Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Mort du duc d’Enghien


LA MORT DU DUC D’ENGHIEN,

ODE.


1804.


Quel bruit interrompt le silence
De ce donjon abandonné,
Où tant de fois par la vengeance
L’innocent fut emprisonné ?
À travers une nuit épaisse,
Vers ce pont fatal qui s'abaisse,
Des soldats marchent lentement ;
Et l’écho des bois de Vincennes,
Au bruit des verroux et des chaînes,
Pousse un affreux gémissement.

D’où vient cette escorte nombreuse
Qui conduit ce jeune guerrier ?
Sous cette voûte ténébreuse
Quel forfait doit-il expier ?
Il n’a point les traits d’un coupable ;
Son front, que le malheur accable,
N’en parait point intimidé ;
J’approche : ô douleur imprévue !

Ce guerrier découvre à ma vue
Un petit-fils du grand Condé.

Il entre, il voit la tour funèbre,
Les hauts murs, les portes d’airain ;
Là, son aïeul le plus célèbre
Porta les fers de Mazarin.
Mais la fortune moins contraire
Viendra-t-elle aussi le soustraire
À ces formidables créneaux ?
Non, il est seul et sans refuge ;
Malheureux ! il demande un juge,
Et n’aperçoit que des bourreaux.

Sous une toge mercenaire
Paraissent de lâches soldats,
Qui, pour un crime imaginaire,
D’avance ont signé son trépas.
Arrête, infâme Calomnie,
Cesse, en flattant la Tyrannie,
D’inventer d’absurdes complots !
Tu peux égorger l’innocence,
Mais il n’est pas en ta puissance
D’ôter l’honneur à ce héros.

C’est en soldat qu’il sait combattre
Et non en vil conspirateur ;
Un Bourbon des fils d’Henri quatre

N’a point du trahir le malheur :
Fidèle à leurs longues disgrâces,
On le vit, errant sur leurs traces,
Et tout braver, et tout souffrir ;
Hélas ! après quinze ans d’absence,
Dans le séjour de sa naissance
Il ne revient que pour mourir !

Toi, dont l’égide inébranlable
Jusqu’ici, dans le monde entier,
Protégea même le coupable
Qui vint s’asseoir à ton foyer,
Hospitalité ! vierge pure !
Un prince, que ta foi rassure,
Jusqu’en tes bras est massacré ;
Frémis et cache ton visage,
En fuyant l’indigne rivage
Où le malheur n’est plus sacré.

C’en est fait, Enghien sans défense
Va subir l’arrêt assassin ;
Au plomb meurtrier qui s’élance
Lui-même a présenté son sein ;
Il tombe, et sa cendre ignorée
Jamais d’une amante éplorée
Ne recevra les doux adieux ;
Mais, tout plein de celle qu’il aime,
Son grand cœur, à l’heure suprême,
N’a point fait rougir ses aïeux.

Nous admirions un autre Auguste,
Nous goûtions ses premiers bienfaits,
Et c’est lui, qui, las d’être juste,
D’Octave imite les forfaits !
L’astre de sa gloire naissante
D’une lumière éblouissante
Avait frappé les nations ;
Pourquoi, sous une ombre odieuse,
De son étoile radieuse
A-t-il fait pâlir les rayons ?

Sur un trône orné de trophées,
Napoléon, ne pense pas
Qu’à tes pieds nos voix étouffées
Tairont de pareils attentats ;
Il est un juge incorruptible
Qui, dans un livre indestructible,
En gardera le souvenir ;
Ce juge terrible est l’Histoire :
Sa voix, sur ton char de victoire,
Saura t’atteindre et te punir.

Ni ta grandeur toute-puissante,
Ni tes drapeaux victorieux,
De la déesse menaçante
Ne peuvent séduire les yeux ;
La haine qui vit de scandales,
La flatterie aux mains vénales

Et qui marche à replis secrets,
S’éloignent du trône sévère
Où, sans faveur et sans colère,
Elle proclame ses décrets.

Devant son tribunal suprême,
Qui s’élève au pied d’un cercueil,
Tous les rois, de leur diadème
Viennent humilier l’orgueil ;
Sa main, exempte d’artifices,
Sans nul respect marque les vices
Qui déshonorent leurs vertus ;
Et, de ses palmes les plus belles
Couronnant le vainqueur d’Arbelles,
Flétrit le meurtre de Clitus.

Que cette main inexorable,
En instruisant les potentats,
Montre à leurs yeux l’airain durable
Où revivront leurs attentats !
Peuple opprimé ! le Ciel t’ordonne
D’honorer même la couronne
Qui brille au front d’un roi pervers ;
Mais qu’au moins d’augures sinistres
Frappant Tibère et ses ministres,
Le remords venge l’univers !

Guerrier, législateur et sage,
Jadis un prince tout-puissant,
Dans un aveugle accès de rage
Fit périr Symmaque innocent ;
Mais, ô retour trop légitime !
Il croyait voir de sa victime
Errer la tête à ses côtés :
C’est en vain qu’il la fuit sans cesse,
Partout la tête vengeresse
Frappe ses yeux épouvantés.

Un festin pompeux se prépare,
Le prince y porte son ennui ;
Des hôtes de la mer avare
Les plus vantés sont devant lui ;
Au premier mets qu’on lui présente :
« Quoi ! dit-il, ta tête sanglante,
» Symmaque, me poursuit encor ?
» Symmaque !… » Il se tait et chancelle,
Et, glacé d’une horreur mortelle,
Tombe en tenant sa coupe d’or.

Ô toi, le triste et dernier reste
D’un sang jadis si glorieux,
Jeune Enghien, au séjour céleste
Monte et va joindre tes aïeux !
Pour honorer leur digne élève,
Déjà le grand Condé se lève,

En étendant ses bras vers toi,
Et sur ta tête infortunée
Penche sa tête, couronnée
Des nobles palmes de Rocroi.

Oh ! loin de ces bords homicides
Qu’ont profanés tant de forfaits,
Chère Ombre ! alors que tu résides
Dans la demeure de la paix,
Protège encore, aime la France ;
Que du vengeur de l’innocence
Ton sang n’appelle point les coups ;
Et que, par ta main repoussées,
Du ciel les foudres courroucées
Passent et tombent loin de nous !

Celui qui t’ôta la lumière
Rétablit le culte et les lois ;
Il a dompté l’Europe entière,
Il marche à la tête des rois ;
Vainqueur des passions coupables,
La Nymphe aux voix infatigables
Chaque jour le disait plus grand ;
Mais de ce règne qu’elle admire,
Les yeux baissés, elle déchire
La page teinte de ton sang !