Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Chartreuse de Paris

Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 26-33).

LA CHARTREUSE DE PARIS[1].


 Vieux cloître où de Bruno les disciples cachés
Renferment tous leurs vœux sur le ciel attachés ;
Cloître saint, ouvre-moi tes modestes portiques !
Laisse-moi m’égarer dans ces jardins rustiques
Où venait Catinat méditer quelquefois,
Heureux de fuir la Cour, et d’oublier les Rois.

 J’ai trop connu Paris : mes légères pensées,
Dans son enceinte immense au hasard dispersées,
Veulent en vain rejoindre et lier tous les jours
Leur fil demi-formé, qui se brise toujours.
Seul, je viens recueillir mes vagues rêveries.
Fuyez, bruyants remparts, pompeuses Tuileries,
Louvre, dont le portique, à mes yeux éblouis,

Vante, après cent hivers, la grandeur de Louis !
Je préfère ces lieux où l’âme moins distraite,
Même au sein de Paris, peut goûter la retraite :
La retraite me plait, elle eut mes premiers vers.

 Déjà, de feux moins vifs éclairant l’univers,
Septembre loin de nous s’enfuit, et décolore
Cet éclat dont l’année un moment brille encore.
Il redouble la paix qui m’attache en ces lieux ;
Son jour mélancolique, et si doux à nos yeux,
Son vert plus rembruni, son grave caractère,
Semblent se conformer au deuil du monastère.
Sous ces bois jaunissants j’aime à m’ensevelir ;
Couché sur un gazon qui commence à pâlir,
Je jouis d’un air pur, de l’ombre et du silence.


 Ces chars tumultueux où s’assied l’opulence,
Tous ces travaux, ce peuple à grands flots agité,
Ces sons confus qu’élève une vaste cité,
Des enfants de Bruno ne troublent point l’asile :
Le bruit les environne, et leur âme est tranquille.
Tous les jours, reproduit sous des traits inconstants
Le fantôme du siècle, emporté par le temps,
Passe, et roule autour d’eux ses pompes mensongères ;
Mais c’est en vain : du siècle ils ont fui les chimères ;
Hormis l’éternité, tout est songe pour eux.
Vous déplorez pourtant leur destin malheureux !
Quel préjugé funeste, à des lois si rigides
Attacha, dites-vous, ces pieux suicides ?
Ils meurent longuement, rongés d’un noir chagrin ;

L’autel garde leurs vœux sur des tables d’airain,
Et le seul désespoir habite leurs cellules.

Eh ! bien, vous qui plaignez ces victimes crédules,
Pénétrez avec moi ces murs religieux :
N’y respirez-vous pas l’air paisible des cieux ?
Vos chagrins ne sont plus, vos passions se taisent,
Et du cloître muet les ténèbres vous plaisent.

Mais quel lugubre son, du haut de cette tour,
Descend et fait frémir les dortoirs d’alentour ?
C’est l’airain qui, du temps formidable interprète,
Dans chaque heure qui fuit, à l’humble anachorète
Redit en longs échos : « Songe au dernier moment ! »
Le son sous cette voûte expire lentement ;
Et quand il a cessé, l’âme en frémit encore.
La méditation qui seule, dès l’aurore,
Dans ces sombres parvis marche en baissant son œil,
À ce signal s’arrête, et lit sur un cercueil
L’épitaphe, à demi par les ans effacée,
Qu’un gothique écrivain dans la pierre a tracée.
O tableaux éloquents ! Oh ! combien à mon cœur
Plaît ce dôme noirci d’une divine horreur,
Et le lierre embrassant ces débris de murailles
Où croasse l’oiseau chantre des funérailles ;
Les approches du soir, et ces ifs attristés
Où glissent du soleil les dernières clartés ;
Et ce buste pieux que la mousse environne,
Et la cloche d’airain à l’accent monotone,
Ce temple où chaque aurore entend de saints concerts

Sortir d’un long silence, et monter dans les airs,
Un martyr dont l’autel a conservé les restes,
Et le gazon qui croît sur ces tombeaux modestes
Où l’heureux cénobite a passé sans remord
Du silence du cloître à celui de la mort.

Cependant, sur ces murs l’obscurité s’abaisse,
Leur deuil est redoublé, leur ombre est plus épaisse ;
Les hauteurs de Meudon me cachent le soleil ;
Le jour meurt, la nuit vient : le couchant moins vermeil
Voit pâlir de ses feux la dernière étincelle.
Tout-à-coup se rallume une aurore nouvelle,
Qui monte avec lenteur sur les dômes noircis
De ce palais voisin qu’éleva Médicis[2] ;
Elle en blanchit le faite, et ma vue enchantée
Reçoit par les vitraux la lueur argentée.
L’astre touchant des nuits verse du haut des cieux
Sur les tombes du cloître un jour mystérieux,
Et semble y réfléchir cette douce lumière
Qui des morts bienheureux doit charmer la paupière.
Ici, je ne vois plus les horreurs du trépas,
Son aspect attendrit et n’épouvante pas.
Me trompé-je ? Écoutons : sous ces voûtes antiques
Parviennent jusqu’à moi d’invisibles cantiques,
Et la Religion, le front voilé, descend,
Elle approche : déjà son âme attendrissant,
Jusqu’au fond de votre âme en secret s’insinue ;
Entendez-vous un Dieu, dont la voix inconnue

Vous dit tout bas : « Mon fils, viens ici, viens à moi,
« Marche au fond du désert : j’y serai près de toi. »
Maintenant, du milieu de cette paix profonde,
Tournez les yeux : voyez-dans les routes du monde
S’agiter les humains, que travaille sans fruit
Cet espoir obstiné du bonheur qui les fuit.
Rappelez-vous les mœurs de ces siècles sauvages,
Où, sur l’Europe entière apportant les ravages,
Des Vandales obscurs, de fax-ouches Lombards,
Des Goths, se disputaient le sceptre des Césars.
La force était sans frein, le faible sans asile :
Parlez, blâmerez-vous les Benoît, les Basile,
Qui, loin du siècle impie, en ces temps abhorrés,
Ouvrirent au malheur des refuges sacrés ?
Déserts de l’Orient, sables, sommets arides,
Catacombes, forêts, sauvages Thébaïdes,
Oh ! que d’infortunés votre noire épaisseur
A dérobés jadis au fer de l’oppresseur !

 C’est là qu’ils se cachaient, et les Chrétiens fidèles,
Que la Religion protégeait de ses ailes,
Vivant avec Dieu seul dans leurs pieux tombeaux,
Pouvaient au moins prier sans craindre les bourreaux.
Le tyran n’osait plus y chercher ses victimes.
Eh ! que dis-je ? Accablé de l’horreur de ses crimes,
Souvent dans ces lieux saints l’oppresseur désarmé
Venait demander grâce aux pieds de l’opprimé.
D’héroïques vertus habitaient l’ermitage.
Je vois dans les débris de Thèbes, de Carthage,
Au creux des souterrains, au fond des vieilles tours,

D’illustres pénitents fuir le monde et les cours.
La voix des passions se tait sous leurs cilices ;
Mais leurs austérités ne sont point sans délices :
Celui qu’ils ont cherché ne les oublira pas ;
Dieu commande au désert de fleurir sous leur pas.
Palmier, qui rafraîchis la plaine de Syrie,
Ils venaient reposer sous ton ombre chérie ;
Prophétique Jourdain, ils erraient sur tes bords ;
Et vous, qu’un roi charmait de ses divins accords,
Cèdres du haut Liban, sur votre cime altière,
Vous portiez jusqu’au ciel leur ardente prière !
Cet autre protégeait leur paisible sommeil ;
Souvent le cri de l’aigle avança leur réveil.
Ils chantaient l’Éternel sur le roc solitaire,
An bruit sourd du torrent dont l’eau les désaltère,
Quand tout à coup un ange, en dévoilant ses traits,
Leur porte, au nom du Ciel, un message de paix.
Et cependant leurs jours n’étaient point sans orages.
Cet éloquent Jérôme, honneur des premiers âges,
Voyait sous le cilice, et de cendres couvert,
Les voluptés de Rome assiéger son désert.
Leurs combats exerçaient son austère sagesse.
Peut-être, comme lui, déplorant sa faiblesse,
Un mortel trop sensible habita ce séjour.

Hélas ! plus d’une fois les soupirs de l’amour
S’élèvent dans la nuit du fond des monastères ;
En vain, le repoussant de ses regards austères,
La Pénitence veille à côté d’un cercueil ;
Il entre déguisé sous les voiles du deuil ;

Au Dieu consolateur en pleurant il se donne ;
A Comminge, à Rance, Dieu sans doute pardonne :
A Comminge, à Rancé, qui ne doit quelques pleurs ?
Qui n’en sait les amours ? qui n’en plaint les malheurs ?
Et toi dont le nom seul trouble l’âme amoureuse,
Des bot du Paraclet vestale malheureuse,
Toi qui, sans prononcer de vulgaires serments,
Fis connaître à l’amour de nouveaux sentiments ;
Toi que l’homme sensible, abusé par lui-même,
Se plait à retrouver dans la femme qu’il aime,
Héloïse ! à ton nom quel cœur ne s’attendrit ?
Tel qu’un autre Abailard tout amant te chérit.
Que de fois j’ai cherché, loin d’un monde volage,
L’asile où dans Paris s’écoula ton jeune âge !
Ces vénérables tours qu’allonge vers les cieux
La cathédrale antique où priaient nos aïeux,
Ces tours ont conservé ton amoureuse histoire ;
Là, tout m’en parle encor[3] ; là, revit la mémoire ;
Là, du toit de Fulbert j’ai revu les débris.
On dit même en ces lieux, par ton ombre chéris,
Qu’un long gémissement s’élève chaque année,
A l’heure où se forma ton funeste hyménée.
La jeune fille alors lit, au déclin du jour,
Cette lettre éloquente où brûle ton amour :
Son trouble est aperçu de l’amant qu’elle adore,
Et des feux que tu peins son feu s’accroît encore.


 Mais que fais-je, imprudent ? Quoi P dans ce lieu sacré
J’ose parler d’amour, et je marche entouré
Des leçons du tombeau, des menaces suprêmes !
Ces murs, ces longs dortoirs se couvrent d’anathèmes,
De sentences de mort, qu’aux yeux épouvantés
L’ange exterminateur écrit de tous côtés.
Je lis à chaque pas : Dieu, l’enfer, la vengeance.
Partout est la rigueur, nulle part la clémence.
Cloître sombre, où l’amour est prescrit par le Ciel,
Où l’instinct le plus cher est le plus criminel,
Déjà, déjà ton deuil plait moins à ma pensée !
L’imagination vers tes murs élancée
Chercha leur saint repos, leur long recueillement ;
Mais mon âme a besoin d’un plus doux sentiment.
Ces devoirs rigoureux font trembler ma faiblesse.
Toutefois, quand le temps, qui détrompe sans cesse,
Pour moi des passions détruira les erreurs,
Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs ;
Quand mon cœur nourrira quelque peine secrète ;
Dans ces moments plus doux, et si chers au poète,
Où, fatigué du monde, il veut, libre du moins,
Et jouir de lui-même, et rêver sans témoins ;
Alors je reviendrai, solitude tranquille,
Oublier dans ton sein les ennuis de la ville,
Et retrouver encor, sous ces lambris déserts,
Les mêmes sentiments retracés dans ces vers.

  1. Cette pièce parut pour la première fois en 1783 ; l’auteur l’a souvent retouchée depuis. Nous donnons ici la version qui a été adoptée et consacrée dans le Génie du Christianisme, nous réservant de rejeter à la fin du volume une autre rédaction dernière de l’auteur. Millevoye a plusieurs fois retouche et, on pourrait dire, dérangé sa Chute des Feuilles. Sans oser affirmer la même chose des retouches de la Chartreuse, nous avouerons qu’il y a quelque inconvénient à ce procédé des remaniements sans fin, qui vont troubler dans la mémoire du lecteur une première impression heureuse, une impression qui veut être définitive. Au reste, si les poètes de l’école précédente faisaient parfois abus de corrections et de variantes devant le public, les poètes qui ont suivi sont bien tombés dans l’excès contraire, et il ne leur arrive guère, en composant, de se proposer corrections ou variantes, même pour eux seuls.
  2. Le Luxembourg.
  3. Héloïse vivait dans le cloître Notre-Dame ; on y montre encore la maison, ou du moins l’endroit, où logeait son oncle, le chanoine Fulbert.