Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Discours pour la translation de l’épée de Frédéric


DISCOURS


PRONONCÉ PAR LE PRÉSIDENT DU CORPS LÉGISLATIF


POUR LA TRANSLATION AUX INVALIDES


DE L’ÉPÉE DE FRÉDÉRIC LE GRAND,


EN PRÉSENCE DU PRINCE ARCHI-CHANCELIER,


Le 17 mai 1807.




Monseigneur,


Jamais une plus noble fête ne fut donnée par la victoire ; et jamais la fortune n’offrit en même temps un plus mémorable exemple de ses catastrophes et de ses jeux. Ô vanité des jugements humains ! ô courtes et fausses prospérités ! Toutes les voix de la renommée célébrèrent cinquante ans la gloire de la monarchie prussienne. On donnait pour modèle à tous les États, et les tactiques de son armée, et les épargnes de son trésor, et les lumières de son gouvernement. Le dix-huitième siècle était fier de compter le plus illustre des rois parmi les élèves de sa philosophie ! Vingt ans se sont écoulés à peine, et, dès le premier choc, ce gouvernement, où l’on trouvait plutôt une armée qu’un peuple, a laissé voir sa faiblesse véritable. Une seule bataillera fait succomber ces phalanges tant de fois victorieuses, qui, dans la guerre de Sept ans, avaient surmonté les efforts de l’Autriche, de la Russie et de la France conjurées. Est-ce donc là ce qu’avaient promis ces talents éprouvés, cette longue expérience des plus vieux généraux de l’Europe, ces camps annuels où toutes les théories militaires étaient développées, ces revues si fameuses, ces manœuvres si savantes, que, d’un bout de l’Europe à l’autre, les capitaines les plus instruits venaient étudier sur les rives de la Sprée ? Ce nouvel art de la guerre, dont on allait chercher à grand bruit tous les secrets à Postdam, vient de céder aux combinaisons d’un art encore plus vaste et plus hardi. Jouissons d’un si grand triomphe, mais l’honorons, après les avoir conquis, ces restes de la grandeur prussienne, où sont encore empreints tant de souvenirs héroïques, et sur lesquels semble gémir l’ombre de Frédéric le Grand.

Lorsque autrefois dans cette Ville maîtresse du monde, un illustre Romain[1] venait suspendre aux murs du Capitole les dépouilles du royaume de Macédoine, il ne put se défendre d’une profonde émotion, en songeant aux exploits d’Alexandre, et en contemplant les calamités répandues sur sa maison. Le héros de la France n’a pas été moins attendri quand il est entré dans ces palais tristes et déserts que remplissait autrefois de tant d’éclat le héros de la Prusse. On l’a vu saisir avec un religieux enthousiasme cette épée dont il fait un si noble don à ses vétérans ; mais il a défendu que les armes et les aigles prussiennes, que tout cet amas de trophées conquis sur les descendants d’un grand roi, traversât les lieux où sa cendre repose, de peur d’affliger ses mânes et d’insulter son tombeau[2].

Je crois donc entrer dans la pensée du vainqueur, en rendant hommage aux vaincus devant ces drapeaux mêmes qu’ils n’ont pu défendre, mais qu’ils ont teints d’un sang glorieux. Si, des régions élevées qu’ils habitent, les grands hommes que la terre a perdus s’intéressent encore aux choses humaines, Frédéric a pu reconnaître, jusque dans leurs derniers soupirs, les vieux compagnons formés à son école, et morts dignement sur les ruines de sa monarchie. Il n’a point vu tomber sans gloire ces jeunes princes de sa maison qui ont mordu la poussière aux champs d’Iéna, ou qui, après d’illustres faits d’armes, ont signé des capitulations et reçu des fers honorables. Ô comme il est juste de plaindre la valeur malheureuse ! ô comme il est doux de pouvoir estimer les ennemis qu’on a défaits ! Oui, et j’aime à le dire au milieu de tous ces juges de la vraie gloire dont je suis environné ; oui, le monarque prussien lui-même, aujourd’hui sans capitale et presque sans armée, a pourtant soutenu sa dignité dans la bataille qui lui fut si funeste, et n’a manqué ni aux devoirs d’un chef, ni à ceux d’un soldat.

Mais ces dernières étincelles du génie de Frédéric n’avaient point assez de force et d’activité pour ranimer une monarchie dont la puissance artificielle manquait peut-être de ces institutions politiques et de ces principes conservateurs qui maintiennent les sociétés. Des sages, je ne peux le dissimuler, ont fait quelques reproches à Frédéric. Ils le blâment de n’avoir cherché les appuis de son gouvernement que dans le pouvoir militaire. S’ils admirent en lui l’activité du grand administrateur, les talents du grand capitaine, ils n’ont pas la même estime pour les opinions du philosophe-roi. Ils auraient voulu qu’il connût mieux les droits des peuples et la dignité de l’homme. Aux écrits du philosophe de Sans-Souci, ils opposent avec avantage ce livre où Marc-Aurèle, qui fut aussi guerrier et philosophe, commence par rendre grâces au Ciel de lui avoir donné une mère pieuse et de bons maîtres, qui lui ont inspiré la crainte et l’amour de la Divinité. Au lieu de cette philosophie dédaigneuse et funeste, qui livre au ridicule les traditions les plus respectées, les sages dont je parle aiment à voir régner cette philosophie grave et bienfaisante, qui s’appuie sur la doctrine des âges, qui enfante les beaux sentiments, qui donne un prix aux belles actions, et qui fit plus d’une fois, en montant sur le trône, les délices et l’honneur du genre humain. Ils pensent, en un mot, qu’un roi ne peut impunément professer le mépris de ces maximes salutaires qui garantissent l’autorité des rois.

Je m’arrête : il me siérait mal eu ce moment d’accuser avec trop d’amertume la mémoire d’un grand monarque dont la postérité vient de subir tant d’infortunes. Son image n’est déjà que trop attristée du spectacle de notre gloire et de ces pompes triomphales que nous formons des débris de son diadème. Mais, s’il ne faut pas se montrer trop sévère envers lui, il faut être juste envers un autre grand homme qui le surpasse : et, quand Frédéric eut l’imprudence de proclamer dans sa cour ces flétrissantes doctrines qui détruisent tôt ou tard l’ordre social, dois-je oublier que Napoléon a remis en honneur ces nobles doctrines qui réparent tous les maux de l’athéisme et de l’anarchie ?

Ainsi, dans cette partie de son histoire comme dans toutes les autres, notre Monarque n’a plus de rivaux ; et, pour ne point sortir de l’art de la guerre dont cette cérémonie auguste rappelle tous les prodiges, combien tout ce qui fut grand disparaît à côté des entreprises extraordinaires dont nous sommes témoins ? On combattait, on négociait jadis pendant des années pour la prise de quelques villes, et maintenant quelques jours décident le sort des royaumes. Quel nom militaire, quel talent politique, quelle gloire ancienne ou moderne ne s’abaisse désormais devant celui qui, des mers de Naples jusqu’aux bords de la Vistule, tient en repos tant de peuples soumis ; qui, campe dans un village sarmate, y reçoit, comme à sa cour, les ambassadeurs d’Ispahan et de Constantinople étonnés de se trouver ensemble ; qui réunit dans le même intérêt les sectateurs d’Omar et d’Ali ; qui joint d’un lien commun et l’Espagnol et le Batave, et le Bavarois et le Saxon ; qui, pour de plus vastes desseins encore, fait concourir les mouvements de l’Asie avec ceux de l’Europe, et qui montre une seconde fois, comme sous l’Empire romain, le génie guerrier s’armant de toutes les forces de la civilisation, s’avançant contre les barbares, et les forçant de reculer vers les bornes du monde !

Ce n’est point à moi de lever le voile qui couvre le but de ces expéditions lointaines ; il me suffit de savoir que le grand homme, par qui elles sont dirigées, n’est pas moins admirable dans ce qu’il cache que dans ce qu’il laisse voir, et dans ce qu’il médite, que dans ce qu’il exécute. Veut-il relever ces antiques barrières qui retenaient, aux confins de l’univers police, toutes ces hordes barbares dont le Nord menaça toujours le Midi ? Sa politique n’a point encore parlé ; attendons qu’il s’explique, et remarquons surtout que ce silence est le plus sur garant de ses intentions pacifiques.

Il a voulu, il veut encore la paix : il la demanda au moment de vaincre, il la redemande après avoir vaincu. Quoique tous les champs de bataille qu’il a parcourus dans trois parties du monde, aient été les théâtres constants de sa gloire, il a toujours gémi des désastres de la guerre. C’est parce qu’il en connait tous les fléaux, qu’il a soin de les porter loin de nous. Cette grande vue de son génie militaire est un grand bienfait : il faut payer la guerre avec les subsides étrangers, pour ne pas trop aggraver les charges nationales. Il faut vivre chez l’ennemi, pour ne point affamer le peuple qu’on gouverne. La sécurité intérieure est alors le prix de ces fatigues inouïes, de ces privations sans nombre, de ces dangers de tout genre auxquels se dévoue l’héroïsme. Comparez à notre situation présente celle des sujets de Frédéric, quand, chassé deux fois de sa capitale, malgré ses exploits. il ne pouvait, même après la victoire, défendre l’industrie de ses villes et les moissons de ses campagnes contre la férocité du Russe et le pillage de l’Autrichien. Telle n’est point notre destinée. Paris, l’Empire entier, reposent dans un calme profond sous l’autorité de cette même main qui répand la terreur à trois cents lieues de nos frontières. Les lois du chef de l’État nous sont transmises avec sagesse par un représentant digne de les interpréter, habile dans toutes les carrières administratives, orné de toutes les vertus civiles, et qui possède pour nous la première de toutes les qualités, celle de bien connaître l’esprit français qu’il faut suivre quelquefois pour le mieux conduire. La confiance du Souverain ne pouvait être mieux placée que dans un homme d’État, dont la parole fut toujours fidèle et dont l’accueil satisfait tous les cœurs. À ces traits, qui sont faciles à reconnaître, les yeux de cette assemblée se tournent vers vous, Monseigneur, et ses éloges confirment le mien.

Mais, en jouissant de l’intégrité de notre territoire, et des bienfaits d’une administration paisible et régulière, songeons par quels travaux ces avantages sont achetés. Combien de reconnaissance et d’admiration doit accompagner cette brave armée qui, dans les solitudes de la Pologne, combattit tous les besoins et tous les périls, et qui triompha des saisons comme des hommes ! Quel orateur pourra louer dignement cette garde impériale, dont chaque compagnie vaut un grand corps d’armée, et tous ces soldats enfin dont chacun mérite d’entrer dans cette garde invincible ! Quels honneurs décernerons-nous à ces lieutenants du chef suprême, à ces guerriers qui, dans toute autre armée, auraient le premier rang, et qui, dans celle-ci, sont plus contents et plus fiers d’occuper, à une longue distance, la seconde place ? Ce n’est point assez de vaincre pour ces invincibles légions, elles veulent encore, avec une magnanimité vraiment française, effacer jusqu’au souvenir des défaites de leurs ancêtres. Après avoir repris dans les arsenaux de l’Autriche l’armure de François Ier, captif à Pavie, elles transportent à Paris cette colonne injurieuse qui s’élevait dans les champs de Rosbach, et font ainsi du monument de nos revers un nouveau monument de nos triomphes.

Quelques-uns des braves vétérans qui m’écoutent ont peut-être vu cette fatale journée, où le talent des généraux n’a pas secondé la valeur des soldats. Ils se consoleront de leur défaite, en attachant l’épée de leur vainqueur aux voûtes de ce temple. Cette épée reposera sous leur garde à côté du tombeau de Turenne ; et quelquefois, la contemplant avec une joie mêlée de respect, ils se diront : « Si elle a vaincu les pères, elle fut conquise par les enfants. » L’aspect de ce trophée fera naître encore de plus graves réflexions sur les causes qui élèvent les trônes ou qui précipitent leur chute. Il redira sans cesse combien la mort ou la vie d’un seul homme peut ôter ou mettre de poids dans la balance des destinées.

En effet, rappelons-nous cette époque où le monde étonné vit paraitre, à côté des grandes puissances, ces princes de la maison de Brandebourg, qui n’étaient pas même inscrits au premier rang des électeurs ! reportons-nous à leur berceau, suivons les progrès de leur fortune, voyons leur monarchie s’accroître et s’affermir sans relâche, et par les armes et par les négociations, et par la violence et par la ruse, et par ce génie audacieux et circonspect, suivant les conjectures, qui menace ou qui cède à propos, et qui, toujours soumis au calcul de l’intérêt, change, avec le temps, d’alliés, d’ennemis et de desseins. Quel événement a suspendu le cours de tant de prospérités ? La Prusse avait-elle affaibli le nombre de ses armées ? Non, ses armées étaient complètes, et nous entendions citer encore leur bravoure et leur discipline. Avait-elle dissipé son trésor ? Non, le désordre, introduit dans ses finances par des prodigalités passagères, était réparé par une sage économie. Elle ne manquait ni de bras ni de richesses ; elle possédait encore tout ce qui fait. en apparence, la force et la sûreté des empires, de l’or, du fer et du courage. Comment ces jours d’abaissement et de deuil furent-ils donc amenés si vite ? L’homme qui créa, qui fit mouvoir, qui soutint longtemps ce grand corps a fini sa carrière, et tout a succombé peu à peu avec la colonne qui portait tout, et dans le mausolée de Frédéric s’est enfermé, pour ne plus reparaître, cet esprit, à la fois belliqueux et politique, dont il animait ses soldats, ses généraux, ses ministres, son peuple, et le système entier d’une immense administration. Voilà comme la mort d’un seul homme est la perte de tous !

Au contraire, quel autre spectacle s’offre à nos yeux ? Une grande monarchie avait vu tous les fléaux fondre sur elle, et, n’ayant plus de roi et plus d’autels, plus de guide et plus de sauve-garde, elle tombait de précipice en précipice entre ses anciennes et ses nouvelles constitutions également violées. L’espoir était même perdu, car, malgré dix ans de calamités et de crimes, la patrie était encore livrée aux cruelles expériences de cet orgueil novateur qui, toujours trompé, se croit toujours infaillible, et qui, au risque de perdre toute une nation et lui-même, accumule les fautes et les excès de tout genre, plutôt que de faire l’aveu d’une seule erreur.

Cependant, du fond de l’Égypte, un homme revient seul avec sa fortune et son génie. Il débarque, et tout est changé. Dès que son nom est à la tête des conseils et des armées, cette monarchie couverte de ses ruines en sort plus glorieuse et plus redoutable que jamais. Et voilà comme la vie d’un seul homme est le salut de tous !

Ah ! que ce double tableau, et des destins de la Prusse, et de ceux de la France, nous donne encore plus d’attachement, s’il est possible, pour celui qui fait notre repos et notre gloire ! Que ce grand homme qui nous est si nécessaire vive longtemps pour affermir son ouvrage ! Que ses frères, également chéris dans son sénat ou dans ses camps, au milieu de la France, ou sur les trônes étrangers qu’il leur partage ; que des enfants, que des neveux, dignes de lui, transmettent aux nôtres le fruit de ses institutions et le souvenir de ses exemples ! Mais hélas ! quand je forme, bien moins pour lui que pour nous, ces vœux accueillis par tous les cœurs français, un enfant royal vient d’entrer dans la tombe ; et les regrets de son auguste famille se mêlent à nos chants de victoire !

Peut-être, en ce moment, le héros qui nous sauva pleure dans sa tente, à la tête de trois cent mille Français victorieux, et de tant de princes et de rois confédérés qui marchent sous ses enseignes. Il pleure, et ni les trophées accumulés autour de lui, ni l’éclat de vingt sceptres qu’il tient d’un bras si ferme, et que n’a point réunis Charlemagne lui-même, ne peuvent détourner ses pensées du cercueil de cet enfant dont ses mains triomphantes ont aidé les premiers pas, et devaient cultiver un jour l’intelligence prématurée. Ah ! qu’il n’ignore pas au moins que ses malheurs domestiques ont été sentis comme un malheur public, et qu’un si doux témoignage de l’intérêt national lui porte quelques consolations ! Toutes nos alarmes pour l’avenir sont des hommages de plus que nous lui rendons. Puisse surtout la fortune se contenter de cette jeune victime qu’elle a frappée, et qu’en secondant toujours les projets du plus grand des souverains, elle ne lui fasse plus payer sa gloire par de semblables malheurs !



  1. Paul-Émile (Voyez Plutarque).
  2. L’Empereur avait défendu qu’on fit passer dans Postdam, où est mort Frédéric, les drapeaux conquis sur les Prussiens.