celle qui lui restait libre à son mari, mais il la repoussa et s’éloigna d’elle…

— Pourquoi ne veux-tu pas me donner la main, mon petit mari ? pourquoi me repousses-tu ?

— Parce que tu as repoussé cette bonne vieille, ma petite femme.

— Mais regarde donc, maman, elle me donne la main, elle ; elle ne me repousse pas comme toi ; n’est-ce pas, ma petite maman mignonne ?

— Sans doute, ma chère amie, mais c’est que tu ne sais pas que quels que soient les torts d’un enfant, les bras et le cœur de sa mère lui sont toujours ouverts. La pauvre petite s’y jeta en sanglotant et en me priant de lui pardonner ; mais, sans attendre ma réponse, elle s’élança vers la vieille femme, se précipita à ses pieds, lui demanda pardon, et lui donna sa bourse qui contenait quatre sous. Tout cela fut si prompt, qu’elle était revenue dans mes bras, que j’avais à peine eu le temps de faire quatre pas pour l’aller rejoindre.

— Tu n’es plus fâchée, ma petite maman mignonne ; ni toi non plus, mon bon petit mari ?

Et cherchant son pardon dans nos yeux, elle les trouva pleins de larmes…

— Je vous ai donc fait bien du chagrin à tous les deux ? Oh ! pardonnez-le-moi, je vous en prie ; je ne le ferai plus jamais, je vous le promets.

Elle avait cinq ans alors ; et, à cet âge, toutes les larmes semblent partir d’une cause douloureuse !…

Veuve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.

INTRODUCTION.

Lorsque MM. Urbain Canel et Adolphe Guyot entreprirent d’éditer les Heures du soir, Livre des Femmes, ils vinrent prier Élisa de leur donner une nouvelle, pour le premier volume qu’ils allaient mettre incessamment sous presse. — Je n’ai rien en portefeuille, répondit Elisa. — Eh bien, mademoiselle, mettez-vous à l’ouvrage, et nous reculerons la publication de ce numéro : nos abonnés s’attendent à y trouver quelque chose de mademoiselle Mercœur ; nous tenons beaucoup à ne pas leur enlever le plaisir qu’ils s’en promettent. Si vous êtes assez bonne pour nous accorder la faveur que nous réclamons de votre obligeance, pendant que vous écrirez, nous ferons imprimer les morceaux qui doivent entrer dans la composition de ce volume. Travaillez. — Mais, messieurs, pour travailler, il faut des matériaux, et je n’en ai pas. — Il vous sera peu difficile d’en trouver, mademoiselle. Je lui rappelai alors qu’elle avait marqué dans le supplément du Dictionnaire historique de Ladvocat, un passage dont elle voulait faire un drame ; je lui dis que je pensais qu’il pouvait convenir également pour une nouvelle, et qu’avec la force d’imagination que je lui connaissais et l’élégance de son style, elle pouvait de ce sujet faire une nouvelle, dont la lecture excitât le plus vif intérêt. Mon idée lui sourit ; et, un mois après, le succès qu’eut la Comtesse de Villequier me prouva que j’avais eu raison de donner à Élisa le conseil de l’écrire.

Elle s’identifia si bien avec les personnages qu’elle mettait en scène, que je crus, lorsqu’elle en fut à la catastrophe, qu’elle perdait la tête. Le malheureux ! s’écria-t-elle en se dirigeant vers le lit, il me fait peur. Je courus à elle, et lui demandai ce qu’elle avait. Elle me répondit que Villequier lui faisait horreur, à le voir se rouler dans le sang de sa femme et de sa suivante qu’il venait d’assassiner. Puis, prenant une de mes mains qu’elle plaça sur son cœur, elle me fît sentir qu’il battait avec tant de violence, qu’on eût dit qu’il allait s’échapper de son sein. Elle me pria de lui préparer une tasse de tilleul. Lorsque ses sens furent un peu calmés, j’écrivis sous sa dictée ; et, lorsque tout fut fini : Eh bien ! me dit-elle en consultant à son tour mon cœur qui était extrêmement agité, Villequier te fait peur aussi ! Oh ! que je suis contente ! Et elle m’embrassa.

Les personnes qui voudront se donner la peine de prendre connaissance du passage dont j’ai parlé, dans le supplément du Dictionnaire historique de Ladvocat, se convaincront, après avoir lu l’article Villequier, page 622, qu’il fallait que le génie de ma pauvre fille fût une mine bien féconde de pensées, pour qu’elle empruntât si peu ailleurs.

Veuve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.

LA
COMTESSE DE VILLEQUIER,
nouvelle du xvie siècle,
DÉDIÉE
À MADAME ERNESTINE PANCKOUCKE.


LA
COMTESSE DE VILLEQUIER.

I


C’était une halte de quelques jours. Trois partis fatigués se reposaient ensemble, et les factions parasites, semblables aux étoiles vassales soumises aux lois d’une planète souveraine, s’arrêtaient également immobiles autour de ces trois astres dominateurs. Mais ce n’était qu’une pose d’armes, une paix apparente, un traité de bouche et non de cœur ; et si la main qui frappait cessait un moment de porter ses coups, ce n’était pas pour rester inactive ; c’était pour rebander l’arc et redonner le fil au glaive émoussé.

Charles IX était mort, regorgeant une partie du sang qu’il avait bu. Le duc d’Anjou, le vainqueur de Jarnac et de Moncontour, ce prince, qui commença par le courage et la gloire, pour finir par la bassesse et la peur, devenu roi de Pologne par le choix libre de ses sujets d’adoption, se hâta de descendre de ce trône électif pour monter sur celui de ses pères, ou plutôt revint en France placer un troisième et dernier pupille couronné sous la royale tutelle de Catherine de Médicis.

Catherine de Médicis ! combien de souvenirs de crimes ce nom, comme les accens d’une conjuration magique, ne veille-t-il pas à lui seul ! Toi, dont le ciel ardent féconda l’âme d’un Machiavel, Florence ! il était juste que ton sol portât le berceau de cette femme qui n’eut de vertus que son génie, qui renfermait à la fois dans sa tête et dans son cœur l’astuce d’un Richelieu, la fermeté d’une Agrippine, les fureurs d’une Isabelle de Bavière ; cette femme, qui eût échangé toute une vie de bonheur obscur contre une heure d’existence de reine ; cette mère qu’un infanticide n’eût pas fait hésiter un instant s’il eût fallu du sang de ses fils signer l’acte de sa puissance.

En apparaissant à la pensée, l’image morale de Catherine de Médicis se montre avec des formes trop précises, des nuances trop fortement prononcées, pour qu’il soit possible au pinceau le plus hardi d’oser en altérer le moindre trait. Scellé par l’histoire, c’est un souvenir que l’imagination la plus capricieuse et la plus indépendante est contrainte à laisser intact. Il n’est aucun point de ce caractère si bien connu qui se soit perdu dans le vague du doute. Le problème de sa politique peut se résoudre par ces trois mots : Diviser pour régner ; précepte auquel son génie altier resta constamment fidèle ; maxime trop souvent suivie par ceux qui, tenant en main le timon d’un empire, se disent, dans l’égoïsme de leur orgueil : Moi d’abord, l’État après.

Cet esprit de ruse, de haute ambition et de perfide souplesse, dont sa tête apporta le germe d’Italie, condamné pendant l’existence de Henri II à ne s’exercer que dans de simples intrigues d’amour, renfermées dans l’intérieur d’un palais, eut, avant d’agir plus librement et sur un plus vaste théâtre, le temps de parvenir à toute sa maturité. Le règne d’un an de François II ne lui permit que d’ébaucher le plan de ce drame immense, exécuté sous Charles IX et Henri III, et dans lequel elle se réserva le principal rôle, qu’elle joua tour à tour craintive ou hardie, menaçante ou flatteuse, mais toujours puissante !

Reine-épouse, Catherine ne fut sur le trône que la royale compagne de son maître ; reine-mère, la fille des Médicis devint la souveraine de France. Nommée régente, ce n’était pas une tutelle de quelques années qui pouvait satisfaire à sa soif de domination. Il fallait donc prolonger la minorité de son fils au-delà du terme limité par les lois. Tout enfant, le cœur de Charles battait déjà d’orgueil au récit de la gloire de ses ancêtres ; une saine raison, une imagination brillante se découvraient dans les moindres actions du jeune prince. Eh bien ! effrayée de ces présages d’une force future, ce fut la main de la mère qui arracha du cœur du fils ces semences de vertus et d’honneur ; elle y jeta en place celles de mollesse coupable, de haine, de vengeance, de cruauté fanatique, qui grandirent avec tant de sève dans ce terrain qu’elle-même se plut à fertiliser. Elle rétrécit cette âme déjà si large, la pétrit, la façonna au crime, la modela sur la sienne, mais en petit ; car pour s’élever elle, il lui fallait abaisser les autres. Il n’est personne qui ignore ce qui en advint pour la France, quand Charles IX eut appliqué la pratique à la théorie des leçons maternelles.

Un culte nouveau s’était propagé. Déserteurs de Rome, de nombreux sectateurs venaient chaque jour grossir les rangs des disciples de Calvin. Fiers de compter parmi eux trois hommes tels que le prince de Condé, l’amiral de Coligni et le jeune roi de Navarre Henri de Bourbon, ils osèrent parler haut pour se plaindre des continuelles exactions auxquelles les livraient la haine et la tyrannie des catholiques. L’étendard de leur foi fut arboré comme drapeau de guerre. La voix de Catherine commanda : obéissant à son ordre, le temps plaça dans l’histoire la fête des noces du roi de Navarre et les massacres de la Saint-Barthélemi, jours sanglans et terribles que l’oubli ne peut prendre !

Tenir toujours incertain l’équilibre de l’État, trop sûre qu’elle était de n’avoir qu’à le toucher du doigt pour le faire pencher à son gré, tel était le premier mobile de sa politique. Les factions, les complots, les guerres intestines, devenaient nécessaires. Aussi fut-il peu d’époques plus fécondes en conspirations, fausses, ou vraies ; car la baguette de l’habile magicienne savait les évoquer du néant, les faire apparaître ou s’évanouir à volonté. Âme impénétrable et profonde, qui sacrifiait tout jusqu’à sa haine, n’appela-t-elle pas du nom de fils ce Béarnais qu’elle eût si bien frappé au cœur d’un coup de stilet italien ? n’est-ce pas sous les auspices de Catherine que se formèrent les premières associations de la Ligue ?

Tant qu’exista Charles IX, elle reversa toutes ses affections de mère sur son bien-aimé fils le duc d’Anjou. Elle était fière de la gloire du héros de Jarnac ; elle jouissait de la grandeur de Henri, parce qu’elle épouvantait la faiblesse de Charles, parce qu’elle, en se plaçant entre les deux frères, tenait sans cesse le pouvoir en balance. Mais lorsque Charles remit à la postérité pour legs d’histoire son souvenir entaché de sang ; quand le monarque assassin eut échangé son trône souillé contre un cercueil dans les caveaux de Saint-Denis, alors Catherine ne vit plus dans son successeur qu’un roi dont il fallait prendre la puissance en lui laissant la couronne, et elle en fit ce qu’elle avait fait de son frère.

Le lendemain du sacre de Henri III, la fille du comte de Vaudemont, la belle et vertueuse Louise de Lorraine, était devenue reine de France. Tout semblait présager son empire sur le cœur de son époux ; mais la fière et jalouse Médicis craignant ce partage de pouvoir sur l’esprit du roi, sut y faire naître des soupçons contre la vertu de la reine, et finit par le détacher peu à peu de celle qui n’eût exercé qu’au profit de la gloire la puissance de ses charmes. Elle la regretta plus tard, cette douce et noble puissance abattue par elle, quand elle vit sur ses débris s’élever l’insolente grandeur des Caylus, des Saint-Mégrin, des d’Epernon.

Assassiné sous les murs d’Orléans, par la main de Poltrot de Méré, François de Lorraine, duc de Guise, avait légué à ses fils. ainsi que la vengeance de sa mort, la vieille ambition et la haine héréditaire dans sa maison contre la famille régnante. Digne héritier de son père, le jeune Henri de Guise essaya, dès l’âge de dix-huit ans, de réaliser le projet d’une ligue ou sainte-union qu’avait jadis formée, pendant la tenue du concile de Trente, le cardinal de Lorraine, son oncle. Cette association, dont le véritable but était, sous le prétexte de la religion, de renverser du trône la branche des Valois, resta longtemps secrète, renfermée dans les limites de la Champagne et de la Brie. Au commencement de l’époque dont nous allons parler, la Ligue n’était encore dans le ciel politique qu’un point à peine visible ; mais ce point allait grandir, se développer, devenir un nuage immense, couvrant de son voile l’horizon tout entier.

Il existait alors à la cour de France un prince sans crédit, sans factions pour le soutenir, dédaigné, méprisé par tous les partis, et toutefois sur le compte duquel retombaient toutes les conspirations, dont Catherine avait si souvent besoin comme d épouvantail, et dont elle ne pouvait sans danger pour elle rejeter sur d’autres le crime inventé ; et pourtant cet homme qu’elle livrait tant de fois aux fureurs d’une vengeance injuste, c’était son dernier fils, François de France, duc d’Alençon, continuellement en butte aux soupçons, sacrifié à la haine et au mépris par l’ambition de sa mère. Ce malheureux duc, ce prince si près du trône, n’avait trouvé dans tout le royaume de son frère que deux cœurs qui pussent lui offrir à la fois amitié et protection : sa sœur Marguerite de France, reine de Navarre, et le brave Louis de Clermont, dit Bussy d’Amboise.

Henri III, malade d’un mal d’oreille, se croit empoisonné comme François II. Trompé par les précédentes insinuations de Catherine, il accuse le duc de fratricide. Près de ce lit de douleur, qu’il se persuade devoir être bientôt sa tombe, il appelle Henri de Bourbon, lui commande d’assassiner le duc. Le refus du roi de Navarre, à qui cette double mort eût assuré l’héritage de France, est peut-être une des plus nobles pages de son histoire.

Rendu à l’existence, le roi reconnut l’erreur de ses soupçons. Sa mère, qui s’aperçut qu’elle avait été trop loin, facilita elle-même entre les deux frères un rapprochement de confiance. Le duc reparut à la cour. La France respirait un instant : une trêve venait d’être accordée aux huguenots, et c’était en l’honneur de ces deux événemens que des fêtes se donnaient au Louvre. Mais s’il y avait suspension d’hostilités pour les haines extérieures, il n’en était pas ainsi de celles que recouvrait le voile du secret. La trahison ne s’endormait pas au bruit des airs de danse ; elle veillait sous les dômes des palais comme sous le ciel des camps, et son poison se glissait dans les paroles d’amitié, les soupirs d’amour, les regards de femme, dans l’haleine embaumée ces fleurs… Le duc d’Alençon ne respira-t-il pas la mort dans le parfum exhalé du bouquet que lui présenta la main de sa maîtresse !


II


Un matin, dans un vaste salon précédant la chambre du roi, trois groupes de jeunes courtisans se trouvaient réunis au Louvre, pour assister au lever de sa majesté.

Remarquable par l’élégante richesse et l’excessive recherche de leur toilette, les favoris du roi, le teint rose et frais, la barbe et les cheveux parfumés, la taille étroitement emprisonnée dans un pourpoint de satin, se balançaient nonchalamment d’un pied sur l’autre, et laissant flotter en arrière le petit manteau jeté sur leurs épaules, semblaient étudier la pose la plus favorable à la moelleuse beauté de leurs formes. Moins scrupuleux dans leur obéissance aux décrets des modes du jour, les partisans du duc de Guise portaient des vêtemens plus simples, des couleurs plus sombres ; mais leur altitude plus noblement aisée, leurs regards plus hardis, sans bannir de leurs manières la grâce et l’élégance, s’alliaient parfaitement à la sévérité de leur costume ; et la plume verte servant d’aigrette à leurs chapeaux de forme élevée, semblait, en ondoyant, projeter sur leur front un reflet d’audace et de fierté courageuse. Quant aux gentilshommes de la suite du duc d’Alençon, quels que fussent leurs avantages extérieurs et la richesse de leurs vêtemens, un élégant d’alors ne pouvait les voir sans sourire de pitié ; car, presque toujours absens de la cour, ils se trouvaient dans le chemin que la mode avait parcouru en arrière de bien des pas des petits-maîtres du temps ; mais quelques jours leur suffirent pour marcher de niveau ; et Marguerite de France elle-même sentit son cœur accorder l’hommage de plus d’un tendre soupir au mérite du brave et séduisant Bussy d’Amboise.

— Georges, dit Charles de Balzac d’Entragues, en s’adressant au jeune Schomberg, n’admires-tu pas l’extraordinaire circonférence des fraises de messieurs de Caylus et Maugiron ?

— Comme leurs manières, aussi goudronnées que leurs fraises.

— Ils sont vraiment ce matin d’un éblouissant éclat, ces deux beaux soleils ; ils fascinent à voir.

— Gare à l’éclipse ! dit d’Humière.

— Comment ? demanda d’Entragues.

— Oui, s’il faut en croire la prédiction de Corne Ruggeri…

— Ah ! ah ! le savant astrologue, le sorcier de l’hôtel de Soissons… Eh bien ! du haut de sa tour, qu’a-t-il lu dans le livre du ciel ? à quelle page en est-il de sa traduction ?

On prétend qu’il lui a été clairement démontré, d’après sa dernière expérience de l’autre nuit, que les deux astres nommés Caylus et Maugiron, parvenus maintenant à leur apogée, ne tarderont pas, par une déclinaison rapide, à se trouver en conjonction avec un nouvel astre, qu’il vient de découvrir se levant à l’horizon de la faveur, et qui, passant en deçà, doit, par sa grandeur et l’éclat de ses feux, produire l’éclipse totale des deux autres astres.

— Et Ruggeri a-t-il baptisé sa nouvelle planète ?

— Pas encore.

— Eh bien ! messieurs, voyons, soyons ses parrains. Quel nom lui donnerons-nous ?

— Joyeuse ? dit Schomberg.

— Lui ! avec sa folle gaîté… Non… D’Épernon plutôt…

— Vous n’y êtes pas… Attendez, messieurs… attendez…

Et comme d’Entragues cherchait, en regardant autour de lui, un jeune seigneur à la mise élégante entra, le salua d’un geste froidement poli, et fut se mêler parmi les courtisans du roi.

— De par le ciel ! s’écria d’Entragues, comme frappé d’une lumière subite, en indiquant des yeux celui qui venait de passer, je gage, messieurs, que vous avez trouvé comme moi le nom qui convient à l’étoile découverte par Ruggeri.

— Saint-Mégrin ? dit le comte de Ribeyrac.

— Tout juste.

En ce moment, un jeune homme qui causait plus loin avec Bussy d’Amboise et Jean de Montluc, sieur de Baligny, les quitta ; et, s’avançant vers d’Entragues, qui lui tournait le dos, lui frappa doucement sur l’épaule.

— Adhémar de Birague !… Et d’où viens-tu ? continua-t-il en le parcourant d’un regard d’étonnement distrait.

— D’où vient le duc d’Alençon. Je suis au nombre des officiers de sa suite.

— Bien !… Pardon, messieurs, je vous rejoins… Ah ! bonjour, Brissac ; je suis à toi.

Et il conduisit Adhémar vers une embrasure de croisée, à l’autre bout du salon. Là, après un moment de silence, il poursuivit à demi-voix :

— Quels sont tes projets ? que viens-tu faire ici ?

— Mes projets ! Je ne m’en connais encore aucun. Quant à ce que je viens faire, le temps me l’apprendra comme à toi… Je n’en sais rien.

— Eh bien ! moi, je vais te le dire, ce que tu feras, ce que vous ferez tous, attachés à la fortune du duc d’Alençon : la vôtre subira tous les caprices de celle du prince. D’abord, vous serez comme lui fêtés, caressés, enlacés dans mille séductions ; vous marcherez d’enchantemens en enchantemens, de plaisirs en plaisirs ; vous n’entendrez qu’une suave harmonie d’assurances d’amitié, d’aveux d’amour ; vous verrez les femmes les plus belles se disputer à qui vous accordera de plus tendres regards, vous soupirera de plus doux accens et puis, quand vous serez bien charmés, bien crédules, vous serez tout surpris d’entendre un jour la voix d’un juge vous répéter, comme délatrices, les paroles qu’à l’insu de vous-mêmes, ou dans l’excès de votre confiance, vous aurez, sous le sceau du secret, dites à l’oreille d’une amante ou d’un ami. Et qui sait si…

— Quoi ! interrompit vivement Adhémar ; cette réconciliation des deux frères ne serait-elle… il baissa la voix : qu’une atroce déception, qu’un piégé odieux ?…

— Peut-être… Mais, pour cette fois, ce n’est pas le roi qui l’a dressé.

— Et qui donc ?

— Qui ? La personne qui lui a dit : « Henri, embrassez François : c’est un bon frère ; il vous aime. Dans mon zèle pour vous, je me trompais sur lui. » Celle qui lui a dit cela hier, et qui demain peut lui dire : « Mon fils, prenez garde à votre couronne ; le duc la regarde avec des yeux de convoitise. Henri, méfiez-vous de votre frère ! » Et si elle lui dit cela, sais-tu, toi, ce que tu auras à souffrir, toi sincèrement dévoué à ton maître ? Sais-tu de combien d’insultans sarcasmes, de méprisantes railleries, t’accableront ces beaux messieurs que tu vois là-bas ? combien de fois tu sentiras tes dents grincer de rage, ta main se crisper de colère et d’indignation, en serrant la poignée de ta dague ? et si tu la sors du fourreau, sais-tu que tu peux entendre les énormes portes de la Bastille crier en roulant sur leurs gonds, pour te livrer passage, puis se refermer, et te laisser là vivre ou mourir ?

— D’Entragues !… Quel est ton dessein ? prétends-tu m’effrayer, me faire reculer de peur, et…

— Non. De par Sainte-Ursule de Lorraine, tu te trompes ! Loin de te faire abandonner ton maître, je voudrais plutôt voir se presser autour de lui les rangs nombreux d’un cortège de braves comme Bussy et toi. Si vous pouviez parler plus haut, ces brillans étourneaux que voilà ne nous étourdiraient pas tant les oreilles de leurs impertinentes bravades.

— Charles, reprit Adhémar, d’une voix tremblante d’inquiétude et d’émotion profonde ; Charles, parmi ces syrènes attachées au char de Catherine et de Marguerite, ces femmes si belles, si séduisantes… si perfides… ne s’en trouve-t-il pas une… qui… la comtesse…

— Madame de Villequier ?

Birague tressaillit.

— Quoi ! toujours… Pauvre ami ! Il lui pressa la main. Non, pas encore.

— Ah ! — ce fut un soupir d’allégissement.

— Jusqu’ici le comte ne l’a pas prodiguée. Elle a cependant paru l’autre jour à l’hôtel de Soissons, où l’on dit que la reine-mère lui a fait le plus gracieux accueil. Le roi, qui s’y trouvait, s’est, ajoute-t-on, plaint à Villequier de la retraite dans laquelle la comtesse s’obstine à vivre ; et il est possible qu’elle soit ce soir à la fête Qu’as-tu ?…

— Rien.

Il mentait, car ses traits étaient décomposés, son visage était livide ; car sa main, que son ami serrait encore, brûlait de fièvre et tremblait d’agitation.

D’Entragues, s’apercevant alors que tous ceux qui se trouvaient dans le salon s’étaient réunis autour de Saint-Mégrin, s’en approcha, ainsi qu’Adhémar.

— Que lisez-vous donc là, monsieur de Saint-Mégrin ?

— Un délicieux sonnet, nouvelle production de la muse du divin Philippe Desportes, et dont sa majesté vient de m’envoyer une copie.

— Du nouveau Pétrarque, du Tibulle français… Vous êtes sans doute son Mécène, monsieur le comte ?

— Non, monsieur, je n’en suis pas digne, mais le roi s’est fait son Auguste.

— Et je doute fort, répliqua d’Humière, que la protection d’Auguste ait jamais autant rapporté à Virgile qu’à Philippe Desportes celle de sa majesté. Le roi vient, dit-on, de lui faire présent de trente mille livres pour imprimer ses œuvres.

— Vous avouerez, messieurs, dit Maugiron, que de pareils vers les valent bien.

— Parbleu ! je le crois, continua Joyeuse ; ce sonnet vaut à lui seul le bénéfice d’un évêché.

— Il serait à désirer, ajouta Fervaques, que le duc de Ferrare reconnût ainsi le mérite du malheureux Tasse. Ce pauvre Torquato ! je me rappelle encore avec quel visage honteux et quels misérables vêtemens il se présenta à la cour de France : il semblait rougir autant de son génie que de sa misère.

— Quant à moi, dit Jean de Montluc, je n’ai ni les oreilles assez délicates, ni le goût assez pur, pour apprécier la douceur et la grâce de votre harmonieux Desportes ; je lui préfère la muse moins doucereuse et plus franche de Ronsard.

— Le barbare ! dit Bussy.

— Monsieur de Caylus, s’écria tout à coup d’Entragues, en se retournant brusquement vers celui qu’il apostrophait, vous avez à votre chapeau une admirable plume blanche : seulement elle me semble un peu élevée.

— Monsieur, repartit froidement Caylus, le dernier conseil des modes a décidé que la plume blanche devait maintenant se porter plus haut que la plume verte.

— Cela se peut, monsieur ; mais, placée comme la vôtre, la plume blanche offre plus de prise au vent que la plume verte.

Caylus allait répondre ; mais le bruit de pas qui se fit entendre sur le grand escalier, indiqua l’arrivée des pages qui précédaient le duc de Guise et le duc d’Alencon. En même temps, la porte de la chambre de sa majesté s’ouvrit, et l’écuyer Du Halde annonça le roi, qui parut, et s’avança pour recevoir les complimens de son bien-aimé frère et de son beau cousin de Lorraine.


III


S’il se trouve quelqu’un qui ait prêté l’oreille au dialogue de d’Entragues et de son ami, qui les ait examinés avec quelque attention, il aura deviné sans doute, au tremblement de la voix, à la mélancolique attitude de ce dernier, que le cœur du pauvre Birague soupirait d’amour, et depuis long-temps, pour les charmes d’une belle et noble dame.

La jeunesse, la grâce et la touchante beauté de Françoise de La Marck, fille naturelle de Guillaume de La Marck, de la branche de Lumain, avaient depuis long-temps mis dans l’âme d’Adhémar un sentiment qui devait y rester autant que la vie dans son sein. Mais, timide et douteux de lui-même, cette passion le dévorait en silence : il aimait sans savoir le dire ; car, pour parler d’amour, les regards n’arrivaient pas à ses yeux, les paroles à ses lèvres ; sa voix était inhabile à traduire son cœur. Françoise l’aimait bien aussi, mais de cette affection tiède et calme qui dépense si peu d’âme, et à qui, donnée en échange d’un sentiment ardent et fiévreux, la haine même semble quelquefois préférable.

Lorsque le temps eut accompli la promesse de sa beauté, quand elle fut tout-à-fait belle, alors il vint un homme qui savait dire ce qu’Adhémar ne savait qu’éprouver, dont la bouche avait des paroles magiques et vibrantes au cœur. En les écoutant, celui de la jeune fille en résonna d’amour ; et bientôt, toute séduite et vaincue, Françoise de La Marck vint engager au pied de l’autel sa double foi d’épouse et d’amante au noble comte René de Villequier.

Sans se plaindre, sans penser avoir le droit de le faire, « soyez heureuse » furent les mots d’adieu qu’Adhémar adressa, la veille de son hymen, à la fiancée du comte. Il quitta Paris, n’ayant pas la force d’y rester à voir ce bonheur, qu’il demandait pour elle. Il n’y revint que lorsque le duc d’Alençon reparut à la cour. Hélas ! celui qui l’emportait sur lui était bien loin de mériter cette préférence obtenue. Vivant à la cour de Catherine, le comte respirait à l’aise au milieu de cette atmosphère empoisonnée et contagieuse. Ambitieux, de cette ambition rampante d’un courtisan de second rang qui cherche à s’élever au premier ; avarice sordide d’or et d’honneurs, flatterie obséquieuse, hypocrisie veloutée, basse complaisance, dissimulation profonde, affectation de dévouement désintéressé : tels étaient les élémens dont se composait le caractère du comte. Habile à les employer, il était parvenu à ce degré de faveur qui, pour se maintenir, en exige le continuel exercice. Esclave de cour, en se ployant sous le joug doré de la faveur, il ne s’était pas vendu qu’à un maître : il était trop vil pour ne pas être prudent et calculer toutes les chances. Apôtre de tous les partis, aux gages de tous, René de Villequier savait encenser à la fois plusieurs idoles, et paraître n’apporter à chacune d’elles que l’hommage d’une exclusive et sincère dévotion.

Près de Françoise, l’amant n’oublia pas le courtisan ; sa politique s’assouplit à l’amour comme à l’ambition. Cependant, il faut l’avouer, ce fut plutôt à la candide vertu qu’à la beauté, qu’il rendit les armes. Tel était l’effet du charme, qu’il lui semblait que tout ce qu’il y avait de doux et de pur dans l’âme de cette femme, si jeune et si naïve, s’en exhalait, comme un souffle vivifiant, pour rafraîchir son cœur flétri et desséché. C’était le vice souriant à l’innocence, comme l’expérience morose d’un vieillard valétudinaire sourit aux jeux d’un frais enfant, insouciant et folâtre.

Jaloux de prolonger ce charme, Villequier se garda de présenter sa femme à la cour. La comtesse elle-même sollicita de ne pas y paraître, préférant au bruit du monde le calme de la solitude. Chargé d’accomplir au-dehors de secrètes missions, le comte s’absentait souvent ; loin de lui, sa jeune épouse n’occupait sa pensée qu’à songer à son bien-aimé, et sa plume qu’à tracer, sous la dictée de son cœur, de brûlantes et douces images, variantes d’une seule idée, d’un seul mot : j’aime !…

Deux ans s’écoulèrent ; le charme s’envola ; le temps, qui ne prit rien des sentimens de la femme, mit pour le mari l’indifférence à la place de l’amour. Mais ce fut un changement tout intérieur, qui ne se communiqua ni à l’affectueuse politesse, ni aux égards sans nombre qu’il continua d’avoir pour elle.

Il arriva qu’un jour Henri III, en entrant dans son cabinet plus tôt que d’habitude, surprit le comte occupé à relire une lettre de Françoise.

— Que tenez-vous là, monsieur le comte ? Il faut que cette lecture soit bien importante, car elle absorbe toute votre attention.

— Pardon, sire ; je ne lisais rien qui pût intéresser votre majesté : ce n’est qu’une lettre de ma femme.

— De votre comtesse ! Ah ! voyons, je vous prie ; à défaut de sa personne, je suis curieux de connaître son style. Donnez… à moins toutefois que, discret mari, il vous fâche de m’admettre dans la confidence des secrets de votre femme.

Villequier donna la lettre. Henri la lut attentivement à deux fois, la replia lentement, et la rendant au comte :

— Monsieur de Villequier, vous possédez, vous, simple gentilhomme, un bonheur objet de la plus chère ambition d’un roi, et qui malheureusement se trouve toujours placé plus haut que ses vœux.

— Lequel, sire ?

— Celui d’être sincèrement aimé.

— Je me flatte, sire, que votre majesté ne pense pas réellement qu’il soit impossible à un roi de placer un tel bonheur dans sa vie.

— Si ce n’est pas impossible, c’est bien chanceux.

— Eh quoi ! sire, cet éclat de grandeur, cet appareil de puissance dont un roi s’environne, n’est-ce donc pas déjà une magie victorieuse ? Son premier triomphe, il est vrai, se remporte souvent sur la vanité ; mais une seconde victoire le suit bientôt, surtout si le vainqueur ne doit qu’à lui-même ce dernier triomphe, et…

— Mais, mon cher René, vous pensez là comme une véritable coquette ; et moi, ce n’est pas d’un amour de ce genre que j’ai voulu parler. Savez-vous que cet éclat, cette puissance que vous vantez, loin de faciliter le bonheur, ne fait souvent qu’y mettre obstacle ? Nous autres princes, ou rois, ce n’est pas d’entendre des paroles d’amour, de recevoir des sermons de fidélité, qui nous manque : c’est d’y croire, voyez-vous ; c’est de pouvoir nous persuader que c’est à nous, et non à notre fortune, que s’adressent ces vœux, ces hommages qu’on ne nous prodigue que trop.

— Ah ! sire, permettez-moi de défendre un pareil doute à votre majesté.

— Et pourquoi moi plutôt qu’un autre ?… Allez, une redevance d’âme ne s’exige pas comme le tribut d’un vassal à son seigneur : c’est un bien qu’on n’achète pas, on le reçoit en pur don ; c’est un leurre que d’en faire marché. Tenez, Renée de Rieux, la belle Châteauneuf, vous le savez, je l’aimais avec toute la passion, toute l’ardeur d’un jeune homme ; eh bien ! n’est-elle pas mille fois plus fortement amoureuse de son mari, le Florentin Antinotti, qu’elle ne le fut jamais de son amant le duc d’Anjou ?… Et pourtant elle m’aimait ! et j’étais prince !

— Sire…

— Oui ; et ce que je vous dis là s’applique à l’amitié comme à l’amour. Combien de fois, lorsque ceux que nous comblons d’honneurs et de biens, ceux à qui nous, sincèrement, nous donnons amitié et confiance, combien de fois, quand nous les entendons nous jurer un éternel dévouement et une fidélité sans bornes… hélas ! ne nous prenons-nous pas amèrement à penser que tout cela peut être faux ; que la main qui nous flatte, en sortant d’être pressée par la notre, va peut-être aiguiser le poignard dont la pointe est destinée par eux à nous percer le sein ; que ces hommes, dont nous voyons le genou si souple à ployer devant nous, ne s’inclinent que devant notre pouvoir, et que, s’il plaît à Dieu de nous l’ôter sans l’existence, nous les verrons accourir nous fouler aux pieds, et se servir de nous comme d’un degré pour les hausser au niveau du bras de celui qui alors aura des honneurs et des bienfaits à leur jeter !… Oui, nous pensons cela, et c’est affreux !… En vérité, le ciel ne devrait remplir que la tête des rois, et laisser vide la place du cœur !

— Je ne pense pas, sire, que votre majesté s’adresse à moi, qu’’elle suspecte mon attachement à son auguste personne.

— Non, mon cher comte, pardonnez-moi, je ne pensais pas à vous. J’ai été un peu loin. Je serais trop malheureux si je ne pouvais compter sur aucun ami. Je crois que la bonté du ciel m’en a donné plus d’un sincère et dévoué, et je vous mets au nombre.

Il lui tendit la main en souriant ; le comte la toucha respectueusement de la sienne, y déposa un humble et menteur baiser de courtisan, et dit :

— Sire, cette main qu’honore en la touchant celle de votre majesté, n’aiguisera jamais une dague que pour l’employer à la défense de mon royal maître, et la rougir du sang de ses ennemis.

— Bien, bien, René ! — Oublions ce que j’ai dit, et revenons à votre belle comtesse… Elle est belle, n’est-ce pas ?

— Sire, le panégyrique d’une femme se place gauchement dans la bouche d’un mari.

— Votre silence en tiendra lieu. Mais, répondez, seriez-vous jaloux ?… sans être tyran toutefois, car la jolie lettre que je viens de lire n’est pas celle d’une esclave à son maître. Pourquoi n’ai-je encore rencontré la comtesse ni chez la reine, ni chez ma mère ? Pourquoi cachez-vous votre trésor comme un avare ? J’espère enfin que quelque jour vous vous déciderez à nous le montrer.

Ce fut peu de temps après cette conversation entre le roi et Villequier que Françoise parut chez la reine-mère, à l’hôtel de Soissons. Elle y vint par complaisance, et pour dissiper les soupçons de tyrannie jalouse que le comte lui persuada s’être élevés contre lui, occasionnés par la retraite absolue dans laquelle elle vivait. Comme l’avait prévu d’Entragues, elle assista également à la fête donnée au Louvre.


IV


Il était beau ce bal, beau pour les yeux ; car, pour les enchanter, de nombreuses magiciennes étaient sous les armes, jeunes, belles, parées et souriantes ; beau pour la pensée, car au milieu de cet essaim de jeunes courtisans, êtres sans force, sans puissance morale, il se trouvait aussi des hommes du vieux temps, fermes et purs, portant sans ployer le poids de leurs grands noms, et qui semblaient n’être là que pour offrir à la royauté chancelante quelques piliers de noblesse et de gloire où s’appuyer encore.

C’était d’un bonheur timide que palpitait le cœur du duc d’Alençon ; sa mère l’habituait à tant de mépris, que le doute venait malgré lui se mêler à la réalité de son triomphe. Tout en n’osant y croire, il en était heureux cependant ; il jouissait de l’épanchement de la joie de sa sœur ; il l’écoutait, en contemplant les beaux yeux de la dame de Sauves, qui le regardaient avec une indicible expression.

On sait que les dames d’honneur de la reine-mère et de la reine de Navarre, choisies parmi les femmes de la cour les plus séduisantes et les plus habilement coquettes, vendaient à leurs royales maîtresses les secrets des seigneurs qu’elles parvenaient à captiver. On sait aussi qu’entre les deux reines c’était souvent à charge de revanche, et que si les syrènes de Catherine faisaient tomber dans leurs lacs les partisans du roi de Navarre, les enchanteresses de Marguerite de Valois, et quelquefois Marguerite elle-même, prenaient au piège plus d’un favori de la reine-mère. Ce soir-là toutes deux avaient au grand complet leur charmant et dangereux état-major.

Lorsque, belle et timide, la comtesse de Villequier, conduite par son mari, s’avança pour saluer Catherine, il y eut dans cette brillante et nombreuse assemblée un mouvement de surprise et d’admiration. Et réellement la simplicité de sa parure et la gracieuse candeur de son joli visage contrastaient d’une manière trop frappante avec la physionomie étudiée et la toilette recherchée des autres femmes, pour ne pas être remarquées à l’avantage de la comtesse. En l’apercevant, la reine-mère se leva pour aller au-devant d’elle, lui prit les mains, et la présenta à Marguerite et à Louise de Lorraine, qui l’accueillirent avec empressement.

— Monsieur de Villequier, dit la reine Louise d’un ton plein de douceur et d’amabilité, voulez-vous bien recevoir nos remercîmens du cadeau que vous faites ce soir à notre Louvre, de la présence de madame ?

Le comte s’inclina ; la comtesse rougit.

— N’est-ce pas là madame de Villequier ? dit madame de La Guiche en s’adressant à la comtesse de Montsoreau, qui ne l’entendit pas, distraite et occupée à regarder Bussy d’Amboise, dont la reine de Navarre venait de s’emparer.

— Probablement, répondit pour elle à madame de La Guiche la duchesse de Montpensier ; et sans doute, ajouta-t-elle, une nouvelle recrue de la reine-mère.

— Vous croyez ?

— Pourquoi pas ?

— On prétend que le comte est bien jaloux…

— Et plus ambitieux encore que jaloux… Mais, ma chère, continua-t-elle en se retournant vers sa belle-sœur la duchesse de Guise, dont les yeux étaient baissés pour ne pas rencontrer ceux du comte de Saint-Mégrin… regardez donc le Valois, quel visage de moine !… Vous ai-je montré mes jolis petits ciseaux ?

— Non Mais quel rapport peut-il exister…

— Comment ! je ne vous ai pas dit qu’ils devaient me servir à tailler une troisième couronne à la mesure de la tête creuse du Valois à qui le froc, je vous jure, ira mieux que le manteau royal ?

— Taisez-vous donc, ma chère Catherine, vous êtes une folle.

— Oh ! vous avouerez pourtant que je ne le suis pas tout-à-fait quand je trouve qu’il y a mille fois plus de roi dans les yeux seuls de notre Henri que dans toute la sotte personne de celui-là.

Elle avait raison ; car le duc de Guise promenait en maître des regards dominateurs sur tous ceux qui l’entouraient, et au-dessus desquels il s’élevait de la hauteur de son génie comme de celle de sa noble taille. La puissance du Valois s’éclipsait devant cette majesté personnelle : le roi et le sujet avaient changé de rôle ; et plus d’une fois Catherine de Médicis se sentit fascinée de respect et de crainte par le pouvoir de ces regards doux et superbes.

Cependant Henri III, à qui la complaisante et généreuse duchesse de Montpensier eût si bien voulu tailler une couronne de moine, s’était approché de la comtesse de Villequier. Ce qu’il lui dit, il l’avait déjà dit sans doute à beaucoup de femmes ; car ce n’étaient que des lieux-communs de galanterie, des complimens sur sa beauté, sur sa grâce ; mais en adressant à la timide Françoise ces phrases banales que tout roi, tout prince doit apprendre et savoir par cœur, sa voix était émue, tremblante ; les mots qu’il n’articulait qu’avec peine paraissaient s’enchaîner aussi difficilement dans sa pensée que sur ses lèvres ; et lorsqu’il eut obtenu d’elle de vouloir bien figurer avec lui dans la première danse, on aurait dit à sa profonde agitation, à l’air de satisfaction orgueilleuse qui se répandit sur ses traits, qu’il venait de conclure avec la comtesse une clause aussi importante pour son royaume et pour sa personne que celle d’un traité de paix, ou d’une cession de province de la part d’une puissance ennemie et domptée.

Et ce pauvre Adhémar ! placé dans un angle de porte, garanti contre la vue de tant de monde par l’ombre que projetait un des battans ouverts, il restait là, triste, pensif, immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Il la redressa un instant, lorsque, averti par un lourd battement de cœur, un seul, il sut que la comtesse entrait ; mais il ne fit pas un mouvement, ne prononça pas un mot ; sa bouche ne s’ouvrit pas même pour un soupir ; sa tête reprit son attitude inclinée, ses yeux leur direction vers la terre… Et pourtant il l’avait revue, elle sa vie, son âme… elle tout !… C’est qu’un excès d’émotion anéantit parfois autant qu’un excès d’insensibilité, comme la piquante douleur causée par un froid extrême ressemble souvent à celle que produit une chaleur dévorante.

— Qu’en pensez-vous, monsieur de Ribeyrac ? dit Georges de Schomberg, en rappelant à celui-ci la conversation du matin ; ce fou de d’Entragues ne se serait-il pas trompé ? ne serait-ce pas là plutôt la brillante planète qui doit éclipser l’astre de Caylus ?

— En effet il serait possible Mais Villequier…

— Le prenez-vous pour un obstacle ?

— Il est vrai que sa conscience est assez forte pour porter le poids d’une bassesse de plus… et il se pourrait…

Il se tut. Le roi passait devant eux, reconduisant la comtesse à sa place. Villequier, quittant alors mademoiselle de Savonnières, près de laquelle il était assis, s’approcha de sa femme.

— Oh ! lui dit-elle, emmenez-moi ; je me sens fatiguée.

— Eh quoi ! déjà… un peu plus tard, amie.

— Je vous en prie ! j’ai la tête bien lourde.

Catherine, qui l’entendit, se joignit au comte ; mais la prière fut inutile : elle souffrait. Son mari l’emmena.

Le trajet du Louvre à l’hôtel de Villequier fut rapide. Marie, dit le comte en s’adressant à la suivante favorite de Françoise, excitez le feu de la chambre de votre maîtresse ; et vous, amie, continua-t-il en se retournant vers la comtesse, si vous preniez un peu de ce précieux breuvage que vous a l’autre jour envoyé la reine-mère, de cette liqueur venue d’Arabie, peut-être dissiperait-elle ces sombres vapeurs que vous éprouvez. Sur un geste affirmatif de la comtesse, Marie sortit et revint. Bientôt la flamme s’élança dans le foyer large et brillante. Françoise, enveloppée de sa mante de soie, s’approcha du feu, posa ses jolis pieds sur la barre de fer supportée par d’énormes chenets ; et la liqueur, qui n’était autre chose que du café, dont Catherine de Médicis introduisait en secret l’usage à la cour, étant préparée, le comte en versa lui-même à sa femme, et fit signe à Marie de se retirer.

— Vous vous trouvez mieux, n’est-ce pas, amie ?

— Oui, cette chaleur, ce breuvage excitant, me raniment ; je me sens la tête plus légère, le cœur plus libre.

— Avouez maintenant qu’elle était belle cette fête, que c’était pour les yeux la réunion de toutes les séductions possibles.

— Oui, sans doute ; ce bruit, cet éclat, cette splendeur prodiguée… c’était beau ; mais l’effet de ce bal n’a été pour moi que de l’étourdissement et de la fatigue.

— Quoi ! malgré cette musique délicieuse, ces airs divins exécutés par les musiciens italiens de la reine-mère…

— Si j’avais pu fermer les yeux, m’entourer de silence pour les mieux entendre, je me serais plu à écouter de l’âme cette musique douce et lente ; mais j’ai trouvé désaccord entre cette mélodie plaintive et cette joie folle que respiraient tous les visages ; c’était un mélange de deux sentimens : mélancolie et gaîté. Je n’ai pu achever ni l’un ni l’autre.

— Malgré cette pénible disposition d’esprit dans laquelle vous a jetée une souffrance passagère, vous conviendrez pourtant, ma chère Françoise, que vous étiez heureuse des marques d’affection que vous avez reçues de la reine Catherine, et nullement fâchée d’être là pour entendre les gracieux complimens du roi… car il vous en a fait… Comptez-moi cela, amie ; je serai discret : votre mari n’en saura rien… Allons… vous vous taisez… vous ne me voulez pas pour votre confident…

— Oh ! si, toujours !… mais… je ne me souviens plus de ce que le roi m’a dit.

— Bien vrai ?… Point n’êtes-vous dissimulée plutôt qu’oublieuse, douce mie ? continua-t-il en souriant.

— Eh bien !… que c’était bonheur pour lui de me voir ; que j’étais une parure à son Louvre… Voilà, je crois, ce qu’il m’a dit.

— Et vous n’avez pas ressenti de l’orgueil à entendre cela ?

— De l’orgueil ! pour une simple phrase de politesse !

— C’est qu’en passant par la bouche d’un roi, cette simple phrase a grande signification ; c’est qu’elle trouve souvent un court chemin de l’oreille au cœur ; c’est qu’il y a des femmes qui achèteraient bien cher pour leur mémoire le souvenir de telles paroles, qui donneraient tous les aveux dame les plus vrais, les plus brûlans, pour entendre un roi leur dire : Vous êtes belle, noble dame !

— Moi, mon René, quand vous me dites de votre douce et amoureuse voix : Françoise, je vous aime, il y a pour moi dans votre bouche, ami, telle puissance qui peut braver celle du plus grand roi de l’univers, dût sa couronne avoir un diadème à chaque fleuron.

Le comte lui baisa la main, et, continuant la conversation sur le même sujet, la dirigea de sorte à en venir tout naturellement à parler des maîtresses de rois les plus célèbres, telles qu’Agnès Sorel, la duchesse d’Étampes, Diane de Poitiers ; et quand il en fut là de sa causerie :

— Il est bien difficile que la tête et le cœur d’une femme se défendent contre la vanité d’un pareil triomphe. Il y a tant d’orgueil, tant de charmes à pouvoir se dire : Celui qui a droit par son rang de commander à des millions d’hommes ; qui, d’un mot, peut faire jaillir une armée du néant de la paix ; qui peut dire au premier de ses tenanciers, duc ou prince, va mourir pour moi et le voir s’élancer vers la mort… eh bien ! moi, j’ai droit sur lui par l’amour ; ce puissant seigneur, qui possède pour domaine un royaume, c’est mon vassal à moi ; j’ai pouvoir absolu sur sa destinée ; au gré de mon caprice, je puis lui donner félicité ou malheur… C’est bien séduisant à se dire ; et, en vérité, l’on ne peut guère blâmer la douce châtelaine d’octroyer don de bonheur à son royal servant.

— Oh ! mon ami, ne les excusez pas… ne vantez pas l’éclat de ce brillant opprobre dont leur vie fut entourée !… Vous êtes comte ; mais ne fussiez-vous que le plus obscur des sujets de Henri de Valois, moi, votre épouse, et vous aimant comme je vous aime, je serais encore plus fière, plus grande que ces femmes dont vous parlez, car je l’emporterais sur elles par la supériorité qu’ont sur le déshonneur et l’amour vendu, la vertu simple et pure, l’amour vrai dans toute sa franchise.

La réplique était embarrassante pour un mari. Villequier en cherchait une, lorsqu’il s’aperçut que Françoise, en s’animant pour lui répondre, avait laissé retomber la mante de satin qui l’enveloppait : il se leva pour la replacer comme elle était ; mais avant d’en recouvrir le cou parfait de nuance et de forme qu’elle allait cacher, il ajouta, du ton le plus caressant, le plus doucereux :

— Et moi, amie, vous me faites plus heureux qu’un roi ne peut l’être. Je doute que Diane de Poitiers ait jamais présenté aux baisers de Henri II de plus belles épaules que les vôtres aux miens.

Il les embrassa, l’hypocrite !

Les fêtes, les bals, continuaient. La comtesse y assistait plutôt par obéissance que par plaisir. La reine-mère était toujours gracieuse, empressée pour elle ; le roi, toujours aimable. Mais la politesse de Henri s’enhardissait : des paroles dites ne lui suffirent bientôt plus ; il se hasarda de s’exprimer par des paroles écrites : un billet fut glissé dans un bouquet que la comtesse se trouva forcée de recevoir de la main du roi. Les fleurs, en s’effeuillant, laissèrent tomber le papier parfumé aux pieds de la comtesse : ce bruit, qui ne ressemblait pas à celui de la chute d’une feuille de rose, lui fit baisser les yeux. Le comte, qui était près d’elle, détourna les siens. Elle ramassa le billet, et le lui remettant : Mon secrétaire, voulez-vous bien me faire lecture d’un ouvrage nouveau ? Il fut contraint à voir, à lire… C’était le parquet de la chambre de Françoise que le bouquet avait jonché de ses débris. S’il se fut effeuillé au Louvre, la comtesse se fut gardée de l’écouter tomber ; mais là, elle l’entendit, parce qu’elle était aise de prouver à Villequier qu’il y avait danger pour elle à paraître plus long-temps à la cour. Son attente fut trompée ; et pourtant ce billet, c’était bien de l’amour qu’il exprimait, mais de l’amour altier, de celui qui se place dans l’âme à côté de la vengeance, et tout près de la haine. Villequier, combattant le projet de retraite de sa femme, l’engagea à feindre ignorer le contenu de ce billet, à recevoir comme d’habitude les complimens de Henri, et ne put la décider à le revoir qu’en l’épouvantant de la crainte des dangers qu’il courait si le roi soupçonnait seulement qu’il eût reçu la confidence de cet amoureux et royal secret. Hélas ! la pauvre comtesse, oubliant sa peur pour ne s’effrayer que de celle de son bien-aimé, obéit encore, et reparut au Louvre.

Mais trêve un instant aux intérêts d’amour, que vont absorber ceux de la politique : le vautour allait briser sa coquille, et secouer ses ailes. Depuis quelque temps de longues et fréquentes conférences avaient lieu, à l’hôtel de Soissons, entre la reine-mère et le duc de Guise. Député par le duc, le sire d’Humière était parti pour la Picardie. Là, se joignant à d’Aplaincourt, jeune gentilhomme de Péronne, ils couvrirent une liste des nombreuses signatures des principaux habitans de cette ville, qui s’engageaient par serment à se joindre aux membres déjà existans de la sainte-union, pour défendre avec eux les droits de l’Église catholique contre les attaques des Huguenots, à livrer combat à mort à l’hérésie toujours croissante, et à verser leur sang pour préserver le siège pontifical du venin exhalé de la chaire empestée de Calvin. Les clauses de cette nouvelle association ayant été rédigées, une copie de la liste des signataires partit, adressée à la reine Catherine, le même jour que celle envoyée au duc de Guise. C’était la Ligue commençant à prendre un plus large essor. Retranchés derrière la force de leur maître, les Guisards harcelaient sans cesse d’invectives les favoris du Valois. Enfin, un d’entre eux, poussé à bout, se déclara le champion du roi, et le gant de Jacques de Lévis, comte de Caylus, fut jeté comme gage de défi aux pieds de Charles de Balzac d’Entragues.


V.


Adhémar de Birague avait revu plusieurs fois la comtesse de Villequier. Cette vue, si chère et si dangereuse, l’avait fait malheureux au dernier point. Oh ! qu’il eût voulu voir se déployer le drapeau de guerre ! qu’il eût entendu avec joie les sons d’une marche belliqueuse, si elle eût dû être à la fois pour lui une hymne de victoire et de mort ! Hélas ! l’étendard sommeillait roulé ; le glaive dormait au fourreau. Mais soudain quel bruit un écho rapide apporte-t-il à son oreille ?… Demain, sur les fossés de la Bastille, doivent, la haine au cœur et la dague au poing, se rencontrer Caylus et d’Entragues. Demain ! ciel !… Il s’élance, il court, il arrive, il s’écrie :

— D’Entragues, veux-tu mon bras, mon sang ?… prends-les !

— Dieu m’en garde ! Mais tu viens trop tard : Ribeyrac et Schomberg t’ont prévenu.

— Trop tard… Malédiction !

— Merci de ton regret, merci ; mais n’accuse pas le temps… car, te l’avouerai-je… dût mon épée, sans le secours de la tienne, se heurter seule contre celles de mes trois adversaires, je ne t’accepterais pas pour second.

— Qu’entends-je !… Charles ! Charles ! vous faites bien fi de mon courage et grand mépris de mon amitié.

— Allons ! ne va-t-il pas maintenant…. Est-ce que tu ne me comprends pas ?

— Non.

— Écoute-moi donc tranquillement. Si ce duel de demain n’était qu’une querelle ordinaire ; s’il ne s’agissait que de laver par le sang une injure personnelle… je n’aurais pas attendu que tu vinsses, j’aurais été te chercher, je t’aurais dit : Birague, il y a demain pour moi chance de mort ; veux-tu la partager, me dévouer ton bras comme ton cœur ?… Je t’aurais dit cela. Mais…

— Qui peut s’opposer à cette fraternité de périls entre nous ? quel motif m’en ravit ma part ?

— C’est qu’il ne s’agit pas d’une querelle d’homme à homme : c’est un duel de parti à parti. Nous ne nous battrons, de côté et d’autre, que comme champions. C’est une espèce de combat judiciaire au jugement de Dieu et ce n’est pas entre Caylus et moi que le sort des armes doit décider, c’est entre Guise et Valois… Comprends-tu maintenant ?

— Non, pas encore, quant à ce qui peut me fermer la lice.

— Eh bien ! que je succombe ou non, si Caylus meurt, crois-tu que le Valois se borne à reprocher au ciel d’avoir décrété l’arrêt fatal de ce cher favori ? Crois-tu que mort, ma mémoire souillée, ou vivant, tout mon sang répandu puisse sembler à la vengeance de Henri une suffisante expiation aux mânes de son bien-aimé ? Non ; car mon bras ne sera pas regardé comme le seul coupable ; il sera considéré comme ayant travaillé pour le compte d’un bras plus puissant. C’est à son beau cousin de Lorraine que le royal cousin de France viendra demander raison du sang versé par d’Entragues. Et tant mieux si le duc est contraint à répondre ; tant mieux qu’il y ait pour lui nécessité dans l’emploi de cette force inactive encore, mais qui ne peut rester plus long-temps sans agir. Défensive, elle est juste, elle est pure de cette tache de félonie, de rébellion, qui la souillerait en agissant comme offensive. Mieux vaut souvent au bras du vainqueur un bouclier qu’une lance.

— Mais ton refus, tu ne me l’expliques pas…

— Schomberg, Ribeyrac et moi, unis tous trois par les mêmes liens à la même cause, nous ne comptons que pour un… Avec toi, c’eût été deux. Et si, du côté le plus fort, la vengeance eût paru douteuse au Valois, ne se serait-elle pas nécessairement rejetée du côté le plus faible ? Va, le duc d’Alençon n’a déjà…

— Je te conçois maintenant ; mais mon esprit, je l’avoue, n’accorde guère ensemble tes égards envers l’héritier du trône, le prince mon maître, et tes vœux pour le déploiement de la puissance du tien, qui, si elle doit, comme tu le prétends, marcher à pas de Goliath, m’a bien l’air de toucher dès le premier à l’usurpation.

— L’usurpation ! Es-tu donc aussi, loi, comme l’imbécile vulgaire, encroûté de ce vieux préjugé : que le doigt de Dieu écrit au front d’un roi en caractères sacrés et ineffaçables : « N’y touchez pas ! » Et quand cela serait : la main qui, déléguée du ciel, les grava jadis au front de Saül, ne les imprima-t-elle pas sur celui de David ? Pourquoi donc un peuple n’aurait-il pas le même droit que Samuel ? Pourquoi une nation tout entière, lasse de la démence de Saül, n’oserait-elle se choisir son David ? Va ! le front qui renferme génie, volonté, grandeur et courage, est assez noble pour recevoir en dehors l’empreinte du sceau royal, imbibé d’huile sainte et frappé par la main d’un prêtre. Mais, rassure-toi ; nous n’irons pas jusque-là. Que la puissance du duc de Guise enseigne au roi sa honteuse faiblesse… Qu’il sache qu’à l’activité, au courage, il faut opposer la vigilance et la force ; qu’il le sache ! et ce sera, pour la France, acheter beaucoup avec peu, si elle ne paie les fruits d’une telle leçon que du prix du sang qui doit se verser demain ! Mais que dis-je ! si nos épées ont la pointe assez longue pour atteindre au cœur de ces messieurs, j’ai bien peur qu’il n’y ait que courte vacance, et que Saint-Mégrin. Joyeuse et d’Epernon ne nous remercient d’avoir travaillé pour eux, à leur débarrasser la place. Enfin, à la volonté du ciel !

Il se tut.

C’était avec autant de calme et de sang-froid qu’il venait de dérouler les chances de l’avenir politique, de calculer toutes les suites de son duel, que s’il n’eut occupé sa prévoyance que d’oisives conjectures sur un événement tout-à-fait étranger à sa fortune comme à sa personne. L’horloge voisine se fit entendre. Il reprit :

— Oh ! je gage qu’il y a au Louvre quelqu’un qui n’entend pas sans frissonner le son de cette voix du temps. Le lâche ! je voudrais le voir, agenouillé devant son prie-Dieu, se frappant la poitrine, le cœur gonflé de soupirs, et la voix tremblante, fatiguer le ciel d’indignes vœux pour le salut de ses bien-aimés. Mais non, je me trompe ; les vœux sont pour plus tard : le Valois leur donne sans doute maintenant une leçon d’escrime, leur fait répéter le rôle qu’ils vont jouer dans quelques heures. Qu’ils le repassent ; nous tâcherons de jouer le nôtre de façon à n’avoir pas besoin de recommencer la scène. Mais dans quelques heures le son de cette cloche sera pour moi la voix d’un héraut du temps, criant : Laissez aller ! en m’avertissant que la mort ouvre la lice à ma vie. Demain, je joue mon sort ; et, la partie perdue, la revanche peut être impossible. Allons ! un pied dans la tombe, hors le blasphème, toute parole est permise… tout aveu doit être sacré pour celui qui le reçoit dans un pareil moment. Adhémar, il faut que j’aille à ce combat le cœur allégi du secret qui l’étouffe… Songe qu’il y a crime et sacrilège à trahir un serment juré entre l’existence et la mort… Me promets-tu de ne jamais révéler ce que je vais te dire ?

— Oui, parle, je te jure une discrétion semblable à celle de la tombe.

Eh bien !… Il ouvrit son pourpoint qui cachait une chaîne d’or terminée par un petit médaillon qui reposait à nu sur son cœur ; il l’ôta de son cou. Le médaillon renfermait un bouton de rose sans tige, et desséché depuis long-temps. Birague, continua-t-il, si je tombe percé de coups mort enfin, demande à la voir, porte-lui cette fleur ; dis-lui que le parfum qu’elle exhala jadis s’est un instant confondu avec sa douce haleine… que ce bouton tomba détaché du bouquet qu’elle respirait, que personne n’a vu ma main saisir à terre ce don du hasard, cette fleur sainte et chère, relique d’amour ; que, depuis lors, placée sur mon cœur, elle n’a pas quitté d’auprès de son image adorée ; dis-lui qu’elle était pour moi l’objet d’un culte d’âme aussi pur que ma noble idole… que je l’adorais, que cet amour qui brûlait dans mon cœur ne s’alimenta jamais d’une seule espérance, que j’ai bien souffert à l’aimer ainsi, et que pourtant j’étais jaloux de ma peine comme de mon secret, que je n’ai confié qu’à toi, à toi seul, et que je n’ai révélé que parce que j’allais mourir ; que la force me manquait au cœur pour l’emporter avec moi dans la tombe.

— Mourir ! quels sombres pressentimens ! Charles… un peu plus de confiance dans ta destinée.

— Et qu’importent quelques ans plus tôt ou quelques ans plus tard ! Puisque c’est une dette qu’il faut payer, vienne quand voudra le jour de l’échéance, je la solderai sans regret.

— Fasse le ciel que ce ne soit pas demain que tu doives l’acquitter !… mais tu ne m’as pas nommé celle pour qui tu me charges de ce message, que j’espère n’avoir pas à remplir… Cette femme, cet objet de ton culte… quelle est-elle ?

— C’est… c’est… je ne puis… Son nom résiste à mes lèvres… Birague… mon ami cherche à deviner, cherche… je t’en conjure !

— Attends, je me rappelle. Il y a quelque temps, c’était un soir, au Louvre, je te parlais, je te tenais la main ; j écoutais attentivement ta réponse commencée ; tu ne l’achevas pas, ta voix s’arrêta tout à coup : celle d’un huissier venait d’annoncer une femme belle et majestueuse qui passa devant nous pour se rendre à sa place… Mes doigts, qui touchaient à ton bras, furent poussés par une violente pulsation ; ta main brûla d’un peu de fièvre, ton visage changea de couleur.

— Et cette personne dont la vue, dont le nom m’agitait ainsi… c’était…

— La souveraine de France comme celle de ton cœur, la reine Louise !

— Malheureux !… Si l’on écoutait… Mais non, nous sommes seuls… Tiens… j’ai la fièvre encore, touche-moi.

— Oui comme alors… Mais n’a-t-elle jamais soupçonné ton amour ?… et toi as-tu quelquefois pensé qu’elle t’aimait peut-être ?

— M’aimer, grand Dieu ! m’aimer ! je fais effort pour ne pas m’adresser une telle question ; la soulever, c’est ébranler tout mon être d’une secousse d’émotions angoisseuses, suffocantes… c’est une agonie du cœur. M’aimer ! Oh ! ce serait vanité coupable, presque une profanation que de l’espérer… et cependant, parfois, oui… qu’elle me pardonne si je l’offense… parfois j’ai cru voir dans ses yeux… j’ai cru lire : « d’Entragues, je vous devine. Prenez ma pitié pour votre peine, ma reconnaissance pour votre amour. Hélas ! on m’a ôté celui qui m’était dû par devoir ; on m’a fermé le cœur d’un époux ; à lui du moins je pouvais dire : aimez-moi. Maintenant ce serait vaine prière, et à vous, je dois vous dire ne m’aimez plus… » Oui, j’ai cru comprendre cela du langage de ses yeux ; mais de sa bouche… oh ! jamais, jamais de telles paroles ne m’ont été dites. Non ! car je serais mort de bonheur à les entendre… et j’existe ! Mais j’épuise ma raison à parler d’elle, j’ai besoin de calme. Adhémar, ton serment est sacré ; Dieu l’a reçu.

— Qu’il me voue à l’éternelle damnation si je parjure la foi que je t’engage !

— Bien ; maintenant, adieu, laisse-moi ; j’ai trop détourné ma pensée du sujet qui devait seul l’occuper ; il faut l’y ramener. Va-t’en, embrasse-moi ; adieu, mon ami, adieu pour toujours, peut-être.

— Non, adieu seulement jusqu’à demain ; attends-moi ; je veux t’embrasser vainqueur.

— Ou me pleurer vaincu. Adieu encore, va-t’en. Adhémar sortit, et emporta le médaillon qui contenait le bouton de rose. D’Entragues ne le remit aux mains de son ami qu’après l’avoir couvert de baisers brûlans.

On sait quelle fut pour les six combattans l’issue de ce duel. Caylus s’y rendit accompagné de Louis de Maugiron, et Jean d’Arces de Livarot. D’Entragues y vint, suivi de Georges de Schomberg et de François d’Aydie, comte de Ribeyrac. Schomberg et Maugiron moururent du coup ; Ribeyrac mourut le lendemain ; Livarot guérit de ses blessures ; Caylus n’expira qu’un mois après ; d’Entragues ne reçut qu’une égratignure.

Transportons-nous au Louvre. Qui pourrait peindre la fureur et le désespoir de Henri II. Maugiron était mort, Caylus allait mourir. Sa vie ne pouvait être prolongée que de quelques jours. Oh ! que de projets de vengeance se présentaient en foule, se heurtaient dans son esprit égaré ! Catherine, voilant sous une apparence de froideur et de pitié la joie que lui causait la nouvelle de cet événement, heureuse de la mort des favoris du roi, mais inquiète de l’emportement, de la douleur de Henri, se rendit chez lui.

— Eh bien, ma mère ?

— Eh bien, mon fils ?

— Vous le savez, ils me les ont tués ! Maugiron n’est plus, et ce pauvre Caylus ! je l’ai vu tout criblé de coups… C’est grande pitié. Par la mort-dieu, le sang qu’il a perdu sera chèrement payé, je vous le jure !

— Pourquoi fatiguer votre douleur à le regretter d’avance ? bornez-vous à M. de Maugiron, puisque M. de Caylus existe.

— Eh mon Dieu ! ma mère, c’est comme s’il était mort ; son existence n’est qu’un sursis… Mais je le vengerai ! Je vous tiens, beau messire d’Entragues, j’ai la griffe sur vous, vous ne vous tirerez pas sain et sauf de mes serres, mes ongles vous entreront au cœur.

— Là, mon fils ; calmez-vous, vous m’effrayez, vous offensez le ciel. Dieu commande la résignation, même à l’infortune la plus profonde, la plus vraie ; et s’il faut le dire, Henri, la cause de votre douleur ne me semble pas justifier l’effet qu’elle produit sur vous ; vous allez trop loin.

— Quoi ! vous trouvez indigne d’un roi comme d’un homme de pleurer ses plus fidèles sujets, ses amis les plus chers, les plus dévoués ; de les pleurer, quand ils sont morts pour avoir défendu la cause de leur maître et de leur ami ! Je ne vois pas des mêmes yeux que vous, ma mère ; la résignation me semblerait ingratitude, et je ne puis être, aussi vite que vous le désireriez peut-être, oublieux des services que l’on m’a rendus et de l’amitié qu’on m’a donnée.

— Henri, ce que dans votre aveuglement vous regardez comme malheur, sera sans doute, croyez-moi, considéré comme bonheur par ceux de vos sujets qui sont le plus réellement attachés à votre royale personne ; quand vous accusez le ciel, la France lui rend grâce. Elle a raison, et vous avez tort.

— Fort bien, ma mère, je vous remercie de m’apprendre que mon peuple trouve sa joie dans ma peine. Si ce que vous dites est vrai, Dieu ne m’a pas grandement soigné mon lot de roi en me donnant un pareil royaume. Sans doute on se réjouira de ce qui vient d’arriver, je le sais, et ceux qui en feront fête regretteront de ne pas l’avoir plus complète et de ne pouvoir chanter un requiem de plus, le mien.

— Yous vous trompez, mon fils ; ceux-là ne s’en réjouiront pas. Ceux qui remercieront le ciel, ce sont vos vrais amis, vos francs serviteurs, heureux de vous voir délivré de ces hommes qui abusaient de votre confiance, qui vous conduisaient à votre perte : leur mort vous refait roi.

— De mieux en mieux, madame. Qui m’aime me perd, selon vous… D’après vos principes, je ne manque pas de gens qui s’occupent de mon salut. Je m’occuperai du leur à mon tour ; il faut donner quand on reçoit, et je vous réponds que je veux payer ma dette. Oh oui ! à commencer par ce d’Entragues…

— Qu’allez-vous faire, Henri ? songez-vous aux résultats de votre vengeance ? Vous êtes libre de vos regrets ; mais la justice est un devoir qu’il faut remplir ; c’est là votre dette royale, mon fils.

— Quoi ! je n’aurais pas la permission de punir…

— Punir !… Pour le châtiment, il doit y avoir faute ; sans quoi, la peine devient crime à qui l’inflige.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il faut se demander qui, de ces MM. de Caylus et d’Entragues, a donné et reçu le défi.

— Eh ! ma mère, Caylus pouvait-il faire autrement que de l’envoyer ? quelle patience aurait tenu contre les continuelles insultes de ces messieurs les Guisards ? Pouvait-il endurer tous ces outrages, qui ne passaient par lui que pour venir jusqu’à moi ? Quoi que vous en disiez, ma mère, c’est son amitié pour moi qui l’a mis où il est, et sa mort m’impose obligation de regrets et de vengeance.

— De vengeance ! Ainsi vous punirez M. d’Entragues d’avoir eu la chance favorable en jouant sa vie au sort des armes. Oubliez-vous qu’un duel, c’est un coup de dé ; que dans cette partie le gagnant n’a pas apporté plus de traîtrise au jeu que le perdant ? Laissez-lui son gain d’existence, il est légitime…

— C’est grande méprise au sort qu’il le soit… Mais vous m’avez fait réfléchir : à vous écouter, ma mère, vous me faites remonter de l’effet à la cause ; et c’est à cette cause que je veux m’attacher maintenant… Mon beau cousin de Lorraine…

— Bon Dieu ! Henri, vous me faites peur pour vous ! Voulez-vous rendre le duc de Guise responsable des actions de ses gens ?

— Non, ma mère ; ce ne sont que des siennes que je veux lui demander compte.

— Et comment alors…

— Si je trouve défaut dans l’exécution d’un édifice, à qui mon reproche ? au maçon ou à l’architecte ?

— Quoi ! vous pensez que le Duc… prenez garde à l’erreur !

— Ne craignez rien, je n’en fais pas. Le Duc m’a cru rendu, il a lâché la meute ; mais grâce au ciel, le piqueur n’est pas encore assez habile pour mettre la bête aux abois. Oui ! c’est le Duc, vous dis-je, ma mère, qui a poussé ses favoris à ce qu’ils ont fait ; ils ont imité la force par l’insolence, ces singes de maître ! Croyez-vous que nous ignorions les sourdes menées de mon cousin, que nous ne sachions pas le but du voyage de M. d’Humière en Picardie ; que nous n’ayons pas lu aussi, nous, certaine liste de signataires, comme membres de la Sainte-Union ! Beau prétexte de rébellion que de mettre en avant la défense de l’Église ! Monsieur de Guise prend Dieu pour son complice, et cela sans honte du sacrilège. Allez, ma mère, le Duc regarde à ma couronne plus qu’à ma conscience ; et moi, roi très chrétien, j’ai plus à craindre mon cousin de Lorraine, le catholique, qu’à redouter mon frère de Navarre, le huguenot.

— Mon fils, sur de simples soupçons…

— Oh ! ces soupçons-là, ma mère, valent bien une certitude. Si la trahison est une lèpre inséparable de la puissance, croyez-vous que celle du duc de Guise soit plus exempte que la mienne d’en être souillée ? pensez-vous que si l’on vend mes secrets, personne ne fasse trafic des siens ? Mais on n’a pas besoin de les acheter tous, lui-même en donne ; la contrainte le gêne, il a hâte d’essayer pour ses ailes un essor royal… Il n’y a pas jusqu’à cette petite boiteuse de Montpensier qui ne se vante de me tailler une couronne de moine. Oh ! avant que le frère, en me prenant mon manteau de roi, me fasse, en échange, présent d’un froc de capucin, avant qu’il me mène de mon Louvre dans un cloître, je le confinerai dans une bonne cellule de plomb… c’est plus sûr…

— Au nom du ciel ! Henri, calmez-vous.

— Par la mort-dieu, ma mère, j’en suis las !…

— C’est possible ; mais, Sancta Maria, mon fils, n’employez pas votre force sans bien mesurer la sienne !

Il était temps que Catherine fît usage de toute son adresse pour combattre la fureur de Henri III, pour étouffer dans son esprit cette velléité de régner. La victoire lui resta comme d’habitude : le résultat de cette lutte, entre la colère et la ruse, fut la grâce de d’Entragues, obtenue peu de temps après, et l’ajournement du défi au duc de Guise.

Livarot était convalescent, mais Caylus était mort. Le roi lui fit élever, ainsi qu’à Maugiron, un magnifique tombeau, où fut déposé plus tard, le corps de Saint-Mégrin, qui périt assassiné, victime de son intrigue d’amour avec Catherine de Clèves, duchesse de Guise. Ce tombeau fut brisé dans la suite par la fureur du peuple.

La Ligue s’avançait toujours, et s’avançait à découvert ; ses pas étaient rapides. Les États s’ouvrirent à Blois. Le Roi, sollicité de nommer un chef à la Sainte-Union, se décida, d’après les avis de Jean de Morviliers, son garde-des-sceaux, à se déclarer lui-même, en pleine séance, chef de la Ligue. Il écrivit son nom en tête de la liste, et passa la plume au duc de Guise, qui fut contraint à signer l’édit qui le détrônait comme roi des ligueurs.

Maintenant quittons Blois, retournons à Paris avec la cour, assistons encore aux fêtes du Louvre, et cherchons si nous n’y retrouverons pas la comtesse de Villequier.


VI


Le vide que la mort de Caylus et de Maugiron avait laissé dans le cœur du roi avait besoin d’être rempli ; la pensée de la comtesse s’y présenta pour prendre place. Cette pensée fit taire les autres, et devint bientôt obsédante. Le billet qu’on se rappelle peut-être avoir été reçu par Françoise fut suivi de mille autres messages qui restèrent sans réponse comme le premier. L’amour de Henri s’irritait d’impatience ; il fallait trouver une occasion décisive : elle naquit enfin.

Un jour monsieur et madame de Villequier se présentèrent trop tôt au Louvre René proposa à sa femme, en attendant l’ouverture des salons, de faire quelques tours de promenade dans le petit jardin de la reine Louise, situé sur le bord de l’eau. La comtesse admirait les fleurs dont la reine aimait la culture, et qu’elle même arrosait souvent de ses mains. Le comte s’arrêta tout à coup comme frappé d’un retour subit de mémoire : « Il faut que je vous quitte pour un instant, dit-il ; j’ai totalement oublié l’exécution d’un ordre dont le roi m’a chargé ; je ne puis paraître devant lui sans l’avoir rempli. Attendez-moi, je reviens bientôt. »

Françoise resta seule ; elle s’assit sur un banc de bois peint et découpé en légers festons dans le genre moresque. Ses regards étaient baissés vers la terre ; elle était triste, elle se sentait agitée d’une vague inquiétude ; elle ne voyait pas, mais elle entendait. Elle tressaillit soudain, se leva, voulut fuir… C’était le roi.

— Eh quoi ! madame, n’avez-vous pas depuis long-temps fait assez de pas pour vous détourner de moi ? voulez-vous encore m’éviter ?

— Sire !…

Il s’assit sur le banc qu’elle venait de quitter ; elle s’y replaça par l’effet d’un mouvement machinal, par une espèce de peur, de soumission passive et sans se rendre compte ni de son effroi, ni de son obéissance. On se doute probablement du sujet sur lequel Henri III fit tomber la conversation. La comtesse voulait éluder, impossible ! il fallait la franchise à franchise. Quelque pénible, quelque dangereuse que fût la sincérité, il n’y avait plus moyen pour Françoise d’employer, de chercher même aucun détour.

— Sire, vous me demandez une franche réponse ; je la dois à moi-même encore plus qu’à votre majesté, car je ne veux pas sur mes lèvres la souillure d’un mensonge.

— Eh bien !… mais n’employez pas à me répondre tous ces mots inventés par la tyrannie et prononcés par la crainte : qu’auprès de vous l’homme soit dépouillé du roi… Oh ! nommez-moi Henri ; mon nom me plairait tant dans votre bouche !

— Sire, ce n’est pas à moi de nommer ainsi votre majesté… Mais écoutez-moi, puisque vous m’ordonnez de parler : Quand vous m’avez vue paraître à la cour, vous avez peut-être pensé que j’y venais avec désir d’hommage ; vous avez cru, sire, que j’avais espoir de remporter aussi, moi, ce tribut de suffrages accordés à la vanité par le caprice et la galanterie. Oh non ! je suis venue sans dessein de joûter dans cette lice tenue par tant d’autres femmes plus belles, plus séduisantes, plus aimables ; et quand votre royale attention, sire, s’est portée sur moi, je me suis sentie stupéfaite, étonnée de cette haute victoire ; s’il faut l’avouer, mon triomphe m’a rapporté plus de peines que d’orgueil ; et quand vous venez de me dire que vous m’aimiez eh bien ! sire, vous m’avez fait peur à vous entendre.

— Peur ! que dites-vous, madame ? Ciel ! quelque maléfice jeté sur moi m’aurait-il, quand j’ai la prière au cœur, mis la menace aux lèvres ?… Peur ! eh ! qu’avez-vous à craindre de celui qui oubliant sa puissance à vos pieds, la remet toute dans vos mains en vous donnant pouvoir d’amour sur sa vie ?… Ah ! c’est moi qui dois trembler, qui tremble de crainte, d’espoir et d’attente ; c’est moi qui, promettant obéissance, viens prier ma belle, mon adorée souveraine, d’accorder indulgence et retour aux vœux de son humble et fidèle sujet Oh ! soyez clémente !

— Sire, s’écria la comtesse effrayée, en se levant à demi et retirant sa main glacée que pressaient les mains brûlantes du roi… Sire, je n’ai pas fini ma réponse.

— Achevez-la donc, et puisse-t-elle m’être favorable !

— Sire, je suis unie au noble comte mon époux par lien d’amour et d’honneur ; mais ne fussé-je liée à lui que par devoir, dût mon âme pencher vers vous, dût votre amour donner au mien pouvoir et couronne, je refuserais, sire ; car j’aurais perte à l’échange de vos dons contre mon honneur.

— Quoi ! madame, vous rougiriez de voir à vos pieds le maître de la France, d’accepter sur lui domination suprême… de pouvoir d’un mot…

— Ah ! sire, c’est grand malheur à ma vie que votre royal hommage soit venu à moi qui ne le cherchais pas !

— Ainsi vous imputez à châtiment du ciel l’amour de votre souverain. Il y a bien des femmes, madame, qui regarderaient comme grand bonheur une telle infortune, qui la solliciteraient de bien des vœux, qui s’enorgueilliraient, croyez-moi, d’obtenir à leur beauté ce triomphe dont la vôtre fait mépris… qui sauraient…

— Eh ! pourquoi, sire, n’avez-vous pas été vers celle dont la vanité allait vers vous ? la rencontre eût été facile ; elle est impossible avec moi. Mais que dis-je ! pourquoi chercher ces femmes ? n’en existe-t-il pas une noble et belle, une dont l’âme vous donne ensemble amour et vertu ? Jadis elle eut douce puissance sur vous… Oh ! rendez-lui son pouvoir ! refaites-la heureuse !

— De qui parlez-vous, madame ? Et sa voix devint sévère, glaçante : il devinait.

— De qui ? votre cœur, s’il a souvenir, ne vous répond-il pas avant ma bouche ? ne vous nomme-t-il pas ma noble, ma gracieuse souveraine, votre auguste épouse ?

— La reine ! N’ajoutez pas un seul mot sur elle, madame ; c’est déjà beaucoup trop pour vous que de l’avoir nommée.

— Ah ! laissez-moi braver votre défense laissez-moi vous parler d’elle ! oh ! oui, d’elle ! qui vous aime, sire, qui a droit d’être aimée, qui, liée à vous, orna votre couronne d’un fleuron de vertus et d’amour. Sire, vous vous plaignez de ne pas être aimé de moi ; songez-vous à sa peine, de ne plus l’être de vous ? car elle le fut, sire, et c’était justice de votre cœur au sien… Oh ! pitié donc, pitié pour elle qui souffre à lame tristesse d’abandon, tourmens de souvenirs causés par votre oubli… Grâce ! elle doit tant souffrir ! Oh ! mon souverain, retour d’amour vers votre royale compagne. Allez, elle aura encore richesse de bonheur à vous donner.

— Madame, s’écria Henri, la colère à l’esprit, la fièvre au sang, madame, c’est de vous seule que vous avez à me parler !

— Sire, je n’ai plus rien à vous dire de moi.

— Rien ? prenez garde à votre silence comme à vos paroles !… L’amant redevient roi, madame !

— Eh bien ! c’est donc à Henri de Valois, roi de France, que Françoise de La Marck vient demander oubli pour elle, et mémoire pour sa noble épouse.

— Comtesse de Villequier, vous aimez votre mari ?

— Oui, je l’aime, sire, je l’aime, j’ai fierté de l’avouer, comme j’ai noble orgueil à le ressentir.

— Vous l’aimez, madame ?

— Vous m’effrayez, sire !

— Par la mort-dieu, madame, il y a maintenant peut-être raison dans votre effroi ; oui, car si vous me mettez à l’âme désir de vengeance, j’ai aux mains pouvoir d’exécution… Il y a prompte obéissance à la haine d’un roi… le savez-vous, madame ?

— Sire, votre majesté sait-elle aussi où s’arrêtent ses droits ? sait-elle que si vous vous créez par l’abus ceux de vie et de mort, de fortune et d’indigence, sur les sujets qu’élève votre faveur ou qu’abaisse votre courroux… vous n’en avez aucun qui, dévolu à votre rang, ait prise sur leur âme, sur leur conscience ?… Pour un sacrifice d’honneur il n’y a ni roi, ni sujet, ni ordre, ni obéissance.

— Eh bien ! madame, à défaut de ce dernier droit, je puis me servir des autres, n’importe dans l’usage, tyrannie ou justice… Vous n’avez pas voulu du lion muselé ; tremblez de la liberté de sa colère ! Vous seule n’avez pas à le craindre ; et le comte…

— Oh ! ciel ! qu’entends-je, sire ?

— Ne venez-vous pas de me dire que vous l’aimiez ?…

— Grand Dieu ! sire, vous pourriez… Oh ! non, je ne le crois pas… vous ne le punirez pas d’être aimé… Vous savez bien, c’est mon crime, à moi… Vous ne l’en rendrez pas coupable… vous ne serez pas maître injuste à l’égard d’un zélé serviteur… vous ne lui donnerez pas la mort pour loyer de sa fidélité ! Non, sire, cela ne se peut… le roi de France se souvient du duc d’Anjou !… Vous ne mettrez pas cette tache à votre gloire… Au nom de vous-même, grâce pour mon René !

— Madame, l’audace vous vient vite avec moi !… Et son pied frappa la terre, son front se gonfla, ses yeux flamboyèrent étincelans de rage.

— Vous ne m’écoutez pas. Ciel ! entendez-moi donc, sire !… Je ne lui dirai rien, rien… Je m’engage par serment au silence. Il ne saura pas que vous avez voulu flétrir son honneur pour récompense de ses services… Jamais, je le jure, le soupçon ne lui en viendra par moi… Je me retirerai de la cour, où je ne suis venue qu’avec un douloureux pressentiment… je ne vous outragerai pas par ma présence… Mais grâce pour lui ! grâce… Vous détournez les yeux ; je vous irrite encore. Eh bien ! s’il vous faut une victime, prenez-moi comme telle ; touchez-moi de mort avec votre sceptre… exercez toute votre puissance dans ma peine… mais que votre vengeance ne tombe que sur moi… C’est justice que le châtiment n’aille qu’où est la faute : lui n’a rien fait ; ce n’est pas mon complice… Sire, vous ne m’écoutez donc pas… vous ne m’entendez pas vous crier merci !… Oh ! regardez-moi donc ! Tenez, je suis à vos pieds… voyez-vous !

— Vous m’avez relevé des vôtres, et sans pitié, madame ; et pourtant aussi, moi, je vous criais merci !… Relevez-vous, comtesse !

— Mon Dieu ! ce n’est donc plus qu’à vous que je puis dire : pitié pour moi !

— Puisque vous choisissez la haine, résignez-vous à la subir… Mais je veux bien en ajourner l’effet, et vous donner chance d’une voie de salut, celle que la réflexion vous ouvrira peut-être. Ne songez pas à vous retirer de la cour : votre retraite ferait naître des soupçons que je ne me soucie nullement de voir s’élever. C’est bien assez, madame, que l’étrange scène qui vient de se passer soit sue de vous et de moi. Vous m’avez juré le silence, songez à remplir votre promesse ; que mes paroles soient mortes dans votre souvenir… Songez-y bien… vous aimez le comte !… Adieu, madame ; nous nous reverrons.

Il s’éloigna.

Pauvre Françoise ! Et Villequier ne revenait pas ! Éperdue, ne pouvant rester, ne sachant pas où fuir, elle l’appelait… mais sa voix s’arrêta glacée de terreur, et peureuse de l’écho, qui pouvait porter au loin le nom de son bien-aimé à l’oreille jalouse du roi.

Près du buisson de lilas auquel était adossé le banc où la comtesse et Henri s’étaient placés, se trouvait un groupe de deux statues de marbre, que supportait un large et haut piédestal. Françoise, égarée, et cherchant, sans le trouver, un chemin pour sortir, passa derrière ce groupe… Un cri s’échappa de ses lèvres, son genou ploya, sa tête se pencha, renversée… Elle allait tomber… un bras lui soutint le corps, une douce main serra la sienne d’une pression amie… C’était celle de Louise de Lorraine !

— Oh ! ma souveraine, pardonnez-moi !

— Vous pardonner… et quelle injure ? Non point mon pardon à vous, qui n’avez pas failli ; mais ma reconnaissance à vous, qui parliez pour moi ; mon amitié avec elle… la voulez-vous ?

— Madame, vous étiez donc là ?

— Oui, j’étais là pour écouter, malgré moi, de bien dures paroles, pour entendre votre noble prière en ma faveur… pour lui pardonner… pour vous plaindre…

— Merci au ciel, qui me donne votre royale pitié, madame ! c’est précieux don pour moi !

— Et pourquoi n’osez-vous me regarder ? Vous tremblez encore : est-ce de frayeur nouvelle ?

— Votre majesté pourrait-elle le croire ? Oh ! non, maintenant, madame, c’est tremblement de respect, ce n’est pas trouble d’effroi.

— N’ayez qu’émotion d’amitié… Je le dis de la voix comme je le pense au cœur : si j’avais une rivale à désirer, ce serait vous ! vous qui, noble et belle, sauriez lui donner un profit de gloire de son amour ; vous, qui ranimeriez cette digne ardeur, ce courage, cette force, qui brûlaient dans son âme, et qu’on a tout fait pour éteindre ; vous, qui sauriez lui dire, comme jadis le sut, à Charles VII, la dame de beauté, la douce Agnès : Une loi du ciel me donne pour amie au plus grand roi de la terre. Soyez puissant et valeureux monarque, si me voulez maîtresse fidèle. Vous lui diriez cela… et lui a tant besoin de l’entendre… et moi, n’ai plus le droit de donner pareille leçon !… On me l’a ôté.

— Puisse le ciel vous le rendre, madame ! Puisse enfin votre auguste époux…

— Hélas ! c’est inutile vœu. On a rompu la chaîne, et je n’ai pas moyen d’en ressouder les anneaux. Mais qu’avez-vous, madame ?

— Le comte ne revient pas… Et le roi !… si sa haine avait un prompt effet !…

— Rassurez-vous : il a voulu vous effrayer. Il a cru peut-être par-là… D’ailleurs, ses projets de vengeance, s’il en a formé contre vous, peuvent s’évanouir avant d’être sus d’autres que de lui. Croyez-moi, je le connais ; s’il y a dans sa vie quelque faute à lui reprocher, on peut être sûr qu’elle a été à lui, et n’en est pas venue. Pour faillir, il a besoin qu’on l’aide… Ce n’est pas lui qui est le guide dans le chemin du mal ; et s’il y va, c’est qu’on marche devant : il suit, et ne conduit pas.

— Madame, votre royale protection pour mon époux ! je la demande à vos pieds !

— Et pour vous ?

— Seulement après lui. Si j’ose abuser…

— Noble femme ; moi aussi, je vais vous dire : Relevez-vous ! mais j’ajouterai : Embrassez-moi ! La comtesse se jeta dans les bras de la reine, qui continua :

— Oui, je vous donne protection de souveraine, amitié de sœur ! Hélas ! que ne peuvent-elles être égales pour vous ! Je n’ai jamais voué grande affection à la puissance : voilà la première fois que je me sens regret de mon peu de crédit… S’il vous était funeste ! Mais j’aperçois venir une de mes femmes. On ouvre sans doute… Voici l’heure.

— Madame, madame ! ne m’abandonnez pas !… laissez-moi vous suivre !… Sa main tremblante s’attachait aux vêtemens de la reine… Ne me quittez pas !

— Eh bien ! venez, amie, et que le ciel veille sur vous !

— Et sur René !

Les salons étaient effectivement ouverts. Le roi se promenait avec agitation, le front plissé, les regards inquiets ; il tenait une petite badine de baleine à la main ; il la balançait, la ployait à la rompre ; ses paroles étaient sèches, brusques ou amèrement ironiques ; on sentait, à l’entendre, à le voir, que son sang circulait vite dans ses veines, que son cœur battait lourdement dans son sein. Il se retourna vers la grande porte quand on ouvrit les deux battans pour faire passage à la fois à la reine et à la comtesse. Henri fit un pas en arrière ; ses lèvres pourpres s’écartèrent en largeur, et découvrirent ses dents serrées : il riait d’un rire atroce.

Villequier entra dans le salon un instant après sa femme ; elle l’aperçut, et fut prête à mourir d’émotion de le voir. Il s’approcha d’elle : elle balbutia ; elle n’avait plus de voix ; toute sa vie se trouvait retirée au cœur. Le roi ne jeta qu’un regard sur elle : il était terrible ; c’était un regard de haine, et de haine royale. Lorsque le comte parut se disposer à sortir, Henri s’avança vers lui, l’arrêta, et lui dit d’un ton de hautaine froideur, de dureté menaçante :

— Comte de Villequier, rendez-vous demain matin dans notre cabinet particulier, nous avons à traiter avec vous d’une affaire importante, également pour vous comme pour notre personne : nous vous attendrons.

— Sire, j’aurai l’honneur de me rendre aux ordres de votre majesté.

Françoise entendit cela… c’était à tomber morte.

Et pourtant tous deux joutaient de ruse à son égard : l’un jouait l’effroi, comme l’autre la menace.

Jusqu’au lendemain, jusqu’à l’instant où René revint de sa conférence au Louvre, combien de prières ardentes le cœur effrayé de Françoise n’élança-t-il pas vers le ciel ! Combien d’efforts ne lui fallut-il pas pour garder sa peine dans le secret de son âme, elle qui faisait avec son bien-aimé partage de tous ses sentimens ! Mais elle avait juré le silence, et trahir sa promesse, c’était peut-être donner la mort au comte ! La mort, le tuer, elle ! grand Dieu ! Qu’elle était malheureuse ! et surtout qu’elle l’était de souffrir seule d’une douleur qui se fût empoisonnée pour lui à sortir d’elle !


VII


Maintenant, demandons encore notre part des secrets politiques. Retournons à Monsieur, frère du roi, que nous avons laissé sous l’enivrement du regard de la belle dame de Sauves.

Le duc d’Alençon n’était pas le seul captif que l’enchanteresse eût pris dans ses filets d’amour. L’adroite comtesse y avait su faire tomber plus d’un royal prisonnier ; et si elle avait soumis à la puissance de ses charmes le cœur de François de France, elle avait également subjugué celui de Henri de Navarre. Tous deux séduits, tous deux crédules, avaient foi dans son retour, et s’ignoraient comme rivaux.

Et cependant ils se rencontraient souvent en sa présence, car il était là aussi le Béarnais ; et si nous ne l’avons pas regardé jusqu’ici, c’est que jusqu’ici il importait fort peu que nous le vissions ; le voir, c’eût été détourner les yeux de ceux que nous avions intérêt à ne pas perdre de vue. Et d’ailleurs, qu’eussions-nous appris à le regarder ? Réduit par la trêve à l’oisiveté, c’était pour sa force un moment de sommeil ; retenu à la cour, libre de nom, mais n’y ayant pas plus de liberté réelle que s’il eût porté des fers rivés aux pieds et aux mains, le Louvre était une cage royale où l’aigle dû Béarn se trouvait contraint à rester les ailes ployées.

Henri III recommençait à se lasser de son frère : habitué à le considérer en ennemi, il avait peine à s’accoutumer à la confiance envers lui ; cependant il semblait prendre à tâche de captiver celle du prince, dont il voulait endormir la prudence. Mais si le roi se conduisait en apparence en frère affectionné, ses favoris trouvaient le moyen de le dédommager de cette contrainte, en insultant, par de continuelles railleries, les serviteurs du duc. Cette insolence, excitée sous mains par celui au profit duquel elle s’exercait, s’augmentait chaque jour ; il n’existait qu’un seul homme auquel elle n’osait s’attaquer : elle se serait brisée impuissante en se heurtant contre lui. Athlète de courage comme de taille, le brave Bussy d’Amboise était le bouclier de son maître, et renvoyait émoussées les flèches lancées au duc d’Alençon par les favoris du roi. Bussy était comme un avant-poste qu’il fallait enlever, et qui, emporté, eût mis l’armée en déroute. Mais ce n’était pas en jour, ce n’était pas ouvertement qu’il y avait possibilité d’attaque ; c’était la nuit, et le poignard à la main, que la trahison devait frapper. Henri, ne voyant moyen de s’en défaire que par un assassinat, s’y résout ; la haine d’un roi, comme lui-même l’avait dit à madame de Villequier, est promptement obéie ; les ordres de vengeance d’un monarque sont peut-être ceux que l’on suit le plus fidèlement. L’arrêt porté contre Bussy ne manqua pas d’exécuteurs. Ce fut ainsi que le complot fut arrêté : des hommes masqués et armés de stylets à la trempe italienne devaient, le soir, l’attendre au sortir du Louvre, se précipiter à la fois sur lui, le saisir, le percer de coups, et députer un d’entre eux pour aller crier au duc d’Alençon ! Au secours ! on assassine Bussy ! afin de l’attirer dans le piège, et de l’envelopper lui-même dans la ruine de son favori.

Le moment était pris : la nuit était sombre, nuageuse, propice au crime par son obscurité. Ignorant de son sort, Bussy sortait du Louvre en sifflant quelques notes d’un refrain guerrier. Les assassins s’élancent sur lui ; sa bouche se referme sur le cri qu’il allait jeter, sa main saisit sa dague ; il recule d’un pas, s’adosse au mur, et se défend. Son bras fait à lui seul ployer ceux des assaillans : ils cèdent d’abord, puis reviennent ; ils ne l’ébranlent pas, ils le heurtent plus fortement ; enfin il crie : À moi, d’Alençon ! Sa voix de Stentor résonne, et l’écho la roule comme un bruit de tonnerre ; des cris lui répondent ; on accourt, on accourt armé. Les assassins font à la fois en arrière un mouvement spontané : ils fuient, mais non tous, car un des défenseurs en a renversé un dans son choc contre lui. Les genoux du traître se sont ployés ; le pied du vainqueur est sur sa poitrine, comme celui de Jacob sur le sein de l’ange son céleste adversaire ; la pointe de l’épée vengeresse est près de son cœur, elle y va toucher… La lune, dévoilée un instant, passe alors entre deux nuages ; un rayon pâle et clair porte sa lueur sur le visage du meurtrier démasqué en s’agitant, et se réfléchit dans l’acier brillant de l’épée de son antagoniste… deux cris s’entendent :

— René de Villequier !

— Adhémar de Birague ! Malédiction !…

L’épée s’éloigna du cœur.

— Comte de Villequier, dit Adhémar à voix basse, en s’inclinant vers l’oreille de son ennemi, rendez grâce à l’amour de votre épouse : c’est pour épargner ses pleurs que j’épargne votre sang ! Rendez-lui grâce ; c’est en son nom que je vous fais don de la vie… Adieu.

René se redressa.

La mort était destinée à arriver au cœur de Bussy portée à la pointe d’un poignard d’assassin. Échappé à ce danger, il succomba plus tard dans un événement semblable d’effet, mais différent de cause.

Amant heureux de la femme de Charles de Chambre, comte de Montsoreau, il écrivit au duc d’Alençon qu’il avait fait tomber dans ses filets la biche du grand-veneur : Montsoreau possédait cette charge. Le duc, riant de cette lettre, la montra au roi. Henri la lui demanda, et l’envoya à son grand-veneur. Enflammé de colère et de vengeance à cette lecture, le comte de Montsoreau contraignit par la force sa femme à écrire un billet de rendez-vous à l’adresse de son amant. Bussy d’Amboise se rendit au lieu indiqué par la comtesse. Il y était attendu, non par sa maîtresse, mais par des assassins apostés là par la fureur de son rival. Sa mort était une rude tâche ; le colosse n’était pas facile à renverser : ce ne fut qu’après de longs efforts et une vigoureuse défense, qu’on parvint à lui arracher la vie.

Le lendemain de la scène nocturne jouée devant les murs du Louvre, Villequier fut rendre compte du dénoûment à Henri III, qui l’attendait dans son cabinet. Le visage du roi s’enflamma de colère, puis s’assombrit aussitôt d’un nuage de mécontentement. Il garda le silence pendant quelques minutes, fit plusieurs tours dans son cabinet, la tête baissée sur la poitrine, les bras croisés ; il s’arrêta devant le comte, releva la tête, et dit, en le mesurant des yeux :

— Si j’étais homme à donner dans les rêveries astrologiques de ma mère, je croirais, monsieur de Villequier, que votre étoile étant dominée par le pouvoir d’un astre ennemi, vous vous trouvez maintenant sous l’effet de cette maligne influence ; vous ne réussissez en rien.

— Je serais tenté de le croire, sire. Il faut qu’il y ait réellement quelque sort jeté sur moi ; car si le succès me fait faute, ce n’est pas manque de précautions ni de bonne volonté…

— Ils iront crier partout que j’ai voulu essayer d’un fratricide ; que je ne tuais Bussy que pour avoir meilleur marché de mon frère… Ils le diront… Comment, à vous tous, vous n’avez pu en venir à bout… l’assommer…

— Ma foi ! sire, ce n’était pas chose si facile ; il faudra de fameux coups d’épieu, je le jure, pour terrasser un bœuf comme maître Bussy d’Amboise… Si jamais on le couche à terre…

— Et ce jeune homme, si malencontreusement survenu pour vous… et pour moi… vous le nommez ?…

— Adhémar de Birague.

— Birague !… Serait-ce un fils du chancelier ?

— Oui, mais enfant naturel, et fort mal avec son père.

— Tant mieux ! nous n’aurons pas la famille à nous harceler… Ah ca ! messire de Villequier, il s’agit de revirer promptement notre barque : nous l’avons menée bien près de l’écueil ; il nous faut un coup de vent qui la pousse au large. Ce Birague possède un secret dont je vous laisse le soin de le décharger… Vous m’entendez, monsieur le comte ?

— Sire, j’espère prouver bientôt à votre majesté que je sais la comprendre.

— Ne perdez pas de temps, surtout. Par la mort-dieu ! René, votre chute de cette nuit nous embarque là dans une méchante affaire !… Et ce chien de Bussv… Mais laissez-moi… il faut que je voie ma mère. Envoyez-moi Du Halde.

Le comte sortit, rêvant au complot que le roi venait de former contre Adhémar ; mais l’ajournement de l’exécution était encore décrété par le ciel.

Averti par Bussy, le duc d’Alençon, épouvanté, prend la résolution subite de s’éloigner de la cour, suivi de ses plus dévoués serviteurs. Il sort, dès le matin, de Paris, sous le prétexte d’une partie de chasse. Il se sauve ; et la nouvelle de sa fuite arrive au Louvre avant qu’on ait eu le temps de la soupçonner. Le roi de Navarre ne tarda pas à briser sa cage et à rejoindre le duc. La guerre se ranime. Catherine, effrayée de la réunion des deux princes, députe vers le Duc pour l’engager à revenir à la cour : les envoyés échouent dans leur députation. Enfin, elle fait signer au roi un ordre d’élargissement pour François de Montmorency, maréchal de France, détenu à la Bastille comme coupable ou soupçonné tel, pour avoir trempé dans une conspiration contre Henri III, en faveur du duc d’Alençon. La reine-mère le fait venir devant elle, le charge d’aller trouver le prince, et d’user de tout son pouvoir sur son esprit pour le décider à la paix et au retour. Le duc de Montmorency ne put s’empêcher de lui témoigner son étonnement d’être choisi pour une telle commission, et de l’être par elle, qui l’avait fait injustement renfermer à la Bastille, et ne l’avait rendu captif que parce qu’elle avait peur de sa liberté.

— Maréchal, dit Catherine, quand j’oublie ce qui s’est passé, vous ne devez pas avoir plus de mémoire que moi.

— Mais, madame, puis-je, en conscience, engager le Duc à se remettre volontairement au pouvoir de son frère ? n’a-t-on pas assez de fois trompé sa confiance, sans qu’il vienne encore se prendre lui-même aux pièges qu’on lui tend, sans que moi aussi je le trahisse, en l’amenant peut-être à courber, sans la voir, son front sous la hache ?

— Monsieur le due, ne vous souvient-il plus que je suis sa mère ?

Enfin, à force de promesses et de garanties données sur sa royale parole, en faveur du prince, Catherine finit par décider Montmorency à aller trouver le prince.

Son voyage eut l’effet qu’en attendait la reine-mère.

Le Duc, vaincu par l’ascendant que le maréchal possédait sur lui, consentit à une entrevue avec sa mère. Catherine fut au-devant de lui, menant la comtesse de Sauves avec elle. Le prince entièrement subjugué, moitié par l’adresse politique de la reine, et moitié par les charmes de la comtesse, se laissa conduire à son frère. Henri III ne tarda pas à arranger, par l’entremise de Catherine, une nouvelle pacification avec le roi de Navarre, qui s’était jeté dans le Poitou, où il avait rallumé le flambeau de la guerre.

Après la publication de l’édit de cette trêve, et l’acte de soumission effectué par les troupes du Béarnais, Henri III projeta un voyage en Poitou, et vint bientôt, suivi de toute sa cour, habiter pour quelque temps la royale demeure du château de Poitiers.


VIII


René et Françoise furent du voyage. Depuis l’entretien dans le jardin de la reine, Henri avait affecté de ne pas adresser la parole à la comtesse. Il lui parlait cependant, mais des yeux, et ses regards étaient durs et menaçans. Catherine, au contraire, se montrait de jour en jour plus affectueuse, plus intimement expansive auprès de madame de Villequier qui ne recevait qu’avec une invincible froideur, qu’elle-même se reprochait comme ingratitude, les marques d’intérêt que lui prodiguait la reine-mère ; c’était avec une toute autre disposition qu’elle répondait du cœur à celles de la reine Louise, qui lui avait tenu sa promesse d’amitié fraternelle ; c’était réellement en sœur que l’épouse délaissée aimait sa rivale et en était aimée.

Lorsque le comte lui dit que Catherine l’avait choisie pour être au nombre des dames de la cour destinées à être du voyage de Poitiers, il sembla à Françoise que la bouche de Villequier lui prononçait un arrêt de mort rendu contre elle par la reine-mère. Résignée à sa destinée, elle ne fit aucune objection, et s’occupa aussitôt des apprêts du départ. Une larme âcre d’amertume roula sur sa joue brillante quand Paris disparut à ses yeux dans le lointain de l’horizon ; et lorsque René la conduisit à l’appartement qu’elle devait occuper dans le château de Poitiers, elle se laissa tomber sur un siège, cacha sa tête dans ses mains, et se prit à pleurer silencieusement.

Le duc d’Alençon avait suivi son frère. Adhémar et Bussy ne l’avaient pas quitté. Villequier se souvenait de la tâche de vengeance qu’il avait à remplir ; mais le prince et ses gens étaient sur leurs gardes. D’ailleurs l’assassinat ne pouvait se commettre sans prétexte avoué. Villequier s’apercevait que le roi ne le regardait plus des mêmes yeux, qu’il évitait de lui donner sa part accoutumée de confidences. Le comte tremblait : il savait bien que sa défaveur ne s’arrêterait pas au dédain de Henri. Il comprenait tout son danger ; il fallait le combattre avant de le laisser grandir. Enfin il trouva des armes pour repousser le péril.

Un nouvel entretien avait eu lieu entre Françoise et son redoutable amant. Le roi en quittant la comtesse lui jura une haine implacable. Peu d’heures après cette conversation, la reine-mère, qui se promenait dans les jardins avec quelques seigneurs, appela Villequier et causa avec lui à voix basse et long-temps. Le comte, en quittant Catherine, était sombre, agité ; quelque chose de terrible se reflétait sur son visage pâle comme la mort ; il frémissait d’un frisson d’horreur ; il ressemblait à une vision du crime.

Le lendemain matin, un Italien nommé Cecco, attaché à la maison de la reine-mère et venu jadis de Florence à Paris, à l’époque du mariage de Catherine de Médicis, se rendit par un escalier dérobé jusqu’à la porte du cabinet du comte. Villequier vint lui-même ouvrir et referma la porte, que masquait aux regards un immense tableau. Cecco remit au comte une bague de la part de Catherine. René, après quelques mots d’explication, le fit asseoir devant une table où se trouvait tout ce qu’il fallait pour écrire, et fut chercher dans une armoire une petite cassette de bois précieux qu’ouvrait une clef d’or qu’il portait sur lui.

Il l’ouvrit : un doux parfum s’en exhala. Ce qu’elle renfermait c’était un fonds de bonheur, un trésor de vertus et d’amour, de tendres, de longues lettres, aux lignes dictées par une âme suave et pure, celles que la comtesse avait écrites à son époux bien-aimé.

Le comte les déploya, les plaça devant Cecco ; puis, tirant de son sein un papier qu’il posa également sur la table, il dit :

— Voici la copie du billet que vous allez écrire. Je pense, signor Cecco, que ces lettres vous suffiront pour imiter l’écriture…

— Que dites-vous, signor comte ; une ligne serait assez pour moi, et je défierais l’œil le plus exercé de remarquer la moindre différence Mais avec tout cela, ce sera moins long.

— Vous êtes habile, je le sais, et je ne vous fais pas, croyez-moi, l’injure de douter de votre science…

— J’ai tant exercé dans ma vie ! Si ma tête avait dû être séparée de mon corps pour récompense judiciaire de mon premier faux, signor Jésus, il y a long-temps qu’elle ne tiendrait plus sur mes épaules.

— Allons, maître Cecco, encore un chef d’œuvre.

— Voyons… L’ouvrage, ma foi, ne sera pas difficile ; voilà l’écriture la plus commode Mais, sancta Maria, signor comte, la jolie lettre ! les délicieuses phrases ! Votre langue française, quand on l’emploie ainsi, peut rivaliser de grâce et de sentiment contre notre langue italienne, même parée de sa douceur et de sa pureté florentine. Il y a là telles pensées qui feraient merveille dans un sonnet de Pétrarque…

— Oui, mais de grâce, dépêchez-vous, signor.

— M’y voilà, ce ne sera pas long… Tenez, regardez.

— Brava… Admirable… Attendez, Cecco, écrivez cette phrase au lieu de celle que vous alliez mettre. Elle va bien dans cette place ; elle est plus vraie que la mienne, n’est-ce pas ? Et son doigt se posa sans frissonner sur la phrase qu’il indiquait. Hélas ! pauvre comtesse, quand tu la faisais passer pour lui de ton âme à ta plume, tu ne te doutais pas que le monstre la traduirait, pour te perdre, en ligne accusatrice.

— La signature est apposée. Voulez-vous bien lire, maintenant, signor comte ?

— Donnez Il prit les lettres de Françoise pour comparer l’écriture. On ne peut mieux, maître Cecco. C’est parfait.

— Ah ! Diavolo, et l’adresse !

— Eh ! bon Dieu, je l’oubliais aussi. Cecco reprit la plume.

— À messire Adhémar… Après ?

— De Birague.

— Serait-ce ce jeune gentilhomme de la suite du duc d’Alençon ? un ami du signor Bussy ?

— Vite, vite, Cecco.

— Si c’est lui, voilà de la tendresse qui ira frapper à bonne porte. Sancta Maria, c’est un bien joli garçon ! Je gage que son pauvre cœur battra vite en recevant cette amoureuse missive.

— Oui, s’il la reçoit. Mais je dois propor

tionner le salaire à l’excellence du travail : tenez, prenez cette bourse, maître Cecco. Êtes-vous satisfait ?

— Mille grâces, signor, mille grâces… À votre service.

— Je n’ai pas besoin, je crois de vous recommander le silence ?

— Soyez tranquille. Le soin que je prends de moi-même me le recommande assez.

— Adieu, donc.

— Adieu, signor.

Demeuré seul, Villequier reploya toutes les lettres de Françoise, et les renferma dans la petite cassette parfumée, mais il garda sur lui celle que Cecco venait d’écrire René relut ce billet, ainsi conçu :


« Cher Adhémar,


Pourquoi faut-il que votre Françoise ait été si long-temps aveugle du cœur ? Hélas ! il a profond et douloureux repentir, ce cœur contrit d’avoir vu si tard que c’était vers vous qu’il devait aller. Désabusée plus tôt je serais libre encore, libre, ou par l’honneur rangée captive d’amour sous votre loi chérie. Ah ! si j’ai fait grande faute, subis aussi grande peine ; car lui, c’est mon maître, et je le hais bien, lui ; je le hais surtout d’être obligée à feindre l’aimer. Mais la pensée de votre salut m’aide à la contrainte : c’est pour vous seul, mon cher Adhémar, c’est pour éviter à mon amant bien-aimé la fureur et la vengeance de son rival que je me résigne à paraître aux yeux du comte épouse affectionnée et soumise. Ah ! me devez bien de l’amour pour me payer de subir le sien, Adhémar. Je vous attends ; Marie, ma fidèle suivante, ira ce soir au-devant de vous, à l’heure accoutumée. Venez, ami, venez donner un moment de bonheur à votre Françoise. Je la trouverai bien longue à sonner cette heure lente et chère, ce signal du temps pour vous de venir à moi, pour moi de vous attendre. Je n’existe qu’en votre présence, le savez, ami ; c’est avec vous qu’est ma vie : loin de vous, je languis sans mon âme. Oh ! venez me la rendre un moment heureuse et fière de bonheur et d’orgueil d’amour ! »

Allons ce n’est pas mal, dit le comte ; c’est assez tendre… Mais Cecco a raison ; les lettres de Françoise valent mieux que celle-ci. Nous autres hommes, nous devons l’avouer, les femmes, quand elles aiment, savent mieux le dire que nous.

Il sortit calme au cœur comme au front.

Le comte se rendit chez la reine-mère qui l’attendait.

— Eh bien ! monsieur de Villequier ?

— Tout est prêt, madame.

— Quand ?

— Ce soir, pendant le concert C’est une odieuse tâche !

— Hésiteriez-vous, monsieur le comte ?

— Non !… mais c’est horrible !

— Oubliez-vous que les intérêts d’un sujet disparaissent devant ceux d’un roi ? oubliez-vous que la récompense donnée par un prince l’emporte toujours sur le service qu’on lui rend ?

— Madame ! je me souviens du devoir que j’ai à remplir, et non du loyer qui m’attend.

— Allez donc, et soyez sûr que nous aurons mémoire complète.

Le soir de ce même jour, le malheureux Adhémar, attiré dans un piège, tombait dans l’ombre, frappé de mort par la main du comte de Villequier, qui, sans remords et sans trouble, enfonça son poignard dans le sein de celui qui avait si généreusement éloigné son épée du cœur de l’assassin de Bussy.

René, après s’être assuré que l’infortuné Birague n’existait plus s’éloigna, et reprit tranquillement son chemin.

Où allait-il ainsi baigné de sang, et le fourreau vide encore de la dague ?


IX


Dans l’aile la moins habitée du château de Poitiers, on apercevait une lumière, dont la clarté passait immobile à travers les vitraux d’une haute fenêtre : c’était la lueur de la lampe allumée dans la chambre de la comtesse de Villequier.

Françoise devait, à l’invitation de la reine-mère, se rendre ce soir-là dans la grande galerie du château, ou la cour allait se rassembler pour entendre un concert de voix et d’instrumens, musique italienne, à la mode alors comme aujourd’hui.

La comtesse, seule avec Marie, achevait sa toilette. Elle était lente à ses apprêts ; triste et pâle, elle laissait échapper de sa poitrine agitée de longs et fréquens soupirs ; sa main interrompait les gestes qu’elle commençait, arrêtée tout à coup comme par une pétrification magique. Ses réponses distraites ne s’accordaient pas aux paroles de Marie, qui, lui touchant le cou en plaçant son collier, s’écria :

— Bon Dieu ! madame, vous êtes froide comme marbre !… comme vous êtes pâle !

— En effet… il y a harmonie entre mon esprit et mon visage… j’ai la figure triste comme la pensée.

— Et qu’avez-vous, madame ?

— Besoin de pleurer ; et pourtant, je ne me sens pas venir de larmes aux paupières. Ah ! Marie, pourquoi faut-il qu’on m’ait fait sortir de la solitude où je vivais si paisiblement heureuse ! L’oubli, c’est un bon et solide manteau pour envelopper l’existence ; malheur au jour où la mienne s’en est dépouillée ! Que d’ennuis et de craintes l’ont vêtue en place !

— Mais, madame, je ne vois pas ce que peut avoir de dangereux pour vous le séjour de la brillante et belle cour de France. L’accueil qu’on vous y fait doit aider, ce me semble, à s’y bien trouver.

— Tu crois, Marie ?

— Sans doute ; la reine-mère ne vous regarde-t-elle pas comme une fille ? la reine Louise comme une sœur ?

— Pauvre Louise de Lorraine ! Oui, elle m’aime, je le crois je l’aime bien aussi ! Elle souffre tant ! Marie, c’est un grand malheur que de perdre le cœur de son époux !… et quand on ne peut lui reprendre le sien… c’est horrible !

— Mais vous, madame, vous n’avez pas à craindre une telle infortune…

— Oh ! non, grâce au ciel, j’ai gardé l’amour de René ; je mourrais s’il me fallait joindre un doute sur sa constance à m’aimer, aux inquiétudes que j’éprouve !

— Mais encore, madame, qui peut causer le trouble qui vous émeut si fortement ?…

— Que veux-tu que je te dise, Marie ! je le ressens, c’est peut-être folie à moi, vaine frayeur, faiblesse d’esprit… que sais-je !… Mais l’heure s’avance, je crois… achevons enfin cette ennuyeuse et longue toilette… Ah ! donne-moi le bracelet où se trouve le portrait de ma fille… donne. Le comte tarde bien à venir… je voudrais le voir.

Marie lui présenta le bracelet ; Françoise le prit, le regarda long-temps, puis une larme tomba des yeux de la mère sur l’image de la fille.

— Ma Catherine, mon enfant, que n’es-tu là ! ta douce voix peut-être me soulagerait à l’entendre. Ma fille !… te reverrai-je ? hélas ! Allons, Marie, dépêchons-nous !

Elle s’assit. Marie, agenouillée devant elle, tenait un miroir. La comtesse avança la tête pour s’y voir, et jeter un dernier coup d’œil sur sa parure. Elle portait sa main à ses cheveux pour les arranger plus artistement sur son front, soudain elle se soulève de son siège, jette une épouvantable cri d’effroi ; puis retombe renversée, évanouie, sur le dossier du fauteuil.

Une horrible apparition venait de se montrer à elle dans le reflet de la glace : c’était Villequier, teint de sang, un poignard à la main… Rapide comme l’odieuse pensée qui l’entraînait, il s’élance vers Marie, la frappe ; elle tombe et meurt ayant d’avoir eu le temps d’apercevoir son assassin. Le miroir qu’elle tenait encore s’échappe et se brise en éclats… Villequier se retourne ; sa femme est encore évanouie ; il lève le bras ; elle se réveille… il recule…

— Ah ! qu’ai-je vu ! c’était affreux !… je rêvais… c’était un songe de sang ! Ah ! que vois-je !… la même vision !… le sang !… il y en a davantage… d’où vient-il ?… comme il coule !… Marie ! Dieu ! la voilà… Marie… immobile… morte aussi… morte ! Qui la tuée… Marie ?… Quel rêve atroce… Oh !… le réveil… le réveil… Mon Dieu !

— Tu ne dors pas, comtesse de Villequier… tu ne dors pas encore… mais tu vas dormir… comme elle… regarde !… il lui tordait le bras.

— Qui me parle ?… c’est une voix de l’enfer ! Ah ! Villequier ! Non… ce n’est pas lui… folle !… il ne lui ressemble pas ! Que disais-je donc !… Mais… quel est cet homme ?… que me veut-il ?… Que viens-tu faire ici ?… Réponds-moi donc ! Oh ! comme tu es horrible !… tu me fais peur !… Oui !… va-t’en… Villequier ! Viens donc !… René ! René… à moi !… Ah ! René !

Ce fut son dernier mot. Le monstre, c’était lui qu’elle appelait ! il l’avait poussée dans le fauteuil. Ce fut assise qu’elle reçut le coup de la mort… La main du meurtrier laissa le poignard dans la blessure de la victime.

Villequier s’éloigna d’un pas. Là, immobile, pétrifié, froid comme la tombe, il regardait ; il vit son crime… il frissonna… ses dents se frappèrent avec bruit. Sa voix poussa un cri étouffé… Il voulut fuir, son pied se heurta contre le cadavre de Marie. Il s’arrêta, subissant lui-même l’horreur de son forfait ; et tout à coup, obéissant malgré lui à l’ordre d’une puissance surnaturelle, poussé par une main invisible et suprême, il s’avance, se courbe, et, vaincu, ploie le genou devant sa victime morte, glacée, et belle encore !

— Oh ! Françoise, du haut du ciel, ne maudis pas ton meurtrier ! Vois ton assassin incliner ses remords devant le souvenir de ta vertu ; pardonne ! Toi qui l’aimas, ne le hais pas !

Et de sa main sanglante, il osa prendre la main que semblait lui présenter la malheureuse comtesse. La mort l’avait roidie lorsqu’elle la tendait en suppliante vers le monstre qui l’égorgeait.

René sentit le froid de cette main le glacer jusqu’au cœur, et cependant ses lèvres s’en approchèrent… Le bras qu’il soulevait était celui que Françoise venait d’orner du portrait de sa fille. Un regard de Villequier tomba sur le bracelet… Il se relève, il crie :

— Ma fille, ma fille ! et je suis l’assassin de ta mère ! Malédiction ! Qu’ai-je fait ! ma fille, ma femme !… Ah ! mon Dieu, mon Dieu !

Il se roulait à terre… dans le sang… et son poignard était là… le lâche !

Et de l’autre côté du château résonnaient sous les voûtes de la grande galerie de doux accords, de tendres accens ; c’était un harmonieux langage de plaisir et d’amour, une suave mélodie, celle du concert commencé. Mais quelque chose de lourd, d’étouffant, pesait dans l’atmosphère ; l’inquiétude peinte sur la figure du roi et sur celle de la reine-mère s’était communiquée à tous les visages. Catherine était silencieuse, absorbée ; Henri s’agitait, ne pouvait tenir en place. Cédant à son trouble, il appelle, et dit à haute voix :

— Qu’on aille chercher le comte de Villequier, à cette heure, il doit être chez lui ; qu’on lui fasse savoir qu’il ait à venir sur-le-champ, que nous l’attendons.

René était encore à terre, ployé sous l’épouvante de son forfait. Mais au bruit des pas qu’il entendit, il se réveilla comme d’un songe. Il se releva redevenu lui-même, rendu au crime et sorti du remords, il se laissa conduire, sans résistance, jusqu’aux pieds du roi.

En le voyant entrer, toute l’assemblée se sentit froide d’horreur.

— Sire, s’écria-t-il, punissez-moi, si je le mérite, si c’est un crime que de venger son honneur… J’ai lavé le mien du sang d’une indigne épouse qui trahissait mon amour, son devoir et ses sermens… Je l’ai tuée… mais sa vie me déshonorait. Sire, voyez-vous cette lettre ? c’est la preuve de ma honte… de la sienne… je l’ai saisie sur le corps sanglant d’un odieux rival, sur l’infâme Adhémar de Birague… je l’ai frappé aussi… Oui !

À ces mots, le duc d’Alençon fit un mouvement convulsif ; Bussy d’Amboise serra la poignée de son glaive.

René présenta au roi un papier froissé : c’était le billet qu’avait écrit Cecco sous la dictée du comte… Henri le prit, le lut ; en le lisant, il ressemblait à un spectre. Et d’une voix sourde, cadencée par une violente émotion :

— Monsieur le comte, vous avez sans doute exercé une vengeance cruelle ; mais elle était juste et méritée. En frappant une épouse parjure, en immolant votre rival, vous n’avez usé que d’un droit que la loi vous reconnaissait. Vous avez été bien loin, mais pas au-delà du pouvoir légal que vous possédiez, comme époux offensé, d’appliquer vous-même le châtiment à l’injure. L’offense vous absout de la peine. Ne vous croyez pas coupable et déshonoré à nos yeux, et si la certitude que nous vous regardons toujours comme un bon et dévoué serviteur, peut apporter quelque allégissement à votre souffrance, veuillez recevoir de nous sire, comte René de Villequier, cette nouvelle marque de notre royale faveur envers un fidèle sujet, et de notre estime pour sa personne.

Alors Henri, détachant de son cou le collier du grand ordre du Saint-Esprit, le passa d’une main tremblante à celui du comte, qui le reçut humblement agenouillé devant son royal complice. À cette vue, Catherine tressaillit. Louise de Lorraine, qui était restée anéantie en apprenant la mort de la comtesse, se leva, et, terrible, imposante, dit en s’avançant vers le roi, qui la regarda d’un air stupide :

— Que faites-vous, sire ? vous le récompensez ! lui ! Vous souillez cet ordre, en le plaçant sur la poitrine d’un infâme assassin !

— Madame, s’écrie le comte épouvanté, madame !… Il recule.

— Ne parlez pas, malheureux ! n’outragez pas la mémoire de celle que vous venez de massacrer ! monstre qui la dites parjure, et ne l’avez tuée que parce qu’elle était fidèle et vertueuse ! lâche meurtrier, qui achetez avec sa mort les honneurs qu’elle n’a pas voulu payer pour vous du prix de la honte et du crime ! Noble Françoise, lève-toi ! du sein de la mort, viens te défendre ! viens accuser à ton tour l’odieux calomniateur, dont la bouche infâme ose insulter sa victime innocente ! viens charger de ta céleste indignation celui qui fut ton époux, que tu adorais, qui t’a sacrifiée à son insatiable ambition, et qui n’abaisse pas dans la poussière son front teint de ton sang… qui fume encore !

Villequier y porta involontairement la main… il la retira humide… il frémit d’une horrible émotion !

Louise de Lorraine se retournant vers mademoiselle Louise de Savonnières, auprès de qui l’amabilité de René se montrait assidue depuis quelque temps, fut à elle, l’arracha brusquement de son siège, et la traînant vers le comte immobile :

— Mademoiselle, c’est vous, sans doute, que monsieur de Villequier destine à remplir la place de la digne et infortunée Françoise de la Marck, c’est sur le bord de sa tombe ouverte que je vous fiance à son assassin. Ayez moins de vertu qu’elle si même fin vous épouvante. Louise de Savonnières, recevez de moi pour époux, et puissiez-vous l’aimer comme il le mérite, le comte René de Villequier, qui vous offre comme encens d’hymen la vapeur du sang de votre rivale. Et Louise de Lorraine joignit les mains des deux fiancés !

FIN.

La publication des Heures du soir vient de révéler au monde littéraire un nouveau genre de talent dans mademoiselle Élisa Mercœur, déjà connue depuis long-temps par un recueil de poésies fort remarquables. La Comtesse de Villequier, nouvelle historique du temps de Henri III, est le premier pas de cette jeune muse comme écrivain en prose. C’est avec une énergique simplicité de style que mademoiselle Mercœur a su peindre des situations neuves, dramatiques, et revêtues d’une couleur locale habilement saisie. On annonce que l’auteur s’occupe d’un drame sur le même sujet. Nous ne pouvons qu’encourager mademoiselle Élisa Mercœur à persister dans un tel dessein. Il nous semble que le sujet de la Comtesse de Villequier ne peut manquer, en paraissant sur la scène, d’y exciter le plus vif intérêt, et d’obtenir un succès brillant et solide, s’il est traité avec le talent que l’auteur a déployé dans sa nouvelle.

(Extrait du Moniteur, 1833.)

LE LIVRE DES FEMMES.
LA COMTESSE DE VILLEQUIER,
PAR MADEMOISELLE ÉLISA MERCŒUR, DE NANTES.


Dans une loi, qui pourvoit avec beaucoup de sollicitude à l’éducation des enfans mâles, on trouve une disposition additionnelle, vague et presque dédaigneuse, qui permet d’établir des écoles de filles suivant les besoins des communes : d’où il résulte que, si toutes les communes ont besoin d’avoir des garçons instruits, toutes n’ont pas besoin d’avoir leurs filles instruites, ou, en d’autres termes, que les besoins de science ne sont pas les mêmes pour le sexe le plus faible que pour le sexe le plus fort.

Cette disposition, que la presse a laissé passer inaperçue, la presse encore stérilement occupée à chercher la meilleure forme de gouvernement, au lieu de chercher à nous faire la meilleure société possible, cette disposition, dis-je, témoigne d’une manière éclatante de l’infériorité où notre civilisation si vantée laisse encore la femme, puisque le législateur daigne à peine prendre souci de son éducation. Pourtant ce qu’il fait est déjà beaucoup ; il y a peut-être dans cet article insouciant toute une révolution future au profit des femmes.

C’est une vérité désormais incontestable qu’à mesure que les siècles s’accumulent l’empire de la force aveugle décroît, et qu’en même temps la condition des travailleurs et des femmes s’élève et s’améliore avec une correspondance constante, et qui ne s’est jamais démentie. Étonnez-vous après cela de la touchante pitié que les femmes témoignent aux classes indigentes, unies avec elles par un lien si intime et si mystérieux, et demandez pourquoi c’est à la femme que le pauvre tend la main avec plus de confiance ! Si la civilisation continue sa marche, si l’on doit avoir la même foi dans la stabilité des lois des choses humaines que dans la stabilité des lois de la nature, il est évident que, l’empire de la force sans cesse décroissant, et l’empire de la grâce croissant à proportion, l’homme perdant et la femme gagnant toujours, le temps arrivera où la femme sera parfaitement égale à l’homme, et l’un et l’autre, remplissant des fonctions diverses, parce qu’ils ne sont pas semblables, occuperont chacun le premier rang dans le cercle de ces fonctions : à cette élévation du sexe le plus faible correspondra l’élévation des classes qui travaillent. Si quelque chose est clair, c’est que nous sommes en marche vers cet idéal, que l’humanité atteindra ou n’atteindra pas, mais dont elle tend du moins sans cesse à se rapprocher. Si la femme n’est plus esclave, si son maître et seigneur n’a plus sur elle droit de vie et de mort, si elle n’est plus que très rarement battue par son mari, si même le plus souvent elle réussit à usurper le sceptre du ménage, les progrès déjà faits sont un gage infaillible des progrès qui suivront ; mais il en reste encore beaucoup à faire, les chaînes morales qui pèsent sur elle, à défaut de liens matériels, qui sont en partie brisés, sont nombreuses et lourdes ; elle a un immense terrain à conquérir pied à pied ; il est vrai qu’elle a affaire avec un ennemi de bonne composition, qui finit toujours par céder.

Autrefois on ne connaissait que l’histoire des princes ; depuis quelques années on fait l’histoire des peuples ; mais l’histoire des femmes est encore à faire. Sur la scène de l’histoire, où bien peu de femmes apparaissent, et où nous croyons qu’elles ont joué un rôle plus grand qu’on ne pense communément, mais un rôle secret et usurpé, ce petit nombre, que le génie plus fort que les obstacles tire de l’obscurité à laquelle son sexe le condamne, est persécuté et comme mis hors la loi par la société, qui n’a pas pour lui une place légale : Jeanne d’Arc est brûlée comme sorcière, madame Roland monte à l’échafaud, madame de Staël est traquée par toute l’Europe ; ou bien il trouble un ordre social qui ne l’a point compris dans son sein, en se produisant sous la forme irrégulière des maîtresses royales. La femme du moyen-âge est belle, il est vrai, lorsqu’elle impose de nobles épreuves à son chevalier docile ; mais elle est unie à un époux qu’elle n’aime pas. La fille de charité est belle, elle, la vierge-mère de l’orphelin : mais elle n’a pas d’époux.

L’histoire ne présente donc aucune situation où les femmes aient pu se développer librement et complètement ; nous croyons que le dix-neuvième siècle ouvre pour elles une nouvelle ère, et que, guidés par madame Roland et par madame de Staël, leurs bataillons marchent à une grande conquête. La preuve en est dans la foule des célébrités féminines de notre siècle qui s’augmente tous les jours, et qui cultive avec gloire toutes les branches de l’activité humaine. Le Livre des Femmes, où chacune de ces célébrités doit fournir son contingent, est le premier essai d’émancipation, le premier acte d’une sainte ligue d’un sexe qui commence à sentir sa force contre les hommes qu’il ne craint plus et à qui il prétend tout disputer. C’est l’avant-garde de l’armée des femmes qui commence le combat.

Une chose digne de remarque, c’est que parmi les œuvres qui composent ce recueil, il n’en est pas une où les hommes ne jouent un rôle vil ou odieux. L’un, c’est un jeune fat, qui compromet par son abandon une jeune fille qui l’aimait d’un amour éperdu ; un autre, c’est le jeune époux d’une vieille femme, qui a la lâcheté de se faire aimer par une jeune fille, et la livre à la vengeance de la vieille furie ; un autre répand la désolation et la mort dans une famille par un enlèvement ; un autre, pour passer pour brave aux yeux de sa fiancée, arrange un duel avec un journaliste qui, lâche aussi, veut avoir une affaire d’honneur à bon marché, afin de pouvoir lever la tête parmi ses confrères ; un autre, enfin… mais ceci n’est point une invention noire de ces dames, c’est de l’histoire pure, c’est le comte de Villequier, qui tue sa femme parce qu’elle ne veut pas se prostituer à Henri III. Vous voyez que c’est une hostilité déclarée contre les hommes, et qu’aussitôt que la parole leur est donnée, ces dames élèvent la voix pour nous maudire et pour flétrir les noirceurs dont elles sont les victimes.

Parmi ces femmes auteurs, et nous ferons observer en passant qu’en dépit de notre galanterie française, notre langue est brutale et n’exprime que des idées mâles, parmi ces femmes en insurrection de talent, nous sommes fiers de compter une Nantaise, mademoiselle Élisa Mercœur, déjà connue par des poésies qui lui ont assigné un rang distingué entre les femmes du dix-neuvième siècle. Sa belle Nouvelle du seizième siècle, la Comtesse de Villequier, le morceau fondamental du premier volume du Livre des Femmes, révèle une autre face de son talent jusqu’ici inconnue, une grande puissance dramatique et une vigueur de pensée extraordinaire.

La donnée historique était peu de chose ; c’était, sans autre détail, l’atroce lâcheté du comte de Villequier, faible germe qu’une imagination brillante et riche a puissamment fécondé. Il y a dans la nouvelle, comme dans toute nouvelle historique, deux choses, l’histoire et le roman. Le roman et l’histoire se sont admirablement pénétrés et fondus sous la plume de l’auteur, et ont composé un tissu parfait. L’époque est bien comprise, fidèlement représentée, et c’est merveille de voir avec quelle facilité et avec quel art les événemens ont été pliés à la fable, et servent à son développement loin de le gêner. Ce que j’admire encore plus, c’est la gravité de style et la force de pensée à laquelle l’auteur s’est élevée dans l’appréciation des faits historiques : n’avais-je pas raison de dire que la femme empiète chaque jour sur le domaine de l’homme, et se dispose à le chasser de poste en poste ?

Pour le roman, c’est une composition vigoureuse et pure, où chaque personnage a sa physionomie propre et vivement caractérisée, où toutes les scènes sont habilement amenées et traitées avec vigueur ; c’est un vaste tableau plein de mouvement et de vie, où tout est disposé dans l’ordre le plus artistique possible.

Bien que le style se plie sans efforts à toutes les situations, et que dans sa souplesse infinie, il soit tour à tour élégant, pathétique, sévère, son caractère dominant est la fermeté, l’énergie ; ce n’est pas un style ordinaire de femme ; et sa correction est telle, que l’œil de la critique la plus exercée ne saurait y découvrir une seule tache.

Les bornes d’un article nous forcent de ne parler de cette œuvre qu’en termes généraux ; au reste, analyser une œuvre d’imagination, à notre avis, c’est la flétrir. Pourtant nous voudrions donner une idée de la manière hardie, et en même temps pure et irréprochable de l’auteur ; nous citons le dénoûment, non pas parce que nous préférons la scène finale aux autres scènes, mais parce que c’est la seule qu’on puisse citer isolément, avec intérêt pour le lecteur : elle est vraiment belle.

« Marie, agenouillée devant elle (la comtesse de Villequier), tenait un miroir. La comtesse avança la tête pour s’y voir, et jeter un dernier coup d’œil sur sa parure. Elle portait sa main à ses cheveux pour les arranger plus artistement sur son front ; soudain elle se soulève de son siège, jette un épouvantable cri d’effroi ; puis retombe renversée, évanouie, sur le dossier du fauteuil.

« Une horrible apparition venait de se montrer à elle dans le reflet de la glace : c’était Villequier, teint de sang, un poignard à la main… Rapide comme l’odieuse pensée qui l’entraînait, il s’élance vers Marie, la frappe ; elle tombe et meurt avant d’avoir eu le temps d’apercevoir son assassin. Le miroir qu’elle tenait encore s’échappe et se brise en éclats… Villequier se retourne ; sa femme est encore évanouie ; il lève le bras ; elle se réveille… il recule…

— Ah ! qu’ai-je vu ! c’était affreux !… je rêvais… c’était un songe de sang ! Ah ! que vois-je !… la même vision !… le sang !… il y en a davantage… d’où vient-il ?… comme il coule !… Marie ! Dieu ! la voilà… Marie… immobile… morte aussi… morte ! Qui la tuée… Marie ?… Quel rêve atroce… Oh !… le réveil… le réveil… Mon Dieu !

— Tu ne dors pas, comtesse de Villequier… tu ne dors pas encore… mais tu vas dormir… comme elle… regarde !… il lui tordait le bras.

— Qui me parle ?… c’est une voix de l’enfer ! Ah ! Villequier ! Non… ce n’est pas lui… folle !… il ne lui ressemble pas ! Que disais-je donc !… Mais… quel est cet homme ?… que me veut-il ?… Que viens-tu faire ici ?… Réponds-moi donc ! Oh ! comme tu es horrible !… tu me fais peur !… Oui !… va-t’en… Villequier ! Viens donc !… René ! René… à moi !… Ah ! René !

Ce fut son dernier mot. Le monstre, c’était lui qu’elle appelait ! il l’avait poussée dans le fauteuil. Ce fut assise qu’elle reçut le coup de la mort… La main du meurtrier laissa le poignard dans la blessure de la victime.

Villequier s’éloigna d’un pas. Là, immobile, pétrifié, froid comme la tombe, il regardait ; il vit son crime… il frissonna… ses dents se frappèrent avec bruit. Sa voix poussa un cri étouffé… Il voulut fuir, son pied se heurta contre le cadavre de Marie. Il s’arrêta, subissant lui-même l’horreur de son forfait ; et tout à coup, obéissant malgré lui à l’ordre d’une puissance surnaturelle, poussé par une main invisible et suprême, il s’avance, se courbe, et, vaincu, ploie le genou devant sa victime morte, glacée, et belle encore !

— Oh ! Françoise, du haut du ciel, ne maudis pas ton meurtrier ! Vois ton assassin incliner ses remords devant le souvenir de ta vertu ; pardonne ! Toi qui l’aimas, ne le hais pas !

Et de sa main sanglante, il osa prendre la main que semblait lui présenter la malheureuse comtesse. La mort l’avait roidie lorsqu’elle la tendait en suppliante vers le monstre qui l’égorgeait.

« René sentit le froid de cette main le glacer jusqu’au cœur, et cependant ses lèvres s’en approchèrent… Le bras qu’il soulevait était celui que Françoise venait d’orner du portrait de sa fille, etc. »

(Extrait du Breton du 29 mai 1833.)

Cet article est d’un jeune avocat de Nantes, nommé Henri Richelot.


NOTICE
SUR MARCELINE.


Élisa eut toujours une grande vénération pour le sublime dévouement des sœurs de charité ; aussi lorsqu’elle parlait de ces vierges hospitalières, elle disait que c’étaient des anges que Dieu faisait asseoir au chevet du moribond. Elle s’était persuadée que les vœux de ces saintes filles devaient être perpétuels ; elle n’apprit le contraire que lorsque mademoiselle Joséphine d’Abrantès reparut dans le monde.

Nous la rencontrions souvent dans les salons de sa mère. Sa présence leur prêtait un nouveau charme. Élisa se plaisait à l’entendre, à lire dans cette âme si épurée d’orgueil, si modeste dans sa supériorité, qu’on eût dit qu’elle devait plus de reconnaissance aux malheureux à qui elle avait prodigué ses soins, qu’ils ne lui en étaient eux-mêmes redevables. Oh ! combien elle regrettait de ne pouvoir reprendre ses charitables et pieuses occupations, et de s’être vue forcée, pour conserver la vie, de renoncer à la profession que son cœur avait choisie. Dix années de veilles et de fatigues passées dans les hôpitaux n’avaient pu manquer d’altérer sa santé naturellement délicate. Mademoiselle d’Abrantès se trompa long-temps sur le courage qui l’animait ; elle prenait la force de l’âme pour celle du corps ; mais quoique l’âme ne perdît rien de sa vigueur, il lui fallut cependant céder, car le corps devint faible.

Ce fut à peu près à l’époque dont je parle, que parurent et la Comtesse de Villequier, d’Élisa, et le Journal des jeunes Personnes. Le docteur Alibert, qui faisait un grand cas du talent de ma pauvre enfant, sachant par expérience que le nom que l’on redit le plus est celui que l’on oublie le moins, pensa qu’il serait bien que le nouveau Journal répétât celui de l’auteur de la Comtesse de Villequier. Deux fois, mais en vain, il avait écrit à Élisa pour l’engager à passer chez M. Duplessis [4], qui se trouverait fort heureux, lui disait-il, que mademoiselle Mercœur voulût bien contribuer au succès de son entreprise. Une troisième lettre suivit de près les deux autres : elle était grondeuse ; la voici :

« Que faites-vous donc, ma chère enfant ? pourquoi rester ainsi chez vous ? Comment ! Soumet vient de m’apprendre que vous n’êtes point encore allée chez M. Duplessis ! Mais à quoi pensez-vous donc ? Je ne vous comprends pas ; car enfin, vous devriez savoir, ma chère petite, que qui a besoin de feu en cherche. Je m’afflige réellement pour vous de voir que dans votre position vous négligiez ainsi les occasions de gagner de l’argent. »

« Non, me dit tristement Élisa ; non, je ne néglige pas les occasions de gagner de l’argent ; mais il me répugne, à moi, de colporter mes pensées chez un éditeur, comme le commis-marchand colporte chez le riche des ballots d’étoffes pour les étaler à ses yeux. Ah ! si M. Alibert pouvait sentir quelle douleur cause à l’âme l’amour-propre blessé, il me pardonnerait, j’en suis sûre ! Mais non, il ne connaîtra jamais une telle souffrance, lui qui, riche de fortune comme de talens et de réputation, se verra toujours prévenu. Tu conviendras pourtant, maman, que si M. Duplessis était bien désireux que je travaillasse pour son journal, il viendrait m’en prier lui-même ; ainsi, je n’irai point m’offrir. » Puis, réfléchissant que ce serait faire une sottise au bon M. Alibert qui lui donnait chaque jour de nouvelles preuves do l’intérêt qu’il lui portait, et qui ne la grondait que parce qu’il la voulait heureuse, elle me dit en me tendant la main : M. Alibert a raison, j’ai tort… oui… grand tort… Car, comme il le dit fort bien, qui a besoin de feu en cherche… Allons demain je me mettrai en campagne ; tu viendras avec moi, n’est-ce pas, maman ? ta présence me rendra forte, et puis je me dirai : c’est pour ma mère !

Je serais tentée de croire que Dieu fut touché de sa résignation, car au moment où nous nous disposions à aller chez M. Duplessis, il se présenta à la maison. Après nous avoir fait connaître le sujet de sa visite, il dit à Élisa combien il était important qu’un journal spécialement destiné à être lu par les jeunes personnes, ne contînt que des principes de la plus saine morale, et que, certain que la source où mademoiselle Mercœur avait puisé la Comtesse de Villequier ne devait point être tarie, il venait la prier, au nom de ses jeunes abonnées, de vouloir bien y puiser de nouveau.

— J’ai eu bien des fois la pensée d’écrire sur l’utilité des sœurs de charité, dit Élisa ; l’une d’elles [5] a souvent posé devant moi sans s’en douter ; et je crois pouvoir répondre de la ressemblance [6]. D’ailleurs, ajouta-t-elle, lorsque l’âme n’a pas d’imperfections à cacher, l’ensemble des perfections devient peu difficile à saisir.

Trois jours après, Marceline subissait l’examen sans lequel on ne pouvait être admis. Lorsque nous fûmes chez M. Duplessis pour savoir l’arrêt porté contre elle, il dit à Élisa en lui montrant un abbé qui lisait attentivement (c’était son fils) : Voilà votre juge, mademoiselle ; je puis vous assurer qu’il vous est on ne peut plus favorable. Maintenant, il me reste à compter les lignes pour vous en remettre le prix, et chaque fois que vous voudrez bien consacrer quelques-unes de vos belles pensées à nos jeunes lectrices, écrivez-moi, et je m’empresserai d’aller chercher le trésor que vous leur aurez destiné.

Élisa eut beaucoup à se louer de M. Duplessis ; il serait à désirer que tous les auteurs rencontrassent des éditeurs semblables.

Veuve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.

MARCELINE,
DÉDIÉ
À MADEMOISELLE JOSÉPHINE D’ABRANTÈS.


MARCELINE.
DÉDIÉ À MADEMOISELLE JOSÉPHINE D’ABRANTÈS.


Un matin, un domestique revêtu d’une riche et élégante livrée entra chez l’abbé Dervin et lui remit de la part de sa maîtresse un billet ainsi conçu :

« Mon vieil ami, j’ai besoin de vous ; j’ai vainement employé toute mon éloquence de mère pour vaincre la résolution de ma fille. Marceline s’obstine à refuser la main du vicomte de Nercy, et persiste également à vouloir se faire religieuse. Venez, parlez-lui ; voyez si Dieu a réellement placé dans son cœur cette ardente foi, cette sainte abnégation de soi-même, cet amour épuré de toute pensée humaine, qu’une épouse du Christ doit conserver jusqu’au dernier soupir à son céleste époux. S’il en est ainsi, je ne m’opposerai plus au dessein de ma fille ; mais avant de consentir à me séparer d’elle, j’ai besoin de me persuader de la sincérité de sa vocation ; et, pour m’en répondre, je ne puis avoir une caution plus puissante que la vôtre.

« Je vous attends à dîner. Venez de bonne heure, afin de pouvoir entretenir Marceline, et m’éclairer sur les dispositions de son âme.

« Au revoir ; croyez à mon respectueux attachement comme à ma résignation aux volontés du ciel.

« Baronne de Vermont. »


L’abbé répondit affirmativement à cette lettre, et quelques heures après, il se rendit chez la baronne. Elle était sortie ; mais Marceline, prévenue par sa mère de la visite de M. Dervin, se hâta d’aller au-devant de lui, et bientôt l’entretien fut engagé.

Mademoiselle de Vermont possédait tous les avantages que la société, dans ses relations extérieures ou dans l’intimité, peut désirer de trouver réunis dans une femme ; sa jeunesse, sa beauté, sa naissance, son esprit, sa fortune et ses talens, faisaient de Marceline une personne remarquable. Mais en vain le monde se montrait à elle paré de tous ses charmes, en vain il essayait de l’enlacer dans ses mille séductions ; le cœur de la jeune fille restait aveugle et sourd. C’est qu’il n’y avait place dans ce cœur doux et pieux que pour la pensée d’une mère et l’image de son Créateur.

L’abbé fit d’abord valoir aux yeux de Marceline la position où elle se trouvait dans le monde et celle qu’elle y occuperait en épousant le vicomte, dont il lui vanta le loyal caractère et les aimables qualités. Il lui dit les vœux de madame de Vermont pour la réussite de ce mariage, il lui peignit la pure satisfaction qu’une femme d’honneur éprouve à remplir ses devoirs de fille, d’épouse et de mère ; puis, pour mieux l’ébranler, il lui parla de tout le bien que sa fortune la mettrait à même de faire aux malheureux.

Marceline l’écoutait avec une extrême attention : lorsqu’il eut fini, elle souleva lentement ses beaux yeux, le regarda avec une expression de surprise, et dit :

— Eh quoi ! c’est vous, monsieur, ministre du Seigneur, qui défendez la cause des vains plaisirs du monde !

— Non, mon enfant, vous vous trompez : je ne plaide point en faveur de ces vanités humaines, trop souvent coupables, qui d’abord séduisent l’esprit et font bientôt passer l’égarement au cœur. Je ne m’adresse pas à votre orgueil ; ma voix n’a jamais courtisé celui de personne. Mais vous méprisez le monde, Marceline, et vous ne le connaissez pas encore.

— Ah ! je n’ai pas envie de le connaître davantage : on ne l’apprend qu’aux dépens du bonheur ou de la vertu.

— Ainsi vous croyez que la société ne se compose que d’êtres nés méchans ou devenus tels par l’effet de la contagion ? Vous pensez que la vertu ne peut trouver d’abri contre les attaques du vice que dans la solitude d’un cloître, et de paix que dans le silence de la méditation ? Et cependant, Marceline, la vertu et la religion n’habitent pas seulement aux pieds des saints autels, elles peuvent aussi trouver leur sanctuaire dans le cœur qui palpite sous un manteau royal, comme dans celui qui bat sous l’étole du prêtre. Je ne veux pour exemple que votre mère ; jusqu’à ce jour, elle a vécu dans le monde ; eh bien ! vous semble-t-il que la pureté de son âme se soit corrompue au souffle de l’iniquité ? Croyez-vous que Dieu ne la regarde pas d’un œil aussi favorable, n’accueille pas avec autant de bonté l’hommage du bien qu’elle fait et des vœux qu’elle lui adresse, qu’il accueillerait les prières que du fond d’une cellule sa voix fervente élancerait vers lui ? Croyez-vous que l’âme du juste, dans quelque lieu qu’elle soit exilée sur la terre et quelque rang qu’elle y occupe, ne soit pas sûre en retournant au ciel de trouver un asile au sein du Créateur ?

— Oh ! ne me soupçonnez pas d’outrager la vérité en doutant des nobles vertus de ma mère ! Oh ! non, je sais trop tout ce que son âme enferme de grandeur, de courage, de générosité ; combien elle a d’indulgence pour les autres et de sévérité pour elle. Oui, sans doute, la céleste béatitude sera son partage au séjour des élus.

— Eh bien ! ma fille, en la prenant pour votre modèle, en marchant sur ses traces, pourquoi n’accompliriez-vous pas aussi l’œuvre de votre salut ?

— Mais qui peut m’assurer que mon cœur ait autant de force que le sien pour sortir victorieux des épreuves de la fortune comme de celles du malheur ? Oh ! pendant que l’image de l’immortel auteur de la nature le remplit tout entier d’un divin amour, tandis que les profanes séductions sont encore impuissantes à le captiver, que l’haleine empoisonnée du monde ne l’a point desséché, rétréci laissez-moi l’offrir tel au Dieu qui l’a formé !

— Mon enfant, ce Dieu qui est l’essence de toute bonté, de toute perfection, a cependant permis que le mal existât sur la terre à côté du bien. Placé entre les deux, le cœur de l’homme est libre dans son choix. Partout il est possible d’être vertueux, comme partout on peut être coupable. Et la vertu ne brille-t-elle pas d’un plus vif éclat lorsqu’exposée sans cesse aux mille pièges que lui tend l’attrait des plaisirs, elle s’éclaire de sa prudence pour les découvrir et les éviter ; lorsqu’on butte aux assauts du vice, elle s’arme de toutes ses forces pour résister au principe ennemi qu’elle combat ? Sa foi dans le secours du ciel, sa résignation au malheur, si Dieu le lui envoie, sa modestie dans la victoire, la rendent plus noble et plus belle que celle qui, à l’abri des séductions et n’ayant été menacée d’aucune attaque, ne peut faire preuve de son courage, puisque n’ayant point eu à se défendre, elle n’a pas eu la chance de succomber.

— Mais aller au-devant du péril, le chercher parce qu’on se croit assez puissant pour le braver, n’est-ce pas trop présumer de soi ? n’est-ce pas déjà faillir par un excès d’orgueil ?

— M. Dervin allait répondre, mais la baronne entra.

Cette conversation et beaucoup d’autres semblables n’ébranlèrent point la résolution de Marceline. Peut-être si sa mère, veuve depuis plusieurs années, n’avait eu qu’elle d’enfant, elle fût restée pour lui prodiguer ses soins, pour remplir à son égard tous les devoirs qui sont une tâche si douce au cœur d’une fille. Mais Marceline avait une sœur un peu plus jeune qu’elle, et Sophie, c’est son nom, devait rester auprès de sa mère.

Oh ! si avant de la quitter, elle avait bien compris toute l’âcreté des larmes que répandent les yeux d’une mère sur l’absence d’un enfant ! si elle s’était dit que ceux qui restent ne peuvent, malgré le charme de leur présence, cicatriser la plaie que fait au cœur le souvenir de l’enfant qui n’est plus là ! si elle avait pensé à Jacob appelant son Benjamin, eût-elle voulu quitter sa mère ?

Lorsque la baronne, persuadée de la vocation de sa fille, eut consenti à cette triste séparation, ce dont il s’agit alors fut de savoir dans quel ordre entrerait Marceline, et l’abbé fut chargé de diriger son choix.

Ce n’était point assez pour elle de renoncer au monde et de se consacrer belle et jeune au culte du Seigneur, il lui fallait encore toutes les austérités du cloître, les jeûnes, les macérations, ce martyre volontaire et continu que souffre et s’impose seule la véritable foi, pour s’affermir et s’épurer en passant par l’épreuve des souffrances du corps. Et comme elle s’informait à M. Dervin du couvent dont la règle était la plus sévère :

— Ma fille, lui répondit l’abbé, je suis prêtre, et je ne me suis jamais repenti de mon entrée dans les ordres ; mais s’il eût fallu rester enfermé dans un monastère et n’avoir à donner aux malheureux d’autres secours que celui de mes prières pour le salut de leur âme et le soulagement de leur infortune, peut-être aurais-je embrassé tout autre genre d’existence.

— Que voulez-vous dire ? quoi ! ne vous fussiez-vous pas senti assez de zèle ?…

— Vous ne me comprenez pas, ma chère enfant. Écoutez-moi : Prêtre comme je le suis, ma dette d’amour envers le prochain ne se borne pas à prier le ciel de lui continuer ses faveurs s’il est heureux, ou, s’il souffre, de prendre ses maux en pitié. Non, ce n’est là qu’une partie de ma tâche ; combien d’autres devoirs sacrés ne me reste-t-il pas à remplir ! N’ai-je pas, organe du Seigneur, à faire briller la parole de vérité pour dissiper les épaisses ténèbres de l’erreur, pour soutenir la foi qui chancelle, pour disposer l’âme du pécheur au repentir qui doit le faire absoudre ? Ne dois-je pas faire espérer le divin pardon du Créateur à celui qui, n’ayant que la peur du châtiment de ses fautes, ne croyant pas qu’un remords les pût racheter, achèverait de se perdre dans l’épouvante de sa propre iniquité en reniant le Dieu qui pardonne, en appelant le néant à son aide ? Ne m’est-il pas ordonné d’émouvoir la pitié du riche en faveur des souffrances du pauvre ? Et quand ma voix a pu se faire entendre, quand j’ai recueilli une moisson d’aumônes, précieux dons de la piété comme de la charité des fidèles, ne dois-je pas, chargé de les distribuer, aller dire à l’indigent qui a faim ou froid : Tiens, voilà du pain, voilà du feu ?… N’ai je pas à ranimer par de saintes exhortations, par de pieuses espérances, le courage du malheureux prêt à succomber sous le poids de ses douleurs morales ou de ses tourmens physiques ? À celui pour qui la terre infertile n’a porté aucun germe de bonheur, ne dois-je pas montrer les cieux féconds en pures jouissances ? Et quand l’heure suprême va sonner pour le moribond, mon devoir ne me conduit-il pas auprès de celui qui va mourir, non seulement pour lui administrer les divins secours de la religion, mais pour le consoler de quitter ce qu’il laisse en lui parlant du Seigneur qui l’attend et déjà lui ouvre ses bras paternels, pour cacher la terre à ses yeux, pour, adoucir l’horreur de ses derniers momens, aider son âme à briser les liens qui la retiennent encore, et…

— Je vous comprends, interrompit vivement Marceline, je vous comprends. Eh bien ! oui, moi aussi j’irai m’asseoir auprès du lit du mourant, j’irai soigner celui qui souffre et consoler celui qui pleure. Je vous remercie ; vous venez de m’enseigner la véritable route que je dois suivre !

Et, dans sa reconnaissance, elle pressa dans les siennes les mains du vieux prêtre qui, souriant de bonheur, remerciait Dieu d’avoir prêté, cette fois, à sa parole l’accent de la persuasion.

Et plus tard la taille élégante de mademoiselle de Vermont se dessinait sous la noire étamine ; son doux et beau visage fuyait sous une longue et blanche coiffe de lin…

Elle était sœur de charité.

Ce fut loin de Nantes qu’habitait sa famille, et dans une des provinces du midi de la France, qu’elle fut chargée d’aller accomplir sa mission de bienfaits.

Oh ! si vous eussiez vu combien cette jeune fille si faible de constitution puisait de force et de courage dans le zèle qui l’animait ! si vous l’aviez vue, bravant les intempéries des saisons, l’épuisement des veilles, les fatigues de tout genre pour soulager les malheureux !… si vous l’eussiez rencontrée dans les hospices, occupée à soigner les malades ! si vous eussiez entendu sa douce voix prodiguer à l’oreille d’un patient des paroles d’espérance et de consolation !… si vous eussiez regarde ses mains, si délicates qu’on aurait dit que le poids d’une aiguille devait les fatiguer, si vous les eussiez vues s’occupant à préparer les médicamens, à panser les plaies, à aider à transporter les malades ou à les arranger sur leur couche, à soulever les instrumens, les objets les plus lourds !… puis, si vous aviez aperçu ses jolis pieds, gonflés de lassitude, parcourir les vastes salles des hôpitaux ou monter et descendre de hauts et rudes escaliers, menant à la demeure des pauvres ou des infirmes ; allant, venant d’un quartier dans l’autre, explorant la ville dans tous les sens, et dévorant l’espace pour arriver plus vite… vous eussiez dit à la voir : C’est un ange qui passe revêtu d’une douce forme de femme !

Mais, hélas ! c’était un être de nature humaine ; son corps n’était pas invulnérable comme son âme, et quelque grand que fût son courage, quelque ardente charité qui l’animât, quelque puissante que fût sa volonté pour braver le mal qu’elle éprouvait et continuer à soulager celui des autres, elle fut sur le point de devenir la victime de son zèle et de succomber à ses longues fatigues.

Le ciel du midi était entièrement contraire à sa santé ; l’air malsain qu’on respire dans les hôpitaux avait affecté sa poitrine, et les sœurs ses compagnes désespéraient de conserver une existence aussi précieuse à celle des malheureux, lorsque l’air natal fut ordonné comme dernier remède.

Instruite du danger de sa fille, la baronne, le cœur navré de déchirantes alarmes, vint elle-même chercher Marceline et l’emmena avec elle.

Dieu la retint dans la vie : La vue de son pays, les soins d’une mère et d’une sœur, le repos, la salubrité d’un site convenable à sa constitution, contribuèrent également à lui rendre la santé. Mais elle ne put recouvrer assez de forces pour qu’il lui fut possible de reprendre ses charitables et pieux travaux ; et la supérieure qui avait reçu ses vœux, l’engagea elle-même à ne pas les renouveler et à rester dans sa famille [7].

Plusieurs années s’étaient écoulées depuis qu’elle avait consacré son cœur et son existence au service des pauvres. Sa raison s’était éclairée au flambeau de la charité ; plus elle s’était approchée de la perfection, plus elle était devenue indulgente pour les imperfections des autres. C’est ainsi qu’il en devait cire, car dans une âme véritablement pieuse une douce tolérance occupe de droit une place à côté de la vertu, dont elle est le complément nécessaire.

Madame de Vermont recevait chez elle une société composée d’amis ou de vieilles connaissances, toutes personnes à qui par leur mérite ou leurs qualités on ne pouvait refuser sinon de l’amitié, du moins de l’estime. Marceline, après avoir quitté ses habits religieux, parut dans les réunions de sa mère et les embellit par le charme de sa présence et l’aménité, la grâce de sa conversation.

Le monde qui peut plaire à un cœur vertueux n’est pas ce monde bruyant et frivole, vaniteux et faux, incapable de pures affections et les feignant toutes au profit de son orgueil, de son intérêt ou de sa malice naturelle. Mais le monde que retrouvait Marceline était celui dans le commerce duquel on peut se servir de son âme, tandis que dans l’autre, c’est l’esprit seul que l’on peut employer.

Quoique sa bouche n’eût pas répété son serment, son cœur ne se crut ni acquitté de sa dette de vertus ni dégagé de sa douce obligation de bienfaits.

En rentrant dans la société qui remercie Dieu de son retour, Marceline n’a pas renoncé à soigner les malades, à consoler les affligés ; accompagnée de sa mère, de sa sœur ou d’une femme de chambre, elle va encore chercher les malheureux, leur porter des secours d’argent, ou leur prodiguer les soins dont ils manquent. Elle va quêter pour les indigens et grossit son trésor d’aumônes, de tout ce qu’elle peut épargner sur sa dépense. Le plus grand service qu’on peut lui rendre est de lui signaler un infortuné de plus à secourir. Sans cesse occupée à faire du bien, c’est son cœur qui la paie, et il la paie largement, car la vertu est aux gages de la conscience.

Un jour sa sœur se trouvait retenue au lit par une fièvre ardente, elle s’était assoupie, et Marceline veillait sur son sommeil. Lorsqu’elle se réveilla, elle se rappela que c’était le jour du vendredi-saint, et en portant les yeux sur une pendule, que l’heure de l’office était venue.

— Est-ce que tu ne vas pas à l’église ? dit-elle à sa sœur assise au chevet du lit.

— Non, Sophie, répondit Marceline, tu souffres, mes soins te sont nécessaires ; je reste, je prierai dans mon cœur, et cette prière faite auprès de toi, Dieu l’écoutera comme celle que je ferais dans son temple.

Elle a quitté la robe d’étamine et la coiffe de lin, mais en portant extérieurement la livrée du monde, elle est restée sœur de charité.

— Mon père, disait-elle un jour au vieil abbé qui existe encore, vous aviez raison ; partout la vertu est possible, et je sens maintenant qu’on peut, même au milieu du monde, se consacrer au service de Dieu.


FIN.

LE DOUBLE MOI,
CONTE FANTASTIQUE,
DÉDIÉ
À MADAME LA MARQUISE DE GÉVAUDAN.


LE DOUBLE MOI.

I
LA CHATELAINE.


Orgueilleux apostats de ce culte ingénu, aux mystères duquel les récits d’une grand’mère ou d’une nourrice avaient initié votre ferveur d’enfant ; vous, qui ne croyez plus aux génies, aux fées, aux lutins, aux démons familiers,… malheureux incrédules, lisez ceci ; car c’est écrit pour vous convaincre. Prenez-vous à réfléchir sérieusement à ces légères vérités ; et quand vous aurez lu, si, honteux de vous-mêmes, le regret de voire douce croyance et le repentir de votre scepticisme ne vous ramènent pas à la foi de vos premières années… eh bien alors, anathème sur vous !

D’après ce précepte entièrement philosophique, dans le doute abstiens-toi, les géographes anciens et modernes, n’ayant jamais connu au juste la position du pays où se sont passés les graves événemens que nous allons raconter, ont jugé à propos de ne pas l’indiquer sur la carte. Quoique ce pays n’existe plus, comme beaucoup d’autres lieux que les changemens du globe ont effacés de la terre, cependant tout nous porte à croire qu’il se trouvait dans un coin ignoré d’un cercle d’Allemagne. Nous pensons que quelques baronnies ou principautés avaient eu la courtoisie de se fouler un peu entre elles pour lui faire une place, et que depuis qu’il a été emporté (on ne sait où ni par qui) ; elles se sont remises à l’aise comme auparavant.

Or, dans ce pays, une des plus étranges coutumes à l’usage des femmes était de s’ennuyer pendant l’absence de leurs maris. Très humblement soumise à cette loi singulière, une jeune et belle châtelaine s’ennuyait de toute son âme dans son vaste manoir, veuf depuis quelques jours de la très chère et très redoutée présence du seigneur suzerain. Un soir, qu’assise dans un grand fauteuil, devant un feu qu’alimentait une moitié d’arbre, elle lisait, à la clarté d’une petite lampe, un chapitre de la merveilleuse et authentique histoire de la princesse Rose d’amour, et de la fée Tubéreuse sa marraine, peu à peu sa pensée quitta la lecture, ses yeux continuèrent à parcourir les pages de vélin que retournait sa main distraite, et tout à coup posant le livre sur la table :

« C’est bien dommage, s’écria-t-elle avec l’accent d’un profond regret, qu’il n’y ait plus de fées comme autrefois ! car s’il y en avait encore, et si j’en avais une pour marraine !…

— Que lui demanderais-tu, jeune femme ? répondit à l’exclamation de la baronne une douce et noble voix.

À cette réplique inattendue, la pauvre dame frissonna de tout son corps. Cependant elle eut assez de courage pour regarder du côté d’où la voix était venue, et elle vit alors une forme idéale, aérienne, une blanche vision immobile à l’extrémité de la chambre.

« Écoute, poursuivit la fée, je ne suis point ta marraine, mais, invisible protectrice, j’ai veillé sur ta vie, je t’ai abritée sous mon aile. C’est moi qui ai guidé tes premiers sentimens, comme ta mère tes premiers pas. J’ai séché dans tes yeux ta première larme de douleur, j’ai recueilli ton premier soupir d’amour, et l’ai porté à qui tu l’envoyais. J’ai mis de touchantes paroles sur tes lèvres, de fraîches pensées dans ton âme, de suaves émotions dans ton sein. Parle, j’ai le pouvoir d’exaucer le vœu le plus cher qui soit au fond de ton cœur. Interroge-toi, compare tes désirs, et dis-moi, comme tu le dirais au ciel dans le secret d’une prière intérieure, dis-moi, jeune femme, de tous les présens de la destinée quel est celui que tu souhaites le plus d’obtenir.

— Eh bien, répondit la baronne confiante et rassurée, je dois être mère ; douez de bonheur l’enfant que je porte dans mon sein.

— De bonheur !… répéta lentement la fée. Il est bien difficile, même à une puissance surnaturelle, de réaliser un pareil vœu. Mais n’importe, il décèle trop de vertu, de noblesse et de générosité, pour que je néglige aucun moyen de l’accomplir. Adieu, c’est la dernière fois que je revêts une forme à les yeux. Tu ne me verras plus, mais tu me sentiras toujours auprès de toi. Jusqu’à ton dernier jour, mon influence mystérieuse se répandra sur ta vie ; mon amitié t’a prise au berceau, elle ne le quittera qu’à la tombe. Adieu. »

Et la blanche vision s’évanouit.

Fidèle à sa promesse, Amica (c’est le nom de la fée) se rendit au palais du Destin. Cette divinité au front sévère, au cœur de bronze était debout sur son trône, la Force, la Nécessité, le Temps et la Mort étaient assis à ses pieds. Là, ayant appris que c’était d’une fille que la jeune baronne devait être mère, la fée sollicita du Destin la permission de choisir elle-même, ou plutôt de faire composer à son gré l’âme qui devait habiter le corps de l’enfant de sa protégée.

L’objet de sa demande lui ayant été accordé, elle prit aussitôt congé du Destin, et se dirigea vers le laboratoire des âmes. Arrivée devant la porte, elle passa dans la serrure une toute petite clef de diamant. La porte colossale tourna silencieusement sur ses gonds d’airain, et la fée entra précédée de l’Expérience qui lui servait de cicérone.


II
LE LABORATOIRE.


C’était une salle immense et ténébreuse, malgré la pale et bleuâtre clarté phosphorique que répandaient, çà et là, de légères flammes semblables à celles qui voltigent sur de l’esprit-de-vin embrasé. Sur un grand nombre de fourneaux allumés, étaient placés des creusets, remplis chacun de la substance d’une passion ou d’une qualité de l’âme, et l’alchimiste qui en surveillait la préparation, était la passion ou la faculté personnifiée, mais privée, par la loi du Destin, de la puissance d’agir par elle-même, et réduite à la condition toute passive, celle de préparer éternellement l’inépuisable matière contenue dans son creuset. Cependant il était facile de reconnaître le caractère de chaque alchimiste, à l’immobile expression de sa physionomie. D’ailleurs, de fétides exhalaisons, de puantes odeurs, suffoquaient à l’approche du creuset d’une mauvaise passion, tandis que la substance des paisibles ou nobles sentimens embaumait l’air de purs et balsamiques parfums.

Des milliers d’esprits allaient et venaient dans la salle, prenant tantôt dans un creuset, tantôt dans un autre, et remplissant ensuite du mélange de ces doses plus ou moins nombreuses, comme chacune plus ou moins fortes, de petites fioles étiquetées. Chaque fiole étant remplie, contenait l’âme d’un mortel, composée de tels ou tels sentimens ; ces âmes restaient enfermées dans leur prison de verre jusqu’à ce qu’il plût au Destin, de créer les corps qu’elles devaient habiter. Alors la fiole se brisait, la liqueur réduite en essence par la fermentation, s’échappait en jets de flamme, et la vie intellectuelle allait prendre possession de la vie physique.

L’Expérience prit au hasard trois ou quatre fioles, et les présenta à la fée, qui lut sur les étiquettes :

« Âme d’un courtisan. Ambition, flatterie, mensonge, ingratitude, orgueil, hypocrisie, envie, égoïsme, ruse, vengeance, etc.

« Âme d’un poète. Mémoire, enthousiasme, amour de la gloire, jalousie, entêtement, misanthropie, volonté, colère, etc.

« Âme d’un usurier. Calcul, avarice, peur, vol, mensonge, vigilance, égoïsme, envie, défiance, ruse, ingratitude, etc. »

« Assez, poursuivit Amica, en repoussant de la main une quatrième fiole, que lui présenta l’Expérience. Je ne suis pas venue chercher ici une âme déjà composée. J’espère que vous voudrez bien me guider dans mon choix. Vous savez que j’ai promis à la jeune baronne de rendre son enfant heureux. Il faut que je place par conséquent dans l’âme de sa fille le plus d’élémens de bonheur et de vertu possible.

— Prenez d’abord dans ce creuset, dit l’Expérience en s’arrêtant devant le premier alchimiste ; c’est l’amour filial.

— Oui, répond Amica, c’est un noble et digne sentiment, c’est le premier qui s’éveille dans le cœur. Son langage est un doux salut à la vie. Heureux qui fait l’essai de son âme en éprouvant cette calme affection ! Passion tout instinctive, elle se suffit à elle-même pour s’enivrer de paisibles jouissances ; elle ne saurait être orageuse, car la raison l’approuve et les remords ne pourraient l’atteindre… Du moins les hommes n’ont point créé de loi qui dise à l’enfant : Tu n’aimeras point ta mère.

— Voici l’ambition.

— Passons à un autre creuset. Il est impossible qu’un être ambitieux approche de ses lèvres la coupe du bonheur. Que lui importent les faveurs de la fortune, les douceurs de l’amour, les présens de l’amitié, si sa chimère est un songe d’honneurs, de puissance ou de gloire ? Peut-il jouir d’un seul instant de paix, tant qu’il n’a point atteint l’objet de ses vœux ? et même, lorsqu’il le possède, peut-il être satisfait ? Non. Il lui semble alors tellement amoindri qu’il n’y retrouve plus aucun des charmes qui l’attiraient de loin ; il le rejette avec dépit, il s’écrie : Ce n’était donc que cela ! Ce qui lui paraissait un monde est alors à peine un atome, et, se retournant alors vers une autre chimère, il recommence à souffrir ses regrets, ses craintes, ses tortures d’espoir ; car l’espérance n’est pour lui qu’un breuvage empoisonné et puis arrive une autre déception… Oui, lorsqu’une fois l’ambition s’est cramponnée au cœur, comme un vautour à sa proie palpitante, il faut qu’elle le dévore en entier

— Prenez un peu d’amour-propre : si l’ambition est une arme offensive, l’amour-propre est un bouclier contre lequel s’émousse plus d’une flèche ennemie lancée par le vice.

— Oui, l’amour-propre est trop souvent confondu bien à tort avec la vanité qui n’en est que l’abus. C’est pour l’âme une sentinelle avancée ; elle jette son cri d’alarme, et la vertu se tient sur ses gardes.

— La paresse.

— Ne nous arrêtons pas. La paresse n’est qu’une léthargie continue, une paralysie morale ; c’est une mauvaise conseillère.

— La bienveillance.

— Oui, car la bienveillance décèle les vertus de l’âme, comme le parfum qui trahit la présence d’une fleur inaperçue.

— L’égoïsme.

— Allons plus loin : l’égoïste est comme l’avare qui meurt de faim auprès de son or ; il craint de dépenser de son âme, et il se prive, l’insensé, des plus douces jouissances qu’il pourrait obtenir en échange de ses affections.

— La haine.

— Ah ! fi la hideuse ! si elle sied mal au cœur d’un homme, elle est encore plus horrible dans celui d’une femme !

— La mémoire.

— La mémoire, répéta la fée en s’arrêtant devant ce creuset, c’est une lampe divine allumée dans la nuit du passé ; sans cette faculté magique, la vie de l’homme se bornerait à l’instant présent, et un moment ne suffit pas pour mûrir les fruits de l’esprit ou du cœur. La mémoire est l’œil de l’âme ; c’est un miroir placé en face du temps, et qui garde l’image de ce qu’il réfléchit. Sans doute elle est terrible et douloureuse, quand elle évoque le fantôme d’un crime ou celui d’un malheur ; mais qu’elle est douce et consolante lorsqu’elle fait apparaître aux regards de la pensée de frais souvenirs d’enfance, de patrie ou d’amour ! Ah ! si le coupable, avant son forfait, pouvait songer à elle, s’il pouvait pressentir combien seront accablantes à entendre les paroles vengeresses qu’elle doit prononcer en lui rappelant sa faute…, par pitié pour lui-même, ne repousserait-il pas le crime ? ne se rejetterait-il pas en arrière pour ressaisir l’innocence qui fuit ?

— La vengeance.

— C’est la fille de la haine, plus odieuse encore que sa mère ! Sa joie ressemble à celle du tigre affamé, frémissant d’allégresse à la vue de sa victime.

— L’amitié.

— Je n’en saurais prendre une dose trop forte. C’est une si douce passion ; si profitable au cœur ! On dirait que le temps lui donne ce qu’il ravit aux autres sentimens, qu’il ne les appauvrit que pour l’enrichir. L’amitié est une plante vivace, dont les fruits sont plus savoureux encore aux lèvres d’un vieillard qu’à celles d’un adolescent.

— L’amour.

— Un moment, dit la fée, je ne sais trop si je dois puiser dans ce creuset. Combien de maux dont l’amour seul est la source n’accablent-ils pas l’univers ! Passion reine et despote, ne soumet-elle pas toutes les autres à son pouvoir tyrannique ? Sa voix ne commande pas inobéie, et elle a tant de fois ordonné le crime !

— Elle a souvent aussi réveillé la vertu endormie, ranimé le courage expirant, fécondé le génie, et rempli des plus nobles et douces émotions le vide d’une âme incomplète avant de la connaître. L’amour est ce qui embaume la vie de ses plus suaves parfums, et la colore de ses plus vives couleurs.

— Eh bien ! mettons de l’amour.

— La prudence.

— Il est nécessaire d’en prendre après avoir puisé au creuset de l’amour. C’est un peu d’antidote à côte du poison. Dans le monde, ce qu’on appelle sagesse, n’est souvent que la pratique de cette utile faculté. La prudence est un phare dont la clarté tutélaire, en nous montrant l’écueil, nous garantit du naufrage, tant que, maîtres du gouvernail, il dépend de nous encore de conduire notre vaisseau.

— Le génie.

— Non, dit Amica avec un soupir de regret ; non, toutes les semences de bonheur que j’ai jetées dans cette âme se flétriraient sous le souffle brûlant du génie. Pourquoi faut-il que cette faculté puissante, qui initie la pensée de l’homme dans une partie des secrets de la Divinité, soit un don si fatal à celui qui le reçoit ! Hélas ! on dirait que le génie frappe au front de l’être qu’il subjugue un sceau réprobateur. La fortune se détourne de la voie qu’il parcourt, les honneurs l’évitent avec soin ; l’amour ne sait pas l’entendre, l’amitié lui sourit à peine… Mais la misère, l’envie, la haine, le mépris, l’isolement, voila ce qu’il rencontre sur son passage. Encore si la gloire, son altière idole, marchait auprès de lui, ou de loin lui tendait la main, et parsemait de quelques-unes de ses fleurs immortelles le sol aride de son chemin solitaire !… Mais non, tant qu’il existe, l’orgueilleuse rejette son hommage, et ce n’est qu’à son ombre qu’elle prodigue enfin ce qu’elle refusait à sa vie.

— Nous voici devant un creuset dans lequel vous ne pouvez vous dispenser de puiser. Cette passion entre par droit d’utilité dans la composition de toutes les âmes. C’est un élément aussi nécessaire à la vie morale que l’air à la vie physique.

— Et qu’est-ce donc ?

— L’espérance.

— Ah ! vous dites vrai ! L’espérance est une puissante magicienne aux ravissans prestiges. Sans elle, combien la vie serait pâle et froide ! C’est elle qui fait mouvoir tous les ressorts de l’âme ! Passion amie, on la dit fugitive, et pourtant nul sentiment n’est plus fidèle. Elle ne s’éloigne pas un instant d’auprès du cœur ; mais, Protée habile, elle sait prendre toutes les formes ; elle change de visage comme les désirs changent d’objet. Si le passé appartient à la mémoire, l’avenir est le domaine de l’espérance, qui, franchissant l’étroit espace de la réalité, emporte l’âme dans le vaste champ du possible. Quand l’homme épuise la coupe de l’infortune, l’espérance est comme une goutte de miel au fond du calice amer. Fantôme brillant du bonheur, elle est plus séduisante que le bonheur même. Sans doute, elle est souvent trompeuse ; mais, quelque prodigue qu’elle soit de mensongères promesses, c’est en vain que l’on reconnaît l’erreur de la confiance qu’elle inspire ; parle-t-elle, on la croit encore. Si les hommes sont des voyageurs dans la vie, l’espérance n’est-elle pas leur bâton de voyage ! C’est un doux oreiller où s’appuie le cœur du malheureux pour s’y délasser de ses maux. C’est une fraîche oasis dans un brûlant désert.

Comme il serait beaucoup trop long de rapporter ici toutes les réflexions qui se présentèrent à l’esprit d’Amica en s’arrêtant devant chaque alchimiste, nous dirons seulement qu’elle fit ajouter dans la fiole qu’elle tenait une dose de reconnaissance, de pitié, de musique, de religion, de peinture, de bienfaisance, de franchise, de justice, de persévérance et de résignation.

Quand la fiole fut pleine, et qu’on eut écrit dessus : Âme de Lénida, on la plaça dans une case séparée. Alors la fée et l’Expérience sortirent du laboratoire, dont la porte s’ouvrit, comme la première fois, au moyen de la petite clef de diamant que le Destin avait remise à Amica. Mais, comme cette clef ne devait pas servir à livrer deux fois aux mêmes visiteurs un passage dans ces sombres lieux, elle disparut dans la serrure, et les deux battans se rejoignirent avec le même silence qu’ils s’étaient séparés


III
LE JEUNE CHASSEUR.


Quelques mois après la visite d’Amica au laboratoire des âmes, la jeune baronne devint mère de la plus jolie petite fille du monde. Mais il était écrit que la belle châtelaine ne verrait pas éclore son tendre et frais bouton. Lénida n’avait que deux ans, lorsque le noble baron son père fut tué dans un combat singulier. La nouvelle de cette mort causa tant de douleur à la fidèle veuve, que bientôt la pauvre dame s’en alla de vie à trépas.

La fée, après avoir assisté aux funérailles de la baronne et répandu quelques larmes sur le triste sort de sa protégée, alla prendre dans son berceau l’orpheline endormie ; elle l’enveloppa dans son écharpe d’or et d’azur, et la transporta dans son palais, où elle la confia aux soins des sylphes et des fées d’un rang inférieur au sien, qui remplissaient auprès d’elle l’office de serviteurs.

Nous n’entrerons dans aucun détail sur la manière dont Lénida fut élevée. Nous nous bornerons à dire que dans cette éducation, bien qu’elle fût surveillée par une fée, la magie fut oubliée pour laisser tout faire à la nature, qui fit sans beaucoup de peine, de la jolie enfant, une charmante et gracieuse jeune fille.

Le temps, qui s’écoulait pour Lénida comme un ruisseau paisible qui passe entre deux rives de fleurs, avait chargé son front du léger poids de seize années. Déjà de jeunes chevaliers, de riches seigneurs, des princes même, avaient demandé sa main : mais on la leur avait très poliment refusée ; car la jeune fille, dans sa joyeuse insouciance, ne soupçonnait pas encore que l’on put aimer autrement qu’elle n’aimait Amica, les femmes qui la servaient, sa harpe, ses pinceaux, ses oiseaux et ses fleurs.

Un jour, un des domestiques de la fée entra dans un cabinet où elle dessinait avec Lénida, et dit à sa maîtresse, qu’en rentrant au palais il avait rencontré un jeune chasseur blessé, dont la vie paraissait en danger si de prompts secours…

« Et qu’avais-tu besoin, interrompit vivement Amica, de perdre du temps à prendre mes ordres ? Qu’on transporte au plus tôt cet étranger dans le salon qui est à côté de ce cabinet Eh bien, Lénida, où allez-vous donc ?

— Moi !… ma bonne amie, je ne sais pas.

— Restez ici, et tandis que je ferai donner au blessé tous les soins nécessaires, achevez de peindre la branche de myrte que vous avez commencée ce matin… Est-ce que vous ne m’entendez pas ?

— Pardon, ma bonne amie, répondit-elle toute préoccupée… Pardon.

La fée se rendit au salon, où Phédor (c’est le nom du chasseur) ne tarda pas a être amené. On l’étendit sur un sopha. La charitable fée visita elle-même les blessures du jeune homme ; elle les trouva profondes, mais non mortelles. Lorsque le sang qui s’en échappait encore avec abondance se fut arrêté, Amica fit laver les plaies avec une certaine eau merveilleuse, qu’elle versa d’un flacon d’émeraude dans une petite coupe de rubis. Quand on eut achevé de poser l’appareil, Phédor, qui tant que son sang avait coulé n’avait point perdu connaissance, voulut se soulever ;… mais ses lèvres devinrent livides, ses yeux se fermèrent, sa tête retomba sans mouvement sur l’oreiller du sopha : il s’évanouit. En même temps un cri aigu, déchirant, se fit entendre du côté du cabinet : la fée s’élança hors du salon.

« Lénida, s’écria-t-elle, en relevant la jeune fille étendue, froide et immobile, sur le parquet ; Lénida !… » Elle ouvrit les yeux.

« Ou suis-je… Ah !… il est mort, n’est-ce pas ?

— Mort ? Qui donc ?

— L’étranger !

— Non.

— Il vit !… Vous ne me trompez pas au moins… c’est bien vrai ?

— Sans doute.

— Mais, il n’en mourra pas !… Vous ne dites rien !… Mon Dieu, ma bonne amie ! parlez donc !… Vivra-t-il ?… Croyez-vous qu’il vive ?

— Je l’espère.

— Ah ! Dieu soit loué !

— Comment vous trouvez-vous maintenant ?

— Mieux, beaucoup mieux… presque tout-à-fait bien !

Amica jeta alors un regard sur le tableau posé sur le chevalet : il n’y avait pas même une feuille de myrte d’ajoutée ; la palette n’avait point été chargée de couleurs, ni les pinceaux ôtés de leur boîte.

— Lénida, poursuivit-elle, est-ce que vous ne vous étiez pas encore mise à votre ouvrage ? Au cri que vous avez jeté, votre évanouissement me paraît avoir été l’effet d’une crise subite ; et vous auriez dû, ce me semble…

— Ne me grondez pas, ma bonne amie… c’est que…

— Quoi ?

— Vous me pardonnerez ?

— Pas de condition à votre franchise, Lénida.

— Eh bien !… à peine avez-vous été sortie… (je ne comprends pas comment cela est arrivé), je ne me suis plus rappelé ce que vous m’aviez dit de faire. Je me suis mise à penser, malgré moi, à ce pauvre blessé que j’aurais bien voulu aider à secourir. Mais vous m’aviez ordonné de rester ici… Enfin, comme je pensais toujours à lui, et cela toujours malgré moi, je me suis aperçue qu’il y avait dans la boiserie une petite fente au travers de laquelle on pouvait voir dans le salon. Je me suis approchée, j’ai regardé, et lorsque j’ai vu ses yeux se fermer, ses lèvres pâlir, sa tête retomber… j’ai senti un froid de glace qui me saisissait au cœur… je me suis reculée, tous les objets m’ont paru tourbillonner devant moi ;…. et puis… je n’ai plus rien vu, plus rien senti !… »

Et la jeune fille, toute confuse et tremblante, se jeta au cou de la fée en répétant :

« Pardonnez-moi, ma bonne amie.

— Ce n’est qu’en faveur du sentiment d’humanité qui vous a fait oublier l’obéissance que vous devez à mes ordres, que je veux bien excuser la double faute que vous avez commise ; j’espère qu’une autre fois vous aurez plus de mémoire et moins de curiosité. Cependant pourriez-vous me montrer par quel endroit vous avez regardé dans le salon ?

— Par ici, ma bonne amie, par ici ! Et ne se bornant pas à l’indication d’un geste, elle approcha ses beaux yeux de la boiserie, laissant passer encore au travers de la petite fente un long et avide regard.

— « Ah ! continua-t-elle doucement émue et regardant toujours, il paraît mieux, il dort ; ses lèvres sont animées ; ses joues, pâles encore, ne sont plus livides Pauvre jeune homme ! s’il était mort, c’eût été bien dommage !

— Ôtez-vous de là, enfant. Descendez au jardin, allez cueillir sur la petite colline un bouquet des mêmes fleurs sauvages dont j’ai fait composer, l’autre jour, un breuvage pour cette pauvre vieille femme que vous avez soignée.

— J’y vais, j’y vais, répondit-elle impatiente d’obéir. » Et, déposant au plus vite un rapide baiser sur la main d’Amica, elle s’élança légère et bondissante, comme un faon des montagnes qui court après sa mère.

Vous pensez bien que la fée ne fut pas assez simple pour attribuer uniquement à la pitié l’évanouissement de sa pupille. Mais, loin d’en éprouver du mécontentement, elle s’applaudit au contraire de l’émotion que la vue de l’étranger venait de produire dans l’âme de Lénida. Depuis long-temps, Phédor, sans qu’il s’en doutât, était connu d’Amica. C’était elle qui l’avait égaré à la chasse et l’avait fait blesser à dessein par un sanglier qu’il poursuivait. Elle l’attendait, quand on le lui annonça comme nous l’avons vu. Peut-être était-ce aussi la baguette d’Amica qui avait séparé les planches de la cloison pour frayer un passage aux regards de la curieuse… c’est possible. Enfin, quoi qu’il en soit, tout s’était arrangé selon ses projets.

Phédor et Lénida se virent, et la pitié de l’une, la reconnaissance de l’autre éveillèrent à la fois dans ces deux jeunes cœurs un sentiment jusqu’alors endormi. Ils s’aimèrent donc, non point de cet amour exalté, frénétique, véritable fléau qui dévaste l’âme et n’y établit son trône que sur les ruines des affections qui l’ont précédé ; mais ils s’aimèrent de cet amour ingénu et paisible, qui glisse dans le cœur et s’y assied sans bruit, qui n’anéantit aucune des facultés de l’esprit, ne jette aucun voile sur la clarté de la raison, et qui, passion toute balsamique, répandant ses parfums sur les sentimens qui l’entourent, corrige l’âcreté des uns, ajoute à la douceur des autres.

Le retour de la santé de Phédor fut le signal de son départ du palais. En s’éloignant d’un séjour aussi cher à son cœur, il demanda la permission d’y revenir ; il l’obtint et en profita ; mais, quelque fréquentes que fussent les visites du beau chasseur, le temps, au gré de certaine personne, les amenait toujours avec trop de lenteur, tandis que le passé les emportait avec trop de vitesse.

Plusieurs mois s’écoulèrent, aucun nuage ne paraissait à l’horizon de ce tranquille amour ; cependant un orage se formait au loin. La fée, qui avait résolu d’unir les deux amans, n’avait encore parlé de mariage qu’avec Phédor. Elle se disposait à sonder à cet égard les dispositions de sa pupille, lorsqu’elle crut remarquer du changement dans la manière dont elle accueillait le jeune homme. Ce n’était plus avec la même impatience qu’elle l’attendait, avec la même joie qu’elle le revoyait. Elle ne se plaignait plus de la paresse du temps, de la diligence du passé ; et comme une semblable résignation n’est pas toujours un bon signe en amour, la fée s’alarma d’autant plus qu’elle ignorait la cause d’un pareil changement.

Un mois s’écoula encore. Lénida n’était plus cette joyeuse et simple jeune fille, qui naguère ne savait qu’être heureuse et gaie de son bonheur. Ses joues avaient perdu leurs couleurs veloutées ; ses yeux, leur vivacité séduisante. Souvent de longs soupirs entrecoupaient sa voix. Rêveuse, inattentive et lente à répondre, elle ne paraissait pas entendre ce qu’on lui disait…

Qu’avait-elle donc, la pauvre Lénida ?


IV
UNE CHIMÈRE.


Un jour, Amica, qui se demandait aussi ce qu’avait sa pupille, la trouva endormie dans un petit bosquet au bout du jardin. Le sommeil était venu la prendre au milieu d’une lecture, car elle tenait à la main un livre ouvert. La fée le lui ôta doucement, et regardant le titre :

« Ah ! grand Dieu ! s’écria-t-elle, le Traité de la Sympathie ! nous sommes perdus. Malheureux Phédor, ce maudit livre est plus funeste à la cause de ton amour que ne pourrait l’être le plus dangereux rival. Voilà donc le mot de l’énigme : le Traité de la Sympathie ! Je ne m’étonne plus maintenant du changement de Lénida. Cette lecture a été pour elle comme le serpent sous des fleurs ; le venin du reptile s’est mêlé au parfum des roses. Mais comment cet ouvrage insensé se trouve-t-il entre ses mains ! »

La fée quitta Lénida qui dormait toujours, et courut s’enfermer dans son cabinet, pour rêver aux moyens de guérir l’esprit de sa pupille, ou du moins d’arrêter les progrès du mal, s’il n’était déjà plus temps d’en arracher le germe.

Cependant Lénida s’était réveillée ; son premier mouvement avait été d’étendre la main pour prendre son livre. Ne le trouvant pas, elle le chercha dans le bosquet, elle le chercha dans tous les endroits du jardin qu’elle avait parcourus ce jour-là. Elle rentra au palais, inquiète, attristée, et ne pouvant comprendre comment elle l’avait perdu. Elle le cherchait encore, lorsqu’on vint l’avertir que la fée la demandait.

La première chose qu’elle vit en entrant dans le cabinet d’Amica fut le Traité de la Sympathie que lisait la fée. Elle rougit, baissa les yeux, et d’une voix timide :

« Que me voulez-vous, ma bonne amie ? demanda-t-elle en balbutiant.

— Lénida, répondit la fée d’un ton paisible mais sévère, pourriez-vous me dire qui vous a donné ce livre ?

— Personne… je l’ai trouvé dans le pavillon chinois.

— Et vous l’avez lu ?

— Je l’ai ouvert machinalement ; j’ai lu d’abord sans rien comprendre, et puis…

— Vous avez compris ?

— Parfaitement.

— Vous l’avez lu beaucoup de fois ?

— Mais oui… tous les jours.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas montré, ne m’en avez-vous jamais parlé ?

— Je n’en sais rien. — Et que pensez-vous de cet ouvrage ? vous l’avez assez médité pour en pouvoir porter un jugement. Voyons !

— Ah ! ma bonne amie, je n’ai jamais rien lu qui m’ait paru aussi bien écrit ! C’est admirable ! Quel style enchanteur ! Quelle vérité dans les images ! Quel charme dans la moindre pensée ! Quelle harmonie dans le choix des mots ! On dirait que chaque ligne a été tracée par une plume de feu, sous la dictée d’un ange ! C’est un ouvrage divin ! C’est l’essence du sublime !

— Ainsi, d’après vous, c’est un chef-d’œuvre ; mais comme je ne me soucie nullement que vous lisiez davantage de semblables merveilles… tenez ! »

Et en même temps, la fée jeta sur un réchaud où brûlaient des parfums d’Arabie, le précieux livre, dont la flamme eut bientôt dévoré jusqu’au dernier vestige, avant que Lénida, stupéfaite, eût fait un mouvement pour le dérober au feu, qui métamorphosa le chef-d’œuvre en fumée.

— Maintenant, poursuivit Amica, toujours avec le même calme, asseyez-vous, et recueillez-vous bien, pour m’écouter et me répondre… Je veux vous marier, Lénida.

— Me marier ! ô ciel ! ma bonne amie ! y pensez-vous ?

— Très sérieusement.

— Me marier ! je suis si jeune ! Et puis, ajouta-t-elle avec des caresses dans la voix, je vous aime tant ! pourquoi vouloir que je partage mes affections ? mon cœur se trouve si bien de vous les donner toutes !

— Vous n’aimez que moi, Lénida ?

— Ah ! du moins, ma bonne amie, vous êtes ce que j’aime le mieux ! Et s’il me fallait aimer un mari…

— Vous ne cesseriez pas de m’aimer ; car votre cœur, pour donner à tous deux, ne puiserait pas à même source d’affections. Je vous le répète, je veux vous marier ; mais, comme dans une chose aussi importante à votre destinée, je ne veux pas vous faire une loi de l’obéissance, je vous laisse entière liberté pour le refus ou l’acceptation.

— Et ce mari, c’est ?

— Devinez.

— Attendez… Phédor peut-être ?

— Lui-même. Eh bien ?

— Eh bien, ma bonne amie, je ne crois pas que Phédor me convienne.

— Connaissez-vous quelqu’un qui vous convienne mieux que lui ?

— Oh ! non ! Si j’étais contrainte à choisir un mari, ce serait Phédor à qui je donnerais la préférence ; mais puisque vous me laissez libre je ne veux pas l’épouser.

— Cependant, Lénida, Phédor est bien aimable ; je vous ai entendue faire plus d’une fois un enthousiaste éloge des grâces de sa personne, de son caractère, de son esprit, de ses qualités : vous le trouviez charmant, vous en parliez sans cesse, vous y pensiez de même, et vous l’aimiez, enfin… oui, vous l’aimiez, vous dis-je.

— Je pensais l’aimer, mais…

— Vous ne l’aimez pas ?

— Eh ! mon Dieu, non ! Ce n’est pas que je ne lui trouve plus les mêmes qualités qui me plaisaient et me plaisent encore en lui, mais je sens que nous ne serions pas heureux ensemble. Nous ne pensons pas la même chose, Phédor et moi ; nous ne regardons pas la vie sous le même point de vue ; enfin, nous ne nous comprenons pas… Le ciel ne nous a pas créés l’un pour l’autre.

— Vous me rappelez qu’en effet depuis quelque temps vous semblez prendre à tâche de le contredire.

— Non, ma bonne amie, c’est lui plutôt. Tenez, vous savez que l’autre jour j’étais bien triste de la mort de ce joli petit serin que vous m’aviez donné ; je pleurais, il a voulu savoir pourquoi ; je le lui ai dit, et il s’est moqué de moi, il a ri de mes larmes ! Il est clair, d’après cela, qu’il y a entre nous incompatibilité d’esprit, et que nous ne pourrions jamais nous entendre.

— Ainsi, vous n’en voulez pas, seulement parce que son avis diffère quelquefois du vôtre ?

— Mais, ma bonne amie, c’est une puissante raison que celle-là. Pour vivre heureux ensemble, il faut n’avoir qu’une âme à deux ; il faut que chaque émotion qui frappe au cœur de l’un résonne au cœur de l’autre : il est si doux de pouvoir se dire : Je n’ai pas une pensée, un désir, un projet, qui ne soit dans son cœur comme dans le mien ; nous avons fait nos parts égales dans notre destinée, et ma douleur, ma joie, mes regrets ou mes espérances sont à lui comme à moi ; j’existe de sa vie, et lui vit de la mienne ; nos deux âmes se sont échappées ensemble du sein de la divinité, comme deux flammes pareilles, deux rayons frères, détachés du même flambeau, à la clarté duquel ils rejoindront, ensemble, leurs étincelles exilées.

— Ainsi le bonheur est impossible pour deux époux qui n’ont pas au juste et dans tout les mêmes pensées, les mêmes sentimens ?

— Sans doute, ma bonne amie.

— Vous admettez alors pour certain que chaque mortel a son double, et que les âmes sont créées par paires ?

— Oui. Il naît toujours à la fois deux âmes semblables de chaque soupir du souffle créateur de la divinité. Elles partent ensemble du ciel et se séparent en approchant d’ici-bas, l’une pour aller habiter le corps d’un homme, et l’autre celui d’une femme. Ces deux âmes séparées se cherchent et s’appellent au travers de l’espace. Elles ne se rencontrent pas toujours sur la terre, et alors elles sont à jamais malheureuses d’être ainsi désunies. La seule espérance qui leur reste est de se retrouver au ciel, où il est sûr qu’elles se rejoindront. Mais lorsque le hasard, qui le plus souvent est leur guide, les conduit l’une vers l’autre, s’il est alors de leur destinée de suivre le même chemin dans la vie, si ces deux âmes sont mari et femme, il ne manque plus rien à leur félicité,

— Qui vous a dit cela, Lénida ?

— Qui me l’a dit, ma bonne amie ? c’est ce beau livre que vous avez brûlé.

— Et vous êtes bien sure que ce beau livre n’a pas menti ?

— Comment donc ? rien n’est plus vrai.

— Rien n’est plus vrai ! répéta la fée avec un accent d’ironie amère. Malheureuse enfant, vous ne savez pas tout le mal que vous a causé cette pernicieuse lecture. Égarée par les mielleux sophismes de ce dangereux système de la sympathie des âmes, vous avez fait taire votre cœur pour n’écouter que votre imagination, et la tête remplie de ridicules chimères…

— Ah ! ma bonne amie, pouvez-vous appeler chimères d’aussi grandes vérités ?

— Oui, chimères, je vous le répète. Tout ce que vous avez lu n’est qu’un tissu de gracieux mensonges, un amas de petits riens, enjolivés de mots sonores et de fraîches images ; mais ces petits riens ont produit un grand mal, ils vous ont fait abandonner la réalité pour courir après une ombre qui vous échappe. Avant d’avoir lu ce traité, vous vous trouviez heureuse, et vous l’étiez ; vous aimiez Phédor, vous l’eussiez avec joie accepté pour époux ; vous saviez rendre votre vie compacte, vous ne gaspilliez pas alors le temps. Et depuis, qu’avez-vous fait ? vous vous êtes imaginée que vous n’aimiez pas Phédor, que vous seriez malheureuse avec lui, parce qu’il a eu assez de franchise pour ne pas toujours ployer servilement sa pensée à la vôtre, parce qu’il vous a plaisantée sur vos regrets de la mort d’un oiseau. Eh ! mon Dieu ! s’il se fût lamenté comme vous ; s’il eût pleuré aussi, vous n’en eussiez pas fini de vos larmes. Qu’avez-vous fait ? vous avez rêvé, et l’on n’avance pas à grand’chose avec des songes. Répondez : où en êtes-vous maintenant ? Les fleurs que vous vous plaisiez à cultiver courbent leurs têtes flétries sur leurs rameaux fanés ; vos oiseaux ne reçoivent plus leur pâture de vos mains ; votre harpe désaccordée ne résonne plus sous vos doigts ; vos couleurs ne chargent plus vos pinceaux inoccupés ; vous négligez les arts, ces bienfaits de l’intelligence divine à l’intelligence humaine ; vous abandonnez toutes les occupations qui charmaient votre vie, employaient à un facile travail l’activité de votre pensée. Pourquoi tout cela encore ? parce que vous attendez votre seconde âme, et que jusqu’à ce qu’elle vienne à vous, vous croyez que vous ne devez plus rien faire de la première. »

La fée se tut ; les larmes qui étaient venues lentement au beaux yeux de la coupable, et s’étaient arrêtées suspendues à ses longs cils noirs, comme son attention aux paroles de reproche qui tombaient sur son cœur, s’échappèrent enfin, et Lénida suffoquée répondit en pleurant à sanglots :

« J’ai eu tort, bien tort, je le sens ; ne m’en voulez plus, ma bonne amie, je réparerai ma faute, je reprendrai avec courage mes travaux habituels !… Mais ne me parlez plus d’épouser Phédor !

— Et si cette âme, ce double de vous-même, ne vient pas ?

— J’attendrai, répondit tristement la jeune fille en baissant les yeux.

— Mais, insensée que vous êtes, réfléchissez donc que cette prétendue ressemblance des âmes n’est qu’une pure fiction rencontrée par l’imagination de l’auteur dans un de ses voyages au pays de l’impossible.

— Oh ! ma bonne amie a beau dire, murmura l’obstinée dans sa pensée rebelle, que ce n’est qu’un mensonge ; moi, je suis sûre que non.

— Ce qu’il y a de plus beau, continua la fée, de plus admirable dans l’ordre de la nature, est sa diversité infinie. Il n’existe pas dans l’immensité de l’univers deux corps pareils, deux feuilles d’arbre semblables. Sans doute, beaucoup d’objets du même genre ont entre eux un extrême rapport ; mais la conformité n’en est jamais parfaite, et la différence n’en existe pas moins parce qu’elle échappe à la vue bornée des mortels.

— J’avoue bien cela quant aux objets matériels, je sais qu’il n’y a pas dans le monde deux personnes ayant le même visage ; mais ne saurait-il y avoir deux êtres possédant le même esprit, le même cœur… ?

— Pas plus que la même figure. Comment voudriez-vous que la puissance créatrice, qui trouve en elle-même assez de ressources, d’inventions pour ne pas former deux corps pareils, fût, dans l’ouvrage où brille le plus sa haute sagesse et sa sublime intelligence, réduite à copier son œuvre, c’est-à-dire fût obligée de calquer la moitié des âmes sur l’autre moitié ? »

Lénida ne répondit point ; mais son silence était loin d’être une adhésion mentale à ce que la fée venait de lui dire. Sa croyance à la sympathie était une conviction trop profondément incrustée dans son esprit, pour qu’une première réfutation en effaçât beaucoup ; et Amica, qui s’aperçut du peu de fruit de sa leçon, à la contenance embarrassée de la jeune fille, poursuivit après un mouvement de réflexion :

« Puisque vous êtes persuadée, ma chère Lénida, que l’esprit de chaque mortel a son double, si le vôtre a le sien, je vous engage, au nom de la puissance que je possède, et de l’amitié que j’ai pour vous, ma parole de fée et d’amie, de faire chercher par toute la terre ce cœur pareil au vôtre, et fait exprès pour vous… Mais s’il ne se rencontre pas…

— Je vous promets d’épouser Phédor !… Et combien de temps, ma bonne amie, ajouta-t-elle, pensez-vous qu’il faille pour me trouver ce double moi ?

— Huit jours seront assez, je l’espère.

— Huit jours c’est bien long !

— Eh quoi ! donnez-vous déjà le vol à votre patience ?

— Non, non ! Je serai raisonnable. Au fait, on peut bien acheter du bonheur pour toute sa vie en le payant d’une attente de huit jours. Quoique le bonheur se vende cher, on ne doit pas regarder au prix.

— Retirez-vous, Lénida, j’ai besoin d’être seule pour songer aux moyens d’accomplir ma promesse.

— Je vous laisse. Au revoir, ma bonne amie… Demain j’achèverai mon tableau, j’étudierai ma romance nouvelle… Oh ! vous serez contente de moi ! Vous verrez ! »

À peine fut-elle sortie, que la fée appela quelques-uns des sylphes les plus intelligens qui la servaient, et leur ayant donné à chacun la note exacte de l’âme de la jeune fille, elle les chargea de parcourir toute la terre, non point pour y chercher ce double qui n’existait que dans l’imagination de sa pupille, mais pour découvrir dans quels corps habitaient les âmes qui avaient le plus de ressemblance avec celle de la sentimentale ingénue.


V.
L’ATTENTE.


C’était le lendemain, Lénida n’avait pas sommeillé de toute la nuit, et cependant mille songes couleur de rose avaient caressé de leurs ailes légères son imagination enchantée d’espérance. Elle n’avait rêvé que de sympathie d’âme, d’amour partagé, de bonheur éternel. À peine le premier rayon du jour eut-il joué à travers les rideaux transparens de son alcôve, qu’elle se hâta de se lever. Elle s’habilla sans appeler à son aide le secours de sa femme de chambre, et quand sa simple toilette du matin fut achevée, elle se rendit dans l’atelier de peinture, bien résolue d’accomplir sa promesse de la veille.

Elle prit sa boîte à couleurs, chargea sa palette, choisit ses pinceaux, et se plaça devant son chevalet. Mais sa belle chimère ne tarda pas à venir se poser entre elle et son ouvrage. C’était une tête de chérubin qu’elle peignait, et son regard tombant sur la figure angélique dont les charmes étaient éclos sous ses doigts, elle se mit insensiblement à penser à une chose très importante à laquelle elle n’avait pas encore songé : au physique de son double.

« Je voudrais bien savoir, se demanda-t-elle, quel visage il a ! Je suis sûre qu’il est bien plus joli que Phédor… J’ai dans l’idée qu’il a de grands yeux bleus et de longs cils noirs… des cheveux blonds naturellement bouclés et du reflet le plus doux, le plus brillant… un front blanc et pur, aux tempes légèrement veinées… des joues rosées comme une feuille d’églantine… Ah ! mon mon Dieu ! qu’ai-je donc fait ? »

Ce qu’elle avait fait, la rêveuse ? Tandis que son imagination peignait ce portrait idéal de cet époux qu’elle attendait, portrait qui ressemblait assez bien à celui du peintre, car Lénida avait aussi, elle, de beaux yeux bleus, de longs cils noirs, des cheveux blonds naturellement bouclés, un front blanc et pur comme elle ajoutait les mouvemens de la main à ceux de la pensée, le pinceau, qu’elle avait chargé d’incarnat pour achever le contour des lèvres du chérubin, déviant de sa route, alla chercher un des yeux de l’ange, et, s’y appuyant, laissa une large tache rouge à côté de la prunelle. Elle voulut enlever la tache ; mais, dans son trouble, elle ne fit que l’étendre. Elle jeta à terre le pinceau maladroit, essuya sa palette, repoussa le chevalet, se leva, et sortit en disant :

« Je n’ai pas la main sure aujourd’hui… j’aurais tort de vouloir continuer… D’ailleurs, n’ai-je pas à étudier ma romance ? »

Poudreuse et détendue, sa harpe, indigente de cordes, ressemblait à celle d’un vieux barde, mélodieux héritage de quelque compagnon d’Ossian. Honteuse d’elle-même à l’aspect de l’instrument délabré, elle commença par enlever la poussière, arracha les vestiges des cordes brisées, en prit de nouvelles, et se disposa à les tendre, mais, soit que sa distraction continuât, soit que son oreille ne fut pas alors plus juste que sa main n’avait été sûre, les cordes qu’elle tendait se rompaient à mesure sous ses doigts impatiens.

« Je n’en viendrai jamais à bout, murmura-t-elle avec humeur… Mais j’oubliais ce qui presse beaucoup plus que d’accorder ma harpe ou d’achever mon tableau… mes pauvres fleurs malades !… un soleil de plus peut leur donner la mort ! »

Elle courut au jardin, armée d’un petit arrosoir d’argent. Elle pensa pleurer du remords de son abandon, lorsqu’en approchant du parterre elle vit ses pâles et tristes fleurs courbant la tête jusqu’au niveau du sol chargé de leurs débris. Elle ôta les rameaux fanés, jeta au vent toutes les feuilles mortes, versa de l’eau au pied des tiges altérées, et s’éloigna.

Elle marcha au hasard, et se dirigea vers la petite colline où la fée l’avait envoyée cueillir un bouquet de simples pour en composer un breuvage à Phédor, Arrivée là, elle s’assit toute pensive, dénoua les rubans de son chapeau de paille, livra les boucles soyeuses de ses beaux cheveux aux fraîches caresses du vent, écouta le bruit d’un filet d’eau qui descendait sur des cailloux, le léger tremblement du feuillage, le bourdonnement des insectes, le frémissement du vol des papillons, et, relisant dans sa mémoire le livre que ses yeux ne pouvaient plus lire : « Oh ! si mon cœur avait des ailes ! prononça-t-elle en soupirant d’amour ; s’il pouvait quitter sa prison ! je lui dirais : Sors de mon sein ; prends ton vol, ô mon cœur, et, rapide comme l’agile nuage qui fuit à l’horizon lointain, franchis l’espace qui nous sépare ; porte-lui tes regrets, tes vœux et ton espoir, et, léger voyageur, courbe tes ailes et reste auprès de lui. Prends une voix pour parler à son cœur ; révélez-vous tous deux vos intimes secrets ; échangez entre vous vos accens parfumés. Mais, hélas ! captif dans mon sein, ce triste cœur ne peut aller où volent ses désirs, il ne peut qu’espérer et t’attendre. Moitié de mon être ! toi, la plus douce part de ma vie séparée ! pourquoi le Ciel, qui, de la même essence, a formé nos deux âmes, n’a-t-il pas également confondu nos destinées ? Ah ! s’il est vrai que ma pensée soit le reflet de la tienne, tu m’appelles comme je t’appelle, et m’attends comme je t’attends. Que dis-je ?… peut-être as-tu déjà donné cette âme qui fut créée pour moi ! As-tu lié ta vie au sort d’une autre femme ?… Ô mon Dieu ! prends pitié de moi ; fais qu’il soit libre encore et qu’il soit mon époux. »

Le soir venu, Lénida n’avait fait autre chose que de barbouiller l’œil du chérubin, rompre des cordes, arroser ses fleurs et appeler son âme. Le lendemain, elle ne fit rien non plus ; le jour suivant fut comme la veille ; enfin, elle vécut dans toutes les angoisses de l’attente huit siècles de vingt-quatre heures. Le neuvième commençait son cours, lorsqu’Amica, l’ayant fait venir dans son cabinet, lui dit :

« Il a été impossible, ma chère Lénida, de rencontrer le double de votre esprit ; mais…

— C’est qu’on n’a pas bien cherché, ma bonne amie.

— Je vous demande pardon, obstinée que vous êtes. Mais, à défaut de ce double, il existe trois hommes ayant à peu près les mêmes passions et, les mêmes qualités que vous. Je vais vous les montrer tour à tour dans ce miroir magique. Si l’un des trois vous convient pour mari, d’un seul coup de baguette je pourrai vous transporter vers lui ou l’amener vers vous.

— Eh bien, voyons !


VI
LE MIROIR MAGIQUE.


— Regardez, dit la fée en dévoilant le miroir.

— Que vois-je ? » s’écria-t-elle en reculant d’horreur.

C’était un nègre, un sauvage assis devant sa hutte, et dévorant à belles dents des lambeaux de chair humaine qu’il avait fait rôtir sur des charbons, après les avoir coupés d’un cadavre à demi dépecé qui gisait à ses pieds.

« Eh bien, Lénida ?

— Vous dites que l’âme de ce monstre ressemble à la mienne ! Ah ! ma bonne amie, cela ne se peut pas.

— Je vous réponds qu’il ne s’en faut pas grand’chose.

— Est-ce que je suis aussi laide que cet odieux sauvage, moi ?

— Pas tout-à-fait ; mais comme la couleur de la peau et la forme des traits ne font rien à la laideur ou à la beauté de l’âme…

— Je sais bien cela, ma bonne amie ; cependant, il me semble qu’indépendamment du cœur il faut aussi que le physique corresponde un peu plus. Si vous n’aviez pas brûlé le Traité de la Sympathie, vous auriez vu que c’était l’âme d’un beau jeune prince qui ressemblait à celle de la princesse Elicienne ; que c’était un charmant berger qu’adorait la bergère Idaline. Et puis, même en mettant à part l’horrible figure de ce nègre effrayant, comment voulez-vous que son moral ressemble au mien ? Sait-il lire ? sait-il peindre ?

sait-il la musique ? sait-il tout ce que je sais ? Peut-il penser comme moi ? sentir comme je sens ? me comprendre, enfin ?

— Non, sans doute, il ne vous comprendrait pas plus que vous ne l’entendriez. Mais vous parlez de musique et de peinture, eh bien ! quoique ce nègre ne sache pas une note et n’ait jamais vu un crayon, cela n’empêche pas qu’il n’ait au même degré que vous la faculté de la musique et celle de la peinture.

— Comment cela, ma bonne amie ?

— Rien ne m’est plus facile que de vous l’expliquer. Les hommes, ma chère enfant, ont en eux le principe de certaines passions, de telles ou telles qualités, de tels ou tels vices, comme de certaines dispositions d’esprit. Tous ces principes divers qui résident dans le sein des mortels n’agissent pas toujours. C’est alors la cause sans effet. Ce qui fait mouvoir tous ces ressorts, c’est ordinairement l’éducation qu’on reçoit et l’usage du pays où l’on se trouve ; quelquefois aussi c’est le hasard qui apprend à un individu ce qu’il est capable de sentir ou de faire. Et si ce sauvage, dont l’aspect vous épouvante, eût habité, au lieu d’une contrée d’Afrique, un pays civilisé, s’il eut reçu l’éducation que je vous ai donnée, il posséderait les mêmes talens que vous. Chez lui, presque toutes ses facultés sont restées ensevelies, parce qu’aucune main ne s’est donné la peine de les déblayer en fouillant dans son cerveau. Quant à son cœur, vous vous imaginez qu’il ne renferme aucune affection douce, aucun sentiment élevé. Détrompez-vous, il possède, comme le vôtre, de l’amitié, de la bienveillance, de la pitié…

— De la pitié ! dites-vous ? un anthropophage, de la pitié ! lui !…

— Vous le croyez bien féroce, parce que vous le voyez se nourrir de chair humaine ! Il serait aussi sensible que vous à la vue d’une mouche qui se noie, si on lui eût appris à donner une autre direction à ses sentimens. Les coutumes de sa nation lui font regarder comme tout simple de dévorer la chair de ses ennemis. Ce n’est pas cruauté, c’est habitude, c’est imitation de l’exemple de ceux qui l’entourent.

— Ah ! c’est égal, tuer son semblable… c’est horrible !

— Un soldat sur le champ de bataille est donc un monstre, selon vous ?

— Non, un guerrier n’est pas un assassin : la mort qu’il donne en défendant sa vie ne peut être considérée comme un meurtre.

— Il en est de même pour ce sauvage : il tue l’ennemi qui l’attaque, et donne pour tombeau au cadavre du vaincu les entrailles du vainqueur. Me comprenez-vous, maintenant ?

— Oui, je commence à voir que tout ce que vous dites est juste. Je n’avais jamais songé à tout cela ; je ne m’étais pas encore dit qu’avant qu’on m’eût rien appris, j’avais en moi de quoi savoir, et qu’élevée dans un autre pays, soumise à d’autres usages, je serais tout autre que je ne suis. Oui, je conçois qu’un sauvage peut enfermer dans son âme autant de vertu que le premier sage du monde, autant de génie que celui dont l’intelligence, heureusement secondée, fait briller aux yeux de ses semblables les plus admirables productions de l’esprit humain. Seulement, dans le sage, dans le savant, ou dans l’homme de génie, ces semences diverses ont reçu des mœurs, du hasard et de l’éducation la culture nécessaire pour les féconder ; tandis que ces mêmes principes, dans l’âme du sauvage, ont été comme un diamant enfermé dans un bloc de rocher. Nul marteau n’a brisé l’enveloppe, et la pierre précieuse est restée ignorée. En vérité, je ne conçois pas comment une réflexion aussi simple ne s’était point encore offerte à ma pensée.

— Eh, mon Dieu ! ma chère enfant, cette réflexion si naturelle, qui devrait être une conviction d’instinct pour toute personne douée d’un peu de raison, ne s’offre que bien rarement à ceux dont l’intelligence et les facultés ont reçu le plus de développement. — Un général qui vient de remporter une victoire ne se demande pas si le moindre de ses soldats, mis à sa place, n’eût pas fait autant que lui. L’homme de bien qui s’applaudit d’une belle action ne s’inquiète pas si le mendiant qui poursuit son oreille du cri de sa misère n’aurait pas, à l’aide des mêmes circonstances qui l’ont mis à même d’employer utilement sa vertu, fait une action plus grande et plus généreuse que celle dont son âme s’applaudit. Le savant, orgueilleux d’une découverte qu’il doit à sa science et aux combinaisons de son esprit ; le poète, fier d’un ouvrage immortel créé par sa brillante imagination, ne se disent pas, à la vue d’un ignorant, d’un rustre, d’un paysan qui conduit sa charrue : Peut-être cet homme, placé au dernier barreau de l’échelle de la civilisation, en aurait-il atteint le plus haut degré si l’art eût servi de levier pour soulever la nature, et, parvenu là, aurait-il doté la science de la découverte la plus utile, la plus étonnante ; aurait-il charmé les loisirs de la pensée des autres par une œuvre sublime, production de la sienne !

— Mais pourquoi ne se dit-on pas tout cela ?

— Pourquoi ? Que sais-je ? Celui qui se trouve placé au-dessus du vulgaire se plaît à caresser l’idée qu’il ne doit son élévation qu’à lui seul, qu’il s’est lui-même enfanté noble et grand ; il mesure sa taille à celle des autres en comparant la hauteur de la tête, et l’orgueilleux s’applaudit de l’emporter ; mais il ne s’avise pas de baisser les yeux pour regarder le piédestal qui le hausse, ni de réfléchir que ceux qui lui semblent des nains à côté de lui, échafaudés comme il l’est, seraient peut-être des géans, et que lui, si ses pieds touchaient encore le sol, il pourrait se voir aussi dépasser de la tête en se mesurant au niveau de celles de la foule. Combien, dans cette foule, comme vous le disiez vous-même, Lénida, ne se trouve-t-il pas de diamans dans le sein d’un rocher ? combien de conquérans qui n’ont jamais touché l’épée, de savans qui n’ont point vu de livres, d’astronomes qui n’ont point aperçu de compas !… Mais aussi, que de meurtriers sans forfait, de traîtres sans parjure, et d’athées sans apostasie !

— C’est bien vrai répondit Lénida avec un gros soupir ; mais ce vilain nègre…

— Faut-il frapper la glace de ma baguette ?

— Oui, pour le faire disparaître, mais, non pour me l’amener ou me conduire à lui.

— Vous n’en voulez donc pas pour mari ?

— Oh ! non assurément.

— Tenez, regardez : celui-ci vous plaît-il ?

— Ah ! fi donc ! Qu’il est laid ! qu’il est dégoûtant, ce petit homme avec ses haillons ! C’était un chiffonnier, le dos courbé sous le poids de sa hotte, tenant d’une main une petite lanterne sourde, et, de l’autre, un crochet avec lequel il fouillait dans un monceau d’ordures déposé près d’une borne.

« Quelque dégoûtant que soit l’extérieur de ce chiffonnier, poursuivit Amica, son cœur renferme plus d’une vertu qui ferait honneur à lame d’un prince.

— C’est possible, ma bonne amie ; mais qu’il offre à qui il voudra l’hommage de ce noble cœur. Quant à moi, je ne m’en soucie pas, et si le troisième personnage n’est pas plus attrayant que les deux premiers…

— Le voici.

— Ma foi, ce n’est guère mieux !

C’était un vieillard malade, enveloppé en entier d’épaisses fourrures ; il était assis dans une bergère entourée d’oreillers, et portait d’une main sèche et tremblante une tasse de tisane à ses lèvres.

« Maintenant que vous les avez vus tous trois, lequel vous plaît le mieux ?

— Tous trois me déplaisent à l’excès, et j’aime mille fois mieux rester fille toute ma vie que d’épouser un sauvage, un chiffonnier ou un septuagénaire !

— Mais, ma chère Lénida, ces trois hommes ne forment pas à eux seuls toute la classe des maris, et dans ce qui reste…

— Non, non, je ne me marierai pas. Vous allez me parler de Phédor, n’est-ce pas ? Je serais en démence si je ne concevais pas qu’il est cent fois, mille fois préférable à de pareils gens. Mais, n’importe, je ne me trouverais pas heureuse d’être sa femme. Je ne serai celle de personne, voilà tout : ce n’est pas un si grand malheur que de rester fille !

— Il y a dans le monde de beaucoup plus grandes infortunes ; cependant…

— Je vous en prie, n’insistez pas ; ne me parlez plus ni d’hymen ni d’époux, et puisque nous avons ramené la conversation sur Phédor…

— Nous ?… je ne vous en parlais pas.

— Mais vous alliez m’en parler, et puisqu’il est question de lui, je vous dirai, ma bonne amie, que je suis enchantée qu’il ait été obligé de partir pour un long voyage : il m’aime, et je l’aurais affligé en lui apprenant que le seul sentiment que j’éprouve pour lui est celui d’une bonne et franche amitié. Il aurait voulu de l’amour, lui, et je n’en ai pas à lui donner. En voyageant, il m’oubliera peut-être ; il rencontrera peut-être aussi une femme sachant mieux le comprendre que moi. Il est possible qu’il en trouve une qui lui plaise : qu’il l’aime, qu’il l’épouse, qu’il soit heureux avec elle, et ne se souvienne de moi que comme il se rappellerait une sœur, une amie d’enfance. Puisse-t-il rencontrer auprès d’une autre ce qu’il croyait trouver auprès de moi ! puisse-t-il être heureux ! et moi, puissé-je apprendre qu’il l’est, être assurée que rien ne manque à sa félicité !… Cette nouvelle me sera bien douce ; je serai heureuse de son bonheur comme je le serais de celui d’un frère… J’en serais ravie… enchantée… oui, c’est bien sûr ! »

La pauvre enfant, tout attendrie, pleurait de grosses larmes en achevant ces paroles. Mais étaient-ce bien des pleurs d’espérance et de joie qui coulaient de ses yeux à la pensée du bonheur de Phédor auprès d’une autre femme ?

« Vous pleurez, Lénida ? lui demanda la fée du ton de la plus affectueuse sollicitude.

— Oui, c’est que… Mon Dieu ! ma bonne amie, je ne sais pas ce que j’ai… je ne me sens pas bien.

— Vous avez la fièvre, dit Amica avec douceur, en lui touchant le poignet. Venez avec moi ; un peu de repos vous remettra, je l’espère… Ne vous retenez pas de pleurer, les larmes allégissent le cœur. »

Elle l’emmena dans sa chambre, où elle la fit déshabiller et mettre au lit. Le sommeil ne tarda pas à fermer ses paupières mouillées. Alors la fée traça autour d’elle un cercle magique, et, lui découvrant la poitrine, lui toucha le sein au bout de sa baguette. Aussitôt une flamme brillante et nuancée de plusieurs couleurs en jaillit. Amica prit dans ses mains cette flamme légère, et, l’ayant séparée exactement en deux nuance par nuance, en renferma la moitié dans le chaton d’une bague enchantée qu’elle portait au doigt. L’autre moitié, qui, après cette séparation, avait pris le même volume que la flamme entière, restée libre, voltigeait au-dessus de Lénida, toujours endormie. Amica traça en sens inverse du premier un nouveau cercle autour d’elle. En même temps, la flamme s’abaissa peu à peu, et, s’étant posée sur le sein de la jeune fille, disparut là. La fée ramena sur les belles épaules nues de sa pupille la blanche couverture qu’elle en avait écartée, déposa sur son front candide un baiser maternel, rejoignit les rideaux de l’alcôve, et sortit de la chambre pour aller s’enfermer dans son laboratoire.


VII
LE MARIAGE.


La leçon que Lénida venait de recevoir, en lui démontrant que le Ciel place souvent les plus nobles cœurs, les plus vastes intelligences, dans les corps les plus disgraciés de la nature, chez les individus les plus mal partagés des dons de la fortune, n’ébranla en rien sa fatale croyance à une sympathie complète, et ne produisit d’autre effet sur elle que celui de lui inspirer la crainte poignante que le Destin n’eût rendu la contr’épreuve de son âme habitante d’un corps semblable à celui du sauvage, du chiffonnier ou du vieillard paralytique.

La dix-septième année de Lénida allait bientôt rejoindre ses sœurs et s’envoler dans le passé. Amica, qui, dans son officieuse amitié, cherchait tous les moyens d’arracher l’imagination de sa pupille à la noire mélancolie qui s’était emparée d’elle, donna, pour célébrer son anniversaire, une fête superbe où assista toute la noblesse des environs. On présume qu’une fée doit s’entendre à donner un bal ; rien ne manqua dans celui-ci pour le plaisir de tous les invités, ni même pour celui de l’héroïne, qui ne s’attendait qu’à y faire une longue séance d’ennui, et qui s’y plut de cœur et d’esprit, comme jamais encore elle ne s’était plue à aucun bal.

Le lendemain de cette fête, Amica entendit frapper d’un doigt timide trois ou quatre petits coups à la porte de son cabinet.

« Qui est là ? demanda-t-elle.

— C’est moi, ma bonne amie ; vous n’êtes pas occupée ?

— Non, entrez… Regardez-moi donc, enfant ; comme vous êtes fraîche aujourd’hui ! Il brille sur tout votre visage un air de santé et de joie que depuis long-temps vous n’y laissiez plus voir. Le bal ne vous a pas fatiguée, à ce qu’il parait ?

— Ob ! non, je me sens bien mieux ce matin… Mais je ne crois pas que ce soit à la danse que je sois redevable de l’effet salutaire produit sur ma santé.

— À quoi donc alors attribuez-vous…

— Je voudrais bien vous le dire, j’en ai besoin même, et pourtant je n’ose !… Ma bonne amie, si j’étais sûre que vous ne vous fâchassiez pas contre moi !…

— Parlez ! la crainte d’un reproche ne doit point faire reculer la franchise. Voyons, quel aveu avez-vous à me faire ? ne le retenez pas si long-temps sur vos lèvres. Je vous écoute.

— Dites-moi, ma bonne amie, avez-vous remarqué ce beau jeune homme, ce joli blond, avec qui j’ai dansé presque toute la nuit ?

— Le comte Similo ?

— Ah ! il s’appelle Similo !… Il n’est pas marié, n’est-ce pas ?

— Non, car il cherche une femme… Mais pourquoi cette question, Lénida ?

— C’est que voyez-vous… si vous voulez que je parle vrai… je crois que c’est lui…

— Lui ?… et qui donc ?

— Oui, lui, celui que j’attendais… Mon double moi…

— Vous l’avez enfin rencontré ! Et comment avez-vous découvert aussi vite que l’âme du comte et la vôtre formaient tout juste la paire ?

— Oh ! ma bonne amie, c’est que le cœur apprend plus vite encore un cœur qui lui ressemble, que les yeux n’apprennent un visage aimé. D’ailleurs, nos âmes s’étaient vues dans le ciel, il ne leur a fallu que le temps d’un éclair pour se reconnaître ici-bas. Je vous réponds que c’est lui. Et si vous voulez quelque preuve à l’appui de mes paroles, je vous dirai que ce qui m’a entièrement convaincue que l’émotion que j’ai éprouvée à la vue du jeune comte n’était point une émotion trompeuse, un faux pressentiment, c’est qu’il ne m’a pas adressé un seul mot, que je ne l’eusse d’avance dans ma pensée, tout prêt à le lui dire, comme lui avait aussi dans la sienne (je l’ai bien vu à ses réponses) toutes les questions que j’avais à lui faire. C’est une preuve, cela !

— Très convaincante en effet ; et pour en augmenter encore la force persuasive, s’il est possible toutefois qu’on puisse ajouter à votre conviction, je vous prierai de me faire lecture de cette lettre qu’un courrier vient de m’apporter à l’instant même. Elle est du comte Similo.

— De lui ! Déjà ! Qu’il est aimable !… C’est singulier, ma bonne amie, comme son écriture ressemble à la mienne ! »

Voici l’épître amoureuse du comte, que nous lirons nous-mêmes, si vous voulez bien ; car Lénida nous impatienterait à l’entendre se récrier à chaque ligne sur la beauté du style et la vérité des sentimens. La lettre est adressée à la fée.

« Noble Amica,

« Persuadé depuis long-temps que mon rang, ma fortune et ma liberté ne contenaient pour moi que de chétives parcelles de félicité ; convaincu que Dieu avait mis mon bonheur dans un cœur de femme semblable au mien, j’ai cherché sous divers cieux cette moitié de mon existence égarée, cette âme sœur de la mienne, que le destin créa pour moi. Mais jusqu’à ce jour je n’avais pu trouver cet être que j’aimais d’avance de tout mon amour, que j’appelais à moi de tous mes vœux. Nulle femme encore n’avait pu me comprendre, comme je voulais qu’elle m’entendît ; je n’avais vu, dans aucune pensée, l’entier reflet de la mienne, et je cherchais, triste de ma course inutile et de mes vœux perdus.

« Hier, noble Amica, hier enfin, mon âme a reconnu sa sœur, a retrouvé sa compagne du ciel. Oui, cet être enchanteur déjà vu tant de fois dans mes rêves d’amour, cet ange inconnu de mes yeux, s’est montré à moi sous la plus suave, la plus ravissante forme de femme, celle qu’a prise sur la terre la belle, l’adorable, la divine Lénida ! Oui, c’est bien elle, elle, dont le cœur palpite des mêmes battemens qui gonflent mon sein de jeune homme, dont la pensée renferme les mêmes désirs, les mêmes convictions que mon ardente pensée. Ô mes songes d’azur ! vous la caressez de vos ailes. Ô mes illusions parfumées ! vous embaumez aussi cette âme fraîche et pure ! Ciel ! de quel vague enchantement, de quelle idéale, extatique, ineffable ivresse n’ai-je pas été délicieusement transporté, quand sa douce voix de jeune fille a fait tomber une à une ses paroles sur mon cœur, comme des gouttes d’une rosée mystérieuse et divine ! Ô mon ciel d’amour ! de quels flots de lumière n’avez-vous pas été tout à coup inondé par la présence de cet astre brillant, dont vous attendiez la clarté pour vous dévoiler de la nuit !

« Respectable fée, vous dont les soins affectueux ont cultivé cette fleur charmante que les autans n’ont point encore battue ; ne foulez pas aux pieds ma brûlante prière de jeune homme et d’amant ! Laissez-vous toucher de pitié par les tourmens de l’angoisseuse incertitude dont je suis dévoré, en attendant votre noble réponse, cet arrêt de ma destinée. Ne soyez point amère et rigoureuse, soyez-moi douce et favorable ; accordez à mes vœux délirans la main de la belle Lénida. Si vous me la refusez pour épouse, à quel autre pourrez-vous la donner qui sache mieux la comprendre que moi, qui puisse mieux apprécier tout ce qu’il y a, dans cette âme, de fraîcheur et de suavité d’émotions ! Non, Dieu, qui n’a pas créé deux cœurs de femmes comme le sien, n’a pas non plus formé deux âmes d’hommes semblables à la mienne. Laissez-nous marcher dans la même voie, vivre de la même existence, être heureux du même bonheur !

« Noble Amica, ne brisez pas mon cœur par un cruel refus ; n’éteignez pas mon large foyer d’espérances ! ne désenchantez pas ma vie, ne décolorez pas mon prisme ravissant ; ne m’assombrissez pas mon brillant horizon ! Hélas ! je vis des siècles par minute, ou plutôt mon existence est suspendue au-dessus d’un abîme ! Ne me réduisez pas à chercher dans la mort le bonheur perdu pour ma vie. Oh ! pitié ! pitié ! »

« Ah ! ma bonne amie ! s’écria Lénida suffoquée d’admiration, l’inappréciable lettre ! Quel sentiment ! quel feu ! Comme c’est profondément senti ! comme c’est palpitant d’émotions ! Est-ce que vous ne trouvez pas ?

— Oui, répondit la fée, en hochant de la tête, c’est beau comme le Traité de la Sympathie.

— Que je la relise encore ! Comme c’est cela… Ma bonne amie, que lui répondrez-vous à ce pauvre jeune homme ?

— Ce que vous voudrez. Vous dicterez la réponse.

— Alors dites-lui Oh ! ma bonne amie, ne pourriez-vous pas deviner ce que je veux lui dire ?

— Que vous l’acceptez pour époux sur la terre, puisque le destin à marié autrefois vos deux âmes dans les cieux !

— Oui, c’est cela, oui ! Que vous êtes bonne de l’avoir dit vous-même ! Oh ! combien nous nous aimerons ! comme nous serons heureux !

— Je le désire.

— En doutez-vous ?

— Ma chère enfant, le bonheur a si peu de prise, que c’est une grande chance que de pouvoir l’arrêter au passage.

— Il faut espérer qu’à nous deux nous parviendrons à l’enchaîner. Maintenant que mon double moi est trouvé, avouez, ma bonne amie, que c’était dans la crainte-que je ne pusse le rencontrer que vous me disiez qu’il n’existait pas ; avouez-le.

— Mon Dieu, je conviendrai là-dessus de tout ce qu’il vous plaira que je convienne.

— J’étais bien sûre, moi, qu’il existait ! Mais ce pauvre comte, il souffre, il dépense beaucoup de sa vie à attendre votre réponse. Oh ! ne le faites pas languir ! »

Alors l’impatiente arrangea devant la fée tout ce qu’il lui fallait pour écrire, et Amica, prenant la plume, ne traça pour toute réponse à la longue épître du jeune amoureux qu’un seul mot au-dessus de la signature : « Venez ! »

« Ma bonne amie, n’oubliez pas de lui dire…

— C’est fini.

— Fini ? déjà !

— Tenez, lisez vous-même.

— « Venez ! » rien qu’un mot ! comme c’est froid !

— Aimeriez-vous mieux que je lui écrivisse quatre pages minutées, pour lui dire seulement que nous l’attendons ? Et son impatience, comment s’arrangerait-elle d’une pareille lecture ? vous n’y songez donc plus ?

— Au fait, ce mot dit tout… Envoyez-le donc bien vite. »

Un domestique fut sonné, et la réponse partit.

L’amour a des ailes, le comte ne se fit pas attendre.

Comme alors on n’avait pas besoin pour se marier de voir pendant plusieurs jours son nom de fiancé mis au carcan, sur une affiche de mairie, le mariage du comte et de la jeune fille ne fut retardé que le temps qu’il fallut pour les apprêts de la noce, et ce délai ne fut pas long, la complaisante fée accommodant sa diligence à l’impatience des deux amans. Il nous faudrait une plume trempée dans du phosphore, au lieu d’encre, pour décrire le ravissement, le délire, l’extase de bonheur, dont les deux sympathiques âmes furent transportées en prononçant l’irrévocable Oui. Aussi, ferons-nous beaucoup mieux de nous taire là-dessus, que de parler pour ne rien dire, ou à peu près.

Au retour de l’autel, la fée prit en particulier les deux époux, et leur dit que depuis long-temps elle remettait à faire un voyage de la dernière importance, qu’elle avait toujours ajourné, ne voulant pas laisser Lénida sans mentor pendant son absence. Mais qu’alors la jeune fille ayant l’appui d’un époux, elle allait profiter des premiers temps de leur mariage pour accomplir un devoir différé, que déjà ses ordres étaient donnés pour les apprêts de son voyage, et qu’elle partirait le soir même après le festin. Elle ajouta qu’elle les laissait maîtres absolus dans son palais, qu’ils y seraient libres dans toutes leurs actions, hors dans une seule, et c’était celle de sortir de ce palais avant son retour ; mais que probablement il ne leur prendrait pas envie de s’en éloigner, ayant le bonheur avec eux pour leur embellir leur demeure. Elle ajouta encore que si par hasard ils avaient besoin d’elle, ils n’auraient qu’à jeter à son adresse un mot d’écrit dans le tronc d’un vieux chêne qui se trouvait à l’une des extrémités du parc ; qu’elle arriverait aussitôt ; mais qu’ils ne devaient employer ce moyen que dans un cas urgent, dans un extrême besoin de sa présence ou de ses secours.

Amica partit le soir même, comme elle l’avait annoncé le matin.

Ce départ de la fée jeta bien un peu de tristesse au fond de la joie de Lénida ; mais ce jour-là l’amour avait la voix trop haute pour que celle de l’amitié fît beaucoup de bruit à se plaindre. Et pourtant, Lénida aimait sa bonne amie de toute la tendresse qu’elle n’avait pu donner à la baronne. Oui, mais quand on s’unit pour la vie à l’âme de son âme, il est bien pardonnable de ne pas éprouver trop de regrets de l’absence d’une mère.


VIII
PENDANT UN MOIS.


Le lendemain des noces, ils se disaient tous deux :

« Ô ma Lénida, que la vie paraît belle au cœur quand on aime et qu’on est aimé !

— Ô mon Similo, qu’un amour partagé prête à l’existence de charmes tout-puissans !

— Que nous serons heureux !

— De quel bonheur ne jouirons-nous pas !

— Tous les jours se lèveront pour nous calmes et purs dans un ciel azuré, ô mon idole chérie !

— Oui, tous nos instans s’écouleront tranquilles et colorés d’amour, ô mon ange adoré !

— Vois-tu là-bas, ma bien-aimée, comme les eaux du lac sont paisibles et transparentes ; une barque légère glisserait comme un cygne au cou blanc sur cette onde en repos, et nos âmes, au doux bruit de la rame frappant sur la vague docile, à l’humide soupir des flots, au frais baiser d’un souffle ami, confondraient leurs songes épars, se berceraient ensemble d’une suave et tendre rêverie !

— Oui, une promenade sur le lac ! viens, mon ange, et respirons nos âmes comme le parfum des fleurs de la rive embaumée ! »

Ils appelèrent leurs gens, et bientôt la barque légère glissa comme un cygne au cou blanc sur les vagues du lac.

Huit jours après, ils se disaient tous deux :

« Ne trouves-tu pas, mon ami, qu’il n’y a point de fonds aussi difficile à bien placer que le temps ?

— C’est vrai, ma bonne, on ne sait comment l’employer pour qu’il rapporte quelque chose au cœur. C’est presque toujours en pure perte qu’on le dépense. Cependant il faut chercher un moyen de le placer plus sûrement que nous n’avons fait jusqu’ici.

— Si nous partagions la journée en divers travaux, si tantôt nous nous occupions à peindre, tantôt à faire de la musique, ou à lire, à étudier, cela ôterait un peu de sa monotonie au temps dont nous ne savons que faire. La causerie, c’est bien ; mais on ne peut pas toujours causer, surtout quand l’un ne dit jamais que ce que l’autre pense ; car, avant que tu parles, mon ami, je sais déjà tout ce que tu vas dire. Et, vois-tu, la conversation n’est pas long-temps soutenable quand on ne fait que se servir d’écho : ayant toujours le même avis, nous ne nous apprenons rien ni l’un ni l’autre ; et comme l’esprit humain veut toujours savoir, je crois qu’une discussion, une dispute même, doit être préférable à ce tranquille échange de pensées semblables. C’est vraiment, vois-tu, mon ami, le troc de deux pièces de monnaie de la même valeur et frappées au même coin.

— Tu as grandement raison, Lénida, et quand tu as ouvert la bouche, j’avais sur les lèvres, pour te l’adresser, la même proposition que tu viens de me faire, et dans l’esprit la même réflexion qui est passée dans le tien.

— Allons dans l’atelier, prenons chacun une toile neuve de la même grandeur, et chargeons-la de couleurs comme nous l’entendrons, mais sans nous communiquer le sujet qu’il nous prendra fantaisie de représenter.

— Oui, allons. »

Ils se rendirent dans l’atelier, choisirent leur toile, se placèrent à leur chevalet, et commencèrent ensemble à donner le premier coup de pinceau, après être convenus que l’un ne viendrait pas regarder l’ouvrage de l’autre, à moins que l’autre ne l’appelât pour le lui montrer, et que tous deux garderaient un profond silence, afin de ne pas se troubler dans leurs méditations.

Il y avait trois grandes heures qu’ils travaillaient sans mot dire, à l’exception de quelques exclamations a parte, lorsqu’ils se levèrent en même temps, chacun disant à l’autre de venir voir ce qu’il faisait.

« C’est étrange ! s’écrièrent-ils en regardant leur ouvrage, c’est entièrement pareil à ce que je viens de faire ! »

En effet, les deux sujets massés n’en faisaient qu’un : même invention, même disposition, aussi ressemblans que deux exemplaires de la même gravure.

« Je voulais te prier, ma bonne, de me donner un conseil sur la manière d’éclairer cette figure ?

— J’allais te demander la même chose, mon ami ; quel côté penses-tu qu’il faille laisser dans l’ombre ?

— Je ne le sais pas mieux que toi ; voyons, réfléchis.

— Réfléchis toi-même ; est-ce que tune peux pas me donner un avis ?

— Mais toi, ne peux-tu me conseiller ?

— Comment, mon ami, tu n’en sais pas assez pour…

— Mon Dieu ! ma bonne, tu n’en sais pas plus que moi là-dessus.

— C’est vrai, il nous faudrait un tiers pour le consulter.

— Dis-moi, la feras-tu blonde, cette tête ?

— Non, brune, avec des cheveux noirs ; et toi ?

— Brune aussi, avec des cheveux de jais.

— Tiens, puisque nous parlons de cheveux, il me semble, Similo, que si tu les avais noirs, ou du moins châtain foncé, tu aurais l’air plus noble.

— Il me semble aussi, Lénida, que si tu avais de longues tresses d’ébène au lieu de tes boucles dorées, tu aurais la physionomie plus animée, plus spirituelle encore.

— C’est une idée ; peut-être des cheveux noirs ne feraient pas en harmonie avec la forme de mes traits. D’ailleurs, j’ai toujours entendu vanter la nuance de ma chevelure, et je la trouve bien comme elle est.

— Moi aussi, ma chère amie, j’ai entendu dire à beaucoup de femmes que j’avais une chevelure charmante ; ainsi, point de reproches. »

Quinze jours après le mariage, il se passa ceci :

Lénida était seule dans son cabinet, Similo était renfermé dans le sien : la jeune femme écrivit un billet, le ploya, le cacha dans son sein, et sortit furtivement. Elle se dirigea vers l’extrémité du parc, où se trouvait ce vieux chêne au tronc creusé par le temps, et dans lequel la fée avait dit aux deux époux de déposer les lettres à son adresse, s’ils avaient besoin de sa présence. Ce chêne était entouré d’un cercle de jeunes arbres, et l’on ne pouvait voir en arrivant d’un côté ce qui se trouvait de l’autre. Lénida s’avançait à pas légers et craintifs, prêtant l’oreille, et retenant sa respiration agitée. Arrivée près de l’arbre désigné, elle ôta de son sein le billet qu’elle venait y cacher, et avançant la main, elle allait le jeter dans le tronc, lorsqu’elle recula tout à coup en poussant un cri de surprise et presque d’effroi :

« Similo !

— Lénida ! »

Le jeune comte était venu du côté opposé au chemin qu’avait suivi sa femme ; il avançait également la main pour jeter aussi, lui, dans le creux du chêne une lettre à l’adresse de la fée, lorsque tous deux restèrent stupéfaits de cette rencontre inattendue. Chacun, par un mouvement convulsif, retint et froissa son billet ; leurs yeux se baissèrent, et leur front se couvrit de rougeur.

« Pourquoi vous rencontré-je ici, Lénida ?

— Mais vous-même, Similo, pourquoi vous y trouvé-je ?

— Que veut dire cette lettre que vous cachez dans votre main ?

— Que signifie ce billet qu’emprisonnent vos doigts ?

— Ai-je des comptes à vous rendre ? un mari n’est-il pas libre de ses actions ?

— Une femme n’a-t-elle pas sa part de liberté ?

— Oui, mais vous auriez dû me montrer cette lettre avant de l’apporter ici.

— M’avez-vous communiqué le contenu de votre billet ?

— Que pouvez-vous écrire à la fée ?

— Que pouvez-vous lui dire ?

— Tenez !

— Tenez !

Et tous deux, soit honte, soit humeur, échangèrent leurs épîtres.

Les deux lettres, en phrases différentes, signifiaient la même chose. Toutes deux disaient :

« Venez, nous nous ennuyons à la mort ; nous avons besoin de votre présence pour ramener la joie auprès de nous ; venez, nous ne pontons plus y tenir. »

— Ah ! vous vous ennuyez avec moi, Lénida ?

— Similo, vous vous déplaisez donc ici ?

— C’est votre faute, c’est vous qui me rendez la vie monotone.

— Hélas ! c’est vous aussi qui me faites l’existence insipide.

— Une femme qui ne sait me dire que ce que j’ai déjà prononcé !

— Un mari qui ne fait que me renvoyer mes paroles !

— Et puis ne pouvoir sortir d’ici ! C’est un séjour charmant, j’en conviens ; mais il n’y a pas de différence, entre le plus sombre cachot et le plus brillant palais dont la porte est fermée.

— Et moi, je sens que j’ai besoin de la présence de celle qui m’a tenu lieu de mère. L’amour ne suffit pas à toute la vie ; l’amitié emploie une large part de l’existence morale. Et si je ne vous ai pas parlé de cette bonne, de cette excellente Amica, c’est par égard pour vous, c’est parce que je craignais que vous ne pensassiez que je voulusse vous dérober quelques-uns des sentimens qui vous sont dus.

— Et moi aussi, Lénida, c’est par égard pour vous que je ne vous ai point parlé de mes amis absens. Mais je ne les ai point oubliés pour cela ; je sens comme vous que l’amitié a des droits que l’amour est contraint de reconnaître, et j’ai besoin de retrouver mes amis comme vous de revoir Amica.

Hélas ! répliqua tristement la jeune femme, nous qui pensions qu’avec de l’amour seul on avait de quoi remplir son cœur ! Qu’il a de place pour d’autres affections !

— Oui, l’amour ne remplit qu’une portion de l’âme. Combien il reste de pensées et d’émotions à donner à d’autres sentimens ! Insensé qui ne sait élever qu’un autel dans son cœur, celui de l’amour ! quand son idole est renversée, que peut-il faire de l’encens de son âme ! »

Leurs mains tenaient encore la supplique adressée à la fée ; tous deux hésitaient à jeter cet aveu de leur ennui mutuel. Ils se consultèrent et finirent par être d’avis de déchirer leurs billets, réfléchissant qu’il leur serait honteux d’avouer qu’ils n’avaient eu dans leur cœur que quinze jours d’amour, après avoir fait céder à la cause de cette passion l’intérêt de toutes les autres.

Une neige de papier tomba donc sur l’herbe, au pied du vieux chêne, et les deux époux, ennuyés, rentrèrent chez eux, chacun dans son appartement.

Voulez-vous savoir ce qui arriva un mois après le mariage ?

La jeune femme était assise, la tête appuyée sur une main, le front pâle, les joues livides, les yeux mornes et fixes, et le regard incliné vers la terre ; Similo était devant elle, pâle aussi, et l’œil tristement abaissé.

« Oui, dit enfin Lénida, avec un long et douloureux soupir, oui, la vie n’a plus de fleurs, plus de parfums pour nous !

— L’existence n’est plus à nos lèvres qu’un breuvage amer ; nous avons perdu toutes les illusions qui pouvaient, de leur miel, en adoucir l’acre saveur ! Le temps les a toutes emportées sur son aile rapide, et la vie doit s’en aller quand la dernière illusion s’en va.

— Arrachons-la de notre sein, cette existence défleurie comme on fait d’une plante effeuillée dont la tige ne doit plus verdir, et qui n’est plus qu’un bois inutile, chargeant la terre de sa triste parure, de son deuil infécond.

— Qu’importe que nous renversions la coupe encore presque remplie, que nous nous asseyions aux premiers pas du chemin ? À quoi bon aller plus loin dans une voie aride, sous un ciel orageux ? que nous resterait-il pour nous embellir le trajet ? Nous n’avons plus l’amour pour marcher avec nous et charmer le voyage !… Car, enfin, nous ne nous aimons plus !

— Non ! ce sentiment a passé dans notre cœur comme un rapide incendie ; il a tout consumé ce qu’il a rencontré d’affections. Non, nous ne nous aimons plus, et ce n’est pas seulement un effet détruit, c’est la cause elle-même anéantie. Mon Dieu, devions-nous donc aussi vite épuiser notre somme d’amour !

— Il faut mourir, il faut quitter une terre où ne peuvent éclore les germes du bonheur, où tout se flétrit et se décolore, où tout n’est que déception, que mensonge, qu’une raillerie continuelle du sort.

— Oui, allons chercher aux cieux ce que nous n’avons pu rencontrer ici-bas ; allons-y retrouver nos illusions perdues : peut-être nos âmes, rafraîchies d’un souffle céleste, pourront-elles encore se parfumer d’amour.

— Le bonheur, s’il est vrai qu’il en existe, si ce mot n’est pas un vain son, une parole vide de sens, ne peut prendre racine sur la terre ; c’est un fruit divin qui ne peut mûrir que dans les cieux, sa patrie éternelle.

— Eh bien ! pourquoi tenir encore nos ailes ployées ? pourquoi rester où l’air manque à notre âme ? Allons, partons ensemble, comme deux hirondelles qui reviennent à leur berceau de fleurs !

— Oui, retournons tous deux au ciel, puisqu’il n’est plus sur la terre de liens pour nos cœurs. »

Ils se levèrent, et s’approchèrent d’une table où étaient déposées deux coupes d’or remplies d’un breuvage empoisonné.

« Avant de boire la mort et l’oubli d’ici-bas, Similo, échangeons entre nous l’excuse de nos fautes. Mon ami, pardonne-moi de ne t’avoir fait que malheureux, après t’avoir promis un éternel bonheur.

— Et toi, Lénida, pardonne-moi de t’avoir appauvrie d’amour.

Le comte et sa femme se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et répandirent de silencieuses larmes. Mais bientôt leurs yeux furent secs, et leurs regards tranquilles se portèrent sur la pendule, dont l’aiguille allait bientôt passer sur la même heure à laquelle, il y avait un mois de cela, ils avaient, au pied de l’autel, juré de bouche et de cœur de s’adorer toujours.

« Il n’y a pourtant qu’un mois, Similo, que nous croyions, avec la foi la plus sincère, à la possibilité d’une félicité inépuisable, rien qu’un mois, et déjà la source en est tarie !

— Pour jamais ! Comme le temps va vite à moissonner les plus chères émotions ! que ferions-nous maintenant dans la vie ?

— Rien ! »

L’aiguille marchait toujours, le marteau sonore allait frapper l’heure suprême. Ils prirent tous deux le vase empoisonné ; mais avant de le porter à leurs lèvres, ils se regardèrent, et, par un mouvement spontané, ils échangèrent leurs coupes en se disant :

« Je t’ai ôté le bonheur, il est juste que je te le rende en te donnant la mort.

— Adieu, triste séjour, adieu !

— Adieu, pâle existence, adieu ! »

Et d’une main ferme, ils approchèrent la mort de leurs lèvres ouvertes.

Mais à l’instant même avant que la bouche de la jeune femme eut goûté au funeste breuvage, un son métallique et pur se fit entendre, et la coupe, violemment heurtée, s’échappa de ses mains.

Était-ce le bruit de l’heure que sonnait la pendule ? Non, c’était celui du choc de la baguette de la fée contre la coupe fatale, qui, toute pleine encore, se renversa aux pieds de Lénida.


IX
LE MOT DE L’ÉNIGME.


« Ma bonne amie ! ô ciel ! où me cacher ?

— Malheureuse ! qu’alliez-vous faire !

— Mourir, car la vie m’est odieuse Mourir ! comme Similo… Ah ! laissez-moi m’en aller avec lui !… il m’attend !… voyez-vous ! »

En effet, le pauvre comte était tout prêt à s’en aller. L’infortuné, après avoir vidé sa coupe, était tombé sur un sopha, et là expirait sans secousse, dans une silencieuse et tranquille agonie.

« Similo, continua sa femme en courant à lui, ne t’en va pas sans moi ! Nous devons partir ensemble, tu le sais : nous l’avons promis… Attends-moi !

— Lénida ! » dit la fée.

Mais Lénida n’entendait point. Agenouillée auprès du moribond, elle appuyait contre son sein sa tête défaillante ; elle pressait, pour les réchauffer dans ses mains brûlantes de fièvre, les froides mains du malheureux. Puis, tout à coup, elle se lève, se retourne, et, se précipitant aux pieds d’Amica :

« Au nom de votre puissance, au nom de l’amitié que vous eûtes pour moi, ma bonne amie, préservez-moi d’un crime ; secourez Similo ! Éloignez de lui la mort qui vient le prendre… Empêchez-moi d’être son assassin. Oh ! par pitié ! sauvez mon époux !

— Hélas ! répondit Amica, je n’ai point de droits sur la mort ; je ne puis la contraindre à me rendre la proie qu’elle emporte.

— Mais il vit encore, il vit !… Sentez-vous son cœur palpiter ?… Similo, tu m’entends, n’est-ce pas ? continua-t-elle avec égarement Tu m’entends, tu vas me répondre. Oh ! de grâce ! une parole ! une seule ! dût-elle être pour me maudire ! Dis-moi que tu me hais, mais parle, au nom du Ciel !… Tu ne me réponds pas… Mon Dieu !… Écoute, Similo, promets-moi de vivre et je mourrai, moi !… je mourrai pour te rendre libre et te redonner le bonheur avec la liberté ; ou bien si, pour mieux me punir, tu me condamnes à subir l’existence, j’obéirai ; je serai ton esclave, je vivrai courbée par ma honte sous ta haine et sous ton mépris. Quelque pesant que soit ton joug, je le porterai sans me plaindre, je me résignerai à mon avilissement. Mais réponds-moi ! dis-moi que tu vivras, Similo ! Ciel ! il se tait encore… Ma bonne amie, secourez-le donc… Vous ne voyez donc pas qu’il n’a plus qu’un instant !…

Amica ayant laissé aller le bras du comte, dont elle interrogeait les faibles pulsations, le malheureux fit un mouvement convulsif, se souleva et retomba en poussant un profond soupir : c’était le dernier. À peine se fut-il exhalé, qu’une flamme légère et nuancée vint se poser sur les lèvres bleues du cadavre, et s’en échappa aussitôt.

« Grand Dieu ! s’écria Lénida épouvantée, en fuyant à l’autre bout de la chambre. Ma bonne amie ! voyez-vous cette flamme qui me poursuit ? c’est le feu du ciel ! c’est la mort ! Ah ! sauvez-vous ! que ce feu vengeur ne consume que moi ! Sauvez-vous, vous devez vivre, et moi je dois mourir ! ajouta-t-elle en se cachant la tête.

— Calmez-vous, enfant ! rouvrez les yeux, regardez.

— Ah ! je ne la vois plus, cette flamme terrible. Vous l’avez éteinte. Oh ! merci, merci.

— Non, répondit la fée, le souffle de Dieu même n’éteindrait point une flamme semblable. Elle est passée dans votre sein.

— Dans mon sein, dites-vous ! c’en est donc fait, et je vais expirer dans d’horribles tortures ! Oh ! déjà quel feu dévorant circule dans mes veines ! quelle souffrance atroce !

— Oui, dans votre imagination, mais seulement là. Calmez-vous, vous ne mourrez point, vous n’êtes pas…

— Quoi ! interrompit la jeune femme d’un air égaré, il se pourrait… »

Mais Amica, par l’effet de son pouvoir, lui imposant le silence et l’immobilité, poursuivit ainsi :

— Écoutez-moi, Lénida. N’ayant plus qu’un moyen de vous guérir d’une manie dangereuse, de votre funeste croyance à la sympathie complète de deux âmes créées l’une pour l’autre, j’obtins du destin la permission de séparer la vôtre exactement en deux, en conservant à chacune de ces parts égales la force de l’âme entière. Je l’ôtai donc de votre corps, tandis que vous dormiez d’un magique sommeil. J’en enfermai la moitié dans le chaton de cette bague ; l’autre moitié rentra dans votre sein, dont elle était sortie. Je formai une statue d’argile représentant un jeune homme ayant l’âge, la taille et le visage que vous désiriez trouver dans votre époux. Quand la statue fut achevée, j’ouvris ma bague ; la flamme que j’y avais renfermée, devenue libre, alla se placer sur la bouche immobile de ce froid simulacre d’un être humain, sépara les lèvres et pénétra jusqu’à l’endroit du cœur. Cette flamme, c’était la vie intellectuelle, c’était l’âme. Mais cette existence n’était que prêtée pour un temps, et lorsque le fatal breuvage a coulé dans les veines du comte, l’époque expirait où il devait vous rendre la moitié de votre âme, qui vient de se réunir à l’autre moitié. Mais cet être fictif que je vous avais donné pour époux n’était rien par lui-même, n’avait pas plus d’existence à lui que la glace qui vous rend votre image n’a de couleurs et de formes à elle. C’était tout simplement un miroir moral où se reflétait votre âme ; c’était vous qui pensiez d’abord, et lui qui vous renvoyait votre pensée, comme l’écho qui renvoie les sons qu’on lui jette.

— Serait-il possible ! dit la jeune fille en revenant à elle ; ma bonne amie, ne me trompez-vous pas ? Quoi ! Similo n’aurait été…

— Qu’une terre insensible, une froide statue ; regardez. »

Alors, le cadavre de Similo, s’éclipsant par degrés, comme une vision du sommeil, ne fut bientôt plus qu’un petit monceau de poussière argileuse qui se dissipa dans l’air en nuage léger.

« Ah ! continua Lénida soulagée de la peur d’un crime, grâce à vous, je ne suis pas coupable, car je n’ai pu donner la mort à qui n’avait point la vie. Ma bonne amie, la leçon a été terrible, mais qu’elle sera féconde !

— Croyez-vous encore que le bonheur ne peut exister que dans la sympathie ?

— Non ! ce que je crois, c’est qu’il est impossible de rencontrer deux êtres entièrement sympathiques, et que, si par hasard pourtant la puissance créatrice, par une exception à l’ordre de sa diversité sublime, formait deux esprits tout semblables, elle se garderait bien de les destiner l’un à l’autre. Car le sentiment qui chez eux parlerait le plus haut serait celui d’une haine mutuelle, d’un réciproque ennui.

— Vous avez vu par vous-même ce qui résulterait d’une telle union : ne possédant qu’une pensée à deux, si l’un des époux s’égarait, l’autre le suivrait nécessairement dans la voie de l’erreur ; éprouvant à la fois le même désir, lequel pourrait céder à l’autre objet souhaité ? si quelque danger menaçait l’un, l’autre pourrait-il le secourir quand il tremblerait aussi de la même frayeur ? Quel secours, soit physique, soit moral, pourrait-on se prêter ? quels conseils se donner ? En marchant au juste du même pas dans la route de la vie, ni l’un ni l’autre ne pourrait se faciliter le passage, tous deux se heurteraient ensemble à chaque pierre du chemin.

— Que vous avez bien raison, ma bonne amie ! Comment ai-je pu être assez en démence pour croire à la possibilité du bonheur d’une pareille union ?

— Vous n’êtes pas la seule personne qui se soit bercée d’une telle chimère. Il y a bien des gens qui voudraient aussi rencontrer leur reflet de cœur, et ce désir insensé ne vient chez eux que d’un excès d’amour-propre.

— Comment ?

— Oui, dans l’examen qu’on fait de soi-même, on se croit si avantageusement partagé des dons de la nature, qu’on se paie un tribut d’admiration et de préférence sur le reste du monde. On ne trouve que soi d’assez digne d’amour, et, pour l’aimer alors, on cherche son semblable, s’imaginant que l’ayant trouvé, tout ce qu’on ferait serait bien, car on ne s’avoue pas capable de rien faire de mal.

— C’est encore vrai ce que vous dites là, ma bonne amie. J’y réfléchis maintenant, mon choix était fait par ma vanité. Ce qui me le prouve, c’est que j’ai souvent fait des reproches à Similo sans m’apercevoir que je commettais les mêmes fautes. Je voyais ses torts et je ne regardais pas aux miens, j’en avais pourtant comme lui ! Et l’accuser, c’était me fâcher contre l’écho et gronder un miroir.

— Quel chemin alliez-vous prendre pour échapper à votre ennui ? la mort. N’ayant plus d’amour, vous croyiez qu’il fallait mourir, et vous ne songiez pas à moi, à ma douleur, à mes regrets. Vous ne pensiez pas qu’il est du devoir de l’homme d’essayer son courage à lutter contre le malheur ; que le Ciel ordonne la résignation aux peines qu’il envoie ; qu’on n’est pas maître de sa vie, et que se l’ôter est un crime comme de l’arracher à un autre.

— Hélas ! je ne pensais pas que le meurtre de soi-même fût un assassinat ; je voulais mourir, parce que je n’avais plus d’illusions pour m’enchanter la vie.

— Parce que vous n’étiez plus amoureuse. Le bonheur n’est-il donc possible qu’à l’amour ? Pour être heureux encore lorsqu’on a perdu ce sentiment, ne reste-t-il pas (doux charmes de la vie) l’amitié, la bienfaisance, la pitié, la vertu, enfin ? Croyez-vous qu’il n’existe pas de vieillard qui se trouve heureux, et qui le soit ?

— Oh si ! J’étais bien aveugle et bien coupable ! Mais, dites-moi, ma bonne amie, si l’on se hait quand l’on se ressemble, pour s’aimer il faut donc être l’opposé l’un de l’autre ?

— Pas en tout, mais en beaucoup de choses. Entre une parfaite ressemblance et une opposition complète, il est un milieu qu’il faut choisir. Sans doute l’être vertueux ne doit point s’unir au scélérat, ni un esprit doucement policé à un esprit encore brut. D’abord, il faut qu’il y ait sympathie d’estime et d’amour, rapports d’âge et de condition. Je n’entends pas par là qu’il faille toujours un rapprochement de naissance, de rang et de fortune, non ; mais, par ses qualités, son éducation et sa manière d’être, il est à propos de se trouver à peu près au même plan dans la carrière du monde : voilà, dans le mariage, les points de conformité nécessaires pour maintenir un juste équilibre entre les deux époux. Mais, de même que les blonds plaisent aux bruns, et les grands aux petits, à l’emporté il faut un caractère paisible, dont la patience déroute la colère ; au mélancolique, il faut un esprit gai pour chasser sa tristesse ; au babillard, quelqu’un qui l’écoute en silence ; à l’étourdi, un être raisonnable, calme, dont la prudence empêche ou répare les torts que peut commettre sa folie. Pour être heureux, enfin, il faut se comprendre, et ce n’est pas dire que les deux époux ne doivent penser qu’ensemble. Comprendre quelqu’un, ma chère amie, c’est l’apprécier à sa valeur ; c’est deviner, sans l’éprouver soi-même, ce qui se passe dans le cœur de l’être aimé ; c’est aller au-devant de ses désirs ; c’est l’aider de sa protection ou s’abriter sous son appui ; c’est pouvoir lui servir de guide ou le suivre soi-même, recevoir ses conseils ou lui donner les siens, l’éclairer de sa raison ou s’instruire de la sienne. Voilà ce qui s’appelle se comprendre, quoiqu’on ait dans son cœur et dans son esprit une case à part que l’on garde pour soi. Voilà comment Phédor vous eût comprise et comment vous l’eussiez entendu.

— Phédor ! répliqua vivement la jeune fille, et qu’est-il devenu ?

— Que doit vous importer ? vous ne prenez pas assez d’intérêt à son sort…

— Oh ! je vous en prie, ma bonne amie, dites-moi…

— Eh bien, Phédor est revenu de son voyage, et, comme il vous aime toujours…

— Il m’aime !

— Ignorant votre singulier mariage, il a remis à mon amitié la cause de son amour ; il m’a priée de sonder votre cœur… Mais vous ne l’aimez plus ?

— Et si je l’aimais encore !… dit-elle en cachant sa rougeur sur le sein de la fée. »

Quelques jours après Lénida et Phédor s’inclinaient sous la bénédiction nuptiale Nous pouvons affirmer que la veuve de Similo, devenue l’épouse du beau chasseur, ne reprit pas l’envie de mourir, et que les deux époux vécurent ensemble tout simplement, heureux d’un tranquille bonheur, quoique le destin n’eût pas fait mettre leurs âmes dans deux fioles semblables.


NOTICE
SUR LE DOUBLE MOI.

LES PETITES CAUSES PRODUISENT SOUVENT DE GRANDS EFFETS.


Il a si souvent suffi d’une étincelle pour allumer un violent incendie, qu’il est impossible de nier que les plus petites causes ne produisent quelquefois les plus grands effets.

C’est donc à l’une de ces causes, en apparence fort peu importante, que l’on est redevable du Double moi. La grave question qui y est posée et discutée avec une si haute philosophie, a dû faire présumer au lecteur que le plan de cet ouvrage devait avoir été médité sérieusement et longuement. Eh bien ! non… Une heure a plus que suffi pour faire concorder entre elles toutes les scènes éminemment dramatiques de ce plan si sagement et si savamment conçu.

Un matin que, selon sa coutume, Élisa déjeunait auprès du feu, un tison s’en détacha et vint rouler à ses pieds.

« Le temps de la crédulité est passé, mon cher tison, dit-elle gaiement en le relevant et en le posant sur les chenets. Autres temps, autres mœurs, vois-tu. Depuis que les parques [8] n’ont plus de voix pour indiquer aux pauvres mères le moyen de prolonger la vie de leurs enfans, vous êtes tous sans crédit et réduits à la seule condition de réchauffer nos membres engourdis par le froid, jusqu’à ce qu’il plaise à tes sournoises de parques de couper le fil qui les fait mouvoir. Ainsi, subis ta destinée : chauffe-moi. »

Et prenant le soufflet avec une folle joie d’enfant, elle souffla sur le tison jusqu’à ce que la flamme en l’enveloppant lui prouva qu’il n’avait plus besoin d’aide pour brûler.

« Parions, ma petite maman, que tu ne devinerais pas l’idée que vient de me faire naître ce tison ?

— Non, mon enfant ; mais je gagerais qu’elle doit être heureuse, car elle te rend bien gaie. Voyons, fais-m’en confidence.

— Tu seras discrète, au moins ?

— Je te le promets.

— Eh bien ! je veux faire un conte, un conte fantastique. Mais je ne veux point de parques, point de génies, point d’enchanteurs, point de lutins…

— Que veux-tu donc ?

— Une gentille petite fée, bien bonne, bien spirituelle, bien philosophe surtout, et possédant enfin toutes les perfections dont l’imagination se plaît à parer l’objet quelle affectionne. »

Alors sa pensée, architecte aussi agile qu’habile (si je puis me servir de cette expression), esquissa à larges traits le plan de l’édifice qu’elle voulait construire sans tarder. Deux heures après, elle parcourait le vaste et silencieux laboratoire des âmes. Lorsqu’elle fut devant le creuset de l’amour filial, et qu’elle y eut puisé la dose qu’elle voulait faire entrer dans la composition de l’âme de Lénida (et elle la puisa) forte, elle me dit :

— Oui, les hommes ont bien fait de ne point créer de loi qui dise à l’enfant : Tu n’aimeras point ta mère ! car, ma foi, ils trouveraient bien des enfans rebelles ; moi toute la première, je l’assure. Si un tel délit conduisait au bagne, je gage que la plus grande partie du genre humain tiendrait à honneur de s’y faire mettre. D’ailleurs, ce ne serait plus que là que l’on trouverait bonne compagnie… Je sais bien, moi, que dans mon âme et conscience, je me croirais obligée de leur dire : Rivez-moi des fers et rivez-les-moi bien ; car je vous préviens que je suis non seulement rebelle, mais incorrigible ! »

Plusieurs bons gros baisers qu’elle me donna semblaient venir à l’appui de ce que je venais d’entendre. Il me serait impossible de me rappeler tout ce qu’elle me dit de gracieux à chaque halte qu’elle faisait. Un assez long silence ayant succédé à la gaieté qui l’animait, je crus qu’elle s’était endormie, mais en lui soulevant la tête qu’elle avait appuyée sur mes genoux, je m’aperçus qu’elle ne dormait pas, et je serais que son front était mouillé de sueur…

« Ce creuset est-il plus fortement chauffé que les autres, mon Élisa ?…Tu parais avoir bien chaud…

— Oui… sa chaleur me suffoque !…

— Et que contient-il donc ?

— Du génie, me répondit-elle en soupirant… du génie…

— Mais il semblerait à t’entendre, ma chère petite, que génie et malheur seraient tout un.

— Pas tout-à-fait, car le malheur peut exister sans génie, mais non le génie sans malheur !

— Puisque le destin t’a laissée libre dans le choix des substances qui doivent entrer dans la composition de l’âme de l’enfant de ta jeune châtelaine, pourquoi, ma sage petite fée, prendrais-tu dans ce creuset, puisqu’il ne contient que des élémens de malheur ? J’ai remarqué que tu n’as pas puisé dans tous ceux devant lesquels tu t’es arrêtée. Serais-tu forcée de prendre dans celui-ci ?…

— Non, me dit-elle, car « toutes les semences de bonheur que j’ai jetées dans cette âme, se flétriraient sous le souffle brûlant du génie, etc., etc., etc »

Pendant tout le temps que dura la description qu’elle me fit du génie (c’est celle qui se trouve dans le Double moi), la pauvre enfant fut dans une si violente agitation, qu’il serait difficile de la décrire. Et lorsqu’elle en fut à l’indifférence de la gloire qui n’accorde qu’à l’ombre ce qu’elle refuse à la vie… de grosses larmes, qu’elle s’efforçait de retenir, s’échappaient de ses yeux.

« Mais n’est-ce donc pas une consolante pensée, ma bien-aimée, que de pouvoir se dire en mourant : ma mémoire vivra après moi ? Connais-tu quelqu’un qui ne voudrait avoir payé de toutes les souffrances d’Homère l’immortalité que son génie lui a acquise ? Et…

— Compte-t-on beaucoup d’Homères ? me demanda-t-elle. Il fallait bien, lui, qu’il vécût après sa mort, puisque, pour anéantir sa mémoire, il aurait fallu anéantir les preuves de son puissant génie !… Et comment alors en trouver un qui lui fût comparable ?… Tandis que moi, faible atome lancé dans l’espace, je disparaîtrai de la foule sans qu’elle s’aperçoive du vide que j’y aurai laissé ; je serai morte tout entière ; mon nom ne trouvera point d’écho, à moins que tu ne survives à ta pauvre enfant ! Alors, ta voix redira son nom exilé dans ton cœur, jusqu’à ce que toi-même, réduite au silence éternel, tes lèvres ne puissent plus murmurer le nom de ta fille chérie ; alors, là finira ma mémoire.

— Et pourquoi t’affliger par de telles pensées, ma bonne petite ? Non, tu ne mourras point tout entière, non. Le nom de mon Élisa restera pur parmi les hommes ; ils le répéteront d’âge en âge, et lorsque nos neveux te citeront pour modèle à leurs filles, ils leur diront : Élisa Mercœur eut du génie, imitez-la s’il est possible, mais faites tous vos efforts pour atteindre à ses nobles vertus ! »

.........................
.........................

C’est un pied dans la tombe et l’autre prêt à franchir le dernier degré de la vie, que je vais finir d’écrire cette notice. L’émotion que j’ai éprouvée en reproduisant la scène ci-dessus, a pensé me coûter la vie. Je serais morte et sans secours, si madame Henri, une jeune couturière qui loge dans une mansarde à côté de celle que j’occupe depuis la mort de ma pauvre enfant, n’était entrée chez moi. En voyant ma clef en dehors de ma porte, elle se douta que j’étais malade ; au cri qu’elle jeta en m’apercevant, je fis un mouvement, alors elle vit que je respirais encore. « Bon Dieu ! madame, me dit cette bonne et digne femme, dans quel état vous voilà !… Pourquoi ne pas m’avoir appelée ?… je serais venue à votre secours… Que voulez-vous prendre ?… parlez… Comme vous êtes changée ! vous avez donc bien souffert ?

— Oui, lui dis-je, et je souffre beaucoup encore ; mais je suis si faible, qu’il me serait impossible de me lever pour m’apprêter ce dont je puis avoir besoin. — Ne bougez pas, me dit madame Henri ; Marguerite, Marie et moi, nous ne travaillerons pas aujourd’hui, c’est le jour de l’an ; ainsi nous sommes à votre service. » Et aussitôt je me vis l’objet des soins de ces trois obligeantes personnes. Il est rare que l’intérêt que l’on vous témoigne n’apporte pas un peu d’adoucissement aux souffrances morales ; j’éprouvai donc un peu de calme dans les miennes ; mais, hélas ! soudées à l’âme, elles rendent la guérison physique impossible. Menacée depuis la mort de ma pauvre enfant d’une congestion au cœur, j’attends, à chaque instant, que l’épanchement se fasse. Chaque pénible émotion met ma vie dans le plus grand danger, et je ne sors de l’une que pour entrer dans l’autre. Mon Dieu ! aurai-je le temps d’achever ma tâche ! Toi qui lis dans les cœurs, tu sais bien que je ne désire conserver la vie que jusqu’au moment où j’aurai livré aux hommes les preuves du génie de mon Élisa. Laisse-moi vivre jusque-là, mon Dieu ! et, après !… oui… après, je pourrai mourir ! et mourir sans regret si la mémoire de ma fille me survit !

Lorsqu’Élisa fut un peu remise de l’agitation que lui avait causée sa description sur le génie elle puisa au creuset de l’espérance, et sortit plus calme du laboratoire des âmes.

— Il fait si chaud là-dedans, me dit-elle, que je vais aller prendre un bain.

Elle en était à peine rentrée, qu’on lui remit une lettre de MM. Urbain Canel et Guyot. Ils venaient lui demander l’appui de son talent pour leur Livre rose ; ils lui observaient qu’elle serait payée en livrant son manuscrit ; alors elle continua le Double moi.

Rien n’avait encore troublé le tranquille bonheur dont jouissait Lénida, quand tout à coup, le Traité de la Sympathie se présenta à la jeune fille. On a vu les moyens qu’employa la fée pour la faire revenir de son erreur ; moyens infaillibles, puisque la satiété entraîne toujours le dégoût.

Le génie d’Élisa était un terrain si fertile que les plus petites semences ne pouvaient manquer d’y produire de beaux fruits. Elle aimait à me faire causer de mon enfance ; je lui avais raconté que j’aimais le jeu avec une telle passion lorsque j’étais petite, que j’avais toujours beaucoup de peine à lui dérober les instans mêmes nécessaires aux repas. Voici le moyen dont ma mère s’avisa pour m’en corriger. Un jour, que j’étais de fort mauvaise humeur d’être obligée de quitter ma poupée pour aller à table, elle me demanda lequel je préférais, ou de jouer ou de dîner. — Jouer, répondis-je sans hésiter. Eh bien ! me dit ma mère, à partir de ce moment, tu pourras jouer tant que tu voudras, on ne te dérangera plus pour manger. On se persuadera facilement de la joie que j’éprouvai d’une telle permission. Mais hélas ! mon bonheur fut de courte durée, cela devait être ; l’ennui me prit juste au moment où la faim se fit sentir. Alors, je demandai pardon et à dîner ; on m’en donna, mais non sans me faire observer que les occupations de la vie étant très variées, il était presque impossible de faire toujours la même chose sans que le dégoût s’en mêlât. Cette leçon m’est toujours restée présente] ; et ce fut elle qui fit naître à Élisa la pensée pour corriger Lénida de lui composer un double.

Veuve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.

FULBERTINE,
NOUVELLE.


FULBERTINE.


Savez-vous bien, Fulbertine, qu’il y a dans vos yeux de séduisans regards ? un sourire enchanteur sur vos lèvres ? une douce et fraîche nuance de rose sur vos joues veloutées ? Cette robe vous sied à ravir ; cette façon de corsage vous donne une tournure sylphidienne : vous êtes admirable ce soir. Oh ! vous plairez, soyez-en sûre… Attendez ; écartez un peu cette boucle, n’en voilez pas ce front si pur, n’en cachez pas cet œil si beau.

Est-ce bien vrai ce que vous dites là, complaisante psyché qui reflétez Fulbertine toute parée pour le bal ? Elle n’ose partir que vous ne lui ayez dit : Tout est bien comme cela, vous pouvez aller… Elle attend votre dernier mot ; doit-elle aller ?…

Oui, répondez-vous dans votre courtoisie, glace qui avez un si doux langage pour causer avec une jeune fille, et qui peut-être n’auriez que de tristes paroles pour répondre aux questions d’une grand’mère. Que vous êtes flatteuse !… Mais qui dit flatterie dit souvent mensonge. Voyons, soyez vraie maintenant ; n’avez-vous pas menti ?

Il faut être juste, si le miroir consulté par Fulbertine de Lucé exagérait un peu les louanges qu’il lui donnait, il y avait cependant une assez forte dose de vérité dans les complimens qu’il lui adressait avec la plus gracieuse politesse. Les glaces en disent quelquefois beaucoup plus et en pensent beaucoup moins que la psyché dans laquelle mademoiselle de Lucé jeta un dernier regard avant de partir pour le bal.

— « Comment me trouvez-vous ? demanda-t-elle en se retournant vers sa tante, la vieille madame de Causin dont la toilette était achevée depuis une heure.

— Belle comme un ange, répondit la tante en extase d’orgueil devant la beauté de sa nièce ; n’est-ce pas, Marguerite ?

— Sans doute, mademoiselle est charmante.

— Vous trouvez ? répliqua la coquette.

— Si je le trouve ! Tu es bien tous les jours ; mais ce soir tu as un redoublement de grâce et de fraîcheur… Tu es trop jolie, en vérité ! Embrasse-moi, ma chérie.

— Prenez donc garde, ma tante ; vous froissez mes manches.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! aussi pourquoi me rends-tu si fière de toi, enfant ; c’est ta faute. Mais voilà le mal réparé, il n’y paraît plus.

— Madame, dit Julien en entrant, les chevaux sont mis.

— C’est bien. Es-tu prête, Fulbertine ?

— Je crois que oui, ma tante… Ah ! mon bouquet… Marguerite, où l’avez-vous mis ?

— Le voici, mademoiselle. Attendez ; penchez-vous un peu, que je place une épingle pour fixer ce nœud de ruban qui se balance trop.

— Voyons, dit Fulbertine en courant vers la glace ; oui, c’est mieux ainsi. Eh bien ! ma tante, partons maintenant. Julien, prenez les manteaux ; n’oubliez pas ma musique… Grand Dieu ! déjà neuf heures !… vite, vite !

Les chevaux ne trahirent pas l’impatience de la jeune fille.

— Madame de Causin, mademoiselle de Lucé, prononça à voix solennelle le valet de chambre de la vicomtesse d’Arcy. »

Les salons étaient pleins. La musique allait précéder la danse : il y avait concert instrumental et vocal, et mademoiselle de Lucé devait chanter. Le concert commença par un duo de harpe et de cor. L’oreille fit aller doucement au cœur cette harmonie écossaise. Une dame se plaça ensuite auprès du pianiste accompagnateur ; elle chanta, mais sa voix au mince filet, à l’expression commune, fit regretter que le duo qui avait précédé n’eût pas été plus long.

— « Il est heureux pour cette dame qu’elle ait chanté avant toi ; car, après t’avoir entendue, je doute fort qu’on l’eût écoutée, » dit tout bas madame, de Causin en se penchant vers l’oreille de Fulbertine, enhardie par le peu de succès de la chanteuse et charmée de faire entendre sa belle voix après d’aussi maigres accens.

La vicomtesse vint la chercher pour la conduire au piano.

— « Surtout n’ayez pas peur, lui dit-elle.

— Peur ! Ce que je viens d’entendre m’a donné du courage, répondit mademoiselle de Lucé avec un demi-sourire tant soit peu ironique. Comment avez-vous pu faire chanter cette dame, vous, musicienne comme vous l’êtes ?

— Que voulez-vous, ma chère amie, ajouta la vicomtesse ; il y a des personnes qui aiment ce genre de voix. D’ailleurs cette dame n’est pas riche ; elle désirerait trouver des élèves, et j’ai pensé qu’il lui serait utile de se faire entendre chez moi.

— Vous êtes si obligeante ! Mais, tenez, c’est dommage que vous ayez été aussi bonne ce soir.

— Ne dites pas cela, Fulbertine ; car vous êtes méchante en le disant, et je veux que vous soyez douce, moi. »

Fulbertine chanta, on l’applaudit ; elle le méritait. Il lui manquait sans doute encore beaucoup du côté de la méthode ; mais la nature lui avait donné une voix brillante dont la souplesse s’accommodait de presque toutes les intonations.

À peine fut-elle retournée en triomphatrice s’asseoir auprès de sa tante, qu’une jeune personne, placée non loin de ces dames, se leva et, venant à elle, lui prit la main en lui disant :

— « Mon Dieu ! mademoiselle, que vous m’avez fait de plaisir ! que je vous remercie d’avoir chanté ! Si j’avais douté de la vérité des éloges qu’avant de vous connaître j’avais entendu faire de votre voix, je serais maintenant tout-à-fait convaincue que vous les méritez ; mais j’y ai cru, et je suis heureuse de ne m’être pas trompée.

— Mille fois trop bonne, mademoiselle, » répliqua froidement Fulbertine, à qui, malgré son orgueil, cet éloge déplut dans la bouche qui le prononçait ; car derrière elle on avait causé de la tranquille physionomie, de la simple parure et des manières aimables de mademoiselle Mathilde Aubry ; c’est le nom de la jeune personne qui venait de la complimenter. Et malgré son joli visage, sa tournure élégante, nous devons l’avouer, mademoiselle de Lucé ne se plaisait pas beaucoup à écouter l’apologie d’une autre femme.

On exécuta un quatuor instrumental ; et lorsqu’il fut achevé, madame d’Arcy, traversant le salon, s’approcha de mademoiselle Aubry qui se leva et se rendit au piano.

— « Ah ! dit Fulbertine à sa tante, elle va chanter aussi ! Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai pas une grande idée…

— Ni moi non plus, répondit la vieille tante, je ne…

Un chut prolongé qui lentement roula dans l’espace vint imposer silence à tous les auditeurs. Les touches du piano heurtées par une main hardie, les cordes émues rendirent majestueusement de graves et purs accords. Des sons ravissans, magiques, s’échappèrent des lèvres de Mathilde qui, triomphant sans effort des plus étonnantes difficultés, emporta d’assaut tous les suffrages de l’assemblée.

Lorsqu’elle eut fini son morceau, ou se leva, on l’entoura, on la combla de justes louanges. Deux personnes seules hésitèrent à s’avancer vers elle, et balbutièrent gauchement un compliment moins utile à celle qui le recevait que nécessaire pour celles qui le faisaient, car il y avait là des yeux observateurs, il ne fallait pas se distinguer des autres : ces deux personnes se nommaient de Causin et de Lucé.

Hélas ! oui, Fulbertine n’était pas contente ; sa physionomie s’était singulièrement assombrie tandis que mademoiselle Aubry chantait. Son front ne se dérida pas de toute la soirée, même pendant la danse, où, par bonheur, elle fut très exactement invitée. C’eût été trop de contre-temps à la fois si, après avoir entendu Mathilde, il lui eût fallu tapisser le salon d’une oubliée de plus.

Elle dansa tout ce qui fut dansé, contredanses, galops et valses. Mais quel fut le sujet de la conversation qu’eurent avec elle presque tous ses danseurs ? Devinez : la belle voix, le grand talent musical, la modestie de mademoiselle Aubry. Quel ennui d’écouter cela ! Il fallait pourtant répondre Qui ; il n’y avait pas moyen de dire Non ; enfin en disant : Oui, on pouvait au moins glisser un mais : c’est ce qu’on fit le plus adroitement possible.

— « Sans doute, monsieur, mademoiselle Aubry chante à merveille, sa méthode est, je crois, excellente ; mais il me semble que sa voix manque un peu de souplesse dans les hauts. Elle a les sons graves fort beaux ; mais les sons légers ne lui paraissent pas être aussi faciles à rendre. Tenez, cette dame qui a chanté d’abord… comment la nommez-vous monsieur ?

— Madame Blondel.

— Eh bien ! madame Blondel a la voix plus flexible.

— Cependant, mademoiselle, je ne pense pas qu’on puisse établir de comparaison entre ces dames. Je ne dis pas que madame Blondel chante mal ; mais combien mademoiselle Aubry l’emporte ! Quelle âme ! quelle pureté de chant ! quelle noblesse d’expression ! C’est peut-être une des plus belles voix qu’on puisse entendre, et l’une des meilleures musiciennes que l’on puisse trouver. Est-ce la première fois que vous l’entendez, mademoiselle ?

— Oui, monsieur.

— Vous deviez la connaître de réputation, on ne parle que d’elle.

— Je suis honteuse de mon ignorance, mais jusqu’à ce soir son nom m’était inconnu.

— Plus vous l’entendrez, mademoiselle, plus vous l’apprécierez.

— Monsieur c’est à notre tour… une trénis. »

Le bal finit ; madame de Causin et sa nièce rentrèrent chez elles de fort mauvaise humeur.

— « Que veux-tu, ma pauvre amie, il faut bien se consoler d’une injustice ; tu as déjà obtenu dans le monde d’assez brillans succès pour supporter le petit revers de ce soir ; et puis, ce n’en est pas un ; on t’a beaucoup applaudie.

— Mademoiselle Aubry a été beaucoup plus applaudie que moi, objecta Fulbertine avec un gros soupir.

— Par ses connaissances, probablement. Mais, tiens, pendant que tu dansais, plusieurs personnes se sont approchées de moi et m’ont fait le plus grand éloge de ton talent.

— C’est possible, mais cela n’était dit qu’à votre oreille, tandis que cette petite Mathilde, c’était tout haut qu’on la louait. Quel engouement ! c’était vraiment une folie. Croiriez-vous, ma tante, que tous mes danseurs n’ont trouvé rien de mieux à me dire que de me parler d’elle ? Peut-on avoir assez peu de monde pour n’entretenir une femme que des louanges d’une autre !

— C’est manquer d’usage à un point !… Il faut les plaindre plutôt que de les blâmer, et laisser ces messieurs pour ce qu’ils sont, d’ennuyeux personnages.

— Très ennuyeux, je vous le jure, ma tante. Enfin, il n’y a pas jusqu’à M. Adolphe, qui n’ait fait écho pour m’étourdir.

— M. Adolphe, ce n’est pas possible !

— Mon Dieu ! oui, ma tante, lui aussi ! Je ne sais pas même s’il n’a pas renchéri sur les autres.

— Il voulait sans doute te faire enrager.

— Oh ! alors, il a parfaitement réussi.

— C’est moi qui me charge de le gronder.

— Non, je vous en prie, ne lui dites rien ; il pourrait croire que je suis…

— Quoi donc ?

— Tenez, ma bonne tante, n’en parlons plus. Déshabillons-nous plutôt… Marguerite ! »

Mademoiselle de Lucé se fit déshabiller devant la même glace qui lui avait dit de si aimables choses, lorsqu’elle était partie pour le bal ; mais la capricieuse psyché, qui avait de l’humeur aussi, elle, lui dit alors :

— « Vous n’étiez pas bien coiffée ce soir, Fulbertine, ce n’était pas votre jour de beauté. J’ai un conseil d’amie à vous donner.

Reprenez votre ancienne couturière ; cette robe-ci ne vous va pas, à beaucoup près, aussi bien que celle que vous avez portée l’autre jour ; vous savez ? celle que vous aviez au bal de la baronne, où l’on a tant admiré votre voix, où l’on vous a trouvée si jolie ! »

Fulbertine est au lit. Pendant qu’elle dort, causons un peu, nous qui ne dormons pas. Mais parlons bas, car si ses yeux feignaient le sommeil, malheur à nous !

Voyons, que pensez-vous du caractère de mademoiselle de Lucé ? Qu’elle est méchante, orgueilleuse et jalouse. Méchante ? non ; jalouse ? peut-être ; orgueilleuse ? par accident. Nous la connaissons mieux que vous, qui ne la jugez que par le masque. Nous qui sommes d’anciennes connaissances de son cœur, nous allons vous dire ce qu’il est.

La nature avait donné à Fulbertine de Lucé un esprit souple, un jugement développé, une âme simple et douce. Malheureusement pour elle, elle n’était encore qu’une enfant, une jolie, spirituelle et naïve petite fille, lorsqu’elle perdit sa mère. Son père, officier supérieur, obligé de suivre son régiment, remit le soin de son éducation à l’amitié de sa sœur, madame de Causin.

Madame de Causin était veuve, déjà âgée, et n’avait jamais eu d’enfant. Elle avait passé une partie de sa vie à demander au ciel de lui accorder un héritier, et le reste à regretter de n’avoir pas été exaucée dans ce vœu le plus fort, le plus constant de son âme. Elle voulait être mère, pour ne remplir que la tâche la plus facile de la maternité : celle d’aimer, de caresser, de louer, d’embellir, d’adoniser son enfant ; mais elle n’aurait pas voulu s’acquitter de la tâche la plus sacrée, la plus noble, la plus généreuse à remplir : celle d’éclairer l’obscure raison d’un enfant, de lui montrer ses devoirs, de le reprendre sur ses défauts, de le récompenser du bien comme de le punir du mal ; enfin, de le conduire au bonheur en le faisant passer par la vertu.

La colère rend malade, le dépit fait pleurer ; peut-on faire souffrir et pleurer les enfans ! disait madame de Causin. Pauvres chères créatures ! pourquoi les rendre malheureuses ? Il n’y a dans la vie que trop de sujets de larmes ! Ah ! que du moins on les épargne tant qu’on le peut aux yeux d’un enfant. Que son malin lui soit embelli ; et quand son sort lui appartiendra, si le midi et le soir lui sont orageux ou glacés, qu’il puisse se rappeler que le ciel était pur, que la terre avait des fleurs à l’aurore de son existence. Oui, ceux à qui la nature ou le hasard a confié la destinée d’un enfant sont coupables des chagrins qu’il éprouve. Il est si facile de composer du bonheur pour les premières années des autres ! La vie n’est point encore amère ; il faut si peu pour quelle soit douce !

Tel était son système sur les devoirs de la maternité, quand elle fat chargée d’élever la fille de son cher Fulbert de Lucé. Elle mit alors en pratique, dans toute l’étendue d’application dont ils étaient susceptibles, ses principes erronés, et plus que cela dangereux. Elle ne contraignit en rien les désirs de sa nièce, l’approuva sur toute chose, bonne ou mauvaise, se mit à genoux devant tous ses caprices, défendit à ses gens, sous peine d’être chassés, d’être assez hardis pour contrarier mademoiselle ou refuser de lui obéir. Et elle réussit, à l’aide de toutes ses petites concessions, à faire de Fulbertine un véritable despote.

Il y avait heureusement dans l’esprit de la jeune fille de l’émulation et l’amour de l’étude. Elle apprit, parce qu’elle voulait apprendre, pour être louée de ses progrès, pour dépasser ses amies, pour faim admirer partout ses talens. Si elle avait voulu ne rien savoir, on l’eût laissée libre de rester dans son ignorance. L’étude la fatigue, aurait dit sa tante, je ne veux pas détruire sa santé ! D’ailleurs, ma nièce est jolie, elle est riche ; qu’a-t-elle besoin de se casser la tête ? Voilà certainement ce qu’eût répondu, pour sa justification, la trop faible madame de Causin, qui n’eût pas songé qu’un accident peut rendre laide, qu’on le devient par l’inévitable effet du temps, et que, riche la veille, on peut se trouver pauvre le lendemain.

Qu’était-il résulté de tout cela ? que Fulbertine ayant de la fortune, de la beauté et des talens, s’était facilement imaginé qu’elle pouvait se passer de toute autre chose. Habituée à l’adulation continue de sa tante, à la flatterie qu’on prodigue dans le monde avec tant de facilité à ceux qui ne demandent pas autre chose, elle s’était persuadée que toute volonté devait s’incliner devant la sienne ; que partout où elle paraissait elle devait être au premier rang, et qu’elle seule avait la permission d’être belle et de bien chanter. S’avisait-on maladroitement de prétendre qu’une autre femme était jolie ? vite elle la détestait. Une autre femme avait-elle une belle voix, était-elle bonne musicienne ? Il était sur-le-champ décidé qu’elle ne pourrait jamais la souffrir, qu’elle lui déplairait à la mort dans tous les endroits où elle la rencontrerait. Aussi arrêta-t-elle bien (dans son esprit seulement) qu’elle aurait pour Mathilde une haine invincible, et que jamais elle ne chanterait en même temps que mademoiselle Aubry. Elle appuya fortement cette résolution de la pensée que M. Adolphe de Norville lui avait aussi, lui, parlé avantageusement de sa mélodieuse rivale. Or, vous avez peut-être deviné qu’elle aimait ce M. Adolphe. Si cela est, vous avez pensé juste ; Fulbertine l’aimait, et depuis quelques mois on avait dit souvent dans le monde qu’il était très probable que mademoiselle de Lucé serait un jour madame de Norville.

Les réunions de la vicomtesse avaient lieu tous les mardis, et la soirée commençait toujours par un concert. Deux jours après le bal où nous avons assisté, madame d’Arcy vint rendre visite à madame de Causin. Elle parla, sans mauvais dessein, du talent de Mathilde, après avoir d’abord renouvelé ses complimens à Fulbertine, qui soutint cette conversation avec assez de courage.

— « Chantera-t-elle mardi ? demanda-t-elle à la vicomtesse.

— Oui, elle a même eu la bonté de me promettre d’apporter deux morceaux ; c’est trop peu de n’avoir à écouter qu’une fois une voix aussi belle, aussi ravissante. J’espère, ma chère amie, que nous aurons aussi le plaisir de vous entendre ?

— Je ne sais pas encore. N’y comptez pas beaucoup.

— Et pourquoi, je vous prie, ma bonne, voulez-vous nous priver ?…

— Elle doit chanter lundi chez la marquise d’Ermont, interrompit madame de Causin, dont les yeux venaient de rencontrer un regard de sa nièce. Elle dansera probablement toute la nuit, et sans doute elle aura le lendemain la voix fatiguée… Vous ne voudriez pas…

— Et puis, on ne doit pas se prodiguer, ajouta Fulbertine.

— Cette raison-là ne vaut rien, ma belle amie ; celle de votre tante est meilleure : je l’accepte… Ainsi, comme vous voudrez, Mais si nous ne vous entendons pas, nous vous verrons ?

— Oh ! oui. Aurez-vous madame Blondel ?

— Je ne l’ai pas revue depuis l’autre soir, et j’ignore…

— Puisque cette dame veut utiliser son talent, je lui conseille, dans son intérêt, de se faire entendre chez vous le plus souvent possible : votre salon lui sera profitable, je crois.

— Je le désire sincèrement pour elle ; c’est une excellente personne.

— Quoiqu’elle ne soit pas jolie, sa figure me plaît.

— Son air simple réussit assez généralement. »

Madame de Causin et sa nièce allèrent chez la vicomtesse. Quel douloureux effort pour toutes les deux, que de se résigner à entendre Mathilde ! Mais M. de Norville devait également écouter la jeune chanteuse, et il fallait que mademoiselle de Lucé balançât par sa présence le pouvoir que pouvait prendre sur Adolphe celle de sa rivale de talent. Elle ne devait pas lui laisser latitude entière pour devenir, peut-être aussi, sa rivale d’amour.

Elle chanta le mardi suivant, parce que Mathilde, engagée ailleurs, n’avait pu venir ce soir-là chez la vicomtesse. Les deux morceaux qu’avait annoncés madame d’Arcy, et qui furent rendus avec une rare perfection, avaient été le coup de grâce pour la jalousie de Fulbertine. Dès lors, elle ne put supporter l’idée de se rencontrer avec l’objet de son antipathie. La pensée même de M. de Norville fut sans effet pour combattre sa haine, ou du moins le sentiment qu’elle nommait ainsi. Elle rencontra Mathilde dans plusieurs maisons, mais jamais elle ne chanta quand celle-ci devait se faire entendre ; elle fît plus, elle se priva d’aller au bal quand elle pensait devoir y trouver mademoiselle Aubry. Le mystère de cette tracasserie d’orgueil devint bientôt le secret de tout le monde ; on s’en amusa, on se fit un plaisir de la tourmenter ; Adolphe lui-même lui adressa de sévères reproches ; elle se fâcha, pleura, se fit du mal, mais ce qu’elle appelait sa haine tint bon. La femme de chambre l’avait conduite un matin chez la vicomtesse et l’y avait laissée pour qu’elle passât la journée avec cette dame. Se trouvant seule avec madame d’Arcy, Fulbertine lui ouvrit entièrement son cœur dont elle lui avait déjà laissé voir une grande partie. La vicomtesse la gronda ; son éloquence amicale était au milieu du sermon qu’elle lui faisait lorsqu’on vint lui annoncer la visite de M. et de mademoiselle Aubry.

— « Ah ! grand Dieu ! dit Fulbertine, et moi qui ne veux pas la voir.

— Eh bien ! ma chère amie, passez dans ma chambre à coucher.

— Pour la rencontrer en sortant du salon et lui montrer que je me sauve ?

— Entrez, si voulez, dans ce cabinet ; vous serez à même d’écouter, si bon vous semble.

— Surtout, je vous en prie, ne lui demandez pas de vous chauler quelque chose !

— Non, non, soyez tranquille. »

La vicomtesse ferma la porte du cabinet, et M. et mademoiselle Aubry entrèrent après l’échange des complimens d’usage. Mathilde et son père demandèrent affectueusement à madame d’Arcy des nouvelles de sa jeune amie, mademoiselle de Lucé, et firent tous deux le plus gracieux éloge de Fulbertine. Mademoiselle Aubry parla beaucoup de la jolie figure, de l’air spirituel, de la belle voix et des talens de sa rivale. La vicomtesse répondait le plus naturellement possible quand un nouvel arrivant fui annoncé : c’était M. de Norville.

— Nous parlions de Fulbertine, lui dit madame d’Arcy après l’avoir salué.

— Et peut-on sans indiscrétion vous demander ce que vous disiez ?

— Répondez, Mathilde, que disions-nous ?

— Que mademoiselle de Lucé paraît être, sous tous les rapports, une charmante personne.

— Nous exprimions à madame, ajouta M. Aubry, le désir que nous aurions, ma fille et moi, de connaître plus particulièrement l’aimable nièce de madame de Causin.

— Mademoiselle Fulbertine, répliqua Adolphe d’un air embarrassé, ne peut qu’être excessivement flattée d’inspirer un pareil désir. »

Mathilde et son père laissèrent bientôt M. de Norville seul avec la vicomtesse.

— « Eh bien ! madame d’Arcy ?

— Eh bien ! monsieur Adolphe ?

— Que ne donnerais-je pas pour que Fulberline eût été cachée ici et eût entendu ce que vient de dire mademoiselle Aubry ! Peut-être aurait-elle été touchée de la bienveillance de celle qu’elle déteste ; aurait-elle rougi de la haïr, et peut-être son cœur ému aurait-il imposé silence à son orgueil mécontent. Elle a grand besoin de faire un retour sur elle-même, et, si elle veut changer il est temps qu’elle s’y prenne, car, à la manière dont son caractère s’aigrit de jour en jour, je crains qu’il ne soit plus possible d’en corriger l’âcreté.

— Vous êtes bien sévère aujourd’hui, Adolphe.

— Non je ne suis que juste et vous en conviendrez vous-même. Fulbertine devient d’une arrogance insupportable, son orgueil n’a plus de frein, sa jalousie plus de bornes : c’est un petit tyran. Si elle est encore entourée de flatteurs dont la complaisance se résigne à subir son despotisme, elle finira par trouver des gens qui préféreront leur liberté au très faible avantage de lui plaire.

— Allons, vous exagérez ; doit-on pour des caprices d’enfant…

— Eh ! non, madame, elle n’est plus un enfant ; et ce qu’elle fait à l’égard de mademoiselle Aubry ne peut être excusé sous le nom de caprice. Ce n’est pas moi qui voudrais ajouter à ses torts des torts imaginaires ; il m’est assez pénible de ne pouvoir me cacher ceux qu’elle a, sans que j’aille encore lui en prêter. Et, tenez, madame, puisque nous parlons d’elle, je vous dirai ce que je ne dirais à nul autre qu’à vous ; mais je connais votre cœur, je sais que le secret du mien peut y descendre en toute sûreté ; eh bien ! lorsque je réfléchis au caractère de mademoiselle de Lucé, je sens que cette réflexion ébranle fortement la résolution que j’avais prise d’unir ma vie à la sienne.

— Que dites-vous là, Adolphe ? Et cette pauvre Fulbertine qui vous aime ? et le monde qui la croit destinée à devenir votre femme ?

— Que voulez-vous, madame ; si, en devenant son mari, je n’ai que la chance d’être malheureux, dois-je, pour le monde et pour elle, me soumettre à cette infortune ?

— Elle peut changer, elle vous aime.

— Je veux bien le croire ; mais les sentimens qu’elle peut éprouver pour moi sont-ils de sûrs garans de mon bonheur ? Renoncera-t-elle, une fois mariée, à ce despotisme qu’elle exerce sur tout ce qui l’environne ?

Permettra-t-elle à ma volonté de marcher au niveau de la sienne ? Ne croira-t-elle pas devoir faire céder ma conviction au moindre de ses caprices ? Dans un ménage il faut un égal échange de concessions ; l’un ne doit pas faire tous les sacrifices ni l’autre les exiger tous. Il doit y avoir partage de devoirs comme de droits. Un mari, quelque amitié, quelque amour même qu’il ait pour sa femme, n’a pas toujours des complimens à lui faire ; il a parfois des vérités à lui dire. En ménage, le catalogue des flatteries est bientôt épuisé. Il serait à désirer que toutes les vérités fussent aimables, mais cela ne se peut pas ; et Fulbertine ne voudrait de ma franchise que ce qui pourrait avoir la gracieuseté d’une louange. Si j’avais un reproche à lui adresser, un conseil à lui donner, n’étant plus un flatteur je deviendrais un monstre. Et puis, si j’avais la faiblesse, pour conjurer l’orage, de mentir à ma conscience, de céder à ses fantaisies, ne faudrait-il pas me charger l’esprit de mille petites haines, de niaiseries de vanité, de dépits de toutes les minutes ? Ne faudrait-il pas me brouiller avec chaque personne qui déplairait à ma femme pour ne pas l’avoir assez adulée ou pour avoir osé disputer avec elle de charmes ou de talens ? N’aurais-je pas sans cesse les oreilles fatiguées des continuelles doléances de son amour-propre blessé en se heurtant contre celui des autres ? Dans le commerce du monde, Fulbertine, pour ne pas croire y perdre, voudrait tout prendre et ne rien donner. Non, madame, il est impossible qu’un mari trouve le bonheur auprès d’une femme hautaine, orgueilleuse et vindicative, et je ne dois pas m’oublier assez moi-même pour accepter le poids d’une chaîne qui me meurtrirait à la porter.

— Vous chargez le tableau de bien sombres nuances, Adolphe ; vous mettez sur le compte du cœur les fautes de l’esprit. La contagion n’a pas été jusqu’à l’âme de Fulbertine : sa tête seule est égarée, et la tâche de la ramener à la raison n’est pas aussi difficile à remplir que vous paraissez le craindre.

— Prouvez-moi que je m’alarme à tort, et je vous remercierai de grand cœur. Ah ! mon Dieu ! j’allais laisser passer l’heure d’un rendez-vous que j’ai donné… Vous ne me trahirez pas ?

— Non ! soyez tranquille ; si votre secret est connu, ce ne sera pas moi qui l’aurai dit. »

Quand M. de Norville fut sorti, la vicomtesse courut ouvrir la porte du cabinet où Fulbertine était cachée ; elle la trouva fondant en larmes.

« — Ah ! lui dit-elle en continuant de pleurer, que je suis malheureuse ! Cette bonne Mathilde qui prend mon parti !… Et M. Adolphe qui ne veut plus de moi pour sa femme ! Il a bien raison, je ne suis qu’une détestable créature ; je ne serais qu’un fléau pour lui !… Si vous saviez combien j’ai honte de moi !

— Calmez-vous, ma chère amie, tout n’est pas perdu ; la leçon est venue à temps. Répondez-moi franchement, haïssez-vous encore Mathilde ?

— La haïr ! Ah ! je serais un monstre si je la détestais encore ! Oh ! non, je ne la hais plus, je l’aime ! Oui, c’est bien sûr, je l’aime !

— Que Dieu veuille que vous disiez vrai, et tout est réparé ! Vous avez entendu M. et mademoiselle Aubry exprimer le désir de faire votre connaissance ?

— Oui, eh bien ?

— Votre tante doit bientôt donner une soirée ; allez avec elle inviter Mathilde et son père : ils accepteront, j’en suis sûre. La connaissance ainsi commencée, cultivez-la ; priez Mathilde de vous donner quelques conseils sur la manière de chanter, elle est meilleure musicienne que vous, et, en suivant sa méthode, votre voix ne peut manquer d’acquérir. Je la connais assez pour être persuadée qu’elle se fera un véritable plaisir de vous donner d’utiles avis. Voulez-vous les lui demander ?

— Je le veux bien, moi ! mais ma tante, pensez-vous qu’elle consente a tout cela ?

— Je me charge de la faire y consentir. Votre tante ne voudra pas, sans doute, que vous mouriez fille, ou que l’on ne vous épouse que par intérêt. Ce qu’a dit M. de Norville n’est malheureusement que ce que finiraient par penser tous les hommes d’honneur qui rechercheraient votre main, si, en vous ôtant les moyens de profiter de la résolution généreuse que vous venez de prendre, on vous laissait revenir au caractère que vous voulez quitter.

— Faites tout ce qu’il vous plaira, madame, mais faites que je puisse réparer les torts sans nombre que j’ai commis par une maudite vanité. Qu’Adolphe ne veuille plus de moi, mais que je satisfasse à ma conscience, et je n’aurai point regret au prix qu’il m’en aura coûté ! »

La vicomtesse eut assez de peine à faire entendre raison à l’orgueil de madame de Causin ; mais enfin, la crainte d’empêcher le mariage de sa nièce avec M. de Norville la décida à participer au grand œuvre de la conversion de Fulbertine.

Tout s’arrangea comme l’avait d’avance arrêté madame d’Arcy. Mathilde accepta l’invitation de madame de Causin, et bientôt mademoiselle de Lucé et mademoiselle Aubry commencèrent à former les nœuds d’une franche et paisible liaison d’amitié. Mathilde se rendit avec le plus aimable empressement aux désirs de Fulbertine, quand celle-ci la pria de vouloir bien lui donner des leçons de chant. La jeune maîtresse engagea son élève à ne pas chanter en public pendant quelque temps, pour laisser après, aux auditeurs qui devaient l’entendre, la surprise de tous ses progrès. Au bout d’un mois d’étude constante de la part de Fulbertine, mademoiselle Aubry et sa nouvelle amie chantèrent un grand duo chez la vicomtesse. Les deux chanteuses furent couvertes de justes applaudissemens, et l’on se disait tout haut dans le salon qu’il fallait qu’il y eût de la magie dans le changement qu’avait subi, à son avantage, la voix de mademoiselle de Lucé.

— « Vous voyez, lui dit madame d’Arcy, comme votre voix a gagné.

— Oui, répondit Fulbertine, mais mon cœur a gagné bien davantage. Si vous saviez comme je l’aime, cette chère Mathilde ! comme elle est bonne ! »

Quelque temps après cette soirée, les passans s’arrêtaient pour admirer devant la porte et dans la cour de l’hôtel de madame de Causin une file de brillans équipages… D’où venait, dès le matin, ce concours de voitures ? Il y avait sans doute une noce dans la maison ? Oui, car Adolphe de Norvilleet Fulbertine de Lucé allaient bientôt recevoir la bénédiction nuptiale, agenouillés tous deux au pied du même autel.

Mathilde et madame d’Arcy étaient venues aider à la toilette de la mariée ; c’était auprès de la glace que nous connaissons qu’on habillait Fulbertine. La psyché, qui n’était plus boudeuse, fit ainsi son compliment à madame de Norville :

« Maintenant, Fulbertine, toutes les coiffures siéront à votre visage ; toutes les robes que vous mettrez iront à votre taille. Vous avez trouvé le secret de paraître toujours jolie, c’était d’embellir votre âme, et vous l’avez fait. Vous serez heureuse, car vous ferez le bonheur de votre mari. Vous pouvez me croire, vous savez bien que je ne suis pas menteuse. »




MÉLANGES.


Élisa écrivit le passage ci-dessous après avoir lu un article où l’on refusait une âme à la femme, où l’on disait que la poésie appartenait seule à l’homme, que la femme ne devait s’occuper que de plaire. « Quoi ! vous qui avez presque idéalisé les femmes, vous leur refusez la pensée, vous leur refusez une âme ! Comment nommez-vous donc le feu qui les anime ? De quelle source ferez-vous jaillir chacune de leurs sensations ? Non, vous ne l’ayez pas cru, ce n’est point à un être privé d’âme à qui vous consacrez votre amour, à qui vous allez demander l’enthousiasme ; à qui souvent vous devez la gloire que vous ne cherchez que pour leur en faire hommage ! Ah ! qu’il soit à jamais annulé l’arrêt injuste qui ne fait de la femme qu’une statue mouvante. Le vaste domaine de la pensée est-il une carrière où l’homme seul a droit de courir ? Non, l’étincelle sacrée du génie ne s’étouffe pas dans notre cœur ; elle nous dévore comme vous. Comme vous, ne pouvons-nous donc mériter, conquérir la gloire ? Croyez-vous donc que le laurier qui vous couronne se flétrirait sur notre front ? Démentez donc le passé, déchirez donc les pages où l’histoire n’a pas trouvé que le nom d’une femme fut indigne d’être tracé par elle. Ninus a-t-il paru plus grand que Sémiramis sur le trône où elle s’asseyait ? La Victoire a-t-elle dédaigné la vierge de Vaucouleurs lorsqu’elle posait la couronne sur le front de son roi ? D’où seraient donc venus leur courage et leur génie, si ce n’était de l’âme ? Mais non, la guerre, les lois, vous nous les abandonnez encore, et vous réservez à vous seuls la poésie, cette musique intérieure, dont chaque note est un sentiment, une émotion. Une seule, dites-vous, une seule eut ce don sacré. Ah ! si nous n’avons qu’une Sapho, comptez-vous donc beaucoup d’Homères ? Jadis les hiérophantes refusaient au peuple comme un crime la science qui les divinisait. Ah ! sans doute, qu’auraient-ils eu de plus que le vulgaire s’ils avaient partagé leurs connaissances avec lui ? Rappelez-vous cette pensée de Gray dans son Cimetière de village. « Peut-être repose ici quelque Milton muet et sans gloire. » Et cette autre : « Plus d’une fleur s’épanouit au désert. » Peut-être existe-t-il quelque Sapho dans les préjugés où l’ignorance enchaîne l’imagination ; peut-être n’a-t-elle besoin que d’être devinée ou de se deviner elle-même. Il faut briser une pierre pour trouver un diamant. Eh bien ! l’éducation, les circonstances, un moment quelquefois peuvent briser la pierre, et le génie du poète peut s’en échapper. »


Peu de temps après notre arrivée dans la capitale, M. Julien (de Paris), directeur d’une revue pour laquelle Élisa avait une lettre de recommandation, la pria de faire pour son journal une analyse du poëme de Napoléon par Barthélémy et Méry, dont je joins ici un fragment que j’ai trouvé. Élisa ne s’est jamais occupée si son analyse avait paru.

« À inégaux intervalles, sur le chemin des siècles, apparaissent des signaux de gloire, et le nom de Napoléon se lit ineffaçable sur une de ses bornes immortelles. Napoléon !!! c’était Annibal rajeuni des âges qu’a vécus son grand souvenir. Pour la deuxième fois, il avait parcouru la route frayée par lui à travers l’immense Apennin. La poussière des Pyramides attendait l’empreinte de ses pas. Aux yeux de Napoléon, les nations formaient un grand cercle, la France était le centre, tous les empires en étaient à même distance, et le palmier égyptien pouvait, comme le laurier d’Italie, former une couronne de victoire. Mais le drapeau français n’a pu qu’un moment cacher l’étendard oriental. Deux mondes luttaient, et si le combat fut sans triomphes utiles, du moins, dans le monde antique, un éclair de civilisation fut lancé dans le choc par le monde nouveau.

« La poésie comme l’histoire devaient s’emparer de ces pages magiques, et MM. Barthélémy et Méry ont montré qu’ils savaient également obtenir des sons de la flûte du satyre et du clairon guerrier. Ce n’est plus cette spirituelle raillerie dont chaque mot étincelle, c’est l’épopée simple et belle, ce sont de ces grandes pensées qui ébranlent une âme.

« Le tableau n’avait pas besoin d’un cadre ; là le merveilleux eût fait ombre, c’eût été comme un manteau jeté sur une statue d’athlète ; où voir les muscles ? Aussi, point de cette férie si vieille maintenant, point d’épisodes parasites, rien que le sujet à lui seul était assez grand. La marche du poème est rapide comme la victoire qu’il célèbre. Sur le premier plan où Napoléon apparaît largement dessiné, se montre Klèber, Murat et Dessaix ; sur le second plan, Marmont, Berthier, Junot, Lannes, Dufalga et leurs frères de gloire. Là, le pinceau descriptif a trouvé d’éclatantes couleurs. Les éternelles pyramides, mâts immobiles au milieu d’une mer de sable ; les eaux fécondes du Nil enfantant la moisson ; le désert, immense lit de mort où depuis tant de siècles dorment les soldats de Cambyse, dont ceux de la grande armée deviennent les compagnons de sommeil ; la vieille tour de Ptolémaïs, le voluptueux harem de Mourad, le sombre sérail d’Achmet, et ces couches infectes où s’agitent de pâles fantômes ; El-Modhy, l’ange exterminateur, sous les traits d’une grande figure du fanatisme, nouveau Mahomet traînant à sa suite de crédules séides, voilà ce qu’a tracé le docile pinceau de MM. Barthélémy et Méry ; voilà les tons de ce noble chant dont la dernière note est le canon d’Aboukir.


Depuis l’analyse du poëme de MM. Barthélémy et Méry, Élisa a rendu compte du roman de Clowdesley dont on va voir l’avant-propos de son compte rendu, et, depuis lors, elle refusa constamment, quelques prières qu’on lui en fît, de se livrer à ce genre de travail. N’écrivant qu’avec sa conscience, elle aurait eu un véritable regret si elle avait dit quelque chose qui eût pu affliger les auteurs dont elle aurait analysé les productions.

« Quelques novateurs en littérature prétendent que poètes, auteurs dramatiques et romanciers ne doivent avoir en écrivant aucun but moral, qu’il faut plaire sans s’occuper d’être utile. Non, sans doute, car alors il faudrait supposer que nous autres, lecteurs ou auditeurs, nous ne sommes que des enfans qui n’avons besoin que de colifichets, et que les drames ou les romans ne sont que des jouets futiles qu’on nous donne pour amuser nos inutiles loisirs. Ou bien croirait-on plutôt que nous en sommes venus au point de n’avoir plus rien à apprendre ? Pauvre orgueil humain, détrompe-toi.

« Que la cause de cette maxime : plaire sans être utile, soit orgueil ou dédain, elle est erronée, car lorsque vous parlez à l’imagination, le cœur et la raison sont aussi là qui écoutent et se fâchent si vous ne leur dites rien. Encore si cela ne causait ni bien ni mal, mais qu’on ne s’y trompe pas.

« Si l’on présente le crime sans l’entourer d’horreur et d’effroi, si la vertu se montre sans exciter l’enthousiasme ou l’émulation, qu’en résultera-t-il ? Qu’une âme jeune et indécise encore sur le choix de ses penchans s’habituera à regarder le crime, se familiarisera avec cette vue lorsqu’on l’aura dépouillé de ce qu’il a de hideux.

« Souvent l’Imagination se révolte contre le despotisme de la Raison, émigre et court par monts et par vaux dans de fantastiques régions. C’est alors qu’elle voyage chez les sylphes, les gnomes, les salamandres, les fées et les génies ; qu’elle va avec les Goliaths du nord déraciner les énormes pins et déchirer les voyageurs dont elle jette les membres dans les torrens ; qu’elle s’assied avec une goule sur le bord d’une fosse nouvellement creusée, et là, dévore tranquillement le cadavre que vient d’y déposer le fossoyeur, ou se relève et va joyeusement danser dans une ronde de squelettes, au bruit des chaînes de pendus dont le vent fait craquer les os contre la potence.

« Souvent aussi le casque en tête, la lance au poing, frappant de ses éperons d’or les flancs de son rapide coursier, elle accourt et dérobe une belle à la fureur d’infâmes brigands, ou dans les carrousels, d’un coup de lance, renverse chaque adversaire, et vient s’incliner gracieusement aux pieds de la reine du tournoi, tandis que les nobles damoiselles agitent leurs écharpes en signe d’admiration.

« Si dans de tels voyages, il lui arrive quelquefois de tomber, du moins n’est-elle que peu grièvement blessée. Mais si, plus audacieuse, elle veut, comme Icare, s’approcher du ciel, elle brûle ses ailes et tombe sur la terre, et, revenue de sa chute plus sage, retourne en boitant retrouver la Raison qu’elle a laissée au logis.

« Mais celle-ci a voyagé aussi de son côté ; craintive, quelquefois même pusillanime, ne marchant qu’en tremblant, de crainte d’un faux pas, n’osant braver aucun obstacle, elle a rencontré l’Ennui qui lui a tendu la main pour l’aider dans sa marche ; et bientôt lasse de son insipide compagnon de voyage, elle l’a quitté et est retournée. Revenue assez à temps pour se trouver là à l’arrivée de l’Imagination, et enfin toutes deux sentent le besoin l’une de l’autre. ................ »


ELLE.

Elle était belle. Je l’aimais avec le double délire de la jeunesse et de l’amour. En regardant cette taille élégante, cette tête enchanteresse, je ne pensais pas que le temps pût faner ces roses du premier âge, si fraîches, mais, hélas ! sitôt flétries ! La vieillesse ne me semblait pas faite pour Elle. Il durait encore, ce rêve de mon imagination, lorsque le jour du départ arriva. La gloire m’appelait, l’amour parlait en vain, j’écoutai la gloire : je partis. Nous échangeâmes nos regrets et nos espérances. Je promis de revenir, elle jura d’attendre. Le bruit d’une marche guerrière étouffa celui de mes derniers soupirs d’adieux. D’autres aussi me parurent belles, me semblèrent devoir l’être toujours. Je changeais à la fois et de ciel et d’amour.

Mais le temps que j’oubliais se souvint de moi bientôt, le sourire fut moins gracieux sur mes lèvres, le regard moins brûlant dans mes yeux ; ma voix fut moins douce, mes paroles moins persuasives ; mon cœur fut plus calme : je vieillissais.

L’hymen avait consacré mon dernier choix. Époux et père, je recommençais pour mes enfans les songes qui étaient finis pour moi. « Ami, me dit un jour un de mes anciens frères de gloire, il y a ici une personne qu’autrefois nous avons connue ; si tu veux, nous lui rendrons visite ensemble, mais je ne te dirai pas son nom, tu devineras. » Nous fixâmes le jour, et je fus fidèle au rendez-vous. J’hésitais entre plusieurs souvenirs, je ne m’arrêtais sur aucun. Nous arrivâmes.

Nous entrons. Les premiers mots que nous adresse une voix chevrotante sont une excuse de ne pouvoir se lever. Je regarde. Une vieille femme assise dans un large fauteuil, entourée d’oreillers, le nez chargé d’une paire de lunettes, était la personne à qui nous rendions visite. Combien, avant de nous reconnaître, il nous fallut à tous deux retourner de pages du livre de notre vie ; enfin, nous revînmes à celle de notre première connaissance ; et cette femme décrépite que j’avais devant les yeux était Elle. Elle ! qui était jadis environnée de tant d’hommages rendus à sa beauté ! Elle, que je ne soupçonnais pas qui pût vieillir un jour ! Ô mes vieux sermens, qu’étiez-vous devenus ?

Élisa Mercœur.

DISCOURS
PRONONCÉ PAR M. BALLANCHE
SUR LE CERCUEIL D’ÉLISA MERCŒUR LE JOUR DE LA TRANSLATION DE SA DÉPOUILLE MORTELLE AU PÈRE LACHAISE.

« À mon âge, il est bien cruel de venir déposer une couronne sur la tombe d’une jeune fille ; mais j’obéis à la douleur d’une mère désolée qu’aucune consolation ne saurait atteindre, d’une mère réduite à la triste et stérile préoccupation de chercher, avec mille angoisses, le lieu où elle croira que le précieux dépôt confié à la terre sera mieux placé. Mais l’ange de la résurrection ne se hâte-t-il pas de trouver partout où elle est, pour l’accompagner dans le sein des demeures immuables, l’âme qui fut, une fois, revêtue de la dépouille mortelle dont elle s’est débarrassée ? Et respectons ici, jusque dans son excès trop excusable sans doute, respectons la douleur sans repos d’une mère.

« Élisa Mercœur a deux immortalités également assurées ; l’une que le monde ne peut refusera un jeune talent, si noble, si pur, sitôt éteint ; l’autre, plus certaine encore, plus haute et plus durable, puisqu’elle est à l’abri des vicissitudes humaines, celle que Dieu accorde aux créatures morales et intelligentes qui ont bien usé de ses dons. Et si la trop courte vie d’Élisa Mercœur fut consacrée à la poésie, elle fut consacrée aussi aux vertus modestes et généreuses, aux sentimens qui honorent et distinguent entre les autres. Sa chaste imagination ne connut que des rêves de gloire sérieuse, d’espérances avouées du ciel même. Son âme ne fut ouverte qu’à l’inspiration poétique et à la tendresse filiale. Maintenant que les chants de la jeune fille ont cessé, sa mère malheureuse reste dans sa solitude et dans sa désolation.

« Conservons le souvenir d’Élisa Mercœur, honorons sa douce gloire, et plaignons d’une plainte inconsolable sa pauvre mère délaissée. »


SONNET
IMPROVISÉ SUR LE CERCUEIL D’ÉLISA MERCŒUR AU PÈRE LACHAISE.


La mort ! la mort n’est rien qu’une éclipse de l’âme,
Des débris enfouis dans l’aveugle cercueil,
Cendre dont l’ange un jour éveille en paix la flamme,
Dernier trésor que choye un gros d’amis en deuil.

Est-ce tout ce qui reste à sa mère ici blême,
De cet être sublime à force de candeur,
Qu’usa l’ardent génie, ainsi que Dieu lui-même
Consume en s’y mêlant l’astre où naît la splendeur ?

Non, non, son âme aux cieux brille et vit tout entière,
L’aigle altier plane immense au sein de la lumière,
De cœur j’en sens l’essor parmi l’immensité.

Dominant tous les bruits du monde errant qui passe,
Sa voix roulant des feux crie à travers l’espace :
Par la tombe on s’élance à l’immortalité !

Gillot de Kerhardène.
18 mai 1836.
L’OMBRE D’ÉLISA MERCŒUR
APPARAISSANT À SA MÈRE [9].
STANCES.


Hélas ! elle n’est plus cette vive lumière,
De Nantes, son pays, et la gloire et l’honneur ;
Mercœur a terminé sa pénible carrière
                  Dans le besoin, dans la douleur.

Cette muse nouvelle, amante de la gloire,
Sur le Pinde à quinze ans rose avait su fleurir,
Et fut un temps l’amour des nymphes de Mémoire
                  Qui rose l’ont laissé mourir.

Leur douceur, leur éclat, leurs promesses trompeuses,
D’un caressant accueil le charme séducteur,
L’avenir, présenté sous des couleurs flatteuses,
                  Tout séduisait son jeune cœur.

Hélas ! elle ignorait qu’aux rives du Permesse
Jamais l’on ne germa sous les lauriers touffus,
Qu’on y cueille, avec peine, au lieu de la richesse,
                  Parfois la gloire et rien de plus.

Candide, elle ignorait que l’aveugle Fortune
Dans le sacré vallon n’a point de favoris,

Qu’elle accorde ses dons, alors qu’on l’importune,
                  Que de l’intrigue elle est le prix.

Elle ignorait enfin que si l’on vit Voltaire,
Au nombre des heureux de richesse entourés,
Pauvres sont morts Le Tasse et le divin Homère,
                  Et vingt mille auteurs illustres.

Un jour, tout reposait et la nuit était sombre,
Sa mère était plongée en un profond sommeil,
Quand d’Élisa soudain à ses yeux parut l’ombre
                  Dans un éclatant appareil.

Des myrthes, des lauriers ceignaient sa belle tête,
Sa main droite tenait un funèbre cyprès,
Sa robe brillait d’or comme en un jour de fête,
                  Tout en elle était plein d’attraits.

L’ombre approche du lit : « Séchez, séchez vos larmes,
« Ma mère, lui dit-elle, et calmez vos douleurs ;
« Sur mes destins n’ayez aucun sujet d’alarmes,
                   « Des dieux je goûte les douceurs.

« Sur le fleuve de vie, heureux fut mon voyage,
« Sous un ciel pur ma barque a vogué sans effort ;
« Mais au calme bientôt a succédé l’orage,
                   « Aujourd’hui j’accomplis mon sort.

« Vous, ma mère, espérez un avenir prospère,
« Un prince juste et bon vous promet son appui,
« Ses faveurs ont déjà calmé votre misère
                   « Et vos tourmens et votre ennui.


« Il répand ses bienfaits sur plus d’une famille… »
L’ombre se tait. Sa mère en s’éveillant courut
Hors de son lit criant : « Chère Élisa, ma fille ! »
Mais l’ombre aussitôt disparut.

Desmeure.

À LA MÈRE D’ÉLISA MERCŒUR.


Dans son premier essor, ange de poésie,
Comme un aigle l’oiseau… le destin l’a saisie !
Puis il a sans pitié détaché le lien
Qui l’attachait à nous qui l’écoutions si bien !
Ange, elle a pris son vol, et sa dernière plainte
Nous l’avons recueillie avec une ardeur sainte !…
Nous avons recueilli sa prière, ses chants,
Recueilli ses adieux si tristes, si touchans !…
Recueilli tous les sons de la harpe plaintive
Dont les chastes accords sur notre âme attentive
Coulaient comme un miel pur, comme un lait bienfaisant,
Ou comme d’une sœur le baiser caressant !  !  !
Nous l’écoutions si bien ! et tous dans la carrière
Aimions tant à revoir sa tête belle et fière.
Que ce fut un long jour de tristesse et de deuil
Que le jour où sa main nous montra son cercueil !
Enfant !… car elle était (enfant de poésie)
Plus près de son berceau, tout baigné d’ambroisie,
Que de la froide tombe, où, d’une faible voix,
Pâle ! elle nous disait : « J’y descends… je la vois !…
« Ma mère ! j’ai bien peur d’un funèbre présage…
« Car je vois la douleur, les pleurs, le long veuvage

« De celle qui n’avait qu’un enfant adoré !
« Ah ! j’entends vos sanglots dans mon sein déchiré !
« Bonne mère ! voilà pourquoi je voudrais vivre
« Long-temps… pour vous offrir comme mon plus beau livre
« Les hymnes et l’amour, tous les élans d’un cœur
« Que remplit votre nom… » Ainsi disait Mercœur.
En vain son œil éteint, et sa voix affaiblie,
Sa pâleur, tout montrait sa parole accomplie…
Hélas ! dans notre espoir et dans notre amitié,
Nous pensions que le ciel d’un ange aurait pitié !  !  !
Elle est morte à présent !… morte ! et laisse à la terre,
Comme au fond des forêts, un ramier solitaire
Appelant de ses cris son compagnon ailé…
Et volant dans la nuit, inquiet, désolé…
Elle laisse… ramier qui n’a plus sa colombe,
Une mère qui prie et pleure sur sa tombe !  !  !
Silence ! respectons une de ces douleurs
Que n’assoupissent pas des larmes ni des fleurs !
Écoutons à genoux la sublime prière,
La plainte, les sanglots, les soupirs d’une mère…
D’une femme appelant de ses plus tendres cris
L’enfant que près de lui le Seigneur a repris !…
..................
« Mon Élisa ! dit-elle, ô mon bien ! ô ma vie !
« Hier, à mon amour quand le ciel t’a ravie…
« Pourquoi n’avons-nous pas, en nous donnant la main,
« Gravi, comme deux sœurs, l’invincible chemin ?
« Pourquoi n’avons-nous pas, l’une pour l’autre née,
« Atteint le même port dans la même journée ?
« Ah ! pourquoi, moi surtout, qui n’avais pour trésor
« Qu’un enfant !… n’ai-je pu m’attacher à son sort ?
« M’endormir près de toi, par tes chants caressée…
« Comme aux bras d’un époux la chaste fiancée ?
« Sur la terre, ô mon Dieu ! pourquoi me retenir

 « Sans ma fille ? Pourquoi ? — Mère, pour me bénir !
« Pour, soumise à mes lois, humble en tes destinées,
« Prier, pleurer encor… de nombreuses années !…
« Pour être digne un jour, sur son sein ranimé,
« De presser à ma droite, un ange bien aimé !… »
Ainsi parle le ciel aux vertus d’une femme,
Et c’est pourquoi ses pleurs n’ont pas noyé son âme !!!

Dius Antohy Rénal.
Lyon, 25 juillet 1835.

STANCES
ÉLÉGIAQUES ET DE CONDOLÉANCES À MADAME MERCŒUR AU SUJET DE LA MORT DE MADEMOISELLE ÉLISA, SA FILLE.


Hélas ! elle n’est plus ! la mort vous l’a ravie
            Cette fille aimable et chérie
                  Qui vous devait le jour !…
Mais pourquoi la pleurer ? elle a quitté ce monde
            Pour jouir d’une paix profonde
                  Au céleste séjour.

À des travaux d’esprit livrée avec constance,
            Elle affaiblit son existence
                  Par un surcroît d’efforts,
Et cette activité fut la cause fatale
            Qui de sa faculté vitale
                  Détruisit les ressorts.

Sa science précoce étonna le Parnasse,
            Et Phébus y marqua sa place,
                  Même avant son printemps.
Digne émule de Gay, ces deux muses françaises
            Dédaignant les doctes fadaises,
                  Vivront dans tous les temps.

Gay, par ses beaux essais, sa douce poésie,
            S’attira de l’Académie
                  L’estime et la faveur.
Et Mercœur, saisissant le fer de Melpomène,
            Fit voir sur la tragique scène
                  La pitié, la terreur.

Je n’oublîrai jamais l’honorable visite
            Qu’Élisa fit au pauvre ermite
                  Qui la chante en ces vers.
Oh ! combien j’admirai sa noble modestie !
            Simple, elle ignorait son génie
                  Et ses talens divers.

Sitôt que je la vis, cette fille angélique,
            Par un rapport tout sympathique,
                  Gagna mon amitié ;
Et son œil abattu, sa figure flétrie
            Porta dans mon âme attendrie
                  La craintive pitié.

Dès lors, je l’avoûrai, je ne fus pas le maître
            D’un pressentiment que fit naître
                  Son état alarmant ;
Et soudain je formai le sinistre présage
            Qu’elle franchirait le passage
                  Qui mène au monument.

Ô vous ! qui par sa mort, lente et prématurée,
            Mère sensible, êtes livrée
                  Au chagrin oppresseur,
Consolez-vous : croyez, j’aime à vous le redire,
            Qu’au ciel sa belle âme respire
                  Dans le sein du bonheur.

Quel baume à vos douleurs ! n’êtes-vous pas certaine
            De rejoindre au sacré domaine
                  Cet ange de bonté !…
Oui, c’est là qu’avec elle, à l’abri des alarmes,
            Vous jouirez de tous les charmes
                  De la félicité.

Puissé-je bientôt, moi, qui t’ai trop peu connue,
            Bonne Élisa, fille ingénue,
                  Te revoir eu ces lieux !
Je n’y pourrais trouver meilleure compagnie :
            Les mœurs, la vertu, le génie
                  Sont l’ornement des cieux.

À mon treizième lustre, accablé de misère,
            Privé parfois du nécessaire,
                  Ce vœu sied à mon cœur.
Ciel ! daigne l’exaucer, je loûrai ta justice.
            Mes jours trop longs sont un supplice
                  Qu’aggrave le malheur.

            Salut, estime et respect,
            La muse forestière,
            ou l’ermite de Bazemont :

J.-M. Vigneron père,
Ancien garde forestier brigadier des bois du domaine, forêt des Alluets, à Bazemont, près Manie (Seine-et-Oise).
Bazemont, ce 24 janvier 1835.
À ÉLISA MERCŒUR.

Si jeune !… et puis mourir, pauvre ange de souffrance,
Tu courbas donc ton front sous l’éternel décret ;
Peut-être, résignée et lasse d’espérance,
As-tu reçu la mort comme un divin bienfait.
Le chagrin est pour nous ; ce n’est pas toi, poète,
Qui regrettes la vie et son prisme trompeur ;
Le temps en s’enfuyant de sa voix de prophète
T’avertissait déjà de son peu de valeur.
Mêlant ta douce voix aux lyres éternelles,
Quand un ange viendra, dans ses bras protecteurs,
Prendre ta triste mère et finir ses douleurs,
De ses yeux affaiblis, tes lèvres immortelles
                      Recueilleront les pleurs.

Émilie Doussin-Dubreuil.

Tributs de regrets déposés sur le tombeau de ma fille [10], véritable album populaire, où chaque visiteur inscrit ses pensées ou son nom sous les inscriptions que j’y ai fait graver et que j’ai choisies parmi ses poésies.


Tu dors, pauvre Elisa, si légère d’années ;
Tu ne crains plus du jour le froid et la chaleur :
Elles sont achevées tes fraîches matinées,
              Jeune fille, jeune fleur !

Chateaubriand.

Pauvre enfant… si jeune et mourir !!!


Dieu avait besoin d’un ange !


Par nos regrets ta vie est consacrée.
Ah ! si la mort a brisé ton flambeau,
Du haut des cieux ton étoile tombée,
Scintille encor dans la nuit du tombeau !

Michel Tissandier.

Sta, viator, hic virtus [11].

Adolphe

Jeunes filles qui passez, tâchez d’imiter celle qui repose dans ce caveau !


Une larme et des soupirs pour Élisa Mercœur !


La mort a immortalisé son talent. Ne pleurez pas sur elle, plaignez sa pauvre mère !


Je ne te pleure pas, j’envie ton sort !

Alfred de Musset.

Paul de Kock. — Paul Meheut. — Victor P


Sous cette pierre repose un grand génie !


Poète, j’ai maudit ceux qui t’ont poussé dans la tombe !

A. R…

Vis d’immortalité, le poète est un ange ;
En un être infini l’être d’un jour se change !

Gillot de Kerhardène (Breton).

Si la mort épargnait le génie, elle serait parmi nous !

E. P…

Passant, salue ces débris, ils sont les restes d’une âme sublime !

L. P…

Jetons sur son tombeau des lauriers et des roses !


Rossignol printanier, ta tombe est solitaire,
Ton génie est aux cieux, ton nom sur toute terre !

G. K…

Bonjour et bon repos, bonne Elisa !


Bouscaren. — Mouraud. — Radigois. — Jules Dubois (Nantais).


Elisa, ton tombeau est le plus riche de regrets !


Elle est donc là, pauvre Élisa Mercœur,
Là ses quinze ans, là son âme et son cœur !

Th. C…

Tes vers te reflètent, âme passionnée,
Et celui qui les aime, Élisa, t’eût aimée !

V. Desp…

Le pauvre étranger qui morte te pleure, vivante il vous eut adorce.


Pauvre fleur de Bretagne, à notre amour ravie,
Pour prix de ton parfum sois à jamais bénie !

Un Breton.

Brise des bois, sur votre aile embaumée,
Jusques aux cieux élevez ma prière,
Et d’Élisa que l’ombre consolée,
Rende le calme aux vieux jours de sa mère !

E. Prainat.

Ô Elisa ! combien ton souvenir éveille de sympathie !


Aimez-la dans la tombe comme vous l’aimiez sur la terre.


Terre, sois-lui légère !


Poètes, venez pleurer vos vers harmonieux sur cette tombe chérie.

Prosper.

Sa voix vibra trop pure pour la terre !


Ange de pureté, tes chants harmonieux
    Ravissaient notre terre impure,
Quand le vol de la mort t’a transporté aux cieux,
    Tu ne changeas pas de nature !

Du B…

L’ange console la terre et remonte au ciel !


Non, tu n’étais pas une mortelle !

Un jeune Officier.

En mourant, Elisa, nous faisons naître l’ange ;
La bière est un berceau, le linceul est un lange !


La nature ici-bas doit tout en sacrifice,
Des roses du printemps l’aquilon fait justice.
Heureux qui laisse encor, poète en pure fleur,
De vers et de parfums une aussi douce odeur !


Son âme vacillante au souffle de ce monde,
S’exhalait de son sein en sons harmonieux.
Pour trouver à sa voix un écho qui réponde,
        Elle s’envola vers les cieux !

Célestin Baumier.

        C’est ainsi qu’à sa dernière heure,
        Le cygne lui-même se pleure.

    Son chant alors est plus harmonieux ;
        Et, déployant ses blanches ailes,
Alors qu’il prend sou vol aux voûtes éternelles,
        Son chant semble venir des deux !

Th. B.

Ta muse fut la douleur,
Ton chant un cri de l’âme !


Élisa, tu couvris d’une honte immortelle
Ceux qui te refusaient une gloire mortelle ;
Tu ne vécus qu’un jour parmi ces euvieux ;
Tu tombas, mais tes chants descendirent des cieux !

L. Chevejor.

Son génie, ses vertus, dans ce siècle égoïste, n’ont trouvé que la pauvreté !

Du…

Génie, vertus, beauté, jeunesse, tout est là !

Eug. Cu

Ô Elisa ! un jeune artiste, admirateur de ta belle poésie, vient élever vers Dieu son humble prière pour toi !


Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
        L’espace d’un matin !


Je suis venu, Elisa, j’ai pleuré !

30 mai 1837. Edouard, de Nantes.


Moi aussi, noble sœur, je t’ai donné des larmes !


Qui pourrait refuser des larmes à ta cendre !


À sa cendre aujourd’hui chacun vient rendre hommage.
Son âme chaste et pure habite dans les cieux ;
An rang des immortels est son nom glorieux,
À sa patrie, enfin, ses Œuvres en partage !

E. P…

Ergo mane tua gens,
Se tibi consecrat !


Manibus date lilia plenis !
Répandez des fleurs à pleines mains !


Purpureos spargam flores et fungar inani munere !
Je semerai des fleurs de pourpre, et je m’acquitterai d’un devoir inutile !


Gloire de ta patrie, chère Elisa, adieu !

Un Nantais.

Vous avez su la pleurer, grands de la terre !  !  !


Pour obtenir tant d’honneur, pauvre Élisa, il te fallut mourir !  !  !


Dors, poète charmant, dors, âme vertueuse ;
Au ciel plus qu’ici-bas, sois à jamais heureuse !


Cher ange, après tant de travaux,
Pour prix de ta noble misère,
Que Dieu te donne le repos
Et console ta pauvre mère !

L. B…

À M. A. DAR…,
QUI VOULAIT M’ARRACHER DU TOMBEAU DE MA FILLE.

                Ah ! laissez-moi sur ce tombeau !
                Laissez-moi prier pour ma fille ;
                Son âme, comme un pur flambeau,
                À mes yeux apparaît et brille
                        Sur ce tombeau !

C’est elle ! je la vois, ce n’est point un prestige,
Ce n’est point une erreur de mes sens éperdus,
C’est l’âme d’Élisa, belle de ses vertus,
Qui, tout autour de moi, sur ce tombeau voltige.

                Viens-tu ranimer mon enfant,
                Âme de son brillant génie ?
                Viens-tu, sensible à mon tourment,
                Me rendre ma fille chérie
                        Un seul moment ?

Rien qu’un moment, que je la voie encore !
      Que je la presse sur mon cœur !
      Dieu tout-puissant, Dieu que j’implore !
      Fais que je goûte ce bonheur
Un seul moment, un seul moment encore !!!

Veuve Mercœur.

FRANÇOIS-MARIE-ARMAND Ste.-SUZANNE DESCOUS,
FILS UNIQUE, AGE DE DIX ANS, DÉCÉDÉ LE 3 JUILLET 1830.

Il n’a fait que dix pas, et sa course est finie !
Quoi ! devait-il sitôt nous quitter pour jamais,
Lui que nous admirions, que la douce harmonie
Instruisit au berceau de célestes secrets !
                    Une fois sous sa main légère
S’exhalèrent des sons plus purs, plus gracieux :
Jeune cygne, c’était son adieu sur la terre !
Ange, il prenait son vol pour retourner aux cieux [12] !

Élisa Mercœur.

  1. M. Danguy m’a dit bien des fois que lorsque Élisa le pria de lui dire un conte, il s’était trouvé tout interdit. « Élisa venait, me dit-il, de se grandir d’une coudée. »
  2. La poupée des étrennes était un véritable enfant ; le trousseau était fort beau.
  3. La pauvre enfant conserva ce goût tant qu’elle vécut ; elle n’avait pas de plus grand plaisir que de m’entendre lire.
  4. C’est le nom du propriétaire du Journal des jeunes Personnes.
  5. Elle voulait parler de mademoiselle d’Abrantès.
  6. Élisa voulait dédier le portrait au modèle, mais elle fut obligée d’y renoncer ; on lui dit que le journal n’était pas assez volumineux pour admettre des dédicaces. En mettant après le titre : dédié à mademoiselle Joséphine d’Abrantès, j’ai satisfait à un des désirs de ma fille.
  7. Les vœux des sœurs de charité sont annuels.
  8. Méléagre, fils d’Œneus, roi de Calidon, et d’Althée, fille de Thestius, ne fut pas plutôt né que les parques, selon la fable, mirent un tison dans le feu en disant : Cet enfant, vivra tant que ce tison durera, etc., etc., etc.
  9. J’ai cru ne pouvoir mieux prouver ma reconnaissance aux personnes qui m’ont adressé les pièces suivantes, qu’en les insérant dans les Œuvres de ma fille.
  10. Au Père Lachaise, à l’entrée du chemin de Labédoyère, du côté du rond-point.
  11. Passant, arrête-toi, c’est ici que la vertu repose !
  12. Il mourut en sortant de remporter un prix de piano !!!… Le volume de poésies étant clos lorsque j’ai recueilli l’épitaphe de cet enfant, je l’ai fait placer dans les Mélanges du deuxième volume.