Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Grèce sauvée/Chant I

Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 269-288).

LA GRÈCE SAUVÉE[1].


CHANT PREMIER.


Arrivée de Xerxès. — Les jeux Olympiques. — Thémistocle ; Aristide. — Lutte des athlètes ; Cynégire et Glaucus. — Course des chars.


 Je chante ce guerrier qui, devant Salamine,
Des remparts de Minerve a vengé la ruine,
Qui rallia les Grecs, et d’un joug odieux
Sauva leurs saintes lois, leurs tombeaux et leurs Dieux.

 Muses, dont la mémoire embrasse tous les âges,
Vous que Delphe autrefois cachait dans ses ombrages,
Dites comment Xerxès outragea vos autels,
Et ces bois consacrés par vos chants immortels ;
Racontez son orgueil, sa défaite et sa fuite.
Et toi, qui fis marcher tous les arts à ta suite,

Ô vieillard renommé, qui depuis trois mille ans
Vois d’éternelles fleurs orner tes cheveux blancs,
Puissé-je, en ces climats où brillait ton génie,
Vers les rives d’Égée ou les mers d’Ionie,
Recueillir, à l’aspect des lieux qui t’ont charmé,
Quelques rayons du feu dont tu fus animé !

 L’impatient Xerxès avait franchi la Thrace,
Et partout la terreur qui marchait sur sa trace,
La vengeance et l’orgueil dictant ses volontés,
Abaissaient devant lui les remparts des cités.
Tout cède, et déjà fier des succès qu’il présage,
Des monts Thessaliens il tentait le passage.
Cent nations marchaient sous ce monarque altier :
En esclave à sa suite il traine un monde entier.
L’Europe au loin frémit : des campagnes fécondes
Il épuise en passant les moissons et les ondes,
Tandis que ses vaisseaux oppriment de leur poids
L’Hellespont indigné de fléchir sous ses lois.
Il s’avance : on eut dit que l’Asie ébranlée
Tombait de tout son poids sur la Grèce accablée.
Ces Dieux qu’on avait vus dans les champs Phrygiens
Jadis contre les Grecs exciter les Troyens,
Et que de Jupiter la loi toute-puissante
Força d’abandonner les bords chéris du Xanthe,
Tous ces Dieux irrités, avides de combats,
Ont du Persan superbe accompagne les pas,
Et sur l’Europe enfin leur vieille jalousie,
Croit venger avec lui les affronts de l’Asie.
Ils fondent dans son camp : là, semblable à la nuit,

D’un nuage entouré, Mars descend à grand bruit.
Des hordes au combat par Xerxès entraînées
Il aime et la licence et les mœurs forcenées,
La sanguinaire ivresse, et l’aveugle fureur.
De leur farouche aspect il redouble l’horreur,
De leurs barbares cris augmente encor la rage,
Les guide et les remplit de l’espoir du carnage.
Il rugit à leur tête, et d’un air furieux
Semble encor reprocher au monarque des cieux
Ce flanc que Diomède a percé de sa lance.
Sur son front teint de sang s’agite et se balance
Ce casque aux crins hideux, aux immenses contours,
Qui dix ans de Pergame a protégé les tours,
Et des sombres replis de sa cime mouvante
Peut, même aux Immortels, inspirer l’épouvante.
Vénus marche à sa suite, et, sous des traits plus doux
Dans le fond de son cœur cache autant de courroux,
Prend comme lui souvent ses sujets pour victimes,
Enfante aussi la guerre, et produit tous les crimes.
Vénus aime l’Asie et voit sur ses autels
L’esclavage y brûler des parfums éternels.
Tout l’Olympe est armé : le signal de la guerre
Ensemble a réuni, des trois parts de la terre,
Mille Dieux dont les noms et les traits abhorrés
Furent jusqu’à ce jour dans la Grèce ignorés.
Ceux-là sont accourus des sommets du Caucase,
Ceux-ci des bords du Gange, ou du Tigre, ou du Phase
Quelques-uns de l’Afrique ont quitté les déserts.
Chacun d’eux honoré par des cultes divers
S’attache à l’étendard du peuple qui l’adore.

Au milieu d’eux s’élève et les domine encore
Arimane, l’auteur du désordre et du mal,
Qui de l’auteur du bien ; est l’éternel rival,
Et dont l’affreux pouvoir invoqué chez les Mages
A partout de la crainte obtenu les hommages.
Tels sont les protecteurs, les appuis des Persans.

 Des Dieux plus doux, qu’honore un légitime encens,
Viennent aussi des Grecs soutenir la querelle ;
Jupiter les protége, et sa fille immortelle,
Cette sage Pallas qui hait également
La perfide Vénus et son barbare amant,
Et qui donne aux guerriers couverts de son égide
Une valeur plus calme et non moins intrépide.
L’ingénieunse Athène est son plus cher séjour.
Ce peuple aussi te plaît, Dieu des arts et du jour !
Tu le défends, ton bras tient l’arc inévitable
Dont les traits ont frappé ce serpent redoutable
Qu’au pied du mont fameux, par les Muses chéri,
Les fanges du déluge autrefois ont nourri :
Les Muses t’entouraient jusqu’au sein de la guerre.
L’une porte en sa main le compas et l’équerre,
Médite, et trace un camp d’un front calme et serein ;
D’autres en sons guerriers font résonner l’airain ;
La valeur s’en accroît. Ces héros de la Grèce,
Que mit au rang des Dieux leur gloire et leur sagesse,
Y reviennent combattre, et mêlés aux humains,
Veillent sur les cités que bâtirent leurs mains.
Là, se place Thésée ; ici, dans une nue
Hercule auprès de lui balance la massue

Qui, dans ces mêmes lieux, abattait autrefois
Les tyrans de la terre et les monstres des bois.
De plus grands ennemis la Grèce est assiégée.
Cependant, des rochers dont elle est protégée,
À l’innombrable essaim des soldats de Xerxès
Sparte et Léonidas ferment encor l’accès.
Quand Sparte la défend, la Grèce est rassurée :
Mais d’abord elle veut sur sa cause sacrée
Appeler les regards et les faveurs des Cieux.
Lec vrai courage habite au cœur religieux :
Toujours un grand revers menace un peuple impie.

 Déjà se préparaient, dans les champs d’Olympie
Ces jeux qui, se mêlant aux plus graves leçons,
Reviennent d’âge en âge après quatre moissons.
On s’empresse, on accourt, on s’assemble en Élide
Des vallons de Tempé, des cités d’Argolide
Qu’épouvantaient jadis de crimes trop fameux.
Les enfants de Pélops, fondateur de ces jeux ;
On s’y rend de Corinthe et des monts de Sicile,
Et de la rive Égée, et du fond de cette île
Où naquit Jupiter, où les lois de Minos
Ont appris à Lycurgue à former des héros ;
Et de Sparte, et d’Athène, en tout temps sa rivale ;
Du haut du Cythéron, du Pinde et du Ménale,
Et d’Éphèse, et de Delphe où court l’homme incertain
D’un trépied prophétique apprendre son destin ;
Des champs de Marathon aux Persans si funestes,
Qui de leurs os blanchis montrent encor les restes,
Et de ceux de Platée où la mort les attend.


 L’aurore enfin parait : quel spectacle éclatant !
Quel beau jour ! On s’assied ; la Grèce tout entière
Frémit impatiente autour de la barrière.
C’est là qu’on couronnait avec solennité
Ou l’adresse, ou la force, ou la légèreté.
Vingt héros ont paru dans cette lice antique.
Hercule y fut vainqueur ; le temps, la politique,
D’illustres souvenirs, les oracles des Dieux,
Ont consacré ce jour à jamais glorieux.
Des plus grands sénateurs la sagesse y préside ;
Deux illustres rivaux, Thémistocle, Aristide,
Les premiers au combat, les premiers au conseil,
Ont de ce jour illustre ordonné l’appareil.
À d’obscurs citoyens ils doivent leur naissance :
Seuls ils ont fait leur sort ; on les vit dès l’enfance
Suivre un parti contraire et différer toujours.
Mais l’État en péril réclame-t-il secours,
Ennemis généreux, oubliant leur querelle,
Ils marchent réunis quand sa voix les appelle.

 Thémistocle est superbe, actif, ambitieux,
Il eût rendu célèbre en tout temps, en tous lieux,
Et le peuple, et l’empire où le ciel l’eût fait naître.
Son siècle, déjà grand, par lui seul eût pu l’être.
Il pense en politique, il agit en guerrier,
Fait pour le premier rang brille encore au dernier,
Joint l’art à la grandeur, la prudence à l’audace,
Et change de talent quand il change de place ;
Dans Athène, à la cour, il sut être à la fois
Et souple avec le peuple, et fier avec les rois.

La gloire est le besoin de son âme enflammée ;
Du nom des vieux héros son oreille est charmée ;
Jeune enfant, il courait, ivre d’un noble orgueil,
Méditer leur histoire au pied de leur cercueil ;
Il fut jaloux d’Achille en lisant l’Iliade.
Vainqueur de Marathon, ô fameux Miltiade !
C’est toi surtout, c’est toi qu’il voudrait imiter ;
Ta gloire à chaque instant revient le tourmenter.
À peine au sein des nuits ses yeux s’appesantissent
Qu’autour de lui soudain mille voix retentissent,
Qui, proclamant ton nom jusque dans son sommeil,
Au bruit de ta victoire ont hâté son réveil.
Il se lève, il t’appelle, embrasse ton image,
Croit te voir apparaître au milieu d’un nuage,
T’invoque, et plein de toi, jure de t’égaler,
Dût un injuste arrêt comme toi l’exiler.

 Aristide est plus simple et non moins magnanine,
De la seule équité le pur amour l’anime ;
Ceux même dont la haine éclata contre lui,
Sitôt qu’on les opprime, invoquent son appui.
Ferme dans les revers, modeste dans la gloire,
Aussi grand dans l’exil qu’en un jour de victoire,
Le vent de la faveur ou de l’adversité
N’élève en aucun temps ou n’abat sa fierté.
Opprimé, mais fidèle à sa patrie ingrate,
Il sert toujours le peuple et jamais ne le flatte.
Sa noble pauvreté, sûr garant de sa foi,
L’orne mieux que la pompe et tout l’or du grand Roi
Une fille encore jeune est toute sa famille ;

Il léguera pour dot son exemple à sa fille.
De respect et d’amour ce grand homme entouré,
Du saint titre de Juste est partout honoré.
Moins il prétend d’honneurs, plus il obtient d’empire ;
Lui-même il est surpris des transports qu’il inspire :
Sans cesse il s’y dérobe, et souvent le respect
Fait taire la louange à son auguste aspect.
D’un œil religieux sans bruit on le contemple :
Sa voix est un oracle, et 9 demeure un temple ;
Sa vertu le consacre, et, digne des autels,
Semble plus s’approcher des Dieux que des mortels.
Lui-même à Thémistocle il donne son suffrage,
Vante ses grands travaux, ses talents, son courage,
Et quand il reconnaît qu’il n’est point son égal,
Marche après lui sans peine et cède à son rival.

 Dans le Gymnase encor règne un vaste silence.
Il s’ouvre, et le premier Thémistocle s’avance ;
On l’entoure, et bientôt, proclamant ses exploits,
Un cri d’enthousiasme éclate en mille voix.
L’envie enfin se tait et la haine le loue :
Il s’enivre de gloire, il jouit, il avoue
Que, malgré tant de soins, de veilles, de rivaux,
Cet instant de triomphe a payé ses travaux.
Il veut parler : chacun se presse pour l’entendre,
Et l’ivresse au dehors n’ose plus se répandre.
On ne l’applaudit moins que pour l’admirer mieux.
« Ô vous, dit-il, ô vous que rassemble en ces lieux
« Une fête si chère aux tribus de la Grèce,
« Concitoyens, amis, dont la main vengeresse

« À l’imprudent Xerxès prépare un si long deuil,
« Laissons encore un jour s’applaudir son orgueil ;
« Et lorsqu’en vains projets contre nous il s’égare,
« Sachons par notre calme étonner le Barbare.
« Bientôt il nous verra : qu’il respire aujourd’hui,
« Et que nos chants de fête arrivent jusqu’à lui !
« Sans crainte célébrons nos jeux en sa présence,
« Et qu’il juge, en voyant cette mâle assurance,
« Comme, au jour du combat, sait vaincre et se venger
« Un peuple si tranquille à l’aspect du danger.
« Mais d’abord observons les antiques usages
« Qu’ont transmis jusqu’à nous les leçons de nos sages.
« Adressons-nous aux Dieux, maîtres de l’univers ;
« Leur main verse à son gré les biens et les revers.
« Tandis que le Pontife, épanchant une eau sainte,
« Des jeux prêts à s’ouvrir consacrera l’enceinte,
« Melons nos vœux aux siens : jurons tous par sa voix
« De vaincre et de mourir pour nos Dieux et nos lois.
« L’autel est prêt, venez ! » Il dit et s’achemine
Vers les bois de l’Altis, dont l’ombre au loin domine
La glorieuse arène ouverte aux combattants,
Et qu’une sainte horreur consacra dès longtemps.
Le peuple y suit ses pas : de festons revêtues.
Sur un autel voisin s’élèvent deux statues ;
Près d’Aristogiton, Harmodius placé
Y revit sur le marbre, avec lui retracé.
Ces défenseurs des lois, ces mortels magnanimes
Des fils de Pisistrate ont péri les victimes ;
Mais ils ont eu l’honneur d’être admis dans les cieux,
Et là, sur leur patrie, ouvrent toujours les yeux.

Agénor a taillé leurs augustes images ;
C’est lui qui, pour les Dieux redoublant les hommages,
Empreint de majesté le front des Immortels,
Et fait tomber le peuple au pied de leurs autels.
Les héros qu’il sculpta, son art les déifie ;
Aussi la Grèce entière à son ciseau confie
Le soin de reproduire à la postérité
Les traits des citoyens morts pour la liberté.
Chaque artiste enviait cette faveur insigne :
La main qui fit les Dieux en a seule été digne.

 Devant les deux héros par la Grèce adorés,
Déjà fume l’encens, et les festons sacrés
Pendent autour du front d’une noire génisse
Qu’à l’instant va frapper le fer du sacrifice.
L’eau lustrale a coulé sur les marbres pieux.
Le prêtre vénérable, au pied des demi-dieux,
Et s’incline et s’écrie : « Ô vengeurs de nos pères,
« Vengez leurs fils : chassez les hordes mercenaires
« Dont l’Asie a sur nous déchainé les torrents.
« Puisse la liberté vaincre tous ses tyrans !
« Et que le sang impur de celui qui l’opprime
« Coule connue le sang versé par la victime ! »

 Il dit, et prend le fer : tout s’unit à sa voix ;
La génisse mugit pour la dernière fois,
Se débat, tombe et meurt au même instant frappée,
Et des flots de son sang au loin l’herbe est trempée.
Le peuple est immobile, et dans un saint transport
Attend que le pontife interroge le sort.

Courbé sur la victime, il parcourt avec crainte
Des veines et du cœur le secret labyrinthe,
Et consulte avec soin leurs mourantes couleurs.
Du front de la génisse il arrache des fleurs
Qu’une Thessalienne, aux rayons de Diane,
Cueillit sur les rochers, loin des yeux du profane.
Il les prend, les consacre en ses sanglantes mains,
Et seul, dans un langage inconnu des humains,
Sur des pavots chargés de vapeurs léthargiques,
Murmure sourdement des paroles magiques,
Des noms mystérieux qui jusqu’aux sombres bords
Parviennent sur la tombe à l’oreille des morts.
Les morts que Marathon vit tomber dans ses plaines
Entendent le pontife, et leurs voix souterraines
Vers lui, du noir séjour, commencent monter ;
Seul il peut les comprendre et seul les répéter.
Tout se tait : il leur prête une oreille attentive.
Des Persans immolés gémit l’ombre plaintive,
Et craignant de revoir la clarté du soleil,
Ils maudissent la voix qui troubla leur sommeil ;
Mais les mânes des Grecs à leurs fils applaudissent,
Et d’un chant triomphal leurs tombes retentissent.
Vers le peuple, à l’instant, l’interprète des Cieux
Se tourne : un feu céleste éclate dans ses yeux.
Il parle : l’avenir par sa bouche s’annonce,
Et des morts aux vivants il porte la réponse.
« Oh ! que de sang rougit et la terre et les mers
« Dit-il ! Eh ! quoi ? Pallas, tu fuis tes murs déserts,
« Hâte-toi sur les eaux d’en venger la ruine !
« Salut, île d’Ajax ! heureuse Salamine !

« Quels lauriers immortels sur tes bords vont fleurir !
« Thémistocle, il est temps ; les jeux peuvent s’ouvrir :
« Le Destin est pour nous, les Dieux sont favorables. »
Il s’arrête à l’instant, et des voix innombrables
Bénissent à grands cris l’augure fortuné,
Quand des jeux tout-à-coup le signal est donné.
Au bruit joyeux des chants, des lyres, des trompettes,
On apporte les prix destinés aux athlètes :
« Guerriers, dit Thémistocle, en se tournant vers eux,
« Je ne viens point offrir à vos cœurs généreux
« Des trésors, une esclave à vous plaire empressée,
« Aux arts de l’Ionie en naissant exercée,
« Et dont l’adroite main file pour vous vêtir
« Le fin et les toisons de Milet et de Tyr.
« Tournez les yeux, voyez ces armes étrangères,
« Au champ de Marathon conquises par vos pères,
« Elles seront à vous : des Persans fastueux
« La dépouille ornera les vainqueurs de nos jeux.
« Qu’en passant dans vos mains, au sortir de la lice,
« Des Satrapes vaincus l’armure s’ennoblisse ;
« Alors cherchez leurs fils : qu’ils tombent sous les coups
« Du fer que leurs aïeux aiguisaient contre vous,
« Et que leur sang versé satisfasse à la Grèce !
« Vous, à l’art de la lutte instruits dès la jeunesse,
« Montrez-vous les premiers ! Il convient à nos bras
« Ce pénible exercice, école des combats ;
« Il entretient la force, elle sert au courage.
« Paraissez : le vainqueur obtiendra pour partage
« Ce vaste bouclier, témoin de tant d’exploits
« Quand Cyrus au combat le portait autrefois ;

« L’or brille en ses contours, et l’art savant du Mage
« Y grava du soleil l’éblouissante image.
« Cambyse, indigne fils du plus fameux guerrier,
« Déshonora bientôt ce noble bouclier ;
« Darius s’en couvrit quand, marchant vers l’aurore,
« À ses vastes états il voulut joindre encore
« Du Gange et de l’Indus les bords assujettis ;
« Et lorsque vers la Grèce il envoya Datis.
« Lui-même il lui donna cette armure éclatante,
« Et ma main à Datis la ravit dans sa tente.
« Sur le Mède enlevés, que cet arc et ces traits
« Consolent du vaincu la chute et les regrets ! »

 À peine a-t-il parlé qu’on voit Glaucus paraître.
On le nomme : son nom l’a fait assez connaître.
Un jour, sans succomber sous ce pesant fardeau,
Il parcourut le stade en portant un taureau ;
Par sa haute stature et son port intrépide,
Ce robuste lutteur semble égaler Alcide,
Fier d’avoir comme lui triomphé d’un lion.
Mais la gloire n’est pas sa seule ambition.
L’or, bien plus que l’honneur, charmait ses yeux avares ;
Né libre, il voyageait au milieu des barbares,
Dans Byzance ou dans Suze, et là, plus d’une fois,
Promenant ses lauriers à la suite des rois,
Trafiquait de sa gloire, et, gagé par leurs vices,
D’un vain excès de force amusait leurs caprices.
Il marche, et se flattant de triomphes nouveaux,
Son audace à grands cris provoque ses rivaux ;

Mais leur foule se tait, frémit et se retire.
Glaucus s’enorgueillit de l’effroi qu’il inspire,
Et le prix, sans combattre, est par lui réclamé.

 Soudain, Euphorion, ce vieillard renommé
Qui dans ces mêmes lieux illustra sa jeunesse,
Arrive avec deux fils non moins chers à la Grèce :
« Glaucus, s’écria-t-il, n’est pas encor vainqueur,
« Et, si le temps jaloux n’eût dompté ma vigueur,
« C’est moi qui d’un superbe irais punir l’audace ;
« Mais qu’un de mes enfants prenne aujourd’hui ma place,
« Va combattre pour moi, Cynégire, ô mon fils !
« Va d’un rival hautain confondre les défis !
« Et soutiens de ton nom la gloire héréditaire ;
« Souviens-toi qui je fus, et qu’Eschyle est ton frère.
« Suis son exemple illustre, et, digne de ses chants,
« Honore comme lui le déclin de mes ans.
« Mars chérit sa valeur, Melpomène l’inspire,
« Et le glaive lui sied aussi bien que la lyre.
« Triomphe, et dans ses vers que ton nom répété
« Retentisse à jamais la postérité. »

 Cynégire aussitôt dans l’arène s’élance,
Et droit au fier Glaucus marche avec assurance,
Jette ses vêtements, adresse au ciel des vœux,
Et, comme son rival, sur ses membres nerveux
Fait couler à longs flots l’huile douce et luisante.

 D’un air calme au combat chacun d’eux se présente :
Seuls ils peuvent se voir sans en être effrayés ;
Ils balancent leurs bras, affermissent leurs pieds.

D’un œil plein de courroux quelque temps se menacent,
Se rapprochent enfin, se joignent et s’embrassent.
Sur eux tous les regards demeurent attachés.
Leurs mains pressent leurs mains : leurs fronts se sont touchés.
Tels souvent on a vu, dans les bois d’Érimanthe.
Deux taureaux, à l’aspect de leur sauvage amante,
S’irriter, se combattre, et mugissant d’amour,
De leurs dards tortueux se heurter tour à tour :
Tout tremble, et la génisse erre en paix sous l’ombrage.
Cynégire et Glaucus montrent la même rage,
Et plus elle s’accroit, plus ils sont applaudis.
Sur leurs corps déployés leurs muscles sont raidis.
L’un et l’autre avec art observe, se mesure,
Ébranle, est ébranlé, chancelle et se rassure,
Croit tromper son rival et lui-même est trompé,
Attaque et se défend, frappe et se voit frappé.
Ils partagent les vœux de la foule incertaine.
Nul athlète jamais, hors le seul fils d’Alemène,
N’a montré la vigueur qu’on admirait en eux.
Sans cesse, redoublant leurs invincibles nœuds,
Ainsi que deux serpents l’un à l’autre ils se lient,
S’allongent quelquefois, quelquefois se replient,
Se redressent ensemble et ne reculent pas.
On voit, sur la poussière où s’impriment leurs pas,
Ruisseler la sueur dont les flots les inondent.
Leur sein bat sur leur sein : leurs souffles se confondent ;
Tous les deux sont surpris de trouver leur égal.
Tout-à-coup Cynégire aux bras de son rival
Et s’arrache et s’éloigne, et d’un élan rapide
Court et revient frapper le colosse intrépide.

Glaucus en est surpris, ses pas ont hésité ;
Mais il reprend bientôt sa première fierté.
Tel le chêne, un moment courbé par la tempête,
Tremble, et la brave encore en relevant sa têe.
La honte a ranimé sa fureur et ses sens.
Il fond sur Cynégire, et dans ses bras puissants,
Comme un nouvel Alcide, enlève un autre Antée,
L’y retient, et déjà la foule épouvantée
Croit que d’Euphorion le fils est abattu ;
Mais Eschyle à l’instant : « Que devient ta vertu,
« Mon frère ? venge-toi, la Grèce te regarde,
« Apollon que je sers te défend et te garde ;
« Songe au chant qu’il te doit, si ton bras est vainqueur. »
Ces mots de Cynégire enflamment le grand cœur,
Il redouble d’efforts, et, bouillant de colère,
Pèse sur les genoux de son fier adversaire,
Les ouvre à l’instant même en les frappant du sien,
Presse encore, et Glaucus qui n’a plus de soutien
S’étonne, hésite et tombe, et couvre au loin l’arène,
Chargé de son rival qu’en sa chute il entraine.
Il se débat en vain : Cynégire affermi
Enchaîne entre ses bras son robuste ennemi,
Le serre, et sous son poids l’opprime et le terrasse,
En triomphe, et l’oblige à lui demander grâce.
Aussitôt au vaincu le vainqueur tend la main,
Lui-même il le relève, il l’embrasse, et soudain
Saisit ce bouclier, le prix de sa victoire,
Et près d’Euphorion court jouir de sa gloire.

 On applaudit longtemps le père et les deux fils.

Thémistocle se lève, et promet d’autres prix
À ceux qui sur un char, et loin de la barrière,
S’élançant les premiers au bout de la carrière,
Douze fois de la borne éviteront l’écueil.
Les prix sont déposés, et déjà, plein d’orgueil.
Accourt Hippomédon qui naquit à Mycène.
Ses aïeux nourrissaient son audace hautaine ;
De l’antique Pélops Hippomédon descend.
Bientôt, d’un front plus doux, s’approche en rougissant
Le modeste Cimon, ce guerrier intrépide,
Le fils de Miltiade et l’ami d’Aristide.
Il n’a pas vingt printemps : ses exploits, sa bonté
L’ornent bien mieux encor que sa mâle beauté.
Il paraît : mille voix proclament sa vaillance.
Le seul Hippomédon garde un jaloux silence.
L’Élide à ses concours admet aussi des rois ;
Hiéron, qui soumit la Sicile à ses lois,
Envoya, de ces prés voisins de Syracuse,
Quatre coursiers choisis, que la fraiche Aréthuse
Dans ses limpides eaux souvent désaltérait :
Pour l’arène brûlante ils n’ont fui qu’à regret
Ces vallons enchantés où jouait Proserpine.
Un athlète, l’honneur de la cité voisine,
Le front ceint de lauriers, se présente après eux ;
C’est Polite, deux fois couronné dans ces jeux :
Elis est son berceau. Myrtil et Télégone,
Deux aimables jumeaux venus de Sicyone,
Osent à ces grands noms s’associer encor ;
Leurs grâces rappelaient et Pollux et Castor.
Ils sortaient de l’enfance, et leur naissante adresse

Pour la première fois étonnera la Grèce ;
Tous deux charmants, tous deux nés dans le même jour,
Ils ont les mêmes traits comme le même amour,
Et souvent le regard de leur mère incertaine,
Doucement abusé, les distinguait à peine.
Mais l’hippodrome s’ouvre : on voit en même temps
Sur leurs rapides chars monter les combattants.
Tout est prêt : à leurs mains les rênes obéissent,
Et les fouets déployés à grand bruit retentissent.
Cependant le coursier, provoquant son rival,
Par ses hennissements demande le signal,
Bat la terre, gémit, s’agite, se tourmente,
Et ronge un frein blanchi dans sa bouche écumante.
Des chars même, des chars prêts à se défier,
L’impatient essieu ne cessait de crier.
Mais, ô moment d’espoir, et de crainte et d’ivresse !
La trompette a sonné, la barrière s’abaisse,
Dans l’arène à la fois les hardis combattants,
De grâce et de jeunesse et de gloire éclatants,
Volent, roulent, cachés dans des flots de poussière.
Telle, et moins prompte encor la foudre prisonnière
Du nuage enflammé, qui noircit l’occident,
S’échappe avec l’éclair, tombe et frappe en grondant.
Au bruit des chars, aux voix qui partout retentissent,
Du fleuve Alphée au loin les rives applaudissent :
Les forêts de l’Altis et les cieux ont tremblé.
Cependant, sous les yeux d’un grand peuple assemblé,
À travers mille cris, l’athlète magnanime,
Penché sur ses chevaux, de sa voix les anime,
Ou d’un vif aiguillon il leur presse le flanc.

Dans l’air à longs replis le fouet tourne en sifflant
La roue infatigable en courant étincelle ;
Tous regardent le but ; la palme les appelle.
D’abord Hippomédon, levant un front altier,
Dans l’arène s’élance et vole le premier :
Mais, avant que le sable élevé sur sa trace
De son essieu rapide ait blanchi la surface,
Le sillon que son char à sa suite a laissé
Sous le char de Cimon disparaît effacé.
Cimon court après lui : Myrtile leur succède ;
Polite tour à tour le suit ou le précède,
Tous les deux sont vaincus, vainqueurs à tout moment ;
Myrtile en longs efforts s’épuise vainement :
Le front de ses chevaux, que sans cesse il excite,
Passe à peine le front des chevaux de Polite.
Télégone est plus loin, mais, trempé de sueur,
De ses chevaux trop lents il réchauffe l’ardeur,
Et Polite a senti leur haleine enflammée
Mouiller déjà son dos d’une humide fumée.
Après eux, d’Hiéron le tardif écuyer
Sur un char plus brillant s’avançait le dernier.
Enfin tous ces rivaux, dans leur audace heureuse
Onze fois ont doublé la borne dangereuse,
Et la dernière course a déjà commencé.
Dans cette lice immense un autel est dressé,
Dont l’aspect est souvent redoutable aux athlètes ;
Ils le chargent de vœux et d’offrandes secrètes,
Ils l’invoquent tout bas. On dit que dans ces lieux
Un génie ennemi, de leur gloire envieux,
Se montre quelquefois et glace leur courage,

Et même, si l’on croit les récits du vieil âge,
L’antique Œnomaüs, qui régna sur ces bords.
Revient, pour s’y venger, de l’empire des morts.
Il n’a point oublié quelle ruse ennemie
Lui ravit autrefois sa fille Hippodamie :
À Pélops son vainqueur il n’a point pardonné.
Tandis qu’Hippomédon, par sa fougue entrainé,
Du formidable autel court tenter le passage,
L’ombre d’Œnomaüs sort du fond du nuage,
Et lance au fier athlète un sinistre coup-d’œil :
Le neveu de Pélops sent fléchir son orgueil ;
Son fouet tombe, il pâlit, la peur glace ses veines,
L’ardeur de ses coursiers désobéit aux rênes,
Et gouverne au hasard leur guide effarouché.
Le spectre infatigable à leurs flancs attaché,
Plus prompt que l’ouragan, les poursuit et les presse,
Frappe deux fois leurs yeux de sa main vengeresse,
Les trouble et les aveugle, et bientôt, ô terreur !
Ô danger ! vers la borne a poussé leur fureur……


(La fin manque.)
  1. On n’a retrouvé de la Grèce sauvée que trois chants, le premier presque entier, le second et le huitième ; et, de plus, une quantité de fragments dont on donnera quelques-uns à la suite des trois chants, ou même entre le second et le huitième.