Œuvres complètes (Tolstoï)/Tome XVIII/Appendice

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 305-311).


APPENDICE


I


En 1872, L. Tolstoï achevait son Syllabaire. Le laborieux travail, purement mécanique, qu’avait exigé cet ouvrage, avait beaucoup fatigué Tolstoï, qui déjà avait conçu le plan d’une nouvelle grande œuvre.

À la fin de 1872, dans une lettre à son ami, le poète Fet, on trouve des allusions à ce nouveau travail, et le 25 septembre 1873, il lui écrit enfin : « Je commence à écrire, ou plutôt je termine un roman commencé. »

Voici comment nous comprenons cette phrase : Tout le plan du roman, les idées, les images, les types, l’action, existaient tout formés dans l’esprit de l’artiste, il ne lui restait plus que ce travail demi-mécanique, si difficile pour défunt son frère, Nicolas, de transporter par la plume, sur le papier, l’œuvre créée.

C’est de ce travail qu’il s’agit quand il écrit dans sa lettre : « Je commence. » Chez tous les vrais artistes, ce travail ne commence qu’après que le travail intérieur, mystérieux, créateur, touche à sa fin.

Le début du roman fut écrit dans les circonstances suivantes :

Dans la famille Tolstoï, on lisait à haute voix les nouvelles de Pouschkine. L. Tolstoï s’approcha du lecteur. Il s’arrêta. Alors Tolstoï prit le livre pour voir ce qu’on avait lu et ses yeux tombèrent sur le commencement d’une nouvelle intitulée : Feuilles détachées : « La veille de la fête, les invités commencèrent à se réunir… » Ce commencement plut beaucoup à Tolstoï.

« Voilà comment il faut commencer ! dit-il. Le lecteur est ainsi transporté d’un coup dans l’action même. Un autre écrivain aurait commencé par la description des invités, des chambres, et Pouschkine, lui, va droit au but. »

Quelqu’un des assistants proposa à Tolstoï, en plaisantant, de s’approprier ce commencement et d’écrire un roman. Tolstoï se retira dans sa chambre, et jeta immédiatement sur le papier le commencement d’Anna Karénine, qui, dans la première version, débutait ainsi : « Tout était bouleversé dans la maison des Oblonskï… » Par la suite Tolstoï ajouta les premières lignes du roman qui expriment une remarque psychologique qu’il avait faite : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, chaque famille malheureuse est malheureuse à sa façon. »

La trame du roman fut donnée à l’auteur par un événement réel, la mort tragique d’une femme qui se jeta sous un train. Tolstoï avait vu le cadavre mutilé de cette femme et en avait ressenti une impression poignante. Le contraste de cette tragédie lui fut fourni par les souvenirs de l’histoire poétique de son mariage et des premières années de sa vie de famille. Enfin, tous les événements décrits dans Anna Karénine sont liés à l’histoire de la vie intérieure de Lévine, c’est-à-dire à celle de Tolstoï lui-même.

Anna Karénine, malgré des pages brillantes qui ne le cèdent point à celles de Guerre et Paix, fut loin d’avoir le même succès que le premier grand roman de Tolstoï. Voici par exemple ce qu’en dit Tourgueniev. Dans une lettre à A.-S. Souvorine, du 14 mars 1873, il écrit : « J’attends avec impatience la première livraison de vos études. Votre « Portrait littéraire » de L.-N. Tolstoï sera certainement très bien. C’est un talent hors ligne, mais dans Anna Karénine, comme on dit ici, il a fait fausse route. C’est l’influence de Moscou, de la noblesse slavophile, des vieilles filles orthodoxes, de son isolement et du manque de véritable travail artistique. »

Dans la lettre au poète Polonski, Tourgueniev écrit de même : « Anna Karénine ne me plaît pas, bien qu’il y ait des pages vraiment très belles (les courses, la fenaison, la chasse). Mais tout cela est aigre, sent Moscou, l’encens, les vieilles filles, le slavophilisme, les idées étroites de la noblesse. »

Mais, naturellement, il y avait aussi des critiques enthousiastes. Parmi ceux-ci, le premier, son ami Fet. L. Tolstoï le remercie de ses éloges et en même temps exprime sa complète indifférence pour le succès. Les événements de sa vie de famille et le nouveau travail intérieur déjà absorbent tout son être. Il l’exprime ainsi dans la lettre à Fet : « Vous louez Anna Karénine, cela me fait plaisir, et d’après ce que j’entends, on en fait partout des éloges. Mais je suis sûr qu’il n’existe pas d’écrivain aussi indifférent au succès, que moi. D’une part le travail de l’école, d’autre part une chose étrange : le sujet d’un nouvel ouvrage qui me tourmente, précisément dans un moment très pénible pour moi ; la maladie de l’enfant, et cette maladie elle-même, et la mort… »

Mais à mesure que se développe le roman, l’intérêt du public augmente, et aujourd’hui, la critique littéraire de cette œuvre forme déjà plusieurs volumes.

Anna Karénine fut publié dans la revue de Katkov, Le Messager russe (Rousski Viestnik), où avait paru précédemment Guerre et Paix. Cette revue était l’organe du parti réactionnaire, la publication dans cette revue du nouveau roman de Tolstoï, contribua pour beaucoup à l’indifférence des critiques aveugles du camp opposé.

Toutefois Tolstoï, essentiellement indépendant, n’avait aucun lien avec ce parti réactionnaire, ce qu’on vit bien lorsque parut la huitième partie du roman.

Dans la dernière partie d’Anna Karénine, Tolstoï, en effet, sauf la peinture de la transformation intérieure qui s’accomplit en Lévine, raconte aussi le sort du malheureux Vronskï, qui, de désespoir, part en Serbie, comme volontaire, conduisant un détachement de cavalerie qu’il a équipé.

Pour la société d’alors, c’était là un acte héroïque, noble, mais dans le roman de Tolstoï, Lévine, le héros principal, critique avec peu de bienveillance et raille même ce mouvement des volontaires, comme un de ces engouements à la mode, qui se succèdent dans la société oisive, soi-disant supérieure.

Katkov, le directeur du Rousski Viestnik et de Moscovskia Viedomosti, au contraire usait de tous les moyens dont il pouvait disposer pour exciter l’opinion et entraîner la Russie à la guerre contre la Turquie.

Sur cette question Tolstoï et Katkov ne pouvaient s’entendre et se séparèrent définitivement. Katkov exigeait des modifications, l’adoucissement de certains passages de la huitième partie d’Anna Karénine. Tolstoï n’y voulut point consentir, défendant son droit d’auteur, d’exprimer librement, entièrement, ses idées. Katkov refusa de publier la fin sans les changements, et Tolstoï, qui ne voulut pas céder, fit paraître la dernière partie de son roman en une brochure à part. Dans le Messager russe, pour la satisfaction des abonnés, il ne fut publié qu’un récit succinct de la fin d’Anna Karénine. Bientôt après le roman parut intégralement, en trois volumes. Il a eu, en Russie, de nombreuses éditions et a été traduit dans toutes les langues européennes.


II

En français, Anna Karénine parut chez Hachette, deux volumes (quinze éditions), sans nom de traducteur. La traduction est incomplète, en divers endroits des phrases ou des passages entiers ont été supprimés ; l’ensemble de ces omissions représente environ une centaine de pages du texte.

Certains passages d’Anna Karénine (traduction R. Candiani) sont entrés dans l’édition d’Armand Colin : Pages choisies des auteurs contemporains, dans le volume consacré à Tolstoï.

Ajoutons enfin que du roman Anna Karénine, M. E. Guiraud a tiré une pièce en cinq actes et huit tableaux, jouée en 1907, avec un grand succès, au théâtre Antoine-Gémier.


P. B.