Œuvres complètes (Tolstoï)/Tome XXXVII/Appendice
I
… Les cachots formaient une série de cellules noires fermées en dehors par de solides verrous. Dans ces sombres et froids cachots, il n’y avait ni lit, ni table, ni chaise, de sorte que les prisonniers mangeaient et se couchaient sur le sol malpropre, et autour d’eux et sur eux couraient des rats, qui étaient si nombreux et si hardis qu’on ne pouvait conserver un morceau de pain ; ils arrachaient même le pain des mains des prisonniers et se jetaient sur ceux-ci lorsqu’ils cessaient de se mouvoir.
Vassiliev disait qu’il n’était pas coupable et n’irait pas au cachot. On l’y traîna de force. Il se débattit, et deux prisonniers l’ayant aidé à échapper aux gardiens, ceux-ci, parmi lesquels Pétrov, renommé pour sa force, se réunirent, et rattrapèrent le prisonnier qu’ils poussèrent dans le cachot.
Aussitôt on vint rapporter au gouverneur qu’il venait de se produire une sorte de révolte. Et ce même gouverneur qui disait, en fermant sa main blanche ornée d’une émeraude, qu’il fallait de la poigne, remit un papier orné d’un beau paraphe, sur lequel était enjoint l’ordre de donner aux principaux coupables, Vassiliev et Nupomossitchy, trente coups de verges.
Peu après le thé, ces deux prisonniers furent amenés dans le parloir des femmes, désert à cette heure, où devait avoir lieu la fustigation. Depuis la veille au soir, tous les habitants de la prison savaient ce qui allait se passer, et dans toutes les chambres, dans l’attente de ce châtiment, régnait une grande animation…
— Pourquoi restes-tu debout ! Couche-toi !
Le rôdeur déboutonna son pantalon qui tomba sur ses pieds, il l’enleva et s’assit sur le banc, les jambes pendant de chaque côté. Alors un gardien souleva les jambes sur le banc et se coucha dessus. Deux autres gardiens prirent les bras du prisonnier et les tinrent appuyés sur le banc. Le quatrième souleva la chemise mettant à nu les reins, les fesses et les cuisses.
Pétrov à la large poitrine, aux bras musculeux, puissants, saisit l’un des faisceaux de verges, cracha dans ses mains, et, tenant les verges fortement serrées, les souleva. Cinglant l’air avec un sifflement, elles vinrent s’abattre sur le corps nu. À chaque coup, le rôdeur hurlait et s’agitait, bien que retenu par les gardiens couchés sur lui. Vassiliev debout, pâle, jetait parfois les yeux sur le spectacle qui s’offrait à lui, et bien vite les détournait.
Sur la peau brune du rôdeur se montraient déjà des raies sanglantes et ses cris se transformaient maintenant en gémissements. Mais Pétrov qui avait reçu un coup sur les yeux en emmenant Vassiliev au cachot, se vengeait de cet outrage en frappant si fort que les pointes des verges volaient de tous côtés ; et sur les fesses brunies et sur les côtes du rôdeur, coulait déjà un sang vermeil.
Quand on eut fini avec le rôdeur, et que, la mâchoire inférieure tremblante, il eut remis son pantalon, après avoir essuyé son sang avec sa chemise, le gardien-chef dit à Vassiliev, en indiquant le pantalon : « Ôte ». Tout d’abord Vassiliev eut un sourire qui laissa voir ses dents blanches dans sa barbe noire, et tout son visage intelligent et énergique se transforma. En arrachant les boutons de sa tunique, il la rejeta et se coucha, laissant à nu ses jambes fines, droites, et bien musclées.
— Vous n’avez pas… murmura-t-il en commençant une phrase quelconque ; mais il s’interrompit, serra les dents et se prépara aux coups.
Pétrov jeta les verges brisées, en prit un nouveau faisceau et commença une nouvelle punition.
Aux premiers coups, Vassiliev poussa quelques « oh ! oh ! » et commença à se débattre, si bien que les gardiens, qui durent peser sur ses genoux et sur ses épaules, étaient rouges de leurs efforts.
— Trente ! dit le directeur de la prison, quand on fut au vingt-sixième coup.
— Non, monsieur le directeur, vingt-six.
— Trente, trente ! répéta le directeur en tiraillant sa barbiche.
Quand ils eurent terminé, Vassiliev ne se leva pas.
— Eh bien, lève-toi ! dit l’un des gardiens en le soulevant.
Vassiliev se leva, mais il chancela et serait tombé sans l’aide d’un gardien. Il soupirait péniblement, amèrement ; ses lèvres tremblaient et faisaient ce bruit particulier avec lequel on amuse les enfants ; ses genoux s’entrechoquaient.
— Une autre fois, tu battras les gardiens en pleine figure ! dit Pétrov en jetant les verges et essayant de s’encourager et de se justifier. Mais son âme n’était pas tranquille, et, ayant rabattu sur ses bras velus les manches relevées de son uniforme, il essuya avec un mouchoir sale la sueur qui couvrait son front et sortit du parloir.
— À l’hôpital ! ordonna le directeur.
Il toussotait et faisait des grimaces comme s’il eût avalé quelque chose d’amer et d’empoisonné. Il s’assit sur le rebord de la fenêtre et fuma une cigarette.
« Aller à la maison », pensait-il ; mais il se rappelait les figures des danses hongroises sur l’arrangement de Listz, qu’il entendait déjà depuis trois jours, et toute la matinée d’aujourd’hui et, dans son âme, il se fit encore plus sombre.
À ce moment on lui annonça Nekhludov. « Que veut-il ? » pensa le directeur, et, en soupirant lourdement, il sortit dans le vestibule.
… À ce moment, dans l’un des cachots, une femme en corsage déchiré, les cheveux épars, les yeux hagards, criait d’une voix désespérée et se frappait la tête tantôt contre le mur, tantôt contre la porte. Le gardien regardait par le judas, s’éloignait et reprenait sa marche ; et aussitôt que son œil se montrait au judas, les cris redoublaient.
— Ne regarde pas, tue-moi plutôt, donne-moi un couteau, du poison, je ne peux pas, je ne peux pas…
On entendit des pas. La porte du corridor s’ouvrait, livrant passage à un homme en uniforme d’officier, accompagné de deux gardiens. À la chambre voisine des yeux se montrèrent au judas, mais, en passant, l’officier le ferma.
— Les brigands ! Les bourreaux ! entendait-on d’une chambre à l’autre. On frappait des coups de poing dans les portes.
Bien que ces scènes fussent coutumières, l’officier était pâle ; c’était toujours pénible et effrayant.
Aussitôt que la porte de la femme hystérique fut ouverte, elle s’élança pour sortir.
— Laissez-moi, laissez-moi ! criait-elle, en croisant son corsage sur sa poitrine d’une main, et rejetant de l’autre, derrière l’oreille, une mèche de cheveux parsemés de fils argentés.
— Vous savez bien que c’est impossible, ne dites pas de bêtises ! dit l’officier en restant dans la porte.
— Laissez-moi ou tuez-moi ! cria-t-elle, en le repoussant.
— Assez ! fit sévèrement l’officier.
Mais elle continuait de plus belle.
L’officier fit un signe aux gardiens. Ils la saisirent. Elle criait encore plus fort.
— Cessez ou ce sera pire !
Elle redoublait ses cris.
— Taisez-vous !
— Je ne me tairai pas… Ah ! ah !…
Mais, spontanément, son cri fit place à une sorte de mugissement, puis se calma soudain.
Un des gardiens lui saisit les mains, les attacha, l’autre lui enfonça dans la bouche un morceau de toile qu’il lui attacha derrière la tête, afin qu’elle ne pût le déchirer.
Les yeux exorbités, elle regardait l’officier et les gardiens ; tout son visage tressaillait ; de son nez s’échappaient de bruyants soupirs ; ses épaules se soulevaient jusqu’à ses oreilles, puis retombaient.
— Il n’est pas permis de faire un tel scandale ! Tout cela c’est de sa faute ! disait l’officier, et il sortit.
Les cloches, d’une voix argentine, chantaient : « Combien Notre Seigneur est glorifié en Sion ». Les plantons se relayaient. Dans la cathédrale, près des tombeaux des empereurs, brûlaient des cierges, et la garde était debout.Le roman Résurrection resta longtemps dans les tiroirs de Tolstoï qui n’y travailla qu’à de grands intervalles. Dans la décade des années 80, A.-F. Coni, un juriste russe très connu, à cette époque procureur général près de la Cour de cassation, raconta un jour à L.-N. Tolstoï une affaire judiciaire qui l’intéressa si vivement qu’il demanda à Coni l’autorisation d’en faire un sujet de roman. Tolstoï, à plusieurs reprises, se mit à écrire ce roman, mais il l’abandonnait aussitôt. En lui, l’artiste qui a besoin d’un travail créateur, esthétique, luttait avec le moraliste, qui considère comme un devoir de donner toutes ses forces, tout son temps à la « seule chose nécessaire » : servir les hommes et se perfectionner soi-même.
Le moraliste eût probablement vaincu en lui l’artiste, si une autre force n’était venue faire pencher la balance du côté du désir artistique. Cette force fut l’amour, la pitié pour des hommes qui souffraient.
On sait que vers le milieu des années 90, en Russie, au Caucase, les Doukhobors subirent de cruelles persécutions. On faillit presque les exterminer. Quand, ruinés, brisés par tout ce qu’ils avaient enduré, ils reçurent enfin l’autorisation de quitter la Russie, ils n’avaient pas les moyens de partir. Depuis longtemps, Tolstoï n’avait plus d’argent à sa disposition, et l’aide immédiate était nécessaire. C’est alors qu’il se décida à tirer profit de son talent artistique, qu’il regardait comme un luxe d’employer pour son propre plaisir. Mais maintenant il s’agissait de sauver la vie de quelques milliers d’hommes, le prétexte était bon.
Tolstoï entra en relations avec de grands éditeurs russes et étrangers, et mit à la disposition des Doukhobors les honoraires qui lui furent consentis, et qui formaient une somme si importante qu’il put ainsi permettre à 7.000 Doukhobors d’émigrer au Canada. Les Quakers anglais et plusieurs autres personnes se joignirent encore à Tolstoï, et cette généreuse entreprise put ainsi être menée à bonne fin.
Dès que Tolstoï eut résolu de venir en aide aux Doukhobors au moyen de son roman, il se mit énergiquement au travail et, en moins d’un an, il avait terminé cette nouvelle œuvre qu’il appela Résurrection.
À cause des exigences de la censure, le roman ne put paraître en Russie qu’avec de très grandes coupures, et jusqu’à présent, il n’a pu être donné intégralement.
En France, la première traduction qui parut est également incomplète, non du fait de la censure, mais à cause des opinions réactionnaires du journal l’Écho de Paris, où il fut publié en feuilleton. Tous les passages où Tolstoï exprime des opinions antimilitaristes ont été supprimés.
Plusieurs des admirateurs du talent de Tolstoï attribuent au titre du roman une signification particulière, et regardent le roman lui-même comme un symbole de la résurrection de Tolstoï à l’activité artistique.
Comme Tolstoï ne reconnaissait pas le droit de propriété pour ses nouvelles œuvres, Résurrection parut dans des dizaines d’éditions différentes et fut vendu en Russie à plus de cent mille exemplaires. De toutes les œuvres de Tolstoï, ce roman est peut-être le plus populaire. Il fut l’un des principaux motifs de son excommunication.Il existe en français plusieurs traductions de Résurrection :
1o Celle de M. Théodore de Wyzeva, parue chez Perrin, en 1900. Elle comporte deux volumes : le premier volume contient la première et la deuxième parties, celle-ci fortement abrégée ; la troisième partie forme le second volume.
2o La traduction de M. Halpérine Kaminsky a été éditée chez Flammarion, sans date, avec les illustrations du peintre russe Pasternak, prises de l’édition originale de V. Tchertkov. Dans cette édition, la première partie du roman de Tolstoï forme un volume intitulé Résurrection ; la deuxième et la troisième parties ont composé un second volume ayant pour titre Nouvelle vie.
3o Il existe une traduction de Résurrection, mais bien incomplète, dans une édition à 0 fr. 65.
En outre, M. Henry Bataille a tiré du roman de Tolstoï une pièce, jouée à l’Odéon, sous le même titre Résurrection, et qui a obtenu un très grand succès.