Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Du ''Génie du Christianisme''

EXTRAITS CRITIQUES

DU GÉNIE DU CHRISTIANISME[1].




Mercure de France, 1802 (Floréal an X).


PREMIER EXTRAIT.


Cet ouvrage longtemps attendu, et commencé dans les jours d’oppression et de douleur, paraît quand tous les maux se réparent, et quand toutes les persécutions finissent. Il ne pouvait être publié dans des circonstances plus favorables. C’était à l’époque où la tyrannie renversait tous les monuments religieux, c’était au bruit de tous les blasphèmes, et pour ainsi dire en présence de l’athéisme triomphant, que l’auteur se plaisait à retracer les augustes souvenirs de la religion. Celui qui, dans ce temps-là, sur les ruines des temples du christianisme, en rappelait l’ancienne gloire, eût-il pu deviner qu’à peine arrivé au terme de son travail, il verrait se rouvrir ces mêmes temples sous les auspices d’un grand homme ? La prédiction d’un tel événement eût excité la rage ou le mépris de ceux qui gouvernaient alors la France, et qui se vantaient d’anéantir par leurs lois les croyances religieuses que la nature et l’habitude ont si profondément gravées dans les cœurs. Mais, en dépit de toutes les menaces et de toutes les injures, l’opinion préparait ce retour salutaire, et secondait les pensées du génie qui veut reconstruire l’édifice social. Quand la morale effrayée déplorait la perte du culte et des dogmes antiques, déjà leur rétablissement était médité par la plus haute sagesse. Le nouvel orateur du christianisme va retrouver tout ce qu’il regrettait. Du fond de la solitude où son imagination s’était réfugiée, il entendait naguère la chute de nos autels : il peut assister maintenant à leurs solennités renouvelées. La religion, dont la majesté s’est accrue par ses souffrances, revient d’un long exil dans ses sanctuaires déserts. au milieu de la victoire et de la paix dont elle aller mit l’ouvrage. Toutes les consolations l’accompagnent, les haines et les douleurs s’apaisent à sa présence. Les vœux qu’elle formait depuis douze cents ans pour la prospérité de cet empire, seront encore entendus, et son autorité confirmera les nouvelles grandeurs de la France, au nom du Dieu qui, chez toutes les nations, est le premier auteur de tout pouvoir, le plus sûr appui de la morale, et par conséquent le seul gage de la félicité publique.

Parmi tant de spectacles extraordinaires qui ont, depuis quelques années, épuisé la surprise et l’admiration, il n’en est point d’aussi grand que ce dernier. La tâche du vainqueur était achevée ; on attendait encore l’œuvre du législateur. Tous les yeux étaient éblouis, tous les cœurs n’étaient pas rassurés ; mais, grâce à la pacification des troubles religieux qui va ramener la confiance universelle, le législateur et le vainqueur brillent aujourd’hui du même éclat.

Ainsi donc l’historien Raynal avait grand tort de s’écrier, il y a moins de trente ans, d’un ton si prophétique : « Il est passé le temps de la fondation, de la destruction et du renouvellement des empires ! Il ne se trouvera plus l’homme devant qui la terre se taisait ! On combat aujourd’hui avec la foudre pour la prise de quelques villes ; on combattait autrefois avec l’épée pour détruire et fonder des royaumes. L’histoire des peuples modernes est sèche et petite, sans que les peuples soient plus heureux. »

Avant la fin du siècle, il a pourtant paru cet homme dont la force sait détruire, et dont la sagesse sait fonder ! Les grands événements dont il est le moteur, le centre et l’objet, semblent si peu conformes aux combinaisons vulgaires, qu’on ne devrait point s’étonner que des imaginations fortement religieuses crussent le semblables desseins dirigés par des conseils supérieurs à ceux des hommes.

Plutarque, dans un de ses traités philosophiques examine si la fortune ou la vertu firent l’élévation d’Alexandre ; et voici, à peu près, comme il raisonne et décide la question[2].

« J’aperçois, dit-il, un jeune homme qui exécute les plus grandes choses par un instinct irrésistible, et toutefois avec une raison suivie. Il a soumis, à l’âge de trente ans, les peuples les plus belliqueux de l’Europe et de l’Asie. Ses lois le font aimer de ceux qu’ont subjugués ses armes. Je conclus qu’un bonheur aussi constant n’est point l’effet de cette puissance aveugle et capricieuse qu’on appelle la Fortune. Alexandre dut ses succès à son génie et à la faveur signalée des Dieux. Ou, si vous voulez, ajoute encore Plutarque, que la Fortune ait seule accumulé tant de gloire sur la tête d’un homme. alors je dirai, comme le poëte Aleman, que la Fortune est fille de la Providence. »

On voit par ces paroles combien étaient religieux tous ces graves esprits de l’antiquité. L’action de la Providence leur paraissait marquée dans tous les mouvements des empires, et surtout dans l’âme des héros. « Tout ce qui domine et excelle en quelque chose, disait un autre de leurs sages, est d’origine céleste[3]. » Le rétablissement du culte national leur eût paru l’affaire la plus importante de l’État. Ce même Plutarque déjà cité nous apprend, dans la vie de Solon, que ce grand législateur appela près de lui le célèbre Épiménide, qui avait la réputation d’entretenir commerce avec les Dieux. Les discordes, civiles et la peste avaient ravagé la ville d’Athènes : Épiménide la purifia par des sacrifices expiatoires, et ce ne fut qu’après la célébration des fêtes ordonnées, que le peuple respecta les lois de Solon.

Cette sagesse religieuse, qui fut celle des plus beaux siècles dont s’honore l’esprit humain, n’a paru de nos jours qu’une méprisable superstition à des esprits inattentifs ou médiocres. Ils ne savent pas, sous les formes du culte extérieur, pénétrer le fond des vérités éternelles qui maintiennent l’ordre de la société. Mais leur politique étroite et fausse n’est déjà plus, et les maximes des temps héroïques renaissent sous l’influence d’un guerrier et d’un législateur digne d’eux.

On accueillera donc avec un intérêt universel le jeune écrivain qui ose rétablir l’autorité des ancêtres et les traditions des âges. Son entreprise doit plaire à tous, et n’alarmer personne ; car il s’occupe encore plus d’attacher l’âme que de forcer la conviction. Il cherche les tableaux sublimes plus que les raisonnements victorieux ; il sent et ne dispute pas ; il veut unir tous les cœurs par le charme des mêmes émotions, et non séparer les esprits par des controverses interminables : en un mot, on dirait que le premier livre offert en hommage à la religion renaissante fut inspiré par cet esprit de paix qui vient de rapprocher toutes les consciences.

On sent trop que le plan d’un pareil ouvrage doit différer suivant l’esprit des siècles, le genre des lecteurs et les facultés de l’écrivain. Le zèle et le talent peuvent prendre des routes opposées pour arriver au même but.

Le génie audacieux de Pascal voulait abattre l’incrédule sous les luttes du raisonnement. Sûr de lui-même, il osait se mesurer avec l’orgueil de la raison humaine ; et, quoiqu’il sût bien que cet orgueil est infini, l’athlète chrétien se sentait assez fort pour le terrasser. Mais le seul Pascal pouvait exécuter le plan qu’il avait conçu, et la mort l’a frappé malheureusement au pied de l’édifice qu’il commençait avec tant de grandeur. Racine le fils s’est traine faiblement sur le dessin tracé par un si grand maître. Il a mêlé dans son poème les méditations de Pascal et de Bossuet. Mais sa muse, si je l’ose dire, a été comme abattue en présence de ces deux grands hommes, et n’a pu porter tout le poids de leurs pensées. Il ébauche ce qu’ils ont peint ; il n’est qu’élégant lorsqu’ils sont sublimes ; mais il n’en est pas moins un versificateur très habile ; et, plus d’une fois, on croit entendre dans les vers du poème de la Religion les sons affaiblis de cette lyre qui nous charme dans Esther et dans Athalie.

L’auteur du Génie du Christianisme n’a point suivi la même route que ses prédécesseurs. Il n’a point voulu rassembler les preuves théologiques de la religion, mais le tableau de ses bienfaits ; il appelle à son secours le sentiment, et non l’argumentation. Il veut faire aimer tout ce qui est utile. Tel est son plan, comme nous avons pu le saisir dans une première lecture faite à la hâte. C’est ainsi qu’il s’explique lui-même :

« Nous osons croire que cette manière d’envisager le christianisme présente des rapports peu connus. Sublime par l’antiquité de ses souvenirs, qui remontent au berceau du monde, ineffable dans ses mystères, adorable dans ses sacrements, intéressant dans son histoire, céleste dans sa morale, riche et charmant dans ses pompes, il réclame toutes les sortes de tableaux. — Voulez-vous le suivre dans la poésie ? Le Tasse, Milton, Corneille, Racine, Voltaire, vous retracent ses miracles. Dans les belles-lettres, l’éloquence, l’histoire, la philosophie, il vous donne Bossuet, Fénelon, Massillon, Pascal, Malebranche, Newton, Leibnitz. Dans les arts, que de chefs-d’œuvre ! Si vous l’examinez dans son culte, que de choses ne vous disent pas ses vieilles églises gothiques, et ses prières admirables, et ses superbes cérémonies ! Parmi son clergé, voyez tous les hommes qui vous ont transmis la langue et les ouvrages de Rome et de la Grèce, tous les solitaires de la Thébaïde, tous les lieux de refuge pour les infortunés, tous les missionnaires la Chine, au Canada, au Paraguay, sans oublier les ordres militaires d’où va naître la chevalerie. Mœurs de nos aïeux, peinture des anciens jours, poésie, romans même, nous avons tout intéressés notre cause. Nous avons demandé des sourires au berceau, et des pleurs à la tombe : tantôt avec le moine maronite, nous avons habité les sommets du Carmel et du Liban ; tantôt avec la fille de la Charité, nous avons veillé au lit du malade : ici, deux époux américains nous ont appelé au fond de leurs déserts ; la, nous avons entendu gémir la vierge dans les solitudes du cloître : Homère s’est venu placer auprès de Milton, et Virgile à côté du Tasse. Les mines de Memphis et d’Athènes ont contrasté avec les ruines des monuments chrétiens, les tombeaux d’Ossian avec nos cimetières de campagne. À Saint-Denis, nous avons visité la cendre des rois ; et quand notre sujet nous a forcé de parler du dogme de l’existence de Dieu, nous avons seulement cherché nos preuves dans les merveilles de la nature. »

Les espérances que donne ce début ne sont point trompeuses. À quelque page qu’on s’arrête, on est touché par d’aimables rêveries, ou frappé par de grandes images. Il ne faut jamais oublier que cet ouvrage est moins fait pour les docteurs que pour les poëtes. Ceux qu’avaient prévenus les plaisanteries de l’incrédulité moderne s’étonneront de leur erreur. en découvrant les beautés du système religieux. Elles sont toutes développées par l’auteur.

Il considère dans son premier volume les mystères du christianisme. Plus une religion est mystérieuse, et plus elle est conforme à la nature humaine. Notre imagination aime surtout ce qu’elle devine, et croit découvrir davantage, quand elle ne voit rien qu’à demi. Il montre ensuite les sacrements institués pour les divers besoins de l’homme, depuis la naissance jusqu’à la mort. C’est par eux que le chrétien communique sans cesse avec le Ciel, et qu’il voit tous les préceptes de la morale sous des images sensibles. Bravons de froids sarcasmes, et ne craignons point de citer, en présence d’une philosophie dédaigneuse, ces descriptions si nouvelles et si touchantes. Voici, par exemple, comme l’auteur peint le sacrement de l’extrême-onction :

« C’est à la vue de ce tombeau, portique silencieux d’un autre monde, que le christianisme déploie toute sa sublimité. Si la plupart des cultes antiques ont consacré la cendre des morts, ils n’ont point songé à préparer l’âme pour ces rivages inconnus d’où on ne revient jamais. Venez voir le plus beau spectacle que puisse présenter la terre ; venu voir mourir le chrétien. Cet homme n’est plus l’homme du monde, il n’appartient plus à son pays ; toutes ses relations avec la société cessent. Pour lui, le calcul par le temps finit, et il ne date plus que de la grande ère de l’éternité. Un prêtre, assis près du lit funèbre, console l’agonisant et lui parle de l’immortalité de l’âme. La scène sublime que l’antiquité entière n’a présentée qu’une seule fois, dans le premier de ses philosophes mourant, se renouvelle chaque jour sur l’humble grabat du dernier des chrétiens qui expire. Enfin le moment suprême est arrivé : un sacrement ouvrit à ce juste les portes du monde, un sacrement va les fermer. La Religion le reçut en naissant, et veillait sur lui dans le berceau de la vie : ses beaux chants et sa main maternelle l’endormiront encore dans le berceau de la mort. Elle prépare le baptême de cette seconde naissance ; mais ce n’est plus l’eau qu’elle choisit, c’est l’huile, emblème de l’incorruptibilité céleste. Le sacrement libérateur rompt peu à peu les attaches du fidèle. Son âme, à moitié échappée de son corps, devient presque visible sur son visage. Déjà il entend les concerts des séraphins ; déjà il est prêt à s’envoler loin du monde vers les régions où l’invite cette espérance, à la voix immortelle, fille de la Vertu et de la Mort. Cependant l’Ange de la paix, descendant vers le juste, touche de son sceptre d’or ses yeux fatigués, et les ferme délicieusement à la lumière. Il meurt, et l’on n’a point entendu son dernier soupir ; il meurt, et longtemps après qu’il est expiré, ses amis font silence autour de sa couche, car ils croyent qu’fl sommeille encore, tant ce chrétien a passé avec douceur ! »

Les peintres avaient souvent représenté ces scènes religieuses ; et même les sacrements du Poussin sont au nombre de ses chefs-d’œuvre. Les hommes les moins crédules aiment ces images dans la peinture : elles doivent donc leur plaire aussi dans une description éloquente.

Continuons le développement de cet ouvrage, et que les lecteurs songent qu’un tel sujet à son langage propre et ses expressions consacrées.

Les mystères sont les spectacles de la foi. Les sacrements expliquent par des bienfaits visibles les propriétés cachées des mystères. En dernière analyse, tous les dogmes révélés ne servent qu’à confirmer ceux de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu, qui ne seraient point suffisamment attestés par les merveilles de la nature. Cependant l’auteur est loin de négliger les preuves qui se tirent des harmonies du ciel et de la terre ; on croit même que cette partie de son ouvrage est une de celles qui aura le succès le plus universel. Il a du moins un avantage réel sur ceux qui décrivent ordinairement la nature. Au lieu des livres et des cabinets, il a en pour école et pour spectacles les mers. les montagnes et les forêts du Nouveau-Monde. De là vient peut-être la richesse et la naïveté de quelques-uns de ses tableaux, dessinés devant le modèle.

Mais, si le christianisme, à travers la sainte obscurité de ses mystères, frappe si puissamment l’imagination, quels effets ne doit-il pas encore aux pompes de son culte extérieur ! Ici les tableaux se succèdent en foule et le choix serait difficile.

Tantôt l’auteur remonte à l’antiquité des fêtes chrétiennes ; tantôt il peint leur caractère sublime ou tendre, joyeux ou funèbre, consolant ou terrible, qui se varie avec toutes les scènes de l’année et de la vie humaine auxquelles il est approprié. Il suit les solennités religieuses dans la ville et dans les champs, dans les cathédrales fameuses et dans l’église rustique, sur les tombes de marbre qui remplissent Westminster ou Saint-Denis, et sur le gazon qui couvre les sépultures du hameau.

Les rites du christianisme sont souvent tournés en ridicule, et ceux du paganisme, au contraire, inspirent le plus vif enthousiasme. Cependant les plus belles cérémonies de l’antiquité se conservent encore dans notre religion, qui les a seulement dirigées vers une fin plus digne de l’homme. Tel est, par exemple, le jour des Rogations.

Ce jour rappelle absolument la fête de l’antique Cérès, qui rassemble, dit-on, les premiers hommes en société, autour de la première moisson. Tibulle a décrit en vers charmants cette pompe champêtre, comme elle existait chez les Romains. On trouve aussi la même description dans le Génie du Christianisme. Les gens de goût ne seront peut-être pas fâchés de comparer quelques traits des deux tableaux, et de juger ainsi l’esprit de deux cultes, séparés par dix-huit siècles.

Tibulle invite d’abord Cérès et Bacchus à ceindre leurs fronts d’épis dorés et de grappes rougies. Il veut que les champs reposent avec le laboureur :

Bacche, veni dulcisque tuis è cornibus uva
 Pendeat ; et spicis tempora cinge, Ceres.
Luce sacrá requiescat humus, requiescat arator, etc.

Et pourquoi commande-t-il ce repos sacré ? parce que tel est l’usage antique,

Ritus ut à prisco traditus exstat avo.

Remarquez bien que les chantres aimables de l’amour, comme les plus sages législateurs, attestent aussi les pratiques du vieux temps.

Au reste, Tibulle est un casuiste très sévère : il veut qu’on vienne avec un cœur chaste aux fêtes publiques ; il repousse d’un ton indigné tous ceux qui, la veille, n’ont pas oublié Vénus :

Vos quoque abesse procul jubeo, discedite ab aris,
 Queis tulit hesternà gaudia nocte Venus.

Il nous apprend ailleurs que, dans ces grandes solennités, Délie se condamnait à la retraite. Il la peint consultant tous les jours les prêtres d’Isis, les devins juifs, les augures latins ; il parle autant de la piété crédule que de l’amour de sa maîtresse ; et c’est pour cela qu’il la chérissait peut-être. Dans tous les temps et dans tous les pays, le culte de l’amour est un peu superstitieux ; quand il cesse de l’être, tous ses enchantements sont finis.

« Dieux de nos pères, s’écrie le poëte, nous purifions nos champs et nos pasteurs. Écartez tous les maux de nos foyers. »

Di patrii, purgamus agros, purgamus agrestes :
 Vos mala de nostris pellite limitibus.

Mais, pour mériter la faveur des Dieux des champs, il a soin de reconnaître et de chanter les bienfaits dont ils ont déjà comblé les hommes :

« Ces Dieux instruisirent nos ancêtres à calmer leur faim par des aliments plus doux que le gland des forêts, à couvrir une cabane de chaume et de feuillage, à soumettre au joug les taureaux, et à suspendre le chariot sur la roue. Alors les fruits sauvages furent dédaignés : on greffa le pommier, et les jardins s’abreuvèrent d’une eau fertile, etc. »

Desuevit quernàHis vita magistris
 Desuevit quernà pellere glande famem.
Illi etiam tauros primi docuisse feruntur
 Servitium, et plaustro supposuisse rotam.
Tunc victus abiere feri, tunc insita pomus,
Tunc bibit irriguas fertilis hortus aquas.

Cette harmonie est pleine de grâce. Les vers de Tibulle retentissent doucement à l’oreille, comme les vents frais et les douces pluies de la saison qu’il décrit. Mais tant de gravité religieuse ne dure pas longtemps : le poëte élégiaque reprend bientôt son caractère. Il place le berceau de l’amour dans les champs, au milieu des troupeaux et des cavales indomptées. De là, il lui fait blesser l’adolescent et le vieillard ; et, cédant de plus en plus au délire qui l’emporte, il peint la jeune fille qui trompe ses surveillants, et qui, d’une main incertaine et d’un pied suspendu par la crainte, cherche la route qui doit la conduire au lit de son amant :

Hoc ducec custodes furtim transgressa jacentes
 Ad juvenem tenebris sola puella venit.

Et pedibus prætentat iter suspensa timore.
 Explorat cæcas cui manus ante vias.

Ce petit tableau est achevé ; mais le culte de la chaste Cérès est déjà bien loin. Quand Tibulle écrivait ces vers, Délie sortait vraisemblablement de sa retraite pieuse et revenait auprès de lui. Le poëte au moins se hâte de faire descendre la troupe des Songes, et le Sommeil avec ses ailes rembrunies :

Postque venit tacitus fuscis circumdatus alis
 Somnus, et incerto somnia nigra pede.

Nous avons vu les jeux de l’imagination de Tibulle ; voyons maintenant les graves tableaux du christianisme, et jugeons s’ils n’ont pas aussi leur charme particulier :

« La cloche du hameau s’étant fait entendre, les villageois quittent à l’instant leurs travaux. Le vigneron descend de la colline, le laboureur accourt de la plaine, le bûcheron sort de la forêt. Les mères, fermant leurs cabanes, arrivent avec leurs enfants, et les jeunes filles laissent leurs fuseaux, leurs brebis, et les fontaines, pour se rendre à la pompe rustique. On s’assemble dans le cimetière de la paroisse sur les tombes verdoyantes des aïeux. Bientôt s’avance du lieu voisin tout le clergé destiné à la cérémonie ; c’est quelque vieux pasteur qui n’est connu que par le nom de curé, et ce nom vénérable, dans lequel est venu se perdre le sien, indique moins le ministre du temple que le père laborieux du troupeau. Il sort de son presbytère bâti tout auprès de la demeure des morts, dont il surveille la cendre. Il est établi dans sa demeure, comme une garde avancée aux frontières de la vie, pour recevoir ceux qui entrent, et ceux qui sortent de ce royaume des douleurs. Un puits, des peupliers, une vigne autour de sa fenêtre, quelques colombes composent tout l’héritage de ce roi des sacrifices.

« Cependant l’apôtre de l’Évangile, couvert d’un simple surplis assemble ses ouailles devant la grande porte de l’église.....

« Après l’exhortation, l’assemblée commence à défiler en chantant : Vous sortirez avec plaisir, et vous serez reçu avec joie ; les collines bondiront, et vous entendrons avec joie.

« L’étendard des saints, l’antique bannière des temps chevaleresques ouvre la carrière au troupeau qui suit pêle-mêle avec son pasteur. On entre dans des chemins ombragés et coupés profondément par la roue des chars rustiques ; on franchit de hautes barrières formées d’un seul tronc d’arbre : on voyage le long d’une haie d’aubépine où bourdonne l’abeille. Tous les arbres étaient l’espérance de leurs fruits ; la nature entière est un bouquet de fleurs..... Dans cette fête on invoque les saints, et surtout les anges, parce que ces bienfaisants génies sont apparemment chargés de présider aux moissons, aux fontaines, aux rosées, aux fleurs et aux fruits de la terre. La procession rentre enfin au hameau chacun retourne à son ouvrage. La Religion n’a pas voulu que le jour où l’on demande à Dieu les biens de la terre fût un jour d’oisiveté. Avec quelle espérance on enfonce le soc dans le sillon, après avoir imploré celui qui dirige les soleils, et qui garde dans ses trésors les vents du midi et les tièdes ondées ! Pour bien achever un jour si saintement commencé, les vieillards de la paroisse viennent, à l’entrée de la nuit, converser avec le curé, qui prend son repas du soir sous les peupliers de sa cour. La lune répand alors les dernières harmonies sur cette fête que l’église a calculée avec le retour du mois le plus doux et le cours de l’astre le plus mystérieux. On croit entendre de toutes parts le travail sourd des germes et des plantes qui se développent dans le sein de la terre. Des voix inconnues s’élèvent dans le silence des bois, comme le chœur de ces anges champêtres dont on a imploré les secours ; et les soupirs du rossignol parviennent jusqu’à l’oreille des vieillards, assis non loin des tombeaux. »


L’esprit du christianisme n’a-t-il pas mis dans cette dernière peinture, outre l’avantage moral, quelque chose de plus tendre et de plus attachant ? Quelle institution dans les villages romains pouvait ressembler à celle de ce bon curé, qui veille entre le temple du Dieu vivant et la demeure des morts ? La marche religieuse dans ces chemins ombragés, et coupés prfondément par la roue des chars rustiques, n’est-elle pas d’une grande vérité ? N’aime-t-on pas ces voix inconnues qui s’élèvent dans le silence des bois, et qui semblent être celles des génies ministres de la fécondité ? Ne rêve-t-on pas délicieusement à la voix de ce rossignol qui chante les beaux jours, non loin des vieillards qui regardent un tombeau ? Je ne crois pas qu’on attribue ces jugements aux illusions de l’amitié. J’en appelle à tous ceux qui, ayant reçu plus de lumière que moi, voudront examiner sans aucun esprit de secte et de prévention.

Nous avons abandonné la marche de l’auteur, pour admirer ses beautés : il faut la reprendre et la suivre jusqu’au bout.

Si la religion est auguste et touchante dans ses mystères et dans ses cérémonies, elle l’est bien plus encore dans les dévouements magnanimes et dans les vertus extraordinaires qu’elle inspire. C’est là que le sujet donne de nouvelles forces à la voix de l’auteur ; il peint la religion occupée à placer, en quelque sorte, sur toutes les routes du malheur, des sentinelles vigilantes, pour l’épier et le secourir. Ici la sœur hospitalière veille aux besoins du soldat mourant. Ici la sœur grise cherche l’infortune dans les réduits les plus secrets. Non loin, les sœurs de la miséricorde reçoivent flans leurs bras la fille prostituée, avec des paroles qui lui laissent le repentir, et lui permettent l’espérance. La piété fonde les hospices, dote les collèges, dirige avec gloire tous les travaux de l’éducation, protège dans les monastères les arts qui fuient devant les barbares ; conserve et explique les vieux manuscrits dépositaires de tout le génie des anciens, sans lesquels nous serions si peu de chose ; parcourt l’Europe en versant les bienfaits ; défriche partout les terres arides, et, en multipliant les moissons, multiplie enfin le peuple des campagnes. Mais voici un plus grand spectacle. Du fond de leurs cellules, des hommes intrépides volent à de saintes conquêtes. Ils courent à travers tous les dangers jusqu’aux extrémités de la terre, et se la partagent pour gagner des âmes, c’est-à-dire pour civiliser des hommes. Les uns s’exposent aux feux des bûchers, parmi les hordes errantes du Canada ; leurs vertus subjuguent les barbares, et maintiennent après un siècle, dans ces contrées qui ont passé sous le joug de l’Angleterre, le respect et l’amour du nom français. Ceux-ci descendent sur les sables où fut Carthage, pour redemander à un peuple féroce des captifs qu’ils n’ont jamais vus, mais qu’ils regardent comme leurs frères ; ils ont même quelquefois poussé l’héroïsme jusqu’à prendre la place du prisonnier, que leurs dons ne suffisaient pas à racheter. Ces héros d’une espèce toute nouvelle poussent encore plus loin, s’il est possible, enthousiasme de l’humanité. Ils s’enferment dans des bagnes infects ; ils veillent près du lit des pestiférés, et s’exposent mille fois à mourir pour consoler des mourants. Enfin les miracles des anciennes législations se renouvellent, et le génie de Lycurgue et de Numa semble être redescendu après trois mille ans, dans les bois du Paraguay.

Je ne puis me refuser encore au plaisir de citer quelques fragments, sur les missions des jésuites dans ce pays qu’ils gouvernèrent avec tant de gloire :


.........................

« Arrivé à Buenos-Ayres, les missionnaires remontèrent Rio de la Plata, et, entrant dans les eaux du Paraguay, se dispersèrent dans ses bois sauvages. Les anciennes relations les représentent un bréviaire sous le bras gauche, une grande croix à la main droite, et sans autre provision que leur confiance en Dieu. Elles nous les peignent se faisant jour à travers les forêts, marchant dans les terres marécageuses où ils avaient de l’eau jusqu’à la ceinture, gravissant des roches escarpées, et furetant dans les autres et dans les précipices, au risque d’y trouver des serpents et des bêtes féroces, au lieu des hommes qu’ils y cherchaient.

« Plusieurs d’entre eux y moururent de faim et de fatigue ; d’autres furent massacrés et dévorés par les sauvages. Le père Lizardé fut trouvé percé de flèches sur un rocher : son corps était à demi-déchiré par les oiseaux de proie, et son bréviaire était ouvert auprès de lui à l’office des morts. Quand un missionnaire rencontrait ainsi les restes d’un de ses compagnons, il s’empressait de leur rendre les honneurs funèbres ; et, plein d’une grande joie, il chantait un Te Deum solitaire, sur le tombeau du martyr.

« De pareilles scènes, renouvelées à chaque instant, étonnaient les hordes barbares. Quelquefois, elles s’arrêtaient auprès du prêtre inconnu qui leur parlait de Dieu, et elles regardaient le ciel que l’apôtre leur montrait ; quelquefois, elles le fuyaient comme un enchanteur, et se sentaient saisies d’une frayeur étrange : le religieux les suivait en leur tendant les mains au nom de Jésus-Christ. S’il ne pouvait les arrêter, il plantait sa grande croix dans un lieu découvert, et s’allait cacher dans les bois. Les sauvages s’approchaient peu à peu pour examiner l’étendard de la paix, élevé dans la solitude ; un charme secret semblait les attirer à ce signe de leur salut. Alors le missionnaire, sortant tout à coup de son embuscade et profitant de la surprise des barbares, les invitait à quitter une vie misérable, pour jouir des douceurs de la société.

« Quand les jésuites se furent attache quelques Indiens, ils eurent recours à un autre moyen pour gagner des âmes.

« Ils avaient remarqué que les sauvages de ces bords étaient fort sensibles à la musique. On dit même que les eaux du Paraguay rendent la voix plus belle. Les missionnaires s’embarquèrent donc sur des pirogues avec les nouveaux catéchumènes ; ils remontèrent les fleuves, en chantant de saints cantiques. Les néophytes répétaient les airs, comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de l’oiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne manquèrent pas de se venir prendre au doux piège. Ils descendaient de leurs montagnes, et accouraient au bord des fleuves pour écouter ces accents, plusieurs même se jetaient dans les ondes, et suivaient à la nage la nacelle enchantée.

« La lune, en répandant sa lumière mystérieuse sur ces scènes extraordinaires, achevait d’attendrir les cœurs. L’arc et la flèche échappaient à la main du sauvage ; l’avant-goût des vertus sociales et des premières douceurs de l’humanité entrait dans son âme confuse. Il voyait la femme et les enfants pleurer d’une joie inconnue ; bientôt, subjugué par un attrait irrésistible, il tombait au pied de la croix, et mêlait des torrents de larmes aux eaux régénératrices qui coulaient sur sa tête.

« Ainsi la religion chrétienne réalisait dans les forêts de l’Amérique ce que la fable racontait des Amphion et des Orphée ; réflexion si naturelle, qu’elle s’est présentée même aux missionnaires ; tant il est certain qu’on ne dit ici que la vérité, en ayant l’air de raconter une fiction. »


Il n’est pas besoin de faire sentir le charme et la nouveauté de ces peintures ; mais il est bon d’observer qu’à l’égard du gouvernement paternel des jésuites, le défenseur du christianisme ne dit rien que Montesquieu ne confirme, et que Raynal, dans ces derniers temps, n’ait été contraint d’avouer. Je rapporterai les propres mots de ce dernier :

« Lorsqu’en 1768, les Missions du Paraguay sortirent des mains des jésuites, elles étaient arrivées a un point de civilisation le plus grand peut-être où l’on puisse conduire les nations nouvelles. On y observait les lois. Il y régnait une police exacte. Les mœurs étaient pures. Une heureuse fraternité y unissait tous les cœurs. Tous les arts de nécessité y étaient perfectionnés : on en connaissait plusieurs d’agréables. L’abondance y était universelle, etc. etc[4]. »

En développant l’influence des vertus du christianisme, sur les sociétés qu’il a renouvelées, l’auteur s’est aperçu que cette religion a plus ou moins imprimé son génie dans toutes les littératures modernes. et qu’elle y a porté de nouvelles richesses, dont on peut faire encore un heureux emploi. Cette observation a fait naître une espèce de poétique chrétienne, qui peut être considérée comme la seconde partie du cet ouvrage ; mais il y a tant de points de vue à saisir et tant de questions délicates à traiter dans un pareil sujet, qu’on en rendra compte une autre fois.

Le christianisme a donné de nouveaux freins et de nouveaux aiguillons au cœur humain. C’est sous ce point de vue que l’auteur envisage dans les arts, et surtout dans la poésie des peuples modernes, les effets de toutes les passions. Lui-même a voulu peindre leur vague et leur inconstance dans le cœur d’un jeune homme qu’il appelle René, et qui ne sait où fixer ses inquiétudes. Ce roman est compris dans les études poétiques de la dernière partie : on y retrouve tout le talent qu’on aime dans Atala. On parlera des études poétiques dans un second extrait de cet ouvrage, qui paraît avec tant d’éclat et sous de si heureux auspices.




SECOND EXTRAIT.


(Fructidor an X.)


Quand un talent original paraît pour la première fois, il jette toujours un grand éclat. Ses ennemis ne se sont point encore rassemblés, et leur voix ne peut imposer silence à l’enthousiasme ; mais, quand ce même talent agrandi se développe dans une composition plus vaste et plus difficile, ses juges deviennent plus sévères, et ses succès sont plus disputés : c’est que la haine a eu le temps de prendre ses mesures, et de protester contre l’admiration publique. Tous les écrivains, faits pour obtenir la gloire, sont condamnés à cette épreuve nécessaire, qui doit plus les enorgueillir que les décourager : ils doivent surtout s’attendre à de longs combats, s’ils ont attaqué le système d’une faction dominante ; car on leur fait expier alors, et la supériorité de leur talent, et l’audace de leurs opinions.

Ces remarques s’appliquent naturellement à l’auteur du Génie du Christianisme. Les beautés d’Atala, son premier essai, ont été vivement senties. La sévérité des censeurs, en relevant avec amertume quelques défauts si faciles à corriger, n’a pu affaiblir l’effet de cette production, d’un genre tout nouveau. La critique a donc réuni tous ses efforts contre le second ouvrage du même écrivain, et cette fois elle a pu se promettre quelques avantages, puisqu’elle a pour auxiliaires toutes les opinions anti-religieuses de ce dix-huitième siècle qui, d’un bout de l’Europe à l’autre. et surtout au milieu de la France, a déchainé tant d’ennemis contre le christianisme.

On a d’abord attaqué le plan suivi par l’auteur. Plusieurs de ceux qui n’avaient jamais jugé nos dogmes religieux que sur les boulonneries du docteur Zapata et des aumôniers du roi de Prusse[5] ont tout à coup changé de langage. Ils ne contestent plus à la doctrine et aux pompes de l’Église romaine leurs effets touchants et sublimes ; ils conviennent que l’éloquence et la poésie en peuvent tirer de puissantes émotions et de riches tableaux. Mais, après cet aveu remarquable, quelques-uns, prenant le ton d’un zèle au moins équivoque, ajoutent qu’il ne faut pas développer avec trop d’éclat les beautés poétiques du christianisme, de peur d’ôter à ses dogmes et à sa morale leur importance et leur gravité. Ils affectent de craindre que l’imagination ne répande à la fois ses enchantements et ses erreurs sur une doctrine qui doit édifier plutôt que plaire.

Parmi ces critiques, il est sans doute quelques hommes vraiment pieux et de bonne foi : c’est à eux surtout qu’il faut répondre. J’ose croire que leur sévérité sera désarmée après quelques réflexions que je leur soumets.

Les arguments théologiques, les savantes controverses, les instructions édifiantes pouvaient suffire à des siècles éminemment religieux. Des traités austères, tels que ceux de Nicole et d’Abadie, étaient lus avec empressement par les mêmes hommes qui goûtaient le mieux le génie et les grâces de Racine et de La Fontaine, leurs contemporains. Alors, dans les cercles de la ville et parmi les intrigues de la cour, dans le sénat et dans l’armée, on agitait les mêmes questions que dans l’Église. Il ne faut point s’en étonner : la religion chrétienne, à cette époque, semblait à tous l’objet le plus important. Le petit nombre de ceux qui osaient l’attaquer dans ses premières bases, n’obtenait que le mépris ou l’horreur. Le nom du Dieu qui l’avait fondée imprimait une égale vénération à toutes les sectes rivales dont elle était la mère, et qui combattaient dans son sein. Ces sectes, divisées sur quelques points, s’accordaient sur les dogmes fondamentaux. Leurs disputes avaient en conséquence ce caractère et ces mouvements passionnés que mettent toujours dans leurs débats les membres d’une famille divisée. Rappelez-vous en effet les anecdotes de ces jours célèbres ; voyez dans le palais de la duchesse de Longueville les redoutables chefs de Port-Royal méditer de nouvelles attaques contre les jésuites rassemblés à Versailles sous la protection du confesseur du roi. La France était attentive à ces querelles, et se décidait pour l’un ou pour l’autre parti. Apprenait-on que le ministre Claude et l’évêque de Meaux étaient en présence, on contemplait avec curiosité l’approche des deux athlètes, et tous les cœurs s’intéressaient au dénouement du combat ; car la renommée publiait que le prix du vainqueur devait être la conversion de quelque personnage fameux. Le salut de Turenne (on parlait ainsi dans ce temps-là), le salut de Turenne était attaché peut-être à cette grande conférence ; et ne sait-on pas que la dévotion de cet illustre capitaine devint aussi fameuse que sa valeur, et que ses soldats racontaient ses actes de piété comme ses victoires ?

Mais ce n’était pas seulement au sein de la France que les esprits étaient si fort émus par ces spectacles et ces luttes théologiques. Ce goût était celui de l’Europe entière. Leibnitz et Newton, dignes tous deux de se disputer les plus belles découvertes de la géométrie moderne, s’honoraient d’inscrire leur nom parmi ceux des défenseurs du christianisme. Leibnitz en voulait réunir toutes les communions ; Newton, en éclairant les ténèbres de la chronologie, confirmait celle de Moïse. Si, par exemple, on voyait paraitre un livre tel que l’Histoire des Variations, toute la république chrétienne était émue. Rome jetait des cris d’admiration et de joie, tandis que, des bords de la Tamise et du fond des marais de la Hollande, on entendait s’élever les clameurs injurieuses du calvinisme, qui se débattait sans cesse sous les foudres de Bossuet, et qui en était sans cesse écrasé.

Aujourd’hui les plus effrayantes catastrophes nous trouvent insensibles : on foule indifféremment les débris des trônes et des empires. Alors les ruines d’un monastère, qu’avaient illustré le nom de Pascal et les vertus de quelques filles pieuses, excitaient un attendrissement universel. Que dis-je ? la peur de déplaire à Louis XIV n’empêchait point ses favoris de plaindre et d’honorer le docteur Arnauld, exilé par son ordre. Racine et Boileau, tout courtisans qu’on les suppose, adressaient des vers et des éloges à cet illustre opprimé, et même ils osaient les lire devant le monarque, dont la grande âme pardonnait cette noble franchise. Ainsi, les plus petits événements, quand ils tenaient au christianisme, avaient quelque chose de respectable et de sacré. L’esprit de la religion était partout, dans l’État et dans la famille, dans le cœur et dans les discours, dans toutes les affaires sérieuses, et jusque dans les jeux domestiques. En voulez-vous de nombreux exemples ? Parcourez les Lettres de madame de Sévigné.

Cette femme illustre vit dans sa terre des Rochers, au fond de la Bretagne, et loin de tout ce qu’elle aime. Elle veut échapper à l’ennui de la solitude, et retrouver dans ses lectures le charme des sociétés de Paris. Eh bien ! quels sont les ouvrages que son goût préfère ? Elle choisit les Essais de Morale de Nicole. Elle a pour lecteur son fils, qui revient de l’armée. Ce jeune homme, dont l’esprit et les grâces s’étaient fait remarquer de Ninon, juge très bien le janséniste Nicole ; et, dans ces soirées studieuses qu’il passe à côté de la plus aimable des mères, il oublie les séductions de cette Champmêlé qu’il avait aimée, et dont la voix était, dit-on, aussi tendre que les vers du poëte qui fut son maître. Observez bien que madame de Sévigné, dans toutes ses lettres à sa fille, parle avec admiration des Essais de Morale, et qu’en écrivant à Pauline, sa petite-fille, elle répète avec cette expression vive et heureuse qui lui appartient : « Si vous n’aime : pas ces solides lectures, votre goût aura toujours les pâles couleurs. » Dans une autre occasion, elle se trouve à Bâville, chez le président de Lamoignon, au milieu le la société la plus polie et la plus éclairée. Quel est celui qu’elle distingue dans ce choix de la bonne compagnie du plus brillant de tous les siècles ? Un homme d’un esprit charmant et d’une facilité fort aimable : je rapporte ses propres expressions. Mais devinez quel est homme ? C’est le P. Bourdaloue.

Certes, quand les traités de Nicole et les conversations de Bourdaloue font les délices des femmes les plus renommées par leur esprit et par leur beauté, les apologistes du christianisme n’ont pas besoin de relever son prix et son éclat aux yeux de l’imagination ; il est facile d’attirer l’attention et le respect, dès qu’on parle d’une doctrine qui fait le fonds habituel des pensées et des sentiments de tout un peuple. Mais, quand cette doctrine, en proie aux dérisions d’un siècle entier, perdit la plus grande partie de son influence, il faut, pour la rétablir, apprendre d’abord au vulgaire que ce qu’on lui peignit comme ridicule, est plein de charme et de majesté. Quand on défigura la religion sous tant d’indignes travestissements, on doit venger sa beauté méconnue, et l’offrir à l’admiration. Lorsqu’on ne cessa de montrer le christianisme comme un culte inepte et barbare qui a longtemps abruti les peuples, n’est-il pas juste de prouver que les peuples lui doivent les plus beaux développements de la civilisation ?

C’est la tâche importante que M. de Châteaubriand[6] s’est imposée : il a su la remplir avec gloire. Le genre de ses adversaires a déterminé le choix de ses armes. Fort de son talent et de sa cause, il rend à l’incrédulité tous ses dédains, et lui reproche surtout d’avoir affaibli les facultés de l’esprit humain. qu’elle se vante d’avoir agrandi.

« Il y a eu, dit-il, dans notre âge, à quelques exceptions près, une sorte d’avortement général des talents ; on dirait même que l’impiété, qui rend tout stérile, se manifeste encore dans je ne quel appauvrissement de la nature physique. Jetez les yeux sur les générations qui succédèrent immédiatement au siècle de Louis XIV ; où sont ces hommes aux figures calmes et majestueuses, au port et aux vêtements nobles, au langage épuré ? On les cherche, et on ne les trouve plus ; de petits hommes inconnus se promènent comme des pygmées sous les hauts portiques des monuments d’un autre âge. Sur leur front dur respirent l’égoïsme et le mépris de Dieu ; ils ont perdu et la noblesse de l’habit et la pureté du langage : on les prendrait, non pour les fils, mais pour les baladins de la grande race qui a précédé.

« Les écrivains de la nouvelle école flétrissent l’imagination avec je ne sais quelle vérité qui n’est point la véritable vérité. Le style de ces hommes est sec, l’expression sans franchise, l’imagination sans amour et sans flamme ; ils n’ont nulle onction, nulle abondance, nulle simplicité. On ne sent point quelque chose de plein et de nourri dans leurs ouvrages ; l’immensité n’y est point, parce que la Divinité y manque…… Aussi le dix-huitième siècle diminue-t-il chaque jour dans la perspective, tandis que le dix-septième grossit à mesure que nous nous en éloignons : l’un s’affaisse, l’autre monte dans les cieux. On aura beau chercher à ravaler le génie des Bossuet et des Racine, il aura le sort de cette grande figure d’Homère, que l’on aperçoit derrière tous les âges : quelquefois elle est obscurcie par la poussière qu’un siècle fait en s’écroulant ; mais le nuage se dissipe, et soudain reparaît la majestueuse figure, qui s’est encore agrandie pour dominer des ruines nouvelles. »


C’est ainsi que le talent de l’auteur est profondément empreint à chaque page de son livre. Ce talent est reconnu de ceux qui le jugent avec le plus de rigueur ; mais, en s’appesantissant sur les défauts qu’on remarque dans quelques phrases, ils ont passé bien légèrement sur les beautés qui éclatent dans des livres entiers. Quand le pinceau est si neuf et si abondant. on pardonne des traits superflus, incorrects ou trop hardis. Que de fois, et surtout dans le quatrième volume, l’expression égale la grandeur du sujet ! C’est là qu’elle est touchante comme les bienfaits du christianisme. et riche comme ses merveilles. Au reste, ce quatrième volume a réuni tous les suffrages ; et, dans tous les autres, on trouve un grand nombre de morceaux du même éclat. On a déjà cité, dans le premier extrait, plusieurs descriptions du culte romain. On a vu, dans ce même journal[7], l’épisode presque entier du jeune René. Ces fragments suffisent pour justifier nos éloges. Il reste à faire connaître la partie critique de l’ouvrage, où l’auteur oppose les chefs-d’œuvre littéraires des siècles chrétiens à ceux de l’antiquité païenne, et le génie des Grecs à celui des Hébreux. Je choisis le parallèle des beautés d’Homère et de la Bible. Ce rapprochement fut indiqué plus d’une fois par des hommes pieux ; le grave Fleury lui-même, dans son savant ouvrage sur les Mœurs des Israélites, semble retrouver quelquefois les crayons d’Homère et la grâce naïve des scènes de l’Odyssée. Aussi Fénelon aimait-il beaucoup ce livre de Fleury. M. de Châteaubriand, à son tour, me parait avoir saisi des rapports nouveaux dans ces deux monuments du premier âge. Voici comme il les juge :

« Nos termes de comparaison (c’est lui qui parle) seront la simplicité, l’antiquité des mœurs, la narration, la description, les comparaisons ou les images, le sublime.

« Examinons le premier terme.

« 1° Simplicité. La simplicité de la Bible est plus courte et plus grave ; la simplicité d’Homère, plus longue et plus riante. La première est sentencieuse, et revient aux mêmes locutions pour exprimer des choses nouvelles ; la seconde aime à s’étendre en paroles, et répète souvent, dans les mêmes phrases, ce qu’elle vient déjà de dire. La simplicité de l’Écriture est celle d’un antique prêtre, qui, plein de toutes les sciences divines et humaines, dicte, du fond du sanctuaire, les oracles précis de la Sagesse. La simplicité de celle du poëte de Chio est celle d’un vieux voyageur qui raconte, au foyer de son hôte, tout ce qu’il a appris dans le cours d’une vie longue et traversée.

« 2° Antiquité de mœurs. Les fils des pasteurs d’Orient gardaient les troupeaux comme les fils des rois d’Ilion. Mais, quand Paris retourne à Troie, c’est pour y habiter un palais parmi des esclaves et des voluptés. Une tente, une table frugale, des serviteurs rustiques, c’est tout ce que retrouvent les enfants de Jacob chez leur père. Un hôte se présente-t-il chez un prince dans Homère : des femmes, et quelquefois la fille même du roi, conduisent l’étranger au bain ; on le parfume, on lui donne à laver dans des aiguières d’or et d’argent ; on le revêt d’un manteau de pourpre, et on le conduit dans la salle du festin ; on le fait asseoir dans une belle chaise d’ivoire, avec un beau marche-pied ; des esclaves mêlent le vin et l’eau dans des coupes, et lui présentent les dons de Cérès dans une corbeille ; le maître du lieu lui sert le dos succulent de la victime, dont il lui fait une part cinq fois plus grande que celle des autres. Cependant on mange avec une grande joie, et l’abondance a bientôt chassé la faim. Le repas fini, on prie l’étranger de raconter son histoire. Enfin, à son départ, on lui fait de riches présents, si mince qu’ait paru d’abord son équipage ; car on suppose que c’est un Dieu qui vient, ainsi déguisé, surprendre le cœur des rois, on un homme malheureux, et par conséquent le favori de Jupiter.

« Sous la tente d’Abraham, la réception se passe tout autrement. Le patriarche sort pour aller lui même au-devant de son hôte ; il le salue, et puis adore Dieu. Les fils du lieu emmènent les chameaux, et les filles leur donnent a boire. On lave les pieds du voyageur ; il s’assied à terre, et prend en silence le repas de l’hospitalité. On ne lui demande pas son histoire, on ne le questionne point ; il demeure ou continue sa route à volonté. À son départ, on fait alliance avec lui, et l’on élève la pierre du témoignage. Ce simple autel doit dire aux siècles futurs que deux hommes des anciens jours se rencontrèrent dans le chemin de la vie, et qu’après s’être traités comme deux frères, ils se quittèrent pour ne se revoir jamais, et pour mettre de grandes régions entre leurs tombeaux.

« Remarquez que l’hôte inconnu est un étranger chez Homère, et un voyageur dans la Bible. Quelles différentes vues de l’humanité ! Le Grec ne porte qu’une idée politique et locale, où l’hébreu attache un sentiment moral et universel.

« Chez Homère, toutes les œuvres civiles se font avec fracas et parade : un juge, assis au milieu de la place publique, prononce à haute voix les sentences ; Nestor, au bord de la mer, fait des sacrifices, ou harangue les peuples ; une noce a des lambeaux, des épithalames, des couronnes suspendues aux portes ; une armée, un peuple entier assiste aux funérailles d’un roi ; un serment se fait au nom des Furies, avec des imprécations terribles, etc.

« Job, sous un palmier, à l’entrée de sa tente, rend la justice a ses pasteurs. Mettez la main sur ma cuisse, dit le vieil Isaac à son serviteur, et jurez d’aller en Mésopotomie. Deux mots terminent un mariage au bord de la fontaine : le domestique amène l’accordée au fils de son maître, ou le fils du maître s’engage à garder pendant sept ans les troupeaux de son beau-père, pour obtenir sa fille. Un patriarche est porté par ses fils, après sa mort, à la cave de ses pères, dans le champ d’Ephron. Ces mœurs-la sont plus vieilles encore que les mœurs homériques, parce qu’elles sont plus simples : elles ont aussi un calme et une gravité qui manquent aux premières.

« 3°. La narration. La narration d’Homère est coupée par des digressions, des discours, des descriptions de vases, de vêtements, d’armes et de sceptres, par des généalogies d’hommes ou de choses ; les noms propres sont hérissés d’épithètes ; un héros manque rarement d’être divin, semblable aux Immortels, ou honoré des peuples comme un Dieu ; une princesse a toujours de beaux bras ; elle est toujours faite comme la tige du palmier de Delos, et elle doit sa chevelure à la plus jeune des Grâces.

« La narration de la Bible est rapide, sans digression, sans discours ; elle est semée de sentences, et les personnages y sont nommés sans flatterie. Les noms reviennent sans fin, et rarement le prénom le remplace ; circonstance qui, jointe au retour fréquent de la conjonction et, déclare, par cette prodigieuse simplicité, une société bien plus près de l’état de nature que celle qu’Homère nous a peinte. Tous les amours-propres sont déjà éveillés dans les hommes de l’Odyssée ; ils dorment encore chez les hommes de la Genèse.

« 4°. Descriptions. Les descriptions d’Homère sont toujours longues, soit qu’elles tiennent du caractère tendre, ou triste ou gracieux, ou fort, ou terrible, ou sublime.

« La Bible, dans tous ses genres, n’a ordinairement qu’un seul trait ; mais le trait est frappant et met l’objet sous les yeux.

« 5°. Les comparaisons. Les comparaisons homériques sont prolongées par des circonstances relatives. Ce sont de petits tableaux suspendus au pourtour d’un édifice, pour délasser la vue de l’élévation des dômes, en l’appelant sur des scènes de paysages et de mœurs champêtres.

« Les comparaisons de la Bible sont presque toutes rendues en quelques mots. C’est un lion, un torrent, un orage, un incendie, qui rugit, tombe, ravage, dévore. Toutefois, elle connaît aussi les comparaisons détaillées ; mais alors elle prend un ton oriental et personnifie subitement l’objet, comme l’orgueil dans le cèdre, etc.

« 6°. Le sublime. Enfin, le sublime dans Homère naît ordinairement de l’ensemble des parties, et arrive graduellement a son terme. Dans la Bible il est toujours inattendu. Il fond sur vous comme l’éclair, etc., etc., etc. »

Il y a dans ces remarques, si je ne me trompe, un mélange d’imagination, de sentiment et de finesse, qu’il est bien rare de trouver dans les poétiques les plus vantées. Les vues critiques de l’auteur, dans d’autres chapitres encore, me paraissent avoir les plus féconds résultats et la plus piquante nouveauté. Il prouve très bien que le christianisme, en perfectionnant les idées morales, fournit à la poésie moderne une espèce de beau idéal que ne pouvaient connaître les anciens. Je crois qu’à beaucoup d’égards son opinion est fondée. Racine avoue lui-même qu’il n’aurait pu faire supporter son Andromaque, si, comme dans Euripide, elle eût tremblé pour Molossus et non pour Astyanax, pour le fils de Pyrrhus, et non pour celui d’Hector. On ne croit point, dit-il très bien, qu’elle doive aimer un autre mari que le premier[8]. Virgile l’avait déjà senti confusément, et, dans le troisième livre de l’Énéide, il cherche à sauver autant qu’il peut l’honneur d’Andromaque. Elle rougit et baisse les yeux devant Énée, qui débarque en Épire :

Dejecit vultum, et demissá voce locuta est, etc.


Puis, d’une voix embarrassée, elle raconte que le fils d’Achille, en la quittant pour Hermione, l’a fait épouser au troyen Hélénus :

Me famulam, famuloque Heleno transmisit habendam, etc.

Mais, en dépit de cette rougeur et de cet embarras que lui donne Virgile, la veuve d’Hector ne parait point assez justifiée à J.-B. Rousseau, qui la cite auprès de la matrone d’Éphèse, dans une ode charmante :

Andromaque, en moins d’un lustre,
Remplaça deux fois Hector.


Racine s’est bien gardé de suivre en tout les traditions connues. Chez lui Andromaque ressemble précisément à ces veuves des premiers siècles chrétiens, où l’idée d’un second mariage eût semblé profane, et presque coupable, à ces Paule et à ces Marcelle, qui, retirées dans un cloître, indifférentes à tous les spectacles du monde, et toujours vêtues de deuil, ne regardaient plus que le tombeau de l’époux à qui elles avaient promis leur foi, et le Ciel où leurs premiers nœuds devaient se rejoindre éternellement. Il est donc vrai que le caractère de la veuve d’Hector, en prenant les couleurs sévères du christianisme, devient plus pur et plus touchant que dans l’antiquité même.

Sous l’empire d’une religion qui commande au désir tant de sacrifices, il doit y avoir plus de luttes entre le devoir et les passions. Dès lors, le génie qui les observe saura peindre avec des traits plus déchirants les combats du cœur, ses faiblesses et ses remords. Ainsi donc, à génie égal, un poëte élevé, comme Racine, dans la plus sévère école du christianisme, peindra le repentir de Phèdre criminelle, avec une énergie que ne peuvent inspirer les dogmes d’une religion moins réprimante. Les orages d’une âme pieuse et tendre à la fois, qui est tour à tour partagée entre Dieu et son amant, une Héloïse que les souvenirs de la volupté poursuivent dans le sein de la pénitence, une Zaïre éprise de l’objet que son culte lui ordonne de haïr, le cloître et le monde, les illusions de la terre et les menaces du Ciel, tous ces contrastes si dramatiques sont des beautés particulières au christianisme. Il donne non seulement des nuances plus fortes à la peinture des passions déjà connues ; mais il les enrichit encore de caractères absolument nouveaux.

Ceux qui savent étudier dans les mœurs des peuples et des siècles le caractère des différentes littératures, les critiques dont le coup-d’œil a quelque étendue, avoueront sans doute cette influence de nos opinions religieuses sur le talent de nos plus illustres écrivains. Mais peut-être on ne trouvera pas la même justesse dans toutes les observations de M. de Châteaubriand, ou du moins quelques-unes ne seront admises qu’avec des restrictions nécessaires. On lui accordera difficilement que les machines poétiques tirées du christianisme puissent avoir le même effet que celles de la mythologie. Il est vrai qu’il ne se dissimule point les objections qui se présentent contre ce système.

« Nous avons à combattre, dit-il, un des plus anciens préjugés de l’école. Toutes les autorités sont contre nous, et l’on peut nous citer vingt vers de l’Art poétique qui nous condamnent. » Après cet aveu, il compare, sous le point de vue poétique, le ciel des chrétiens à l’Olympe, le Tartare à notre enfer, nos anges aux Dieux subalternes du paganisme, et nos saints à ses demi-dieux.

On ne peut sans doute assigner de bornes au génie. Ce que Boileau jugeait impraticable sera peut-être tenté quelque jour avec succès. Milton, à qui le goût fait tant de reproches, montre pourtant jusqu’à quel point la majesté des livres saints élève l’imagination poétique. Mais est-ce assez pour justifier l’opinion de ceux qui

Pensent faire agir Dieu, les saints et les prophètes,
Comme les Dieux éclos du cerveau des poëtes ?


En effet, si Milton est sublime, ce n’est point quand il peint la Divinité reposant dans elle-même, et jouissant de sa propre gloire au milieu des chœurs célestes qui la chantent éternellement. Alors le poëte est gêné par la précision des dogmes théologiques, et son enthousiasme se refroidit. C’est dans le caractère de Satan qu’il s’est élevé au-dessus de lui-même. On en devine bientôt la raison. C’est que Satan déchiré par l’orgueil et le remords, par les sentiments opposés de sa misère présente et de son antique gloire, a précisément, et même à un plus haut degré, toutes les passions des Dieux de la mythologie. C’est un sujet rebelle qui rugit dans sa chaîne, c’est un roi détrôné qui médite de nouvelles vengeances ; en un mot, c’est, avec des traits plus hardis, un Encélade frappé de la foudre, un Prométhée qui délie encore Jupiter sur le roc où l’enchaîne la Nécessité. Quelques traits de ce personnage avaient été indiqués dans les prophètes, mais d’une manière assez vague pour que l’auteur moderne, en le peignant, eût toute la liberté nécessaire à l’invention poétique. Satan, tel qu’il est conçu par Milton, ne prouve donc rien contre ces vers de Boileau :

De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.


Remarquez bien cette expression d’ornements égayés. Boileau l’a placée encore plus haut, en parlant de l’effet heureux des fables anciennes dans la poésie épique :

Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,
Le poëte s’égaye en mille inventions ;
Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses.
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.


Mais ces fleurs ne croissent que sur les autels d’une religion douce et riante. La majesté du christianisme est trop sévère pour souffrir de tels ornements. Si on veut l’embellir, on la dégrade. Comment agrandir ce qui est infini ? Comment égayer une religion qui a révélé toutes les misères de l’homme ? D’ailleurs, le christianisme a des traditions précises et des dogmes invariables, dont ne s’accommode point un art qui ne vit que de fictions. Si la mythologie fut si favorable aux poëtes, c’est qu’elle était pour eux la source éternelle des ingénieux mensonges. Homère, Hésiode, Ovide, racontent souvent avec des circonstances très diverses, les généalogies et les aventures de leurs Dieux. La variété de leurs récits favorise singulièrement l’essor et l’indépendance de l’imagination. Ces Dieux qu’elle enfanta se prêtent à tous ses caprices. et se multiplient même quand il lui plait. Longtemps après Homère, Apulée raconte la fable de Psyché ; soudain Vénus à une rivale, et l’Olympe une déesse de plus. On sent que de telles licences sont interdites dans une religion où tout doit inspirer le respect et combattre les sens, où les faits et la doctrine sont immuables comme la vérité.

Mais, si la gravité du christianisme ne peut descendre jusqu’aux jeux de la mythologie, celle-ci, au contraire, prenant toutes les formes du génie poétique dont elle est la fille, peut imiter les effets majestueux du christianisme. Je suppose qu’on eût un poème épique de Platon, qui, comme on sait, voulut, dans sa jeunesse, être le rival d’Homère, et qui ne fut le premier des philosophes qu’après avoir essayé vainement d’être le premier des poëtes : croit-on qu’il n’eût pas su introduire dans les fictions mythologues quelques-unes de ces idées sublimes qui semblaient presque chrétiennes aux premiers pères de l’Église ? Et ce que Platon n’a pas fait, ne fut-il pas exécuté plus d’une fois par Fénelon ? L’Élysée, par exemple, tel qu’il est peint dans le Télémaque, n’appartient point au système du paganisme, mais à celui d’une religion qui n’admet qu’une joie sainte et des voluptés pures comme elle. M. de Châteaubriand l’observe lui-même avec d’autres critiques. On retrouve, en effet, dans cette description, les élans passionnés d’une âme tendre qui portait l’amour divin jusqu’à l’excès ; mais ce morceau n’est pas le seul où l’auteur a répandu l’esprit du christianisme. Je n’en indiquerai qu’un autre exemple.

Le fils d’Ulysse, séparé quelque temps de Minerve, qui le conduit sous la figure de Mentor, est seul dans l’île de Chypre, en proie à toutes les séductions de Vénus et de son âge ; il est prêt à succomber. Tout à coup, au fond d’un bocage, parait la figure austère de ce même Mentor, qui crie d’une voix forte à son élève : Fuyez cette terre dangereuse. Les accents de la divinité cachée rendent au cœur amolli du jeune homme son courage et ses vertus. Il se réjouit de retrouver enfin l’ami qu’il regrette depuis si longtemps ; mais Mentor lui annonce qu’il faut se quitter encore, et lui parle en ces mots :

« Le cruel Métophis, qui me fit esclave avec vous en Égypte, me vendit à des Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas en Syrie pour leur commerce, voulurent se défaire de moi croyant tirer une grande somme d’un voyageur nommé Hazael, qui cherchait un esclave grec. Hazael m’attend ; adieu, cher Télémaque. Un esclave qui craint les Dieux doit suivre fidèlement son maître. »

Il y a des beautés de plusieurs genres dans cet épisode. Tout le monde remarquera sans peine que Minerve ne vient point secourir Télémaque quand il est captif aux extrémités de l’Égypte, ou quand il combat Adraste au milieu de tous les dangers. C’est contre la volupté seule qu’elle accourt le défendre ; c’est alors qu’il en a le plus grand besoin. Une telle allégorie est belle, sans doute ; mais le reste cache des vérités plus sublimes encore. La fille du maître des Dieux, la Sagesse divine elle-même se soumet sans murmures à tous les opprobres de la servitude, et les ennoblit par une pieuse résignation. N’est-ce pas déguiser sous des noms mythologiques ce qu’il y a de plus élevé dans la théologie chrétienne ? Et quelles plus grandes leçons peuvent être données au roi que veut instruire Minerve ! Elle lui apprend le respect qu’il doit à tous les hommes, en les montrant tous égaux devant le Ciel, et surtout en acceptant elle-même les plus viles fonctions de la société. Mais, lorsqu’elle réprime avec tant de soin l’orgueil de la puissance souveraine, voyez comme elle apaise les ressentiments séditieux de la mauvaise fortune, en inspirant à l’esclave la crainte des Dieux qui récompenseront sa fidélité. Peut-on expliquer sous des images plus heureuses toute l’harmonie sociale, et les devoirs réciproques des divers états qui l’entretiennent ? Ah ! sans doute ces instructions, puisées à la source du vrai et du beau, sont dignes d’avoir pour interprète Minerve même, c’est-à-dire intelligence qui gouverne l’univers. Comparez à cette morale si utile et si touchante les maximes d’éducation qu’a trop répandues le style véhément et passionné de J.-J. Rousseau ; lisez, sans prévention Émile et Télémaque, et jugez la philosophie des deux siècles, indépendamment de tous les autres mérites de Fénelon.

On peut conclure de ces réflexions, que, dans le merveilleux de l’épopée, tous les avantages poétiques sont en faveur des fables anciennes, puisqu’elles sont toujours plus riantes que le christianisme, et peu veut quelquefois être aussi graves que lui.

M. de Châteaubriand fait encore d’autres reproches à la mythologie, et l’on ne dira pas qu’il la condamne par défaut d’imagination, car il en prodigue toutes les richesses dans le morceau suivant :

« Le plus grand et le premier vice de la mythologie était d’abord de rapetisser la nature et d’en bannir la vérité. Une preuve incontestable de ce fait, c’est que la poésie que nous appelons descriptive a été inconnue de toute l’antiquité ; les poëtes même qui ont chanté la nature, comme Hésiode, Théocrite et Virgile, n’en ont point fait de description dans le sens que nous attachons à ce mot. Ils nous ont laissé sans doute d’admirables peintures dis travaux, des mœurs et du bonheur de la vie rustique ; mais quant à ces tableaux des campagnes, des saisons, des accidents du ciel, qui ont enrichi la muse moderne, on en trouve à peine quelques traits dans leurs écrits.

« Il est vrai que ce peu de traits est excellent comme le reste de leurs ouvrages. Quand Homère a décrit la grotte du Cyclope, il ne l’a pas tapissée de lilas et de roses ; il y a planté, comme Théocrite, des lauriers et de longs pins. Dans les jardins d’Alcinoüs, il fait couler des fontaines et fleurir des arbres utiles. Il parle ailleurs de la colline battue des vents et couverte de figuiers, et il représente la fumée des palais de Circé s’élevant au-dessus d’une forêt de chênes.

« Virgile a mis la même vérité dans ses peintures. Il donne au pin l’épithète d’harmonieux, parce qu’en effet le pin à une sorte de doux gémissement, quand il est faiblement agité. Les nuages, dans les Géorgiques, sont comparés à des flocons de laine roulés par les vents, et les hirondelles, dans l’Énéide, gazouillent sous le chaume du roi Evandre, ou rasent les portiques des palais. Horace, Tibulle, Properce, Ovide, ont aussi quelques ébauches de la nature ; mais ce n’est jamais qu’un ombrage favorisé de Morphée, un vallon où Cythérée doit descendre, une fontaine où Bacchus repose dans le sein des Naïades.

« On ne peut guère supposer que des hommes aussi sensibles que les anciens, aient manqué d’yeux pour voir la nature, et de talent pour la peindre ; il faut donc que quelque cause puissante les ait aveugles. Or, cette cause était la mythologie, qui, peuplant l’univers d’élégants fantômes, ôtait à la création sa gravité, sa grandeur, sa solitude et sa mélancolie. Il a fallu que le christianisme vint chasser tout ce peuple de Faunes, de Satyres et de Nymphes, pour rendre aux grottes leur silence, et aux bois leur rêverie. Les déserts ont pris sous notre culte un caractère plus triste plus vague, plus sublime ; le dôme des forêts s’est exhaussé, les fleuves ont brisé leurs petites urnes pour ne plus verser que les eaux de l’abîme du sommet des montagnes ; le vrai Dieu, en rentrant dans ses œuvres, a donné son immensité à la nature.

« Le soleil levant, et le soleil à son coucher, la nuit et l’astre qui l’enchante, ne pouvaient faire sentir aux Grecs et aux Romains les émotions qu’ils portent à notre âme. C’était éternellement l’Aurore aux doigts de rose, les Heures attelant ou dételant les chevaux du Dieu du Jour. Au lieu de ces accidents de lumière qui nous retracent chaque matin le miracle de la création, les anciens ne voyaient partout qu’une uniforme machine d’opéra.

« Si le poëte s’égarait dans les vallées du Taygète, au bord du Sperchius, sur le Ménale aimé d’Orphée, ou dans les campagnes d’Elore, malgré la douceur de cette géographie hellénienne, il ne rencontrait que des Faunes, il n’entendait que des Dryades. Priape était là sur un tronc d’olivier ; et Vertumne, avec les Zéphyrs, menait des danses éternelles. Des Sylvains et des Naïades peuvent frapper agréablement l’imagination, pourvu qu’ils ne soient pas sans cesse reproduits. Nous ne voulons point

....Chassez les Tritons de l’empire des eaux,
Ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux.


« Mais enfin qu’est-ce que tout cela laissé au fond de l’âme ? qu’en résulte-t-il pour le cœur ? quel fruit peut en tirer la pensée ? Oh ! que le poëte chrétien est bien plus favorisé dans la solitude où Dieu se promène avec lui ! Libres de ce troupeau de dieux ridicules qui la bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d’une Divinité immense. Le don de prophétie et de sagesse, le mystère et la religion, semblent résider éternellement dans leurs profondeurs sacrées. Pénétrez dans ces forêts américaines aussi vieilles que le monde : quel profond silence dans ces retraites, quand les vents reposent ! quelles voix inconnues, quand les vents viennent à s’élever ! Êtes-vous immobile, tout est muet ; faites-vous un pas, tout soupire. La nuit approche, les ombres s’épaississent ; on entend des troupeaux de bêtes sauvages passer dans les ténèbres ; la terre murmure sous vos pas ; quelques coups de foudre font mugir les déserts, la forêt s’agite, les arbres tombent ; un fleuve inconnu coule devant vous : la lune sort enfin de l’orient ; à mesure que vous passez au pied des arbres, elle semble errer devant vous dans leur cime, et suivre tristement vos yeux. Le voyageur s’assied sur le tronc d’un chêne pour attendre le jour ; il regarde tour à tour l’astre des nuits, les ténèbres, le fleuve. Il se sent inquiet, agité, dans l’attente de quelque chose d’inconnu. Un plaisir inouï, une crainte extraordinaire font palpiter son sein, comme s’il allait être admis à quelque secret de la Divinité : il est seul au fond des forêts ; mais la pensée de l’homme est égale aux espaces de la nature, et toutes les solitudes de la terre sont moins vastes qu’un seule rêverie de son cœur.

« Oui, quand l’homme renierait la Divinité, l’être pensant, sans cortège et sans spectateur, serait encore plus auguste au milieu des mondes solitaires, que s’il y apparaissait environné des petites déités de la fable. Ce désert vide aurait encore quelques convenances avec l’étendue de ses idées, la tristesse de ses passions, et le dégoût même d’une vie sans illusion et sans espérance……

« Il y a dans l’homme une inquiétude secrète, un instinct mélancolique, qui le met en rapport avec les scènes de la nature. Eh ! qui n’a passé des heures entières, assis sur le rivage d’un fleuve, à voir s’écouler les ondes ! qui ne s’est plu, au bord de la mer, à regarder blanchir l’écueil éloigné ! Il faut plaindre les anciens qui n’avaient trouvé dans l’Océan que le palais de Neptune et la grotte de Protée ; il était dur de ne voir que les aventures des Tritons et des Néreïdes dans cette immensité des mers, qui nous donne une mesure confuse de la grandeur de notre âme, et un vague désir de quitter la vie pour embrasser la nature et nous confondre avec son auteur. »

Je crois qu’en répandant sur ce chapitre l’éclat des plus vives images, l’auteur a confondu quelques objets qu’il faut distinguer.

Les esprits tournés à la contemplation religieuse doivent sans doute se passionner pour tous les grands spectacles qui leur parlent de la puissance divine. Une piété tendre et vive peut accroître encore cet enthousiasme qui saisit le poëte à la vue des cieux, des mers et des campagnes ; je sais même que certains tableaux du christianisme s’associent très heureusement aux scènes de la nature, et surtout à celles qui ont un caractère majestueux, touchant ou sublime. Le désert où sont ensevelies Thèbes, Palmyre et Babylone, me frappera d’une plus profonde émotion, si j’y vois la pénitence et la prière à genoux sur des ruines ; si, dans quelque décombre de ces villes, agitées autrefois par toutes les passions, un anachorète vit en paix avec Dieu, et médite sur la mort, aux mêmes lieux où tant de grandeurs coupables ont disparu. Le solitaire, qui attend le lever du soleil sur le sommet du Liban, me rendra plus sensibles à la merveille de la lumière et de la création renaissante, s’il répète, au retour du matin, le cantique où David célébrait les œuvres de Dieu sur la même montagne. C’est alors que les cieux et le firmament, qui racontent la gloire de l’Éternel[9], auront pour moi plus de grandeur que ceux où se promène le char d’Apollon. Mais il ne faut rien exagérer ; plus le christianisme est sublime, moins il lui faut chercher des beautés qui ne sont pas les siennes, et dont il n’a pas besoin. Est-il vrai, par exemple, que lui seul, en chassant les Faunes, les Satyres et les Nymphes, ait rendu aux grottes leur silence, et aux bois leur rêverie ; qu’il ait exhaussé le dôme des forêts, et qu’il les ait remplies d’une Divinité immense, etc., etc ? Mais les bois du druide n’avaient-ils pas ce caractère solennel et sacré ? Ne sait-on pas que l’ancien peuple cette n’avait que des Dieux immatériels et invisibles, et qu’il donnait ordinairement leur nom à l’endroit le plus caché des forêts, comme nous l’apprend Tacite ? Il n’adorait qu’en esprit ce lieu plein d’une majesté cachée, et n’osait même y lever les yeux ; lucos ac nemora consecrant deorumque nominibus appelant secretum illud, quod solà reverentià vident[10]. Or, malgré tous les anathèmes que prononce M. de Châteaubriand contre la mythologie, je pense qu’un homme né avec un aussi beau talent que le sien, eût pu trouver le même enthousiasme et les mêmes rêveries dans ces bois de Delphes, où les antres, les trépieds et les chênes étaient prophétiques. La fable ne disait-elle pas que deux aigles, envoyés par Jupiter, et partis des extrémités du monde, en volant avec une égale vitesse, s’étaient rencontrés au milieu de l’univers, dans l’endroit même où le temple de Delphes avait été bâti ? C’était là que la Divinité, toujours présente, recevait les hommages de toutes les nations ; c’est de là qu’elle jetait un coup d’œil égal sur toutes les parties de la terre soumise à son empire. D’aussi belles traditions pouvaient, sans doute, inspirer le poëte, et ce lieu chéri des Muses était, comme on voit, sous l’influence immédiate du Ciel. Des crayons vulgaires ont trop usé, j’en conviens, les images mythologiques ; mais le peintre aimera toujours l’attitude de ce fleuve appuyé sur son urne couronnée de fruits. Et que d’idées morales les anciens savaient attachera ces emblèmes poétiques ! Inachus était un roi bienfaisant, ami de son peuple dont il était aimé. Près d’expirer, il demande aux Dieux de rendre sa mort utile à ses sujets. Les Dieux exaucent sa prière ; ils le changent en fleuve, et, sous cette nouvelle forme, ses eaux versent encore l’abondance au pays dont ses vertus avaient fait le bonheur. De telles fables feront toujours les délices du genre humain. M. de Châteaubriand a trop de sentiment et d’imagination pour briser l’urne d’Inachus, et pour ne pas aimer sa métamorphose.

Quant à la poésie descriptive, les anciens n’en ont jamais fait un genre à part ; ils l’ont sagement mêlée au tissu d’une composition épique ou didactique. Je crois qu’à cet égard ils méritent des éloges et non des reproches. Mais cette question demanderait un article tout entier, et celui-ci est déjà trop long. Au reste, le progrès des sciences naturelles, plus que le christianisme, a dû nécessairement agrandir pour les modernes le spectacle des phénomènes de la nature. Quand le télescope de Galilée et d’Herschel recule les immensités du ciel, il faut bien que l’Olympe s’abaisse ; et c’est alors que la Muse de l’épopée, s’égarant avec Newton dans des soleils sans nombre et des mondes sans fin, s’écrie avec un enthousiasme digne de ces nouveaux prodiges :

Par delà tous ces cieux, le Dieu des cieux réside.


Mais, si tout le monde n’aperçoit pas également les beautés poétiques du christianisme, personne ne conteste ses bienfaits, et c’est en les peignant que l’auteur est surtout’admirable. On me saura gré de citer encore la peinture d’un religieux allant annoncer la sentence aux criminels dans les prisons.

« On a vu, dit-il, dans ces actes de dévouement, la sueur tomber à grosses gouttes du front de ces compatissants religieux et mouiller ce froc qu’elle a pour toujours rendu sacré, en dépit des sarcasmes de la philosophie. Eh ! pourtant quel honneur, quel profit revenait-il à ces moines de tant de sacrifices, sinon la dérision du monde ; et les injures même des prisonniers qu’ils consolaient ? Mais du moins les hommes, tout ingrats qu’ils sont, avaient confesse leur nullité dans ces grandes rencontres de la vie, puisqu’ils les avaient abandonnées à la religion, seul véritable secours au dernier degré du malheur. Ô apôtre de Jésus-Christ ! de quelle catastrophe n’étiez-vous point témoin, vous qui auprès du bourreau vous couvriez du sang des misérables, et qui étiez leur dernier ami ! Voici un des plus hauts spectacles de la terre. Aux deux coins de cet échafaud les deux Justices sont en présence, la Justice humaine et la Justice divine ; l’une, implacable et appuyée sur un glaive, est accompagnée du Désespoir ; l’autre, tenant un voile trempé de pleurs, se montre entre la Pitié et l’Espérance. L’une a pour ministre un homme de sang, l’autre un homme de paix ; l’une condamne, l’autre absout. Innocente ou coupable, la première dit à la victime : Meurs ! la seconde lui crie : Fils de l’innocence ou du repentir, montez au Ciel. »

Le lecteur impartial ne trouvera point qu’on ait trop loué l’ouvrage qui renferme de pareilles beautés. Les opinions courageusement professées par l’auteur lui obtiendront encore plus d’estime que son rare talent. Il est juste en effet que la faveur publique environne les écrivains qui remettent en honneur les principes sur lesquels repose l’ordre social. C’est ainsi qu’en Angleterre, après les ravages produits par les funestes doctrines de Hobbes, de Collins et de Toland, on accueillit avec enthousiasme les livres où le docteur Clarke développa les preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Les Anglais tout pleins encore des souvenirs de la guerre civile, et longtemps divisés par les controverses politiques, se réunirent tous pour bénir l’écrivain qui leur donnait des espérances éternelles, et qui venait enfin justifier cette Providence qu’avaient fait méconnaître à quelques-uns les succès du crime et le long règne de l’anarchie.

L’empereur Marc-Aurèle, en remerciant les Dieux de tous les bienfaits qu’ils avaient répandus sur lui dès ses premières années, met au nombre de leurs plus grandes faveurs son peu de goût pour les fausses sciences de son siècle : Une grande marque du soin des Immortels pour moi, c’est, ajoute-t-il, qu’ayant eu une très grande passion pour la philosophie, je ne suis tombé entre les mains d’aucun sophiste, que je ne me suis point amusé à lire leurs livres ni à démêler les vaines subtilités de leurs raisonnements. Heureux dorénavant les souverains et les peuples qui pourront se rendre le même témoignage ! À mesure que les écrits des sophistes auront moins de partisans, l’auteur du Génie du Christianisme en trouvera davantage. — Au reste, il a déjà eu la double gloire de soulever contre lui et des critiques obscurs et des critiques distingués. Ces derniers sont, à mon sens, ceux dont il doit être le plus fier. Un ouvrage n’est point encore éprouvé quand il triomphe des censures de Visé et de Subligny ; mais sa gloire est complète quand il résiste aux dégoûts de Sévigné et aux épigrammes de Fontenelle.

Il ne m’appartient point de marquer le rang de cet ouvrage ; mais des hommes dont je respecte l’autorité pensent que le Génie du Christianisme est une production d’un caractère original, que ses beautés feront vivre, un monuments jamais honorable pour la main qui l’éleva et pour le commencement du XIXe siècle qui l’a vu naître.



  1. Fontanes avait déjà donné un article sur Atala (germinal an IX) ; mais il est tout en citations. On ne prétend pas ici reproduire tous les articles de Fontanes au Mercure, intéressants à leur date, mais qui ont perdu leur à-propos. Il y en a un sur Marmontel (germinal an IX), sur Duclos (prairial an IX), sur Chabanon (frimaire an XI), deux sur le Cours de Littérature de la Harpe (nivose et ventose an IX). Fontanes fit encore un rapport à l’Institut national sur les manuscrits de Gresset ; il y lut un petit mémoire sur quelques notes écrites par Voltaire à la marge d’un exemplaire de Virgile. Dans la collection en douze volumes in-8o, intitulée le Spectateur français au XIXe siècle, on trouverait presque à chaque volume quelque article de Fontanes. En les y laissant comme peu destinés à survivre aux journaux qu’ils enrichirent dans un temps, je ne me permets d’en indiquer que deux : l’un (au tome 8, page 387) est un dialogue sur les unités, en opposition aux théories professées alors à l’Athénée par l’honorable M. Lemercier. La raillerie un peu vive nous empêche d’en rien regretter ici. L’autre article (au tome 2, page 575) porte contre les nouveaux mots et les locutions révolutionnaires qui faisaient invasion dans la langue ; il se résume dans cette heureuse pensée : « Ce n’est peut-être pas dans les langues les plus faciles à manier qu’on doit produire les ouvrages les plus parfaits et les plus durables : la nôtre est comme la mine où l’or ne se trouve qu’à de certaines profondeurs. » — Ces explications données, il a paru suffire ici de recueillir les trois principaux morceaux de critique publiés par Fontanes en ces années, sur madame de Staël, sur le Génie du Christianisme, et sur Thomas.
  2. Plutarque, Œuvres morales.
  3. Vie d’Alexandre, par Plutarque.
  4. Histoire philosophique des deux Indes, t. IV, p. 323, édition de 1780.
  5. Voyez la collection des Œuvres de Voltaire et sa Bible expliquée, etc.
  6. Le Mercure de 1802 disait encore, à cette date : le C. Châteaubriand, et non pas M. de Châteaubriand. On nous permettra de ne point pousser jusque là la fidélité de reproduction.
  7. Cet article sur René a paru dans le Mercure ; mais il n’est pas de Fontanes.
  8. Voyez la préface d’Andromnque.
  9. Cœli enarrant gloriam Dei.
  10. De moribus Germanorum.