Œuvres complètes (Tolstoï)/Tome I/Préface

PRÉFACE

POUR L’ÉDITION EN LANGUE FRANÇAISE

des

ŒUVRES COMPLÈTES DE LÉON TOLSTOÏ



L’année 1902, qui marquera le cinquantenaire littéraire de Léon-Nicolaïevitch Tolstoï, nous semble particulièrement propice pour faire le bilan de son œuvre ; et c’est pourquoi nous saluons, avec joie et reconnaissance, cette édition complète des œuvres de Léon Tolstoï, qui, faite sur un plan déterminé, n’a encore sa semblable en aucune langue, pas même, à notre regret et à notre honte, en langue russe.

La célébrité de Tolstoï, depuis sa première œuvre, insérée dans une revue russe et signée modestement : L. T., n’a fait que croître pendant ces cinquante années, et de nos jours a atteint un degré que nul écrivain, d’aucun pays, ne dépassa jamais. Tout ce que la despotique administration russe a pu inventer pour limiter l’influence de Tolstoï n’a servi qu’à augmenter sa gloire. Et le dernier acte de cette oppression, en plaçant Tolstoï sur un très haut piédestal, le fit « cette ville située sur une montagne qui ne peut être cachée. » Nous parlons de l’excommunication qui n’a fait que séparer Tolstoï de ces ténèbres sur le fond desquelles, avec une clarté encore plus puissante et incomparable, brille son génie.

Selon nous, Tolstoï doit sa réputation universelle à ce qu’au fur et à mesure du développement de sa vie spirituelle, il a, dans ses œuvres littéraires, embrassé de plus en plus le domaine de l’esprit humain, et a atteint cette profondeur d’analyse et de création, d’où, comme de la source générale, découlent toutes les branches de l’intellectualité humaine : la science et la philosophie ; la religion et l’art ; la sociologie et la morale. C’est pourquoi chacune des œuvres de Tolstoï possède un intérêt si captivant, est si répandue, et suscite tant de bruit.

À la science et à l’art il demande d’être accessibles aux masses, d’être utiles aux peuples ; dans la philosophie et la religion, il cherche le sens de la vie ; à la sociologie, il donne des bases morales, et pour la morale il demande l’importance sociale.

La première publication en langue française des œuvres de Tolstoï date du commencement de 1877. C’était la traduction du roman « Le Bonheur de Famille » publiée à Petersbourg sous le titre « Macha » ; et en 1873 parut également à Pétersbourg la traduction de « Les Cosaques ». En 1879, à Paris, fut imprimée à cinq cents exemplaires la traduction incomplète de Guerre et Paix, qui attira peu l’attention du lecteur français. Mais quand parut la belle critique de M. Melchior de Voguë, le nom de Tolstoï se répandit en France et y acquit rapidement la célébrité.

Dans cette courte préface, il ne nous est pas loisible d’entrer dans l’analyse détaillée, critique, des œuvres de Tolstoï ; nous n’en donnerons qu’un aperçu général, puis nous dirons ce qui distingue cette présente édition de toutes les autres.

Par leur contenu, par leur forme et par les circonstances qui accompagnèrent leur apparition, les œuvres de Tolstoï se partagent d’une manière très nette en deux groupes correspondant à deux périodes très différentes de l’activité littéraire de l’auteur.

La première période, d’environ trente ans, va de 1852 à 1881. L’autre, qui compte maintenant vingt ans, va de 1881 à nos jours. Par le fond et par la forme, la première période est principalement la période des belles-lettres ; la deuxième est par excellence celle de la religion, de la philosophie, du publicisme.

On peut en outre faire ressortir des différences encore plus profondes et plus essentielles, quant au contenu, entre les œuvres de ces deux périodes.

Malgré la diversité des images artistiques et la profondeur de la pensée qui caractérisent les œuvres tolstoïennes du premier groupe, le lecteur n’y trouvera ni une conception nette du monde, ni un type parfait exprimant l’un ou l’autre la conviction de l’auteur. Toutes les œuvres de cette période sont pénétrées de l’esprit d’analyse, de la recherche de la vérité. Les types qui s’y rencontrent n’expriment qu’un des côtés de la conception, encore incertaine, que l’auteur a du monde, et, avec intention, il y fait polémiquer ses héros comme pour chercher à tirer lui-même une conséquence de ces chocs d’opinions, ou pour laisser aux lecteurs la liberté de le faire. Tels sont les types d’Irteniev et de Nekhludov dans l’Enfance, l’Adolescence, la Jeunesse ; tels sont Pierre et le prince André dans Guerre et Paix. Ailleurs on trouve déjà des types sceptiques qui portent en eux-mêmes cette dualité ; par exemple Olénine, dans Les Cosaques, le frère de Levine dans Anna Karénine, etc.

Dans les œuvres de cette période, nous ne rencontrons pas la critique sévère de l’ordre de choses existant. Il est vrai que le flair artistique de l’auteur souligne souvent, avec une ironie amère, les diverses coutumes et les amusements des riches, et les institutions qu’on croit utiles et sacrées. Mais parfois l’auteur lui-même se laisse entraîner par ses descriptions, et entraîne avec lui le lecteur, et nous peint, sous des couleurs attrayantes, ce qu’ensuite il condamnera impitoyablement. Il faut remarquer dans ses récits militaires, par exemple, que le sentiment artistique de Tolstoï ne lui a pas permis, même dans cette période qui n’est pas complètement définie pour lui, de descendre au-dessous de l’objectivité ; ainsi, il ne dit nulle part que la guerre est un mal, mais en la décrivant, il reste jusqu’à tel point fidèle à la réalité, que le mal de la guerre ressort de lui-même.

Les œuvres de la deuxième période sont, premièrement, la critique sévère, énergique, de l’ordre de choses actuel, et, deuxièmement, l’exposé, sous forme de sermon, d’un idéal positif de perfection ; et cette conception parfaite du monde se reflète dans les types artistiques qu’il dépeint pendant cette période. Ces types nous montrent tantôt la chute morale d’un intellectuel de notre temps, par exemple, Ivan Ilitch, les héros de la Sonate à Kreutzer, ceux de Résurrection ; tantôt ils représentent l’homme chez lequel s’est opérée déjà une transformation psychologique, par exemple Nekhludov, de Résurrection, le Pamphile de Marchez dans la Lumière ; ou ils nous font assister à l’évolution de la chute au relèvement, comme avec Nikita, de la Puissance des Ténèbres, et l’héroïque et immortelle figure de Katucha de Résurrection.

Avec beaucoup de justesse, Tolstoï dit que le héros principal de ses œuvres, c’est la Vérité[1]. En présentant cette vérité, Tolstoï a pu, par un don à lui spécial, unir l’objectivité impartiale à l’appréciation subjective qu’il a mise dans tout ce qu’il a écrit, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est là toute sa méthode artistique, celle qui domine dans toutes ses œuvres, de l’une et de l’autre période.

Comme un rayon lumineux, dans toutes les œuvres de Tolstoï passe l’impression de l’amour qu’il accorde à ses types du peuple. Décrit-il les domestiques-serfs, ou la campagne, ou les soldats à Sébastopol, les sectaires ou les forçats, on sent partout qu’il les considère comme les vrais hommes, comme les héros, comme les saints, comme nos maîtres et nos éducateurs par les souffrances qu’ils ont endurées et par la foi que nous avons perdue et qu’ils conservent pieusement.

Mais Tolstoï n’idéalise pas le peuple russe. Le réalisme qui lui est particulier ne le quitte jamais, et le sentiment de franchise et de véracité ne lui permet pas de se taire sur le côté sombre de la vie du peuple. S’il présente les justes du peuple, à côté de cela, il écrit La Puissance des Ténèbres, où, avec une rudesse impitoyable, il dépeint la grossièreté, la superstition, la sauvagerie qui va jusqu’à la cruauté ; mais il introduit dans le cœur des malfaiteurs qu’il peint, l’étincelle divine qui les retient de la perte définitive. Et pour cette impartialité, pour cette vérité, douce ou amère, avec laquelle il présente la vie intérieure et extérieure du peuple, le peuple aime Tolstoï.

Les œuvres des deux périodes diffèrent beaucoup par les circonstances qui ont accompagné leur apparition. Tandis que les œuvres de la première période parurent normalement, d’abord dans une revue, et ensuite en volumes, les œuvres de la deuxième période, pour la plupart, furent ou tout à fait défendues, ou à tel point déflorées par la censure russe, qu’on pouvait à peine les reconnaître.

Ces circonstances ont causé de grandes erreurs dans la critique des œuvres de cette période.

Premièrement : comme la censure effaçait toutes les dénonciations des violences et du mensonge des gouvernements et de l’Église et laissait les dénonciations des violences et du mensonge des institutions sociales, ces œuvres tronquées permirent souvent, aux critiques peu clairvoyants ou partiaux, d’accuser Tolstoï d’opinions réactionnaires, et de le déclarer le soutien du mal clérical et gouvernemental.

Deuxièmement : les œuvres interdites par la censure étaient répandues en manuscrits ou en lithographies, recopiées souvent avec des fautes graves sous d’autres titres ou en extraits. C’est sous cet aspect qu’elles passaient à l’étranger, où elles étaient insérées en russe ou traduites en langues étrangères. Dans ces traductions elles étaient encore déformées. Soit par esprit de parti, soit dans un but commercial, on les abrégeait, les titres étaient changés et en général elles étaient toujours soumises au bon gré des éditeurs. Sans parler de l’inexactitude des traductions, les traducteurs, soit faute de le connaître, soit par négligence, ne prenaient pas en considération l’ordre chronologique des écrits de Tolstoï et donnaient simultanément des œuvres appartenant à la première période et des œuvres récentes, ce qui autorisait les critiques à tirer des conclusions tout à fait erronées sur le développement des idées de Tolstoï.

Les choses se passèrent ainsi jusqu’en 1897 ; mais à cette époque un des amis les plus intimes de Tolstoï, Vladimir-Grigorievitch Tchertkov, qui a consacré toute sa vie à réunir et à éditer les œuvres de Tolstoï, fut expulsé de Russie. Avec les difficultés les plus grandes, Tchertkov parvint à transporter à l’étranger ses archives contenant, entre autres, tous les manuscrits de L.-N. Tolstoï.

Conformant ses actes à ses principes, Tolstoï a déclaré qu’il ne reconnaissait pas de propriété littéraire pour ses œuvres postérieures à 1881. (Il avait déjà donné à sa famille la jouissance des œuvres antérieures.) Ce fait contribua aussi, indirectement, à la négligence apportée aux traductions et aux éditions des œuvres de Tolstoï. Pour y remédier, Tolstoï a décidé d’envoyer à Tchertkov, pour être éditées, traduites et répandues, toutes ses nouvelles œuvres qui ne peuvent être publiées intégralement en Russie.

Et Tchertkov fait tout son possible pour que les copies qui sortent de chez lui soient conformes à l’original. Ainsi sont atteintes les deux conditions nécessaires : l’intégralité de l’œuvre et son expansion. Les archives de Tchertkov ayant été maintes fois violées par la police russe, un certain nombre de manuscrits très précieux ont été perdus, aussi ces archives mêmes ne sont-elles pas absolument complètes.

Nous qui, personnellement, avons collaboré à la formation de ces archives et qui avons aidé à les compléter, connaissons bien leur inestimable valeur et les quelques lacunes qu’elles présentent. Grâce à l’amabilité de M. Tchertkov et à l’initiative de l’éditeur, M. Stock, nous aurons la possibilité de réunir dans la présente édition, première en son genre, tout ce que Tolstoï a écrit et dont il a autorisé la publication. En y joignant les variantes et en corrigeant les fautes qui ont pu se glisser dans les manuscrits, nous espérons faire de cette édition complète des œuvres de Tolstoï un monument définitif et si possible irréprochable.

La publication des volumes de cette édition suivra autant que possible l’ordre chronologique ; des modifications ne seront apportées à cet ordre que si l’unité des sujets ou les nécessités de la publication l’exigent. Nous nous proposons de grouper les matériaux dont nous disposons en volumes de 350 à 450 pages, et l’œuvre complète comptera ainsi environ 40 volumes.

L’éditeur espère pouvoir donner un volume tous les deux mois, ou une œuvre entière, même comprenant plusieurs volumes[2].

Nous espérons compléter chaque volume de notes bibliographiques qui feront connaître au lecteur quelques circonstances intéressantes relatives à l’apparition et à la composition de l’œuvre, ainsi que les indications de la bibliographie française.

Nous avons aussi entrepris d’écrire une biographie de Tolstoï qui formera l’un des volumes de cette édition. Pour faire cette biographie aussi complète et exacte que possible, nous nous sommes adressé au public russe, à tous ceux qui ont eu quelque relation avec Tolstoï, en leur demandant de nous fournir des matériaux, tels que souvenirs, lettres, et tous les renseignements touchant la vie de L. Tolstoï. Nous nous permettons d’adresser la même demande au public français, et nous accueillerons ses indications avec la plus profonde reconnaissance.

Ainsi nous tâcherons de faire tout ce qui dépendra de nous pour donner au lecteur l’image exacte du grand vieillard dans sa vie intérieure et extérieure, dans ses œuvres nombreuses et fertiles.

Paul Birukov.

Onex, janvier 1902.

  1. Lire les Récits de Sébastopol.
  2. Pour la nomenclature de ces volumes et leur contenu, consulter l’avertissement du traducteur et de l’éditeur.