Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Préface de M. Villemain
PRÉFACE
DE L’ÉDITION DE 1822.
Plus de trente ans s’étaient écoulés entre la première publication de l’Essai sur l’Homme, traduit par M. de Fontanes, et la nouvelle édition, ou plutôt le nouvel ouvrage que notre illustre ami allait faire paraitre sous le même titre, au moment où il fut enlevé aux lettres par une perte si soudaine et si déplorable. Dans ce long intervalle, entraîné d’abord par les malheurs publics, victime lui-même d’une persécution noblement méritée, conduit plus tard dans l’embarras des affaires, chef habile et attentif de cette Université à laquelle il donna tant de splendeur, M. de Fontanes avait négligé un travail de sa jeunesse, une production toute littéraire, qui semblait appartenir presque à un autre siècle. Sans compter en effet cette direction nouvelle de toutes les idées qui suit de longs troubles politiques, trente années, espace si grand de la vie, suffisent toujours pour voir changer et se modifier les opinions et le goût du public.
Lorsque M. de Fontanes commença d’écrire, la littérature même frivole excitait encore un intérêt très vif. Un poème, une traduction en vers sortie d’une main célèbre était un événement. L’Essai sur l’Homme de Pope jouissait d’ailleurs à cette époque d’une imposante et vieille renommée, et passait, avec assez peu de fondement, pour un ouvrage d’une grande profondeur philosophique. La traduction de ce poëme avait tenté le brillant et heureux traducteur des Géorgiques. M. de Fontanes, déjà connu par quelques essais d’une pureté admirable, ne dut pas redouter même une telle concurrence : il devança M. Delille ; et son ouvrage parut en 1783, précédé d’un Discours préliminaire que La Harpe célébra comme le chef-d’œuvre d’une prose éloquent appliquée aux raisonnements de la critique, et aux spéculations du goût. Quelques morceaux de la traduction n’étaient pas moins remarquables par l’éclat du coloris poétique. Mais ce premier essai d’une tâche difficile offrait aussi de nombreux défauts. La précision de l’original était quelquefois trop exactement reproduite ; et une sorte de roideur et d’effort gênait les mouvements du style : en tout, c’était la preuve d’un rare talent plutôt qu’un bon ouvrage.
Ces imperfections, M. de Fontanes les a fait disparaître longtemps après, dans une traduction presque entièrement nouvelle, écrite avec la chaleur de l’inspiration, et le scrupule d’un long examen. Quand il se détermina, l’année dernière, à la publier pour l’époque où l’on annonçait enfin la traduction promise et laissée par M. Delille, les amis de M. de Fontanes, les nombreux admirateurs de son beau talent, étaient bien loin de croire qu’il ne verrait pas le succès de son ouvrage, et qu’il aurait sitôt le même droit que son célèbre concurrent à cette impartialité qui s’obtient par la mort.
Les deux traductions ont paru, et les hommes qui aiment encore les lettres ont pu les comparer. Nous ne sommes pas assez sur de notre jugement, et nous ne le croirions pas assez désintéressé pour exprimer une préférence. À une autre époque, sans doute, cette lutte entre deux grands talents aurait attiré plus d’attention ; cependant l’accueil favorable que le public a fait à l’ouvrage de M. de Fontanes en a déjà rendu nécessaire une édition nouvelle. On se fait un devoir de la publier ; mais cette fois, elle n’a pas été préparée par son illustre auteur. On s’est borné, en réimprimant l’édition de 1821, à recueillir avec soin quelques variantes, quelques vers que M. de Fontanes avait eu l’intention d’y placer, et qui se retrouvaient dans son manuscrit. Ce goût exquis de perfection et de pureté, qui caractérisait le beau talent de M. de Fontanes, lui aurait peut-être inspiré quelques autres changements, mais en bien petit nombre : et il semble que cette traduction élégante, énergique, harmonieuse, représente vivement l’original, qu’elle le surpasse et l’embellit quelquefois, et ne laisse voir que les défauts inséparables du sujet et du plan choisis par le poëte anglais. Depuis les Discours de Voltaire, il serait difficile de citer des vers français où l’emploi judicieux de l’imagination serve mieux à parer les idées philosophiques. L’expression de M. de Fontanes est constamment brillante et correcte, hardie et sage. Notre langue s’y montre dans sa pureté classique ; et cette pureté la rajeunit. Ce beau style, aujourd’hui si rare, mérite d’être un objet d’étude pour les jeunes talents : transporté sur un sujet plus heureux, il aurait eu plus de charme et d’attrait ; mais il n’en est pas moins admirable, en dépit de cette métaphysique aride qui sort du système chanté par le poëte anglais, et qui gagne quelquefois ses vers.