Œuvres complètes (Rimbaud)/Charles d’Orléans à Louis XI

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CHARLES D’ORLÉANS
À LOUIS xi




Sire, le temps a laissé son manteau de pluie ; les fourriers d’été sont venus : donnons l’huis au visage à Mérencolie ! Vivent les lais et ballades, moralités et joyeusetés ! Que les clercs de la Basoche nous montrent les folles soties ; allons ouïr la moralité du Bien-Avisé et du Mal-Avisé, et la conversion du clerc Théophilus, et comme allèrent à Romme saint Pierre et saint Paul et comment y furent martyrés ! Vivent les dames à rebrassés collets, portant atours et broderies ! N’est-ce pas, Sire, qu’il fait bon dire sous les arbres, quand les cieux sont vêtus de bleu, quand le soleil clair luit, les doux rondeaux, les ballades haut et clair chantées ? J’ai un arbre de la plante d’amour, ou Une fois me dites oui, madame ou Riche amoureux a toujours l’avantage… Mais me voilà bien esbaubi, Sire, et vous allez l’être comme moi : maître François Villon, le bon folâtre, le gentil raillard qui rima tout cela, engrillonné, nourri d’une miche et d’eau, pleure et se lamente maintenant au fond du Châtelet. Pendu serez ! lui a-t-on dit devant notaire ; et le pauvre follet tout transi a fait son épitaphe pour lui et ses compagnons, et les gracieux gallants dont vous aimez tant les rimes s’attendent danser à Montfaucon, plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre, dans la bruine et le soleil !

Oh ! Sire, ce n’est par folle plaisance qu’est là Villon. Pauvres housseurs ont assez de peine ! Clergeons attendant leur nomination de l’université, musards, montreurs de singes, joueurs de rebec qui payent leur écot en chansons, chevaucheurs d’écuries, sires de deux écus, reîtres cachant leur nez en pots d’étain mieux qu’en casques de guerre[1], tous ces pauvres enfants secs et noirs comme écouvillons, qui ne voient de pain qu’aux fenêtres, que l’hiver emmitoufle d’onglée, ont choisi maître François pour mère nourricière ! Or, nécessité fait gens méprendre et faim saillir le loup du bois : peut-être l’écolier, un jour de famine, a-t-il pris des tripes au baquet des bouchers pour les fricasser à l’abreuvoir Popin ou à la taverne du Pestel ? Peut-être a-t-il pipé une douzaine de pains au boulanger, ou changé à la Pomme-de-Pin un broc d’eau claire pour un broc de vin de Bagneux ? Peut-être, un soir de grand galle, au Plat-d’Étain, a-t-il rossé le guet à son arrivée ; ou les a-t-on surpris, autour de Montfaucon, dans un souper, conquis par noise, avec une dizaine de ribaudes ? — Ce sont méfaits de maître François. Puis, parce qu’il nous montre un gras chanoine mignonnant avec sa dame en chambre bien nattée, parce qu’il dit que le chapelain n’a cure de confesser, sinon chambrières et dames, et qu’il conseille aux dévotes, par bonne mocque, parler de contemplation sous les courtines, l’écolier fol, si bien riant, si bien chantant, gent comme émerillon, tremble sous les griffes des grands juges, ces terribles oiseaux noirs que suivent corbeaux et pies ! Lui et ses compagnons, pauvres piteux, accrocheront un nouveau chapelet de pendus aux bras de la forêt ; le vent leur fera chandeaux dans le doux feuillage sonore. Et vous, Sire, comme tous ceux qui aiment le poète, ne pourrez rire qu’en pleurs en lisant ses joyeuses ballades et songerez qu’on a laissé mourir le gentil clerc qui chantait si follement, et ne pourrez chasser Mérencolie !

Pipeur, larron, maître François est pourtant le meilleur fils du monde. Il rit des grasses soupes jacobines, mais il honore ce qu’a honoré l’Église de Dieu et Madame la Vierge et la Très Sainte Trinité ! Il honore la Cour de Parlement, mère des bons et sœur des benoîts anges ! Aux médisants du royaume de France, il veut presque autant de mal qu’aux taverniers qui brouillent le vin ! Et dea ! Il sait bien qu’il a trop gallé au temps de sa jeunesse folle. L’hiver, les soirs de famine, auprès de la fontaine Maubuay ou dans quelque piscine ruinée, assis à croppetons devant un petit feu de chenevottes, qui flambe par instants pour rougir sa face maigre, il songe qu’il aurait maison et couche molle, s’il eût étudié !… Souvent, noir et flou comme chevaucheur d’escovettes, il regarde dans les logis par des mortaises : « Ô ces morceaux savoureux et friands, ces tartes, ces flans, ces grasses gelines dorées ! — Je suis plus affamé que Tantalus ! — Du rôt ! du rôt ! — Oh ! cela sent plus doux qu’ambre et civettes ! Du vin de Beaune dans de grandes aiguières d’argent ! — Haro, la gorge m’ard !… Ô, si j’eusse étudié !… — Et mes chausses qui tirent la langue, et ma hucque qui ouvre toutes ses fenêtres, et mon feutre en dents de scie ! — Si je rencontrais un pitoyable Alexander pour que je puisse, bien recueilli, bien débouté, chanter à mon aise comme Orpheus, le doux ménétrier ! — Si je pouvais vivre en honneur une fois avant que de mourir !… » Mais, voilà : souper de rondels, d’effets de lune sur les vieux toits, d’effets de lanternes sur le sol, c’est très maigre, très maigre ; puis passent, en justes cottes, les mignottes villotières qui font chosettes mignardes pour attirer les passants ; puis le regret des tavernes flamboyantes, pleines du cri des buveurs heurtant les pots d’étain et souvent les flamberges, du ricanement des ribaudes et du chant âpre des rebecs mendiants ; le regret des vieilles ruelles noires où saillent follement, pour s’embrasser, des étages de maisons et des poutres énormes, où, dans la nuit épaisse, passent, avec des sons de rapières traînées, des rires et des braieries abominables… Et l’oiseau rentre au vieux nid : tout aux tavernes et aux filles !…

Oh ! Sire, ne pouvoir mettre plumail au vent par ce temps de joie ! La corde est bien triste en mai, quand tout chante, quand tout rit, quand le soleil rayonne sur les murs les plus lépreux ! Pendus seront, pour une franche repue ! Villon est aux mains de la Cour de Parlement : le corbel n’écoutera pas le petit oiseau ! Sire, ce serait vraiment méfait de pendre ces gentils clercs : ces poètes-là, voyez-vous, ne sont pas d’ici-bas ; laissez-les vivre leur vie étrange, laissez-les avoir froid et faim, laissez-les courir, aimer et chanter : ils sont aussi riches que Jacques Cœur, tous ces fols enfants, car ils ont des rimes plein l’âme, des rimes qui rient et qui pleurent, qui nous font rire et pleurer : laissez-les vivre ! Dieu bénit tous les miséricordieux, et le monde bénit les poètes.

  1. Olivier Basselin, Vaux-de-Vire.