Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Société sans la Religion
LA SOCIÉTÉ SANS LA RELIGION.
Reprends, ô Lyre d’or, cette grave harmonie
Que n’altèrent jamais de la tendre Ionie
Les modes languissants ;
Toi, dont jadis Platon, le maître du Lycée,
Pour bâtir la Cité qu’enfantait sa pensée,
Invoqua les accents !
Tu ne présides point aux fêtes, aux mystères
De ce Dieu turbulent trainé par des panthères
Et des tigres vaincus,
Quand, le tyrse à la main, une folle prêtresse
Bondit, et sur les monts promenant son ivresse,
Hurle, et chante Iacchus.
Tu repousses le bruit des profanes orgies,
Tu ne fais point gémir des molles élégies
Les honteuses douleurs ;
Mars s’éveille à tes sons, il s’arme ; et Cythérée,
Jetant un cri d’effroi, tombe désespérée
Sur sa couche de fleurs.
Du trépied delphien tu redis les oracles,
La savante Dodone annonça tes miracles
Jusqu’en ses autres sourds ;
Tu diriges le chœur des nymphes innocentes,
Des neuf sœurs d’Apollon et des Grâces décentes
Qui les suivent toujours.
Quand ta voix retentit, Lyre majestueuse.
Des sens désordonnés l’ardeur tumultueuse
Cède au frein du devoir ;
Seule, tu peux calmer les fureurs populaires,
Et du sceptre royal, des faisceaux consulaires,
Maintenir le pouvoir.
Ô ! si du genre humain tu charmais la jeumesse,
Si des âges grossiers tu formais la rudesse
Aux plus douces vertus,
Quand des ages polis s’épuisa l’énergie,
Ose encor ranimer la sombre léthargie
Qui les tient abattus.
Jadis fondés par toi, les empires chancèlent ;
D’un germe destructeur en tous lieux se décèlent
Les signes trop certains ;
Je ne sais quelle force aveugle et redoutable
Pousse les nations au terme inévitable
Marqué pour leurs destins.
Des filles de Cybèle autrefois la première,
L’Europe était l’amour, la gloire et la lumière
De cent peuples domptés ;
Elle parlait en reine, et ses sœurs elles-mêmes
Humiliaient l’orgueil de leurs trois diadèmes
Devant ses volontés.
Des mœurs et des talents mère active et féconde,
Dans la paix, dans la guerre, elle étonna le monde
Par ses nobles travaux ;
L’éclat de trois mille ans doit-il donc se détruire ?
Et le siècle appauvri ne peut-il reproduire
De grands hommes nouveaux ?
J’ai consulté l’histoire, et j’ai vu la Fortune,
Aux royaumes divers, de leur chute commune
Fixer le dernier jour ;
Tout meurt, mais tout renait, et quand un peuple expire,
Le Dieu qui l’anima passe en un autre empire
Qui s’élève à son tour.
Ce n’est plus maintenant un seul trône qui tombe,
Ce n’est plus un seul peuple entraînant dans sa tombe
Et les lois et les arts ;
C’est la société que le temps a minée,
Et qui, d’un dernier coup enfin déracinée,
Croule de toutes parts.
De ce désordre affreux qui dira l’origine ?
Par qui fut envoyé cet esprit de ruine
Qui vint fondre ici-bas ?
Et comment voyons-nous tant de rois en démence
Jouer, comme un homme ivre, au bord du gouffre immense
Ouvert devant leurs pas ?
C’est qu’on a négligé les antiques maximes,
C’est que des passions tous les freins légitimes
Sont brisés par le temps ;
C’est qu’on abandonna cette ancre protectrice,
Par qui la Foi divine a fixé le caprice
De nos vœux inconstants.
Sur la religion les cités s’établissent,
Et partout, des cités, où ses lois s’affaiblissent,
Le déclin est venu ;
L’excès des maux succède à l’excès des blasphèmes,
Et le sage et le fort tombent frappés eux-mêmes
D’un délire inconnu.
Oui : dès que notre min, par l’orgueil égarée,
Voulut toucher la pierre éternelle et sacrée,
Fondement des états,
L’édifice à grand bruit en trembla jusqu’au faite,
Et l’effroi de sa chute a fait courber la tête
Des plus fiers potentats.
L’autel tombe, et les mœurs, bientôt anéanties,
Ne garantissent plus des vieilles dynasties
Le sceptre méprisé ;
Du sort des souverains un vil sénat décide,
Et de Cromwell encor le poignard régicide
Est contre eux aiguisé.
Alors du cœur humain s’ouvrent les noirs abimes ;
Lui-même il ignorait qu’il cachât tant de crimes
Dans ses plis tortueux ;
Et, quand de ses progrès la raison s’est vantée,
L’orgueilleuse raison recule épouvantée
De ses fruits monstrueux.
Hélas ! plus de bonheur eût suivi l’ignorance !
Le monde a payé cher la douteuse espérance
D’un meilleur avenir ;
Tel mourut Pélias, étouffé par tendresse
Dans les vapeurs du bain dont la magique ivresse
Le devait rajeunir.
Est-ce assez de fureurs ? Est-ce assez de vertiges ?
Jusqu’à quand suivrons-nous les coupables vestiges
De nos maîtres pervers ?
Dissipe enfin l’erreur de leur fausse science,
Et viens sous ta tutelle, ô sage expérience,
Replacer l’univers.
Ne reverrons-nous point des poètes, des sages,
Sortant de leur retraite, ainsi qu’aux premiers âges,
Pour sauver les humains ?
L’Orient ou le Nord sera-t-il leur patrie ?
Viendront-il des forêts où la docte Égérie
Instruisait les Romains ?
Les Numa ne sont plus, Égérie est muette ;
Du haut de la montagne il n’est plus de prophète
Qui parle aux nations ;
Ces feux qui descendaient de la céleste voûte,
Tous ces phares que l’homme implorait dans sa route,
Ont caché leurs rayons.
Heureux qui, dans ses vers, sous un règne tranquille
Du fils d’un Pollion pourrait, comme Virgile,
Annoncer les bienfaits,
Et qui, des demi-dieux ressuscitant la race,
Sous les pas de Thémis abolirait la trace
D’un siècle de forfaits !
Près d’un berceau royal, espérance du monde,
Amalthée à ma voix, de sa corne féconde
N’ouvre point le trésor ;
Cumes ne revient point, sur un ton magnifique,
Célébrer le retour de ce Dieu pacifique
Qui tient un sceptre d’or.
J’ai d’un astre ennemi signalé l’inclémence,
Je vois l’âge de fer qui pour nous recommence,
Et j’en frémis d’horreur ;
J’ai redit des géants la révolte insensée,
Et d’un second cahos la terre menacée
Par le ciel en fureur.
Comme ceux de la mort mes accents sont sinistres ;
Rompez votre sommeil, peuples, rois et ministres,
Écoutez et tremblez !
Ceux qui ne croiront pas la Muse qui m’inspire,
Des débris de l’autel, du trône et de l’empire
Tomberont accablés.
Des marais infernaux quand la peste exhalée
Eut porté dans l’Attique, autrefois désolée,
Ses ravages impurs,
Athènes prodigua l’encens des sacrifices,
Et, calmant les enfers, vit des Dieux plus propices
Revenir dans ses murs.
L’Athéisme effronté, peste encore plus fatale,
Jusqu’en sa source même infectant la morale,
Fit des maux plus affreux ;
Que la Religion vienne épurer la terre,
Et, changeant les humains, désarme le tonnerre
Prêt à fondre sur eux.
Cèdre antique, planté par une main divine,
Dont les vents ennemis ébranlaient la racine,
Relève un front vainqueur,
Et, jusque dans les Cieux, va chercher la rosée
Qui doit renouveler de la sève épuisée
La première vigueur !